Le Songe de Poliphile/Léonard Crasso à Guido, illustrissime Duc d’Urbin

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LÉONARD CRASSO À GUIDO
ILLUSTRISSIME DUC D’URBIN, S. P. D.

Je vous ai honoré, je vous ai respecté de tous temps, Duc invincible, et pour vos singuliers mérites et pour l’illustration de votre nom ; mais, surtout, parce que mon frère, qui servait sous vos ordres au siège de Bibiena, fut comblé de vos bienfaits, bienfaits considérables, ainsi que lui-même le rappelle souvent en mentionnant votre bonté, votre humanité à son égard. Nous pensons que cela nous est en commun et que ce qui concerne l’un des nôtres nous concerne tous. Aussi ne lui concédons-nous pas qu’il soit plus que nous des vôtres. Mes frères attendent l’occasion d’exposer pour votre cause, non-seulement leurs biens, mais leur existence. Quant à moi, je pense, pour ma part, et j’y penserai jusqu’à ce que j’y parvienne, à me révéler à vous en quelque façon. Je sais que les biens de la fortune ne vous sont pas, comme on dit communément, plus désirables que de l’eau pour la mer. Vous n’êtes sensible qu’aux bonnes lettres, qu’aux talents, et c’est par là que j’ai tenté de découvrir un gué qui m’offrît vers vous un passage. Naguère, le récent et admirable ouvrage de Poliphile (tel est le nom du livre) m’est tombé entre les mains. Pour qu’il ne gise pas plus longtemps aux ténèbres, et pour qu’il profite pleinement aux mortels, j’ai pris soin de le faire imprimer et publier à mes frais. Dans la crainte que, privé de son père, il demeurât tel qu’un pupille sans tutelle, et désirant de le faire paraître sous un patronage auguste, nous vous avons choisi pour parrain présent, afin qu’il se produise vaillamment. En même temps qu’il sera le ministre, le messager de mon amour et de mon respect pour votre personne, vous pourrez le prendre pour associé de vos études et de vos bonnes doctrines, tant vous trouverez en lui de science, mais de science abondante, à ce point que vous ne sauriez découvrir, dans tous les livres des anciens, plus de secrets de nature que n’en renferme celui-ci. C’est chose unique et tout à fait admirable que la façon dont il parle la langue de notre pays. Il est besoin, pour bien l’entendre, du Grec, du Latin, du Toscan et du langage vulgaire. L’auteur, ce très-savant homme, pensa qu’en s’exprimant de la sorte il tenait la voie et raison pour que ceux qui ne le pourraient comprendre, n’arguassent pas de sa négligence ; il fit de telle façon que quiconque est docte pût seul pénétrer dans le sanctuaire, et que quiconque ne l’est point, n’en perdît pas, toutefois, l’espérance. Il en résulte que s’il se rencontre quelques difficultés en cet ouvrage, elles sont exposées, cependant, avec une certaine grâce, comme en un verger plein de fleurs variées, énoncées dans un suave discours, exprimées par des figures et présentées aux yeux sous forme d’images. Ce qui s’y trouve, d’ailleurs, n’est pas fait pour le vulgaire, ni pour être récité dans les carrefours ; mais bien extrait de nourriture philosophique, puisé aux sources des Muses, avec une nouveauté de langage plein d’embellissements, et qui mérite la gratitude des hommes d’esprit. Recevez donc notre Poliphile, Prince très-instruit, avec l’accueil que vous réservez aux doctes. Recevez-le de telle façon que cet humble présent d’un cœur reconnaissant vous découvrant votre Léonard Crasso, vous le lisiez avec plus de plaisir. Si vous le faites, comme je l’espère, il ne redoutera plus aucune censure après la vôtre, et, lu par vous, il le sera d’autant plus par ceux qui en seront informés. J’aurai réalisé une partie de mon espoir. Portez-vous bien et mettez-moi, avec tous les miens, au nombre des vôtres.