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Le Songe de Poliphile/36

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Poliphile raconte que son âme n’eut
pas plutôt fait silence, qu’il se retrouva vivant dans les bras de Polia. Il prie ensuite la prêtresse de les enchaîner dans un amour perpétuel, puis il met fin à son discours. Polia termine sa narration aux nymphes, en leur disant comme quoi elle s’éprit de Poliphile et lui d’elle.



V énérable et sainte matrone, très-digne et très-illustre prêtresse de ce temple sacré, il pourrait, par aventure, te sembler incroyable et hors de foi qu’à peine mon âme eut-elle mis fin à ses raisonnements salutaires, qu’à peine fus-je revenu à la vie désirable, je me trouvasse aussitôt serré fortement dans les bras, couvert de succulents et très-savoureux baisers, de cette nymphe en la fleur embaumée de sa jeunesse. Dans l’ordre où cette belle, cette enjouée jeune fille vous l’a éloquemment narré, notre affection a crû en nous avec une admirable et amoureuse fermentation, jusqu’au cas actuel. Nous trouvant donc ainsi en ta présence, très-insigne religieuse et sainte présidente de ce lieu sacré, il t’appartient, en toute convenance, de divertir, de pencher, de détourner, de distraire le mal et de hâter le bien, d’élever les choses humbles et basses, de soutenir les chancelantes, d’amender, de corriger les nuisibles. Établis donc entre nous deux, nous t’en supplions, un enchaînement indissoluble et réciproque ; resserre notre âme, en nous unissant, dans la concordance du vouloir et la conformité du désir. Établis notre solide amour dans une parfaite union, dans une bonne disposition perpétuelle, résolus que nous sommes à nous soumettre au grand empire de la divine Mère et à lui faire service. — Ici, Poliphile se tut.

« La divine Prêtresse, sans retard, nous fit nous entre-baiser amoureusement et dit : — Qu’il en soit selon le bon plaisir des Dieux immortels, et non autrement. Il me paraît sain et juste que vous passiez de votre état premier à un plus équitable. Soyez donc bénis par moi, vivez heureux et amoureux, fréquentez assidûment ce saint temple de façon qu’il soit complètement votre refuge, le protecteur assuré de votre amour mutuel, de votre tendresse égale. Que celui de vous deux qui apporterait quelque obstacle à cet amour fatidique, soit persécuté par les flèches redoutées et nuisibles, par les armes de jet de Cupidon, et que l’un de vous soit blessé de la flèche d’or, tandis que l’autre le sera de la funeste flèche de plomb. —

« Telle fut l’aventure, telles furent les prémices de notre mutuel amour, qui brûle pareillement au milieu des flammes ardentes de Cupidon, ô nymphes glorieuses que ce long récit a peut-être ennuyées ! »

Sur ces mots, Polia, presque lasse de son discours prolixe, y mit fin, et son souffle embaumé, modestement enfermé dans ce chœur de perles orientales, dans ces lèvres de pourpre, se reposa.