Le Sopha (Crébillon)/Chapitre 16
CHAPITRE XVI
Qui contient une dissertation qui ne sera pas goûtée de tout le monde.
« Après avoir dit ce peu de mots qui ont
déplu à Votre Majesté, Zulica se tut.
— « Croyez-vous, lui demanda enfin Nassès, que Mazulhim vous aimât mieux que je ne fais ?
— « Il me louait davantage, répondit-elle : mais il me semble que vous m’aimez mieux.
— « Je ne veux vous laisser aucun lieu de douter de ma tendresse, repartit-il ; oui, Zulica, vous apprendrez bientôt combien Mazulhim m’est inférieur en sentiment.
— « Eh quoi ! reprit-elle, quoi !… »
« Nassès ne la laissa pas achever, et elle ne se plaignit pas d’avoir été interrompue.
— « Ah ! Nassès ! s’écria-t-elle tendrement, que vous êtes digne d’être aimé ! »
« Nassès ne répondit à cet éloge qu’en homme qui croyait qu’on le louerait moins sur le présent, si l’on ne prétendait point par là l’encourager sur l’avenir. Il avait attendri Zulica, il parvint à l’étonner ; aussi prit-elle pour lui une considération, même une sorte de respect, qui, vu le motif qui les lui faisait obtenir, devenaient extrêmement plaisants, et qui doivent flatter un homme, d’autant plus qu’elles ne sont pas chez les femmes l’effet de la prévention, comme le sentiment. Nassès, assez content de lui-même, crut qu’il pouvait suspendre pour un moment l’admiration qu’il causait à Zulica. Avoir triomphé d’elle n’était rien pour lui : il la connaissait trop pour en être flatté, et les bontés qu’elle lui marquait, loin de diminuer la haine qu’il lui portait, l’avalent augmentée. Il se sentait pour elle ce mépris profond qui nous rend impossibles la dissimulation et les ménagements avec les personnes qui nous l’inspirent ; et dans cette disposition, il ne croyait pas pouvoir lui montrer assez tôt toute l’impression que sa conduite avec lui avait faite sur son âme.
— « Vous trouvez donc, lui demanda-t-il, que je ne vous loue pas si bien que Mazulhim ?
— « Oui, répondit-elle, mais je trouve en même temps que vous savez aimer mieux que lui.
— « Voilà, répliqua-t-il, une distinction que je n’entends pas ; quelle valeur attachez-vous actuellement au mot d’aimer ?
— « Celle qu’il a, repartit-elle ; je ne lui en connais qu’une, et ce n’est que de celle-là que je prétends parler ; mais vous qui me paraissez aimer si bien, pourquoi me demandez-vous ce que c’est que l’amour ?
— « Si je le demande, répliqua-t-il, ce n’est pas que je l’ignore : mais, comme chacun définit ce sentiment suivant son caractère, je voulais savoir ce qu’en particulier vous entendez, vous, en disant que je vous aime mieux que Mazulhim ne vous aimait. Je ne puis connaître la différence que vous mettez entre lui et moi, si vous ne m’apprenez pas ce que c’était que sa façon d’aimer.
— « Mais, répondit-elle en affectant de rougir, c’est qu’il a le cœur épuisé, lui.
— « Le cœur épuisé ! reprit-il, voilà une expression qui, selon moi, n’offre point de sens déterminé. Le cœur s’épuise, sans doute, sur une passion trop longue ; mais Mazulhim ne pouvait pas se trouver avec vous dans ce cas-là, puisque pour ses yeux et son imagination vous étiez un objet nouveau. Par conséquent, ce que vous me dites de lui n’est pas ce que vous devriez m’en dire.
— « Je n’en dirai pourtant que cela, répondit-elle ; ce que j’en sais, c’est (du moins je m’en doute) qu’il y a peu d’hommes moins faits pour aimer que lui, et ne m’interrogez pas davantage, car je sens que sur cet article je n’ai rien de plus à vous répondre.
— « Ah ! je vous entends, répliqua-t-il ; cependant je ne reconnais point Mazulhim au portrait que vous m’en faites.
— « Mais, reprit-elle, il me semble que je ne vous dis rien de lui.
— « Ah ! pardonnez-moi ! repartit-il : on sent aisément ce qu’on reproche à un homme quand on dit de lui qu’il a le cœur épuisé ; c’est une expression modeste et mesurée, mais on l’entend. Je suis surpris pourtant que vous ayez eu à vous plaindre de lui.
— « Je ne m’en plains pas, Nassès, répondit-elle ; mais, puisque vous voulez savoir ce que j’en pense, je vous dirai qu’il est vrai que j’en ai été surprise.
— « Ah ! ah ! dit-il, quoi ! quoi ! vous l’avez trouvé ?…
— « Cela est étonnant ! reprit-elle, à ce que je crois du moins.
— « Oh ! je m’en rapporterais bien à vous.
— « Sans doute ! répondit-elle ironiquement, l’expérience m’a donné là-dessus de si grandes lumières !
— « Expérience ou non, répliqua-t-il, on sait ce que doit être un amant quand on veut bien ne lui laisser plus rien à désirer ; il y a là-dessus une tradition établie. Mais j’avoue encore une fois que vous me surprenez, car Mazulhim…
— « Eh bien ! Nassès, interrompit-elle, c’est à un point qu’on ne saurait imaginer !
— « Je ne saurais revenir de ma surprise, répondit-il, je sais de lui des choses incroyables, des prodiges !
— « Ce sera apparemment lui qui vous les aura contés ? dit-elle.
— « Quand ce n’aurait été que par amour-propre, je me serais, repartit-il, défié d’un pareil récit. Non, il ne m’a parlé de rien ; je vous dirai plus : il a là-dessus une vraie modestie.
— « Pour modeste, répondit-elle, il ne l’est pas ; mais quelquefois peut-être il se rend justice.
— « Madame, Madame, lui dit-il, une réputation aussi brillante que celle de Mazulhim doit avoir un fondement, et vous ne me ferez jamais croire que quelqu’un dont toutes les femmes d’Agra pensent bien, soit un homme si peu estimable.
— « Eh ! pensez-vous, répondit-elle, qu’une femme mécontente de Mazulhim (s’il est vrai cependant qu’il puisse s’en trouver qui soient sensibles à ce dont nous parlons) dise à qui que ce soit la raison pour laquelle elle en est si mécontente ?
— « Précisément oui, reprit-il ; elle ne le dira pas à tout le monde, mais elle le dira à quelqu’un ; et la preuve de cela, c’est que vous me le dites à moi. Je n’ignore pas que je ne dois cette coïncidence qu’à la façon dont nous sommes ensemble. Mais Mazulhim a plu à d’autres personnes que vous. Après lui elles ont aimé des gens à qui, sans doute, elles confiaient leurs aventures. Il y a peut-être dans Agra plus de mille femmes qui n’ont pas résisté à Mazulhim ; il y aurait par conséquent quarante mille hommes, ou à peu près, qui sauraient, dans la plus exacte vérité, ce qu’il est, et vous voudriez qu’entre des femmes piquées et des hommes humiliés, un secret de cette nature eût été enseveli ? Cela n’est pas probable ! Non, Madame, encore une fois, non, un homme tel que Mazulhim vous a paru n’en aurait pas imposé si longtemps ! Vous dirai-je plus ? Vous connaissez Telmisse ? Elle n’est plus assurément ni jeune ni jolie ! Il n’y a que dix jours au plus que Mazulhim lui a prouvé toute l’estime possible, et qu’il a mérité et acquis toute la sienne. C’est pourtant un fait. Telmisse le dit à qui veut l’entendre ; ce n’est pas une personne à dire gratuitement du bien de quelqu’un, et nous ne connaissons point de femme de qui le suffrage fasse plus d’honneur et soit plus difficile à obtenir que le sien. Pouvez-vous après cela penser mal de Mazulhim ?
— « Non, répondit-elle sèchement ; je crois qu’il est incomparable. C’est ma faute, sans doute, ajouta-t-elle avec un sourire dédaigneux, si je ne l’ai pas trouvé tel.
— « Je ne suis pas fait pour le penser, reprit-il, mais il est vrai qu’il y a là dedans quelque chose d’inconcevable. Au surplus, vous ne croiriez peut-être pas une chose ? Si j’étais femme, les gens de l’espèce dont Mazulhim vous a paru me plairaient infiniment plus que les autres.
— « Je crois, répondit-elle, que ce ne serait pas une raison de n’en pas vouloir, ou de les quitter, mais je vous avouerai que je ne vois pas à propos de quoi il faudrait leur donner la préférence.
— « Ils aiment mieux, dit-il ; eux seuls connaissent les soins et la complaisance : plus ils sentent qu’on leur fait grâce de les aimer, plus ils s’empressent à mériter de l’être : nécessairement soumis, ils sont moins amants qu’esclaves. Sensuels et délicats, ils imaginent sans cesse mille dédommagements, et l’amour leur doit peut-être ce qu’il a de plus ingénieux plaisirs. Leur arrive-t-il de se transporter ? Ce n’est point à un mouvement aveugle, et par conséquent jamais flatteur pour une femme, qu’elle doit l’ardeur dont leur âme se remplit ; c’est elle seule, ce sont ses charmes qui subjuguent la nature. Peut-il jamais y avoir pour elle de triomphe plus doux et plus vrai ?
— « Vous ne m’étonnez point, lui dit Zulica ; vous aimez les opinions singulières.
— « Vous pensez trop bien, répondit-il, pour que celle-ci vous paraisse telle, et je sais que plus d’une femme…
— « Laissons cela, interrompit-elle, je n’ai jamais disputé sur les choses qui ne m’intéressaient pas. Au reste, c’est, à ce qu’il me semble, moins à vous qu’à Mazulhim à tâcher de faire recevoir cette opinion. »
« Lorsque Nassès et Zulica furent devenus plus raisonnables, Zulica en le regardant tendrement :
— « Vous êtes charmant, Nassès, lui dit-elle : ah ! pourquoi ne vous ai-je pas aimé plus tôt !
— « Vous devez moins vous en plaindre que moi, répondit-il, moi, dis-je, à qui chaque instant fait sentir que je n’ai commencé de vivre que depuis que vous m’avez aimé. Lorsque je songe à quelles beautés Mazulhim a fermé les yeux, que je le plains ! Quoi ! Zulica, dans ces lieux où nous sommes, dans ces mêmes lieux que vos bontés pour moi me rendent aussi chers que celles que vous y avez eues pour lui me les ont d’abord fait trouver odieux, l’ingrat a pu ne pas rougir d’en avoir aimé d’autres, et renoncer pour jamais à son inconstance ! Quel génie, quel dieu même veillait pour moi, lorsque, après l’avoir rendu insensible à tant de charmes, il lui inspira le dessein de me choisir pour vous apprendre sa perfidie ? Ah ! Zulica ! quel n’aurait pas été mon malheur, s’il vous avait été fidèle, ou si quelque autre que moi…
— « Arrêtez ! interrompit majestueusement Zulica : s’il m’avait été fidèle, je n’aurais jamais aimé que lui, mais pour le bannir de mon cœur il ne fallait pas moins que Nassès.
— « Je crois, puisque vous m’avez choisi, répondit-il, que j’étais en effet le seul qui pût vous plaire ; mais quand je songe à l’état où vous étiez ici, à ce que pouvait exiger de vous un étourdi que Mazulhim vous aurait envoyé, à quel prix, peut-être, il aurait mis son silence, je ne puis m’empêcher de frémir.
— « Je ne vois pas bien pourquoi, répondit-elle. Ne voulant rien accorder, il m’aurait été assez indifférent que l’on eût exigé quelque chose.
— « Vous n’en pouvez pas répondre, dit-il ; il y a pour les femmes de terribles situations, et celle où je vous ai vue était peut-être une des plus affreuses…
— « Tant qu’il vous plaira, interrompit-elle ; mais je vous prie de croire qu’il est bien moins cruel, pour une femme qui a des sentiments, d’être abandonnée d’un homme qui l’aime que de se livrer à quelqu’un qu’elle n’aime pas.
— « Cela n’est pas, douteux, répliqua-t-il ; mais c’est une terrible chose que d’être prise dans une petite maison. Je ne sais pas, si j’étais femme, et que cela m’arrivât, ce que je ferais ; mais il me semble que je serais bien aise que l’homme qui m’y aurait surprise voulût bien n’en dire mot.
— « Vous seriez bien aise ! reprit-elle, apparemment, cela est tout simple ; et moi aussi j’aurais été bien aise, qui que ce fût qui m’eût surprise ici, qu’il n’en eût rien dit. Le beau propos ! Il faut que vous perdiez l’esprit pour en tenir de pareils. Pensez-vous qu’un honnête homme ait besoin, pour se taire, qu’on l’engage au silence par les choses que vous imaginez, et croyez-vous d’ailleurs qu’on fasse certaines propositions à des femmes d’un certain genre ?
— « Certainement oui, répondit-il. Toute femme surprise dans une petite maison prouve qu’elle a le cœur sensible ; on tire là-dessus de terribles conséquences, et communément plus la femme est aimable, moins l’homme est généreux.
— « Oh ! c’est un conte, reprit Zulica : le goût seul, mais je dis : le goût le plus vif, peut excuser une femme de s’être rendue, et je ne crois pas, quoi qu’on en puisse dire, qu’il y en eût une qui voulût acheter aussi cher que vous le croyez la discrétion dont elle aurait besoin ; et l’honneur…
— « Bon ! interrompit-il, croyez-vous qu’une femme craigne jamais de sacrifier son honneur à sa réputation ?
— « Enfin, répondit-elle, je ne le ferais pas, et je ne connais point de situation, quelque terrible qu’elle fût, qui pût me déterminer à accorder à un homme ce que mon cœur voudrait toujours lui refuser.
— « Il faut être bien délicat, reprit-il, pour faire cette distinction et s’y arrêter ; en attendant que l’on puisse gagner le cœur, on cherche à engager une femme, de façon que ce qu’elle ait de mieux à faire soit de vous le donner, et assez souvent elle est trop heureuse de pouvoir finir par là.
— « Je commence à vous entendre, Monsieur, lui dit-elle, vous voulez me faire sentir que vous ne croyez me devoir qu’à la situation où vous m’avez trouvée ici, et vous aimez mieux imaginer que vous n’aviez pas de quoi me plaire, que de ne pas mal penser de moi. Voilà donc, ajouta-t-elle en pleurant, le bonheur dont je m’étais flattée ? Ah ! Nassès ! était-ce de vous que je devais attendre un procédé aussi cruel ?
— « Mais, Zulica, répondit-il, croyez-vous que j’aie oublié la résistance que vous m’avez faite, et ce qu’il m’en a coûté pour obtenir de vous mon bonheur ?
— « Eh ! pensez-vous, reprit-elle en sanglotant, que je ne sente pas que vous me reprochez de ne m’être pas assez longtemps défendue ? Hélas ! entraînée par le goût que j’avais pour vous, plus encore que par celui que vous me marquiez, j’ai cédé sans craindre qu’un jour vous me feriez un crime de n’avoir pas assez longtemps résisté.
— « Mais quelle idée est donc la vôtre, Zulica ? répondit-il en se rapprochant d’elle ; moi, vous reprocher d’avoir fait mon bonheur ! Pouvez-vous le croire ? Moi qui vous adore, ajouta-t-il en n’oubliant rien de tout ce qui pouvait lui prouver qu’il disait vrai.
— « Laissez-moi, lui dit-elle en le repoussant faiblement ; laissez-moi ! S’il est possible, oubliez combien je vous ai aimé ! »
« La résistance de Zulica était si douce que, quand les empressements de Nassès auraient été moins vifs, ils en auraient encore triomphé.
— « Vous ? cesser de m’aimer ! lui disait-il d’un air tendre, en ajoutant à ce discours tout ce qui pouvait le rendre plus persuasif ; vous qui devez faire éternellement mon bonheur ! Non, votre cœur n’est point fait pour me haïr, quand le mien ne garde que pour vous ses plus tendres sentiments !
— « Non, répondit Zulica, d’un ton qui commençait à ne pouvoir plus marquer de la colère, non, traître que vous êtes ! Vous ne me tromperez plus. Ciel ! ajouta-t-elle plus doucement encore, n’êtes-vous pas le plus injuste et le plus cruel des hommes ? Ah ! laissez-moi… Non, vous ne me persuadez plus… Je ne dois pas vous pardonner… Que je vous hais ! »
« Malgré toutes ces protestations de haine que Zulica faisait à Nassès, il ne voulut pas croire un moment qu’il pût être haï ; et Zulica, en effet, semblait ne pas se soucier beaucoup qu’il crût qu’il n’était plus aimé.
— « Je ne sais pas si je me flatte, lui dit-il enfin, mais je jurerais presque que vous me haïssez moins que vous ne dites.
— « Le beau triomphe ! répondit-elle en haussant les épaules ; croyez-vous que je vous en déteste moins ? Est-ce ma faute si… Mais cela est vrai, je vous hais beaucoup. Ne riez pas, ajouta-t-elle ; rien n’est plus certain que ce que je dis.
— « Je vous estime trop pour le penser, répondit-il ; et cela est au point que je vous verrais inconstante, que je n’en voudrais rien croire. Je suis et je veux être persuadé que vous m’aimez autant que vous pouvez aimer quelque chose.
— « En ce cas-là, reprit-elle, je vous aime donc autant qu’il est possible ; mon cœur n’est point fait pour des sentiments modérés.
— « Je le crois bien, répliqua-t-il, et c’est aussi ce que je voulais dire. Plus on a de délicatesse, plus on a les passions vives ; et quand j’y songe, une femme est bien malheureuse quand elle pense comme vous. En vérité ! j’ose le dire, la dépravation est telle aujourd’hui que plus une femme est estimable, plus on la trouve ridicule ; je ne dis pas que ce soient les femmes seules qui lui fassent cette injustice, cela serait tout simple ; mais, ce que l’on ne conçoit pas, c’est que ce sont les hommes ! Eux qui leur demandent sans cesse des sentiments !
— « Cela n’est que trop vrai, dit-elle.
— « Je le vois dans le monde, continua-t-il ; qu’y cherchons-nous ? L’amour ? Non, sans doute. Nous voulons satisfaire notre vanité ; faire sans cesse parler de nous ; passer de femme en femme ; pour n’en pas manquer une, courir après les conquêtes, même les plus méprisables : plus vains d’en avoir eu un certain nombre que de n’en posséder qu’une digne de plaire ; les chercher sans cesse, et ne les aimer jamais.
— « Ah ! que vous avez raison ! s’écria-t-elle ; mais aussi, c’est la faute des femmes ; vous les mépriseriez moins, si toutes pensaient d’une certaine façon, avaient des sentiments qui pussent les faire respecter.
— « Je l’avoue à regret, répondit-il, mais il est certain qu’on ne saurait nier que les sentiments ne soient un peu tombés.
— « Un peu ! dit-elle avec étonnement, ah ! dites beaucoup. Il y a encore des femmes raisonnables assurément ; mais ce n’est pas le plus grand nombre. Je ne parle point de celles qui aiment, car je crois que vous les trouvez vous-même plus à plaindre qu’à blâmer ; mais pour une que l’amour seul conduit, combien n’en est-il pas qui, loin de pouvoir le prendre pour excuse, font tout ce qu’elles peuvent pour qu’on ne puisse pas seulement les soupçonner de le connaître.
— « Il y a, repartit-il, bien peu de femmes assez équitables pour parler comme vous.
— « À quoi sert-il de vouloir dissimuler des choses aussi connues ? répondit-elle. Je vous dirai, pour moi, qu’autant je voudrais qu’on ménageât les femmes raisonnables, autant je voudrais qu’on accablât de mépris celles dont la conduite est du dernier délabrement. Toute faiblesse est excusable : mais, en vérité ! l’on ne peut trop condamner le vice.
— « On le condamne, répliqua-t-il, mais on le tolère ; le vice ne paraît ce qu’il est que dans celles qui ne sont point faites pour inspirer des désirs, et le plus grand agrément peut-être des femmes d’aujourd’hui est cet air indécent qui annonce qu’on en peut facilement triompher. »