Le Songe d’une nuit d’été/Traduction Guizot, 1862/Acte III

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Le Songe d’une nuit d’été
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François GuizotDidiertome 3 (p. 420-441).
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ACTE TROISIÈME



Scène I

La scène est toujours dans le bois. La reine des fées est endormie.

Entrent QUINCE, SNUG, BOTTOM, FLUTE, SNOUT, STARVELING.


BOTTOM. — Sommes-nous tous rassemblés ?

QUINCE. — Oui, oui ; et voici une place admirable pour notre répétition. Ce gazon vert sera notre théâtre, ce buisson d’épines nos coulisses ; et nous allons jouer la pièce tout comme nous la jouerons devant le duc.

BOTTOM. — Pierre Quince !

QUINCE. — Que dis-tu, terrible Bottom ?

BOTTOM. — Il y a dans cette comédie de Pyrame et Thisbé des choses qui ne plairont jamais. D’abord, Pyrame doit tirer son épée et se tuer. Les dames ne supporteront jamais cela. Qu’avez-vous à répondre ?

SNOUT. — Par Notre-Dame, cela leur fera une peur affreuse.

STARVELING. — Je crois que nous ferons bien de laisser la tuerie de côté quand tout sera fini.

BOTTOM. — Pas du tout. J’ai un expédient pour tout concilier. Écrivez-moi un prologue, et que ce prologue ait l’air de dire que nous ne ferons aucun mal avec nos épées, et que Pyrame n’est pas tué tout de bon ; pour plus grande assurance, dites-leur que moi, qui fais Pyrame, je ne suis pas Pyrame, mais Bottom le tisserand : cela les rassurera tout à fait contre la peur.

QUINCE. — Allons, nous ferons ce prologue ; et il sera écrit en vers de huit et de six[1].

BOTTOM. — Non, ajoutez-en encore deux : qu’on le fasse en vers de huit.

SNOUT. — Et les dames ne seront-elles point effrayées du lion ?

STARVELING. — Je le crains bien, je vous assure.

BOTTOM. — Camarades, vous devriez y bien réfléchir. Amener sur la scène, Dieu nous protége ! un lion parmi des dames, c’est une chose bien terrible ; car il n’y a pas de plus redoutable bête sauvage que votre lion, au moins ; nous devons bien faire attention à cela.

SNOUT. — Il faudra donc un autre prologue pour dire que le lion n’est pas un lion.

BOTTOM. — Oh ! il faut que vous nommiez celui qui joue le lion, et que l’on voie la moitié de son visage au travers du cou du lion ; il faut qu’il parle lui-même, et qu’il dise ceci, ou quelque chose d’équivalent : —« Mesdames, ou belles dames, je vous souhaiterais, ou je vous demanderais, ou je vous prierais de ne pas avoir peur, de ne pas trembler ; je réponds de votre vie sur la mienne. Si vous croyiez que je viens ici comme un lion, ce serait exposer ma vie. Non, je ne suis rien de pareil ; je suis un homme tout comme les autres hommes….. » Et alors qu’il dise son nom, et qu’il leur déclare tout net qu’il est Snug le menuisier.

QUINCE. — Allons, cela sera ainsi. Mais il y a encore deux choses bien difficiles : c’est, d’abord, d’introduire le clair de lune dans une chambre ; car vous savez que Pyrame et Thisbé se rencontrent au clair de la lune.

SNUG. — La lune brillera-t-elle le soir que nous jouerons notre pièce ?

BOTTOM. — Un calendrier ! un calendrier ! voyez dans l’almanach, cherchez le clair de lune, cherchez le clair de lune !

QUINCE. — Oui : il y aura de la lune ce soir-là.

BOTTOM. — Alors, vous pouvez laisser ouverte une fenêtre de la grande chambre où nous jouerons, et la lune pourra y briller par la fenêtre.

QUINCE. — Oui : ou un homme peut venir avec un fagot d’épines et une lanterne, et dire qu’il vient pour représenter ou figurer le personnage du clair de lune. — Mais il y a encore une autre difficulté. Il nous faut une muraille dans la grande chambre ; car Pyrame et Thisbé, dit l’histoire, se parlaient au travers de la fente d’un mur.

SNUG. — Vous ne pourrez jamais amener une muraille sur la scène. Qu’en dites-vous, Bottom ?

BOTTOM. — Le premier venu peut représenter une muraille : il n’a qu’à avoir quelque enduit de plâtre, ou d’argile, ou de crépi sur lui, pour figurer la muraille ; ou bien encore, qu’il tienne ses doigts ainsi ouverts ; et, à travers ces fentes, Pyrame et Thisbé pourront se parler tout bas.

QUINCE. — Si cela peut s’arranger, tout est en règle.—Allons, asseyez-vous tous, fils de vos mères, et récitez vos rôles. Vous, Pyrame, commencez ; et quand vous aurez débité vos discours, vous entrerez dans ce buisson, et ainsi des autres, chacun selon son rôle.

(Puck survient sans être vu.)

PUCK. — Quels sont ces rustiques personnages qui font ici les fanfarons, si près du lit de la reine des fées ? Quoi ! une pièce en jeu ? Je veux être de l’auditoire, et peut-être aussi y serai-je acteur, si j’en trouve l’occasion.

QUINCE. — Parlez, Pyrame.—Thisbé, avancez.

PYRAME. — « Thisbé, les fleurs exhalent de douces odieuses.

QUINCE. — Odeurs, odeurs.

PYRAME. — … Exhalent de douces odeurs : telle est celle de votre haleine, ma chère, très-chère Thisbé. — Mais, écoutez ; une voix ! —Restez ici un moment et dans l’instant je vais venir vous retrouver. » (Il sort.)

PUCK, à part. — Voilà le plus étrange Pyrame qui ait jamais joué ici. (Il sort.)

THISBÉ. — Est-ce à mon tour de parler ?

QUINCE. — Oui, vraiment, c’est à vous ; car vous devez concevoir qu’il ne vous quitte que pour voir d’où vient un bruit qu’il a entendu, et qu’il va revenir sur-le-champ.

THISBÉ. — Très-radieux Pyrame, dont le teint a la blancheur des lis, et dont les couleurs brillent comme la rose vermeille sur un églantier triomphant : sémillant jouvenceau, et même très-aimable juif[2], aussi fidèle que le plus fidèle coursier que rien ne peut fatiguer. — J’irai te trouver, Pyrame, à la tombe de Ninny[3].

QUINCE. — À la tombe de Ninus, l’ami ! —Mais vous ne devez pas dire cela encore ; c’est une réponse que vous avez à faire à Pyrame. Vous débitez tout votre rôle à la fois ; les répliques, et tout. — Pyrame, entrez, votre tour est venu. Rien ne peut fatiguer, sont les derniers mots de la tirade.

(Puck rentre avec Bottom affublé d’une tête d’âne.)

THISBÉ. — Aussi fidèle que le plus fidèle coursier que rien ne peut fatiguer.

PYRAME. — Si j’étais beau, Thisbé, je ne serais jamais qu’à toi.

QUINCE. — O prodige monstrueux ! prodige étrange ! ce lieu est hanté. — Vite, camarades, fuyons ! Camarades, au secours ! (Toute la troupe s’enfuit.)

PUCK. — Je vais vous suivre ; je vais vous faire tourner à travers les marécages, les buissons, les ronces et les épines. Tantôt je serai cheval, et tantôt chien, pourceau, ours sans tête, et tantôt une flamme ; hennissant, aboyant, grondant, rugissant, brûlant ; cheval, chien, pourceau, ours, et feu tour à tour. (Il sort.)

BOTTOM. — Pourquoi donc s’enfuient-ils ainsi ? C’est un tour qu’ils me jouent pour me faire peur.

(Snout rentre.)

SNOUT. — Ô Bottom, comme te voilà changé ! Que vois-je donc là sur tes épaules ?

BOTTOM. — Qu’est-ce que tu vois ? Tu vois une tête d’âne, qui est la tienne ; n’est-ce pas ? (Snout sort.)

(Quince rentre.)

QUINCE. — Dieu te bénisse, Bottom ! Dieu te bénisse ! Te voilà métamorphosé. (Il sort.)

BOTTOM, seul. — Je vois leur malice : ils veulent faire un âne de moi, pour m’effrayer, s’ils le peuvent. Mais, moi, je ne veux pas bouger de cette place, quoi qu’ils puissent faire. Je vais me promener ici en long et en large, et je vais chanter, afin qu’ils comprennent que je n’ai pas la moindre peur. (Il chante.)

Le merle au noir plumage,
Au bec jaune comme l’orange,
La grive avec son chant si gai,
Le roitelet avec sa petite plume.

TITANIA, s’éveillant.—Quel ange me réveille sur mon lit de fleurs ?

BOTTOM chantant.

Le pinson, le moineau et l’alouette,
Le gris coucou avec son plain-chant,
Dont maint homme remarque la note,
Sans oser lui répondre non.

Car en effet, qui voudrait compromettre son esprit avec un si fol oiseau ? Qui voudrait donner un démenti à un oiseau, quand il crierait, coucou, à perte d’haleine ?

TITANIA. — Ah ! je te prie, aimable mortel, chante encore. Mon oreille est amoureuse de tes chants, mes yeux sont épris de ta personne ; et la force de ton brillant mérite me contraint, malgré moi, de déclarer, à la première vue, de jurer que je t’aime.

BOTTOM. — Il me semble, madame, que vous n’auriez guère de raison pour m’aimer ; et cependant, à dire la vérité, la raison et l’amour ne vont guère aujourd’hui de compagnie : c’est grand dommage que quelques braves voisins ne veuillent pas les réconcilier. Oui, je pourrais ruser comme un autre, dans l’occasion.

TITANIA. — Tu es aussi sensé que tu es beau.

BOTTOM. — Oh ! ni l’un ni l’autre. Mais si j’avais seulement assez d’esprit pour sortir de ce bois, j’en aurais assez pour l’usage que j’en veux faire.

TITANIA. — Ah ! ne désire pas de sortir de ce bois. Tu resteras ici, que tu le veuilles ou non. Je suis un esprit d’un rang élevé ; l’été règne toujours sur mon empire ; et moi, je t’adore. Viens donc avec moi, je te donnerai des fées pour te servir ; elles iront te chercher mille joyaux dans l’abîme ; elles chanteront tandis que tu dormiras sur un lit de fleurs ; et je saurai si bien épurer les éléments grossiers de ton corps mortel, que tu voleras comme un esprit aérien. Fleur-des-Pois, Toile-d’Araignée, Papillon, Graine-de-Moutarde !

(Quatre fées se présentent.)

PREMIÈRE FÉE. — Me voilà à vos ordres.

SECONDE FÉE. — Et moi aussi.

TROISIÈME FÉE. — Et moi aussi.

QUATRIÈME FÉE. — Où faut-il aller ?

TITANIA. — Soyez prévenantes et polies pour ce seigneur : dansez dans ses promenades, gambadez à ses yeux ; nourrissez-le d’abricots et de framboises, de raisins vermeils, de figues vertes et de mûres ; dérobez aux bourdons leurs charges de miel, et ravissez la cire de leurs cuisses pour en faire des flambeaux de nuit que vous allumerez aux yeux brillants du ver luisant[4], pour éclairer le coucher et le lever de mon bien-aimé ; arrachez les ailes bigarrées des papillons, pour écarter les rayons de la lune de ses yeux endormis. Inclinez-vous devant lui, et faites-lui la révérence.

PREMIÈRE FÉE. — Salut, mortel !

SECONDE FÉE. — Salut !

TROISIÈME FÉE. — Salut !

QUATRIÈME FÉE. — Salut !

BOTTOM. — Je rends mille grâces à Vos Seigneuries, de tout mon cœur.—Je vous prie, quel est le nom de Votre Seigneurie ?

UNE FÉE. — Toile-d’Araignée.

BOTTOM. — Je serai charmé de lier avec vous une plus étroite connaissance. Cher monsieur Toile-d’Araignée, si je me coupe le doigt, j’aurai recours à vous. — (À une autre fée.) Votre nom, mon bon monsieur ?

SECONDE FÉE. — Fleur-des-Pois.

BOTTOM. — Je vous prie, recommandez-moi à madame Cosse, votre mère, et à M. Cosse, votre père. Cher monsieur Fleur-des-Pois, je veux que nous fassions plus ample connaissance. — (À une autre fée.) Votre nom, je vous en conjure, monsieur ?

TROISIÈME FÉE. — Graine-de-Moutarde.

BOTTOM. — Bon monsieur Graine-de-Moutarde, je connais à merveille votre rare patience, ce lâche géant Roastbeef a dévoré plusieurs membres de votre maison. Je vous promets que vos parents m’ont fait venir les larmes aux yeux plus d’une fois ; nous nous lierons ensemble, mon cher Graine-de-Moutarde.

TITANIA. — Allons, accompagnez-le : conduisez-le sous mon berceau. La lune paraît nous regarder d’un œil humide ; et lorsqu’elle pleure, les petites fleurs pleurent aussi et regrettent quelque virginité violée… Enchaînez la langue de mon bien-aimé : conduisez-le en silence. (Ils sortent.)



Scène II

Une autre partie du bois.

OBERON entre.


OBERON. — Je voudrais bien savoir si Titania s’est réveillée ; et puis, quel a été le premier objet qui s’est présenté à sa vue, et dont il faut qu’elle se passionne jusqu’à la fureur. (Entre Puck.) Voici mon courrier. — Eh bien ! folâtre esprit, quelle fête nocturne a lieu maintenant dans ce bois enchanté ?

PUCK. — Ma maîtresse est éprise d’un monstre. Près de la retraite de son berceau sacré, à l’heure où elle était plongée dans le sommeil le plus profond, une bande de rustres, artisans grossiers, qui gagnent leur pain dans les échoppes d’Athènes, se sont rassemblés pour répéter une comédie destinée à être jouée le jour des noces du grand Thésée. Le plus stupide malotru de cette troupe d’ignorants, qui représentait Pyrame, dans leur pièce, a abandonné le lieu de la scène, et est entré dans un hallier : là, je l’ai surpris et je lui ai planté une tête d’âne sur la sienne. Cependant, son tour est venu de répondre à sa Thisbé : alors, mon acteur revient sur la scène. Aussitôt que ses camarades l’aperçoivent, comme une troupe d’oies sauvages, qui ont aperçu l’oiseleur s’approcher en rampant, ou comme une compagnie de corneilles à tête brune, qui se lèvent et croassent au bruit d’un fusil, se séparent, et traversent en désordre les airs, de même, à sa vue, tous se mettent à fuir. Alors, au bruit de nos pieds, par-ci, par-là, l’un d’eux tombe à terre, crie au meurtre et appelle des secours d’Athènes. Leur faible raison, égarée par une grande frayeur, voit s’armer contre eux les objets inanimés. Les ronces et les épines déchirent leurs habits, emportent à l’un ses manches, à l’autre son chapeau : toutes choses ravissent quelque dépouille à ceux qui cèdent tout. Je les ai conduits ainsi dans le délire de la peur, et j’ai laissé ici le beau Pyrame métamorphosé ; le hasard a voulu que, dans ce moment même, Titania se soit réveillée, elle a pris aussitôt de l’amour pour un âne.

OBERON. — L’événement surpasse mes espérances.—Mais as-tu oint les yeux de l’Athénien avec ce philtre d’amour, comme je te l’avais ordonné ?

PUCK. — Je l’ai surpris dormant.—C’est une chose faite aussi ; et la jeune Athénienne est auprès de lui ; de façon qu’il faut nécessairement qu’à son réveil, ses yeux l’aperçoivent.

(Entrent Démétrius et Hermia.)

OBERON. — Reste à mon côté : voici justement l’Athénien.

PUCK. — C’est bien la femme : mais ce n’est pas l’homme.

DÉMÉTRIUS. — Ah ! pourquoi rebutez-vous celui qui vous aime tant ? Gardez ces rigueurs pour votre plus cruel ennemi.

HERMIA. — Tu n’essuies de moi que des reproches ; mais je voudrais pouvoir te maltraiter davantage ; car tu m’as donné, j’en ai peur, sujet de te maudire. Si tu as assassiné Lysandre pendant son sommeil, déjà enfoncé à moitié dans le sang achève de t’y plonger, et tue-moi aussi. Le soleil n’est pas aussi fidèle au jour que Lysandre l’était pour moi. — Aurait-il jamais abandonné son Hermia endormie ? Je croirai plutôt qu’on peut percer d’outre en outre le globe entier de la terre, et que la lune peut descendre à travers son centre, et aller à midi aux antipodes déranger son frère. Il faut que tu l’aies assassiné : tu as le regard d’un meurtrier, un visage cadavéreux, farouche.

DÉMÉTRIUS. — Plutôt l’air d’un homme assassiné, le cœur percé par votre cruelle sévérité ; et cependant, vous qui me tuez, restez aussi radieuse et aussi pure que Vénus dans sa sphère étincelante.

HERMIA. — Qu’importe à mon cher Lysandre ? —Où est-il ? Ah ! bon Démétrius ! veux-tu me le rendre ?

DÉMÉTRIUS. — J’aimerais mieux donner son cadavre à mes lévriers.

HERMIA. — Loin de moi, loin de moi, chien ! Tu me fais passer les bornes de la patience d’une jeune fille. Tu l’as donc tué ? —Sois pour jamais rayé du nombre des humains ! Oh ! dis-moi, dis-moi une fois, une seule fois la vérité, par pitié pour moi. Aurais-tu osé le regarder éveillé, et l’as-tu tué pendant qu’il dormait ? Ô le brave exploit ! Un reptile, une vipère en pouvait faire autant ; oui, c’est une vipère qu’on peut accuser, car jamais, serpent que tu es, une vipère n’a blessé avec un dard plus perfide que ta langue.

DÉMÉTRIUS. — Vous épuisez les emportements de votre colère sur une méprise. Je ne suis point coupable du sang de Lysandre ; et, autant que je puisse savoir, il n’est point mort.

HERMIA. — Je vous en conjure, dites-moi alors qu’il se porte bien.

DÉMÉTRIUS. — Si je pouvais vous l’assurer, que gagnerais-je à vous le dire ?

HERMIA. — Le privilége de ne plus me revoir jamais.—Et je fuis à l’instant ta présence abhorrée : ne me recherche plus qu’il soit mort, ou vivant. (Elle s’en va.)

DÉMÉTRIUS. — Il est inutile de vouloir la suivre dans cet accès de courroux. Je vais donc me reposer ici quelques moments. Ainsi, le poids du chagrin devient plus accablant encore, lorsque le sommeil insolvable refuse de lui payer sa dette ; peut-être en ce moment s’acquittera-t-il quelque peu envers moi, si je fais ici quelque séjour pour attendre sa complaisance. (Il se couche.)

OBERON. — Qu’as-tu fait ? Tu t’es complétement mépris, et tu as placé le philtre d’amour sur les yeux d’un amant fidèle. Ainsi, l’effet nécessaire de ta méprise est de changer un amour sincère en amour perfide, et non pas un amour perfide en un amour sincère.

PUCK. — C’est le destin qui gouverne les événements, et qui fait que, pour un amant qui garde sa foi, un million d’autres la violent, et entassent parjures sur parjures.

OBERON. — Va, parcours le bois plus vite que le vent, et vois à découvrir Hélène d’Athènes : elle est toute malade d’amour, et pâle, épuisée de soupirs brûlants, qui ont nui à la fraîcheur de son sang. Tâche de l’amener ici par quelque enchantement ; je charmerai les yeux du jeune homme qu’elle aime, avant qu’elle reparaisse à sa vue.

PUCK. — J’y vais, j’y vais : vois, comme je vole, plus rapidement que la flèche décochée de l’arc d’un Tartare. (Il sort.)

OBERON.

(Il verse un suc de fleur sur les yeux de Démétrius.)

Fleur de couleur de pourpre,
Blessée par l’arc de Cupidon,

Pénètre dans la prunelle de son œil !
Quand il cherchera son amante,
Qu’elle brille à ses regards du même éclat
Dont Vénus brille dans les cieux. —
Si, à ton réveil, elle est auprès de
Implore d’elle ton remède.

(Puck revient.)

PUCK. — Chef de notre bande féerique, Hélène est ici à deux pas ; et le jeune homme, victime de ma méprise, demande le salaire de son amour. Verrons-nous cette tendre scène ? Seigneur, que ces mortels sont fous !

OBERON. — Range-toi : le bruit qu’ils font va réveiller Démétrius.

PUCK. — Eh bien ! ils seront deux alors à courtiser une femme. Cela doit faire un spectacle amusant ; et rien ne me plaît tant que ces accidents bizarres et imprévus.

(Entrent Lysandre et Hélène.)

LYSANDRE. — Pourquoi croiriez-vous que je vous recherche par dérision ? jamais le dédain et le mépris ne se manifestent par des larmes : voyez, quand je vous jure mon amour, je pleure : des serments nés dans les pleurs annoncent la sincérité ; et comment pouvez-vous voir des signes de mépris dans ce qui porte le gage évident de la bonne foi ?

HÉLÈNE. — Vous redoublez de plus en plus votre perfidie. Quand la vérité tue la vérité, quel combat infernal et céleste ! Ces vœux sont pour Hermia : voulez-vous donc l’abandonner ? Pesez serments contre serments, et vous pèserez le néant. Vos serments, pour elle et pour moi, mis dans une balance, seront d’un poids égal ; et tout aussi légers que de vaines paroles.

LYSANDRE. — Je n’avais pas de discernement, lorsque je lui ai juré ma foi.

HÉLÈNE. — Et vous n’en avez pas plus, à mon avis, maintenant que vous la délaissez.

LYSANDRE—Démétrius l’aime, et ne vous aime point.

DÉMÉTRIUS, se réveillant. — Ô Hélène ! déesse, nymphe accomplie et divine ! À quoi, ma bien-aimée, pourrais-je comparer tes yeux ? Le cristal même est trouble. Ô quel c harme sur tes lèvres vermeilles comme deux cerises mûres ! Comme elles appellent les baisers ! Quand tu lèves la main, la neige pure et glacée des sommets de Taurus, caressée par le vent d’orient, paraît noire comme le corbeau. Oh ! permets que je baise cette merveille de blancheur éblouissante, ce sceau de la félicité.

HÉLÈNE. — Ô malice infernale ! Je vois bien que vous êtes tous ligués contre moi, pour vous amuser. Si vous étiez honnêtes, et connaissant la courtoisie, vous ne m’accableriez pas de vos outrages. Ne vous suffit-il pas de me haïr, comme je sais que vous me haïssez, sans vous unir étroitement pour vous moquer de moi ? Si vous étiez des hommes, comme vous en avez la figure, vous ne traiteriez pas ainsi une femme bien née. Venir me jurer de l’amour, et exagérer ma beauté, lorsque je suis sûre que vous me haïssez de tout votre cœur ! Vous êtes tous deux rivaux, vous aimez Hermia ; et tous deux, en ce moment, vous rivalisez à qui insultera le plus Hélène. Voilà un grand exploit, une mâle entreprise, de faire couler les larmes d’une fille infortunée, par votre dérision ! Jamais des hommes de noble naissance n’auraient ainsi offensé une jeune fille ; jamais ils n’auraient poussé à bout la patience d’une âme désolée, comme vous faites, uniquement pour vous en faire un jeu !

LYSANDRE. — Vous êtes dur, Démétrius ; n’en agissez pas ainsi. Car vous aimez Hermia ; vous savez que je ne l’ignore pas ; et ici même, bien volontiers et de tout mon cœur, je vous cède ma part de l’amour d’Hermia : léguez-moi en retour la vôtre dans l’amour d’Hélène, que j’adore et que j’aimerai jusqu’au trépas.

HÉLÈNE. — Jamais des moqueurs ne prodiguèrent plus de vaines paroles.

DÉMÉTRIUS. — Lysandre, garde ton Hermia ; je n’en veux point : si je l’aimai jamais, cet amour est tout à fait anéanti. Mon cœur n’a fait que séjourner avec elle en passant, comme un hôte étranger ; et maintenant il est retourné à Hélène, comme sous son toit natal, pour s’y fixer à jamais.

LYSANDRE. — Hélène, cela n’est point !

DÉMÉTRIUS. — Ne calomnie pas la foi que tu ne connais pas, de crainte qu’à tes risques et périls tu ne le payes cher. — Vois venir de ce côté l’objet de ton amour ; voilà celle qui t’est chère.

(Survient Hermia.)

HERMIA. — La nuit sombre, qui suspend l’usage des yeux, rend l’oreille plus sensible aux sons ; ce qu’elle ravit au sens de la vue, elle en dédommage en doublant le sens de l’ouïe. — Ce ne sont pas mes yeux, Lysandre, qui t’ont découvert ; c’est mon oreille, et je lui en rends grâces, qui m’a guidé vers toi au son de ta voix. Mais pourquoi m’as-tu si cruellement abandonnée ?

LYSANDRE. — Pourquoi resterait-il, celui que l’amour presse de s’éloigner ?

HERMIA. — Et quel amour pouvait attirer Lysandre loin de moi ?

LYSANDRE. — L’amour de Lysandre, qui ne lui permettait pas de rester, la belle Hélène ; Hélène, qui rend la nuit plus brillante que tous ces cercles de feu et tous ces yeux de lumière. Pourquoi me cherches-tu ? Cette démarche ne pouvait-elle pas te faire comprendre que c’était la haine que je te portais qui m’obligeait à te quitter ainsi ?

HERMIA. — Vous ne pensez pas ce que vous dites ; cela est impossible.

HÉLÈNE. — Voyez, elle aussi est du complot ! Je le vois bien à présent, qu’ils se sont concertés tous les trois, pour arranger cette scène de dérision à mes dépens. Injurieuse Hermia ! fille ingrate ! as-tu donc conspiré, as-tu comploté avec ces cruels de me faire subir ces odieuses railleries ? Toute cette confiance mutuelle, ces serments de sœurs, ces heures passées ensemble, quand nous reprochions au temps de trop hâter sa marche et de nous séparer ; oh ! tout cela est-il oublié, et toute notre amitié de l’école, et l’innocence de notre enfance ? Hermia, nous avons, avec l’adresse des dieux, créé toutes les deux avec nos aiguilles une même fleur sur un seul modèle, assises sur un seul coussin, et chantant une même chanson sur un même air, comme si nos mains, nos personnes, nos voix et nos âmes n’eussent appartenu qu’à un seul et même corps : c’est ainsi que nous avons grandi ensemble, comme deux cerises jumelles, en apparence séparées, mais unies dans leur séparation, comme deux jolis fruits attachés sur la même tige : on voyait deux corps, mais qui n’avaient qu’un cœur, tels que deux côtés d’armoiries de la même maison qui n’appartiennent qu’à un seul écu, et sont surmontés d’un seul cimier. Et tu veux rompre violemment le nœud de notre ancienne tendresse, et te joindre à des hommes pour bafouer ta pauvre amie ? Oh ! ce n’est pas la conduite d’une amie, d’une jeune fille : tout notre sexe a droit, aussi bien que moi, de te reprocher ce traitement, quoique je sois la seule qui en ressente l’outrage.

HERMIA. — Je suis confondue de vos amers reproches : je ne vous insulte point ; il me semble plutôt que c’est vous qui m’insultez.

HÉLÈNE. — N’avez-vous pas excité Lysandre à me suivre, comme par ironie, et à vanter mes yeux et mon visage ? Et n’avez-vous pas engagé votre autre amant, Démétrius (qui tout à l’heure me repoussait du pied), à m’appeler déesse, nymphe, divine et rare merveille, beauté céleste et sans prix ? Pourquoi adresse-t-il ce langage à celle qu’il hait ? Et pourquoi Lysandre rejette-t-il votre amour, si puissant dans son cœur, pour me l’offrir à moi, si ce n’est sur votre instigation et de votre consentement ? Si je ne suis pas autant en faveur que vous, aussi entourée d’amour, aussi heureuse, mais si je suis assez malheureuse pour aimer sans être aimée, vous devriez me plaindre au lieu de me mépriser !

HERMIA. — Je ne puis comprendre ce que vous voulez dire.

HÉLÈNE. — Oui, oui ; continuez ; affectez un air triste, faites la moue en me regardant quand je tourne le dos ; faites-vous des signes d’intelligence, soutenez cette agréable plaisanterie ; il en sera parlé dans le monde, de ce jeu si bien joué. — Si vous aviez quelque pitié, quelque générosité, quelque idée des bons procédés, vous ne me prendriez pas pour le sujet de vos railleries. Mais, adieu, je vous laisse : c’est en partie ma faute ; et la mort, ou l’absence y porteront bientôt remède.

LYSANDRE. — Arrêtez, aimable Hélène : écoutez mon excuse, ma bien-aimée, ma vie, mon âme, belle Hélène !

HÉLÈNE. — Oh ! admirable !

HERMIA, à Lysandre. — Cher amant, ne l’insulte pas ainsi.

DÉMÉTRIUS. — Si elle ne l’obtient pas de bon gré, je puis l’y forcer, moi.

LYSANDRE. — Tu ne peux pas plus m’y forcer, qu’Hermia ne peut l’obtenir par ses instances. Tes menaces n’ont pas plus de force que ses impuissantes prières. — Hélène, je t’aime ; sur ma vie, je t’aime ; je jure sur ma vie, que je veux perdre pour toi, de convaincre de mensonge celui qui osera dire que je ne t’aime pas.

DÉMÉTRIUS, à Hélène. — Je te proteste que je t’aime plus qu’il ne peut t’aimer.

LYSANDRE. — Si tu parles ainsi, retirons-nous, et prouve-le-moi.

DÉMÉTRIUS. — Allons, sur-le-champ, viens.

HERMIA. — Lysandre, où peut tendre tout ceci ?

LYSANDRE. — Loin de moi, noire Éthiopienne.

DÉMÉTRIUS. — Non : ne craignez pas ; il fait semblant de vouloir s’arracher de vos mains. — Allons, faites comme si vous vouliez me suivre : mais cependant, ne venez pas. — Vous êtes un homme bien doux, allez !

LYSANDRE. — Lâche-moi, chat, glouteron, vile créature, laisse-moi libre, ou je vais te secouer loin de moi comme un serpent.

HERMIA. — Pourquoi donc êtes-vous devenu si dur pour moi ? Que veut dire ce changement, mon cher amant ?

LYSANDRE. — Ton amant ? Loin de moi, noire Tartare ; loin de moi : loin, médecine nauséabonde, potion odieuse, loin de moi !

HERMIA. — Ne plaisantes-tu pas ?

HÉLÈNE. — Oh ! sûrement, il plaisante, et vous aussi.

LYSANDRE. — Démétrius, je te tiendrai ma parole.

DÉMÉTRIUS. — Je voudrais en avoir votre obligation bien en forme ; car je m’aperçois qu’un faible lien vous retient : je ne me fie pas à votre parole.

LYSANDRE. — Quoi ! voulez-vous que je la blesse, que je la frappe, que je la tue ? Quoique je la haïsse, je ne veux pas la maltraiter.

HERMIA. — Et quel mal plus grand peux-tu me faire, que de me haïr ?… Me haïr ! et pourquoi ? Ô malheureuse ! Quel changement étrange, mon bien-aimé ! Ne suis-je pas Hermia ? N’es-tu pas Lysandre ? Je suis aussi belle maintenant que par le passé : cette nuit, tu m’aimais ; et cependant, c’est cette nuit que tu m’as quittée. Quoi ! tu m’as donc quittée ? Que les dieux m’en gardent ! Bien sérieusement, est-il possible ?

LYSANDRE. — Oui, sur ma vie ; et je n’ai jamais désiré de te revoir : ainsi, laisse de côté les espérances, les questions et les doutes. Sois-en bien assurée ; rien n’est plus vrai : ce n’est point un jeu ; je te hais, et j’aime Hélène.

HERMIA. — Ah ! malheureuse que je suis ! —(À Hélène.) Toi, fourbe, poison de ma vie, voleuse d’amour ; quoi ! tu es venue la nuit, et tu m’as volé le cœur de mon amant ?

HÉLÈNE. — Charmant, ma foi ! N’avez-vous aucune modestie, aucune pudeur de jeune fille, aucune nuance de décence ? Quoi ! voulez-vous arracher à ma langue patiente des réponses de colère ? Fi donc ! fi ! actrice, marionnette !

HERMIA. — Une marionnette ? Pourquoi ? —Oui ! voilà le secret : je reconnais maintenant qu’elle a fait des comparaisons entre nos tailles, qu’elle a vanté la hauteur de la sienne ; et qu’avec l’avantage de sa tournure, de sa belle tournure, oh ! sûrement, elle l’a emporté près de lui. Et êtes-vous donc montée si haut dans son estime, parce que je suis petite comme une naine ? —Suis-je donc si petite, grand mât de cocagne ? Parle ; suis-je donc si petite ? Je ne suis pas encore si petite, que mes ongles ne puissent atteindre à tes yeux.

HÉLÈNE. — Je vous prie, messieurs, contentez-vous de me faire votre jouet ; empêchez du moins qu’elle ne me blesse : jamais je ne fus une femme méchante, jamais je n’eus de talent pour les rixes ; je suis bien de mon sexe par ma timidité : empêchez-la de me frapper. Vous pourriez croire peut-être, parce qu’elle est un peu plus petite que moi, que je suis en état de lui tenir tête.

HERMIA. — Plus petite ! Vous voyez, elle le répète encore.

HÉLÈNE. — Bonne Hermia, ne sois pas si amère pour moi ; je t’ai toujours aimée, Hermia ; j’ai toujours gardé fidèlement tes secrets ; jamais je ne t’ai fait le moindre tort, excepté, lorsque par amour pour Démétrius je lui ai dit que tu t’étais sauvée dans ce bois : il t’a suivie, je l’ai suivi par amour ; mais lui m’a chassée, et il m’a menacée de me maltraiter, de me fouler aux pieds, et même de me tuer ; et maintenant, si vous voulez me laisser aller en paix, je vais reporter ma folle passion dans Athènes, et je ne vous suivrai plus. Laissez-moi m’en aller ; vous voyez combien je suis simple, et combien je suis folle.

HERMIA. — Eh bien ! partez : qui vous retient ?

HÉLÈNE. — Un cœur insensé, que je laisse ici derrière moi !

HERMIA. — Avec qui ? avec Lysandre ?

HÉLÈNE—Avec Démétrius.

LYSANDRE. — Ne crains rien, chère Hélène ; elle ne te fera pas de mal.

DÉMÉTRIUS. — Non, certes ; elle ne lui en fera aucun, quand vous prendriez son parti.

HÉLÈNE. — Oh ! quand elle est en colère, elle est méchante et rusée ; c’était un petit renard quand elle allait à l’école ; et quoiqu’elle soit petite, elle est violente.

HERMIA. — Petite encore ? Toujours petite ? naine ? Quoi ! souffrirez-vous qu’elle m’insulte ainsi ? Laissez-moi approcher d’elle.

LYSANDRE. — Va-t’en naine, diminutif de femme, créature nouée par l’herbe sanguinaire[5], grain de verre, gland de chêne.

DÉMÉTRIUS. — Vous êtes trop officieux à obliger celle qui dédaigne vos services. Laissez-la à elle-même, ne parlez point d’Hélène : ne prenez point son parti ; car si jamais vous prétendez lui donner le moindre signe d’amour, vous le payerez cher.

LYSANDRE. — Eh bien, à présent, elle ne me retient plus : voyons, suivez-moi, si vous l’osez, et allons décider qui de nous deux a le plus de droit au cœur d’Hélène.

DÉMÉTRIUS. — Te suivre ? Je vais marcher à côté de toi. (Lysandre et Démétrius sortent.)

HERMIA. — C’est vous, madame, qui êtes la cause de cette querelle ! Non, ne vous en allez pas.

HÉLÈNE. — Je ne me fie point à vous, et je ne resterai pas plus longtemps dans votre compagnie maudite ; vos mains sont plus promptes aux coups que les miennes, mais mes jambes sont plus longues pour les éviter. (Elle sort.)

HERMIA. — Je suis confondue et ne sais que dire. (Hermia poursuit Hélène.)

OBERON. — Voilà l’ouvrage de ta négligence ; tu fais toujours des bévues, ou c’est à dessein que tu joues de ces tours.

PUCK. — Croyez-moi, roi des fantômes, c’est une méprise. Ne m’aviez-vous pas dit que je reconnaîtrais l’homme à son costume athénien ? Et je suis innocent de l’erreur que j’ai commise, puisque c’est en effet un Athénien dont j’ai oint les yeux ; mais je suis loin d’être fâché de ce qui est arrivé, puisque je regarde cette querelle comme un divertissement.

OBERON. — Tu vois que ces amants cherchent un lieu pour se battre : hâte-toi donc, Robin, pars ; redouble l’obscurité de la nuit, couvre à l’instant la voûte étoilée d’un épais brouillard, aussi noir que l’Achéron ; et puis, égare si bien ces rivaux acharnés, que l’un ne puisse jamais se rencontrer dans le chemin de l’autre : tantôt forme ta langue à parler comme la voix de Lysandre, et alors provoque Démétrius par des défis amers ; tantôt raille Lysandre comme si tu étais Démétrius, et éloigne-les sans cesse l’un de l’autre, jusqu’à ce que le sommeil, image de la mort, se glisse sur leurs paupières avec ses jambes de plomb et ses ailes de chauv e-souris ; alors exprime sur l’œil de Lysandre cette herbe dont la liqueur a la salutaire vertu d’en enlever toute illusion, et de rendre aux prunelles leur vue accoutumée : lorsqu’ils viendront à se réveiller, toute cette scène de dérision leur paraîtra un rêve, une vision imaginaire, et ces amants reprendront le chemin d’Athènes, unis par une amitié qui ne finira qu’avec leur vie. Tandis que je te charge de cette affaire, moi, je vais rejoindre ma reine, et lui demander son petit Indien ; après cela, je désenchanterai ses yeux de leur admiration pour le monstre, et la paix sera rétablie partout.

PUCK. — Souverain des fées, il faut nous hâter d’exécuter cette tâche ; car les dragons de la nuit fendent à plein vol les nuages, et l’avant-coureur de l’aurore brille déjà là-bas ! À son approche, vous le savez, les spectres qui erraient çà et là s’enfuient par troupes vers les cimetières ; toutes ces ombres damnées qui ont leur sépulture dans les carrefours et les flots[6] sont déjà retournées à leur couche peuplée de vers ; de peur que le jour ne contemple leur honte, elles s’exilent volontairement de la lumière, et se résignent à être à jamais les compagnes de la nuit au front noir.

OBERON. — Mais nous, nous sommes des esprits d’une autre nature. Moi, j’ai souvent joué avec la lumière du matin ; et je puis, comme un garde des forêts, fouler le tapis des bois, même jusqu’à l’instant où la porte de l’orient, toute rouge de feux, venant à s’ouvrir, verse sur Neptune de célestes rayons, et change en or ses ondes vertes et salées. Mais cependant hâte-toi ; ne perds pas un instant : nous pouvons encore achever cette affaire avant le jour. (Oberon sort.)

PUCK.

Par monts et par vaux, par monts et par vaux,
Je vais les mener par monts et par vaux ;

Je suis craint dans les campagnes et les villes.
Esprit, mène-les par monts et par vaux.

En voici un.

(Entre Lysandre.)

LYSANDRE. — Où es-tu donc, orgueilleux Démétrius ? Réponds-moi.

PUCK. — Me voici, lâche, tout prêt et en garde. Où es-tu ?

LYSANDRE. — Je vais te joindre tout à l’heure.

PUCK. — Suis-moi donc sur un terrain plus uni. (Lysandre sort et suit la voix.)

(Entre Démétrius.)

DÉMÉTRIUS—Lysandre ! —Réponds-moi encore : lâche fuyard, où t’es-tu donc sauvé ? Parle. Es-tu dans un buisson ? Où caches-tu donc ta tête ?

PUCK. — Et toi, poltron, te vantes-tu donc aux étoiles ? Tu dis aux buissons que tu veux te battre, et tu n’oses pas approcher ? Viens donc, perfide ; viens, timide enfant, je vais te châtier avec une verge : c’est se déshonorer que de tirer l’épée contre toi.

DÉMÉTRIUS. — Ha ! es-tu là ?

PUCK. — Suis ma voix : ce n’est pas ici une place propre à essayer notre courage. (Ils sortent tous deux.)

LYSANDRE reparaît seul. — Il fuit toujours devant moi, et toujours en me défiant : lorsque j’arrive au lieu d’où il me provoque, il est toujours parti. Le lâche a le pied bien plus léger que moi ; je l’ai suivi de toute ma vitesse ; mais il fuyait plus vite encore, et je me suis à la fin engagé dans un sentier sombre et raboteux : je veux me reposer ici. — Hâte-toi, jour bienfaisant. (Il se couche sur la terre.) Pour peu que tu me montres ta lumière naissante, je trouverai Démétrius, et je satisferai ma vengeance. (Il dort.)

(Démétrius reparaît et Puck aussi.)

PUCK. — Oh ! oh ! oh, oh ! poltron ; pourquoi n’avances-tu pas ?

DÉMÉTRIUS. — Attends-moi, si tu l’oses ; car je sais bien que tu cours devant moi, que tu changes toujours de place, et que tu n’oses ni m’attendre de pied ferme, ni me regarder en face. Où es-tu ?

PUCK. — Viens ici : me voilà.

DÉMÉTRIUS, courant du côté de la voix. — Tu te moques de moi ; mais, va, tu me le payeras cher, si j’aperçois jamais ton visage à la lueur du jour : maintenant va ton chemin. — La faiblesse me contraint de m’étendre ici de ma longueur sur ce lit froid. — À l’approche du jour, attends-toi à me revoir. (Il se couche sur la bruyère et dort.)

(Hélène entre.)

HÉLÈNE. — Ô pénible nuit ! ô longue et ennuyeuse nuit ! abrége tes heures. Brille à l’orient, consolante lumière, que je puisse au lever du jour retourner à Athènes, et m’éloigner de ceux qui détestent ma présence importune. — Et toi, sommeil, qui daignes quelquefois fermer les yeux du chagrin, dérobe-moi pour quelques instants à moi-même. (Elle se couche et s’endort.)

PUCK. — Rien que trois encore d’endormis ? Qu’il en vienne encore une, deux couples font quatre. — La voici qui arrive courroucée et triste. — Cupidon est un fripon d’enfant, de rendre ainsi folles les pauvres femmes.

(Entre Hermia.)

HERMIA. — Jamais je ne fus si lasse, jamais je ne fus si désespérée : trempée de rosée, déchirée par les ronces, je ne peux ni aller, ni me traîner plus loin : mes jambes ne peuvent suivre le pas de mes désirs : il faut que je me repose ici jusqu’au point du jour. Que le ciel couvre Lysandre d’un bouclier, si leur intention est de se battre ! (Elle se couche.)

PUCK.

Sur la terre
Dormez profondément ;
Sur votre œil
J’appliquerai
Mon remède. Tendre amoureux

(Il exprime le jus de son herbe sur l’œil de Lysandre.)

À ton réveil
Tu prendras

Un vrai plaisir
En revoyant
Les yeux de ta première amante,
Et le proverbe rustique bien connu,

Qu’il faut que chacun prenne ce qui lui appartient,
S’accomplira à votre réveil :
Jacquot aura Gilette,
Rien n’ira mal.
L’homme recouvrera sa jument, et tout ira bien.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

  1. On sait qu’un sonnet ne peut avoir que quatorze vers.>
  2. Most brisky Juvenal, and Eke most lovely Jew. Le mot Jew semble être ici une abréviation de Juvénal, et forme une espèce d’équivoque avec la première syllabe de Juvénal, à cause de la prononciation. Au reste, tout ceci n’est que parodie
  3. Ninny, lourdaud, jeu de mots.
  4. « C’est la queue du ver luisant (lampyris), qui est phosphorique, et non ses yeux. » JOHNSON.
  5. La sanguinaire est une papavéracée (polyandrie monogyne) à laquelle on attribuait autrefois la vertu de nouer les enfants et les animaux, d’empêcher leur croissance.
  6. « Les fantômes suicidés enterrés dans les carrefours, et ceux des noyés, étaient condamnés à errer l’espace de cent ans, parce que les rites de la sépulture n’avaient pas été accomplis. » STEEVENS.