Le Sorcier de Padoue/5

La bibliothèque libre.
Les Deux BourgognesBossuetTome 7 (p. 39-44).
◄  IV
VI  ►


V


 
Il demande quel sang rougit sa main fumante,
Et sa fille à ses pieds vient tomber expirante !
DELILLE



Une des plus profondes inventions du génie de l’homme, c’est, selon moi, le costume ; c’est l’habit officiel qui annonce matériellement à tous les yeux, au moyen d’un certain nombre de galons et de broderies, quelle est l’importance de tel personnage et à quel degré précis de respect il peut prétendre. Certes, il a fallu une tête forte et métaphysique pour concevoir une semblable idée. Mais aussi combien de peine elle épargne à chacun de nous et quels effets magiques elle opère sur la foule ! Voyez ces juges qui viennent prononcer sur la fortune et l’honneur de leurs semblables. Que sont-ils individuellement ? L’un a des maîtresses, l’autre est gourmand, le troisième joue des charades et celui-là porte queue ! Eh bien ! la société couvre d’une robe rouge ces citoyens estimables et les assied dans leurs fauteuils, comme des abstractions menaçantes devant lesquelles le vulgaire se découvre avec respect, oubliant l’homme pour ne plus voir que la justice ; tant la civilisation sait créer de puissance avec une aune d’étoffe et un bonnet carré !

Le costume n’exerce pas seulement son influence sur autrui ; souvent il métamorphose complètement celui qui le porte. Combien doivent à leur habit ce qu’ils ont de courage, de talent, d’éloquence ! Combien de militaires se sont lancés à corps perdu dans la gloire, qui auraient peut-être reculé devant le péril en habit bourgeois ! J’ai connu des avocats qui balbutiaient dans un salon parce qu’ils n’avaient pas leur robe ; et si nous voyons tant de célébrités du barreau venir échouer à la tribune politique, il n’en faut pas chercher d’autre cause que l’état d’isolement, et, pour ainsi dire, de nudité où ils se sentent, loin de la toge majestueuse qui faisait la moitié de leur succès.

Cornelio connaissait donc bien le cœur de l’homme et la puissance du costume lorsqu’il se mettait une ceinture et un turban pour se livrer à ses opérations magiques. Que le lecteur me pardonne ce retour en arrière ; mais j’ai différé jusqu’à présent ces réflexions pour ne pas interrompre à contre-temps mon récit. J’y ajouterai que la puissance des lieux n’est pas moindre que celle de l’habit ; que si notre alchimiste imposait à l’imagination au milieu de son laboratoire, entouré de ses grimoires, de ses instruments et de ses animaux empaillés ; que s’il avait une certaine gravité pontificale à minuit, au clair de lune, devant le puits solitaire du Dante, peut-être il n’eût paru que le plus débonnaire des suisses à la tête d’une procession, ou qu’un concierge paisible assis dans une loge de portier. En effet, celui qui l’aurait vu le lendemain matin dans l’intérieur de son ménage ne l’aurait guère soupçonné d’avoir passé la nuit à évoquer les puissances surnaturelles, pour commander à la destinée et peut-être compromettre la vie de ses semblables.

C’était le matin du mercredi des Cendres. La vieille Padoue, comme un ivrogne dégrisé, semblait encore plus triste qu’à l’ordinaire, après toutes les réjouissances de la veille. La Specola, elle aussi, se dressait, plus noire et plus humide que de coutume, sous un ciel gris qui versait une fine pluie de printemps, au milieu de laquelle le soleil jetait de temps à autre un rayon pâle et sans chaleur. Cornelio, la tête encore enveloppée d’un bonnet de nuit de coton, achevait un déjeuner frugal devant une modeste table en chêne, qui conservait toute sa rudesse primitive, non plus, comme la veille, dans son mystérieux laboratoire, mais dans une chambre beaucoup plus simple située au-dessous. Le luxe en était sans doute scrupuleusement banni, mais on y voyait au moins la trace de quelques efforts pour en rendre l’habitation plus commode, car la chambre était planchéiée, et il s’y trouvait une grande armoire, un lit et quelques fauteuils couverts d’anciennes tapisseries. La cheminée était même décorée d’un fragment de miroir, ainsi que de deux vases de porcelaine, dont l’un était couché sur le flanc, à côté de son pied, comme une statue antique, renversée de sa base par l’injure des années.

Cornelio était assis dans ce triste appartement, fort prosaïquement occupé à manger une croûte de pain avec un morceau de fromage di grano, que nous appelons Parmesan, je ne sais pourquoi, puisqu’il ne se fabrique ni à Parme ni dans les environs de Parme, lorsqu’il vit tout à coup la porte s’ouvrir, et entrer une jeune femme qui brilla comme une suave apparition dans son réduit. Celui qui avait vu une fois sa taille si délicate, sa physionomie à la fois vive et mélancolique, ses beaux cheveux bruns qui encadraient si bien sa figure pâle, ne pouvait la méconnaître un instant. C’était la Zoccolina.

Elle alla tout droit au vieillard, dans les bras duquel elle se jeta, et elle l’embrassa en silence. Ce fut lui qui parla le premier, en lui prenant la main dans les deux siennes et en la regardant avec tendresse et admiration.

« Ma pauvre Esther, lui dit-il, qu’es-tu devenue depuis trois jours que je ne t’ai vue, méchante fille ? Les étudiants t’ont-ils jeté bien des bouquets ? ou bien quelque prince t’a-t- il promenée dans sa voiture ? Voilà comme vous êtes tous, vous autres enfants. Les plaisirs et la vanité vous font oublier vos vieux parents qui vous aiment, friponne ! Mais quoi ! poursuivit-il en l’attirant vers lui, vas-tu pleurer, mon Esther ? Vastu prendre au sérieux ce que j’ai dit ? Allons, elle pleure. Je suis une vieille bête.

— Non, mon père, non, répondit-elle, ce n’est pas ce que vous me dites qui me fait pleurer.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Je suis bien malheureuse.

— Et de quoi ?

— J’ai peur, dit-elle en jetant les yeux autour de la chambre ; j’ai toujours peur. Une puissance invisible me poursuit.

— Ah ! ma pauvre enfant, te voilà retombée dans tes idées noires. Tu t’es toujours créé des fantômes pour te tourmenter.

— Non, mon père, ce ne sont pas des vapeurs, des idées noires, comme vous le dites. Il y a longtemps qu’un mauvais génie marchait sur mes traces, mais maintenant il s’est emparé de moi. Ma santé s’altère. Si vous ne venez pas à mon secours, je ne lutterai pas longtemps, ajouta-t-elle en se jetant de nouveau dans ses bras avec tous les symptômes de l’effroi.

— Tes nerfs ont malades, ma pauvre Esther, dit le vieillard en la serrant sur son cœur.

— Hélas ! ce ne sont pas mes nerfs seulement. J’ai autour du cœur comme une enveloppe de plomb qui m’étouffe, et qui va toujours se resserrant.

— Pures imaginations !

— Tout cela n’est que trop réel, mon bon père. Écoutez comme le malheur me poursuit. Vous savez qu’une seule passion me consolait dans mes chagrins, qu’un seul amour remplaçait pour moi les autres, celui de la musique ; car la musique, c’était mon culte, c’était mon âme. Eh bien ! poursuivit-elle en détournant la tête et en versant un torrent de larmes, j’ai perdu la voix ; je ne puis plus chanter.

— Tu te seras sans doute refroidie dans les folies de carnaval ? demanda Cornelio.

— Plût au ciel que ce ne fût qu’un rhume ! dit la jeune actrice. Mais non. Tout cela est mystérieux, et la ville entière en a été témoin. Je veux tout vous dire pour que vous en soyiez juge, mon père. Hier soir, je chantais dans le Barbier de Séville. Jamais je n’avais été saluée de plus d’applaudissements. Ma première entrée avait été un triomphe et, à chaque grand morceau, les cris, les trépignements recommençaient. L’enthousiasme de l’auditoire, en réagissant sur moi, avait redoublé la bravoure de mon chant et de mon jeu. Enfin le spectacle touchait à sa fin ; le comte Almaviva me donnait déjà la main, quand tout à coup, à minuit sonnant, je me le rappelle, je sens succéder à l’enivrement que j’éprouvais un horrible malaise. Il me semble voir fixés sur moi des milliers de regards, brillants et menaçants, comme ceux du serpent qui fascine l’oiseau sans défense. Je vois sortir de la rampe des démons hideux qui m’épient, tandis qu’une légion de spectres ailés se mettent à planer en rond autour du lustre. La peur me saisit ; mes jambes se dérobent sous moi ; je crois sentir une force invincible qui m’entraîne dans l’espace, et, sans pouvoir proférer une parole, je tombe sans connaissance aux yeux des spectateurs étonnés.

— Diable, dit Cornelio en se grattant la tête, voici qui est singulier en effet.

— On m’emporta, reprit la jeune femme, pour me prodiguer des secours. Au bout de cinq minutes, je revins à moi, mais j’éprouvais un supplice vague ; mon sang ne circulait plus comme auparavant ; je sentais je ne sais quelle oppression peser sur mon âme. Rentrée chez moi, j’ai voulu recourir à mon remède ordinaire ; j’ai pris ma harpe, et j’ai essayé de chanter ; mais il m’a été impossible de joindre deux notes ensemble.

— Es-tu bien sûre, lui demanda son père, que c’est à minuit juste que tu as eu cette vision ?

— Très sûre, répondit la Zoccolina ; minuit venait de sonner à l’horloge de la scène. »

Cornelio se leva, et fit un tour dans la chambre en essuyant ses lunettes, geste qui lui était habituel toutes les fois qu’il se trouvait dans quelque perplexité d’esprit. Celui qui aurait lu dans sa conscience en ce moment, y aurait trouvé d’amers reproches que ce père malheureux s’adressait à lui-même.

N’était-ce pas lui qui était le bourreau de son enfant ? N’était-ce pas contre elle que l’étranger de la veille lui avait fait diriger en aveugle les armes de la science magique, soit par ignorance, soit par le plus cruel calcul de méchanceté ?

Le vieillard résolut de sortir de cette affreuse incertitude.

« Ma chère Esther, dit-il, ne me caches-tu rien ? Il faut tout me dire, si tu veux que je guérisse ton mal, mon enfant. Tu te plains vaguement d’être poursuivie par de mauvais génies, d’éprouver des terreurs. Mais n’as-tu de reproches à te faire envers personne ? N’as-tu pas offensé un homme dont tu crains le ressentiment ?

— Sauriez-vous quelque chose, mon père ? demanda la jeune fille avec un air de timidité et d’étonnement.

— Peut-être, mon enfant. Sois sincère avec ton vieux père, pour qu’il puisse venir à ton secours.

— Eh bien ! oui, lui dit-elle. Vous saurez tout : cela vaudra mieux. »

Elle alla voir s’il n’y avait personne dans l’escalier de la tour ; puis, après avoir refermé la porte avec soin, elle revint vers son père devant lequel elle resta debout, en lui jetant un regard mélancolique qui semblait demander grâce pour ce qu’elle allait dire.