Le Sopha (Crébillon)/Préface
PRÉFACE
C’est un des agréments de cet exquis XVIIIe siècle que la réalité y montre souvent autant de fantaisie qu’une fiction. La vie de Crébillon fils, conteur libertin, est elle-même amusante comme un conte, toute pleine de péripéties et d’imprévu.
Crébillon le tragique, son père, Crébillon le barbare ainsi que Voltaire l’appelait, était, quoique fort honnête homme, un caractère singulier. De bonne heure il avait conquis la gloire par son théâtre dont la langue n’est pas très pure, mais qui ne manque point de force dramatique. Il régnait sur la scène par la terreur. On connaît son mot, qui n’est peut-être pas authentique : « Corneille avait pris le ciel, Racine la terre : il me restait l’enfer ; je m’y suis jeté à corps perdu. »
Ce dramaturge terrible avait d’ailleurs la moralité d’un bon bourgeois ; néanmoins il fit une folie de jeunesse : il devint l’amant de Charlotte Péaget, fille d’apothicaire. Mais il se conduisit avec elle en galant homme, et malgré l’opposition de son père, il l’épousa.
Il était temps : quatorze jours après le mariage, elle le rendait père d’un garçon. C’était le futur auteur du Sopha. Crébillon fils, qui dut ses succès à l’amour libertin, est donc un enfant de l’amour : il était prédestiné.
Son jeune front fut éclairé par un reflet de la gloire paternelle. Mais celle-ci se voila bientôt. Une pièce du tragique étant tombée à plat, il ressentit si vivement cet échec qu’il garda plus de vingt-cinq ans le silence. Un veuvage précoce acheva de l’assombrir. Alors il devint sauvage, chagrin, misanthrope. Il s’enferma dans sa chambre, avec ses corbeaux et ses chats, et lui qui avait aimé les beaux habits de velours et de soie, il se vêtit sordidement.
Son fils lui tenait compagnie. C’est dans une mansarde empestée de tabac, auprès d’un bonhomme maussade malgré son excellent cœur et son honnêteté raffinée, que le deuxième Crébillon vécut ses années de jeunesse. Mais comme son père autrefois, il aimait secrètement le luxe et la vie élégante ; il rêvait aux marquises, à leurs boudoirs parfumés. Il fit ses études à Louis-le-Grand, chez les jésuites, comme Voltaire ; il eut pour maître le fameux Père Tournemine. Les bons religieux, émerveillés de ses dispositions, firent tout au monde pour qu’il entrât dans la compagnie. Ils perdirent leurs peines.
Le jeune homme était attiré vers le théâtre. Il eut ses entrées à la Comédie-Française, les acteurs considérant que cette faveur était bien due au fils du grand tragique. Mais il fréquenta surtout le Théâtre Italien et s’y lia avec le célèbre Riccoboni ; il mit la main à des parodies d’opéras. Il fit partie d’une société littéraire composée de jeunes nobles, qui s’appelait l’Académie de ces Messieurs, et s’exerça dans la poésie légère. Puis il donna au public Tanzaï et Les Égarements du Cœur et de l’Esprit.
Aussitôt il fut célèbre. Heureux temps où quelques grivoiseries, galamment présentées dans un livre coquet, suffisaient à illustrer un écrivain débutant.
Le succès de ces menus ouvrages retentit hors de France. Une Anglaise, riche, noble et belle, s’amouracha du romancier licencieux, au point qu’elle passa la Manche pour le lui dire. Elle fit mieux, elle lui offrit sa main avec sa fortune dedans. Voilà un romanesque qui paraîtrait un peu forcé dans un conte bleu ou rose de l’époque et c’est pourtant un épisode de la vie invraisemblable que vécut l’auteur du Sopha. Et ceci complète le paradoxe : le romancier qui ménagea si peu dans ses écrits les réputations des marquises et des caillettes, crut à la vertu de sa femme bien que cette belle se fût proprement jetée à sa tête, et que son goût pour les Égarements du Cœur et de l’Esprit ne témoignât pas d’une grande austérité. Chose plus remarquable encore : il paraît qu’il n’eut pas tort d’y croire et que lady Stafford fit une excellente épouse.
Le bonhomme Crébillon bouda quelque temps sa bru, mais il finit par s’attendrir et lui ouvrit paternellement les bras. Le jeune homme connut alors une existence charmante, goûtant à la fois les joies du mariage, de la famille, de la fortune et de la célébrité.
Il était ami de Diderot, de d’Alembert, de Montcrif, de Mme Geoffrin, de la Clairon et du Chancelier Maurepas. Il se lia avec Colli et Piron, et fut parmi les premiers membres du fameux Caveau.
Un jour cependant, une disgrâce soudaine lui rappela la fragilité des jouissances humaines. Mme de Pompadour, qu’on ne s’attendrait pas à trouver si soucieuse de la morale chez autrui, s’émut des passages licencieux qui abondent dans l’œuvre du romancier et s’en plaignit au roi. Louis XV, gardien des bonnes mœurs littéraires, exila le coupable de Paris. Celui-ci se réfugia dans le pays de sa femme, en Angleterre.
Il y était fort goûté : Garrick et Fielding l’admiraient. Sterne disait volontiers : « Avant d’écrire, j’ai lu Rabelais et Crébillon. » Les enthousiastes, on le voit, n’y allaient pas de main morte, mais leurs hyperboles ne tournaient pas la tête au triomphateur, qui était sceptique envers lui-même comme envers les autres.
À son retour d’exil, Crébillon fils reçut, pour cette disgrâce bénigne et passagère, une compensation assez inattendue. Sous prétexte que le père avait exercé la charge et qu’il était convenable de la réserver au fils, on le nomma censeur des écrivains ses confrères. Crébillon censeur ! On voit que le XVIIIe siècle fut vraiment l’âge charmant de la fantaisie, comme nous le disions tout à l’heure. Mais après tout, il y avait aussi de la sagesse dans cette décision. Un homme qui est professionnellement immoral doit avoir des clartés particulières pour découvrir l’immoralité chez les autres.
Ce fut la dernière incarnation de l’auteur du Sopha, ce roman où il est si souvent question des incarnations.
Quand on aura ajouté que le second Crébillon, comme le premier, aimait beaucoup les chats, sans qu’il fût comme lui misanthrope, qu’il était un homme de bon ton et d’agréable compagnie, qu’il mena une vie honnête et modeste, tout à fait opposée à celle de ses personnages, on aura fixé les principaux traits de cette figure toute composée de contrastes et d’oppositions et dont le charme réside précisément dans sa diversité.
Le Sopha, avec ses défauts, qui sont surtout des longueurs, que nous avons supprimées, est un ouvrage aimable, qui n’est pas seulement libertin comme toute la menue littérature du XVIIIe siècle, mais spirituel aussi et tout à fait ingénieux. Les scènes galantes dont fut témoin ce Sopha qui a une âme, une âme de vieux philosophe, ne sont point indignes des jolies estampes de ce temps-là, où le libertinage s’accompagne de malice et dont la sensualité avec ses raffinements a très souvent quelque chose de cérébral. Il en est de même chez Crébillon : la grivoiserie se déguise, se voile, et la discrétion avec laquelle elle s’exprime ajoute à la perversité de l’intention. L’auteur a eu le souci de ne rien dire que ce qu’on pouvait se permettre dans la bonne compagnie de son temps, il y a mis tout son soin, et ses allusions les plus hardies se présentent d’abord comme des énigmes qu’il faut deviner. Mais le diable rose du libertinage n’y perd rien.
Le sultan Schah-Baham qui écoute les histoires scandaleuses du Sopha et y ajoute des interruptions pleines de saveur passe pour être Sa Majesté Louis XV en personne. Le roi eut le suprême bon goût de ne s’y point reconnaître et de ne point se fâcher de l’irrévérence. Faisons comme lui et ne traitons pas avec trop de rigueur un des jolis livres du XVIIIe siècle, un de ceux que l’on pourrait appeler les Bijoux indiscrets de cette littérature.