Le Sorcier de Septêmes/I

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Le Roman, Journal des feuilletons Marseillais (p. 1-8).

LE SORCIER DE SEPTÊMES


I. Où l’on trouve une nouvelle preuve, qu’un mari est souvent mal avisé d’arriver chez lui à l’improviste et qu’il court risque de mal souper quand son feu est éteint et sa femme contrariée.


C’était un soir de l’automne de 1867. Le vent soufflait en tempête, la pluie tombait par ondées intermittentes et de nombreux éclairs sillonnaient le ciel, mêlés, par intervalles rapprochés, aux rauques grondements de la foudre.

Un cavalier, que l’obscurité empêchait de distinguer, parcourait en ce moment la route d’Aix à Marseille, et, à la façon dont il talonnait sa monture, ainsi qu’à la manière dont l’animal répondait, à son impatience, il était facile de conclure qu’ils étaient aussi pressés l’un que l’autre d’arriver au but de leur voyage.

Un observateur même, en voyant l’allure du cheval s’accélérer, au lieu de se ralentir, au fur et à mesure qu’il avançait, n’aurait pas eu de peine à deviner que ce gîte était proche et qu’il ne restait plus que quelques efforts à faire pour l’atteindre.

Quelques minutes après, en effet, une vive succession d’éclairs ayant tout-à-coup illuminé le paysage, on put apercevoir le bourg de Septêmes se profiler à peu de distance.

Le cheval, à cet aspect, poussa un hennissement de satisfaction, prit le galop et s’engagea de lui-même dans la rue qui conduisait le plus directement sur la place publique du village, mais, au lieu de pousser jusque sur l’esplanade, il s’arrêta brusquement à une trentaine de pas de là, devant une grande et vieille porte cochère qu’il se mit aussitôt à flairer en reniflant, comme si, à travers la clôture, il avait pu découvrir la bonne litière et l’excellente provende auxquelles il était sans doute habitué et que, ce soir-là du reste, il paraissait avoir si laborieusement gagnées.

Le cavalier, de son côté, mit pied à terre, essaya le loquet et, le trouvant arrêté, s’arc-bouta devant le milieu des deux battants et essaya en vain de les ouvrir en leur imprimant une violente poussée.

La porte résista.

L’homme alors retourna le manche de son fouet et en asséna plusieurs coups successifs sur le haut d’un des battants, mais, quelque force qu’il y mit, ses appels parurent n’obtenir aucun résultat.

Rien ne remua dans l’intérieur.

— Parbleu ! — murmura le cavalier, après plusieurs nouvelles tentatives demeurées également infructueuses, — étant seule, ma femme aura fermé la cour avec la barre et les verrous, et, du coin de son feu, elle ne saurait, par un temps pareil, entendre les appels que je lui adresse. Reste là, mon brave Fend-l’Air, je vais cogner à la porte de devant, et ce sera bien le diable si dans quelques secondes tu n’es pas dans ton écurie.

Cela dit, il longea le mur devant lequel il se trouvait, tourna l’angle de la place et s’arrêta devant la porte cintrée d’une maison d’assez belle apparence, sous une sorte d’auvent au-dessus duquel grinçait, suspendue à une longue tringle en fer, une de ces enseignes d’auberge dont on voit encore de nombreux spécimens dans nos villages et dans la plupart de nos petites villes.

Là il leva le heurtoir et le laissa retomber avec force, contre le bouton de la porte. La place entière retentit du coup, et cependant la maison continua à demeurer close et silencieuse.

— Ah ça ! s’écria alors notre voyageur en renouvelant ses coups de heurtoir avec une impatience manifeste, est-ce qu’on serait mort là-dedans ?… Je suis trempé comme une soupe et l’on me laisse ainsi gober le marmot… Par la mort-Dieu ! Pour peu que Catherine tarde encore à venir m’ouvrir, je veux être pendu, comme mon Lion-d’or qui se démène là-haut, si je n’enfonce pas la porte.

Mais, heureusement pour cette dernière, il n’eut pas à mettre sa menace à exécution. Au moment même où il perdait toute patience en même temps que tout espoir de se faire entendre, de faibles jets de lumière apparurent de l’intérieur, et l’on ouït une voix de femme demander :

— Qui donc vient frapper ainsi à pareille heure ? Le couvre-feu est sonné ; je suis seule et malade ; je n’ouvre à personne.

— Mais, par l’enfer ! c’est moi, Catherine.

— Qui, moi ?

— Ambroise donc… ton mari.

— Ambroise ?

— Et oui, par tous les diables ! Est-ce que tu ne reconnais plus ma voix maintenant ?

— Oh ! si ! si ! je te reconnais bien actuellement et je vais t’ouvrir tout de suite.

Et comme elle se mettait en devoir de tirer le verrou :

— Laisse cette porte, lui cria celui dont nous venons d’apprendre le nom, et dépêche-toi d’aller m’ouvrir du côté de la cour. Il y a là Fend-l’Air qui a autant de hâte que moi de pouvoir se mettre à l’abri.

Quelques minutes après, en effet, le brave cheval était bouchonné et confortablement établi sur une épaisse litière toute fraîche et devant un râtelier rempli de ce foin odorant que seules les prairies naturelles produisent.

Son maître s’était, de son côté, débarrassé de ses houseaux de cuir, de son grand chapeau de feutre gris, de sa limousine de grosse laine d’où l’eau dégouttait comme si on l’avait trompée dans la rivière, et, après avoir remplacé sa chaussure de voyage par une forte paire de sabots, il faisait son entrée dans une pièce basse qui, d’après la façon dont elle était disposée, et, selon la mode usitée encore aujourd’hui dans les campagnes, devait servir à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher aux maîtres de la maison.

— Ouf ! s’écria-t-il aussitôt en s’approchant de la vaste cheminée qui se trouvait sur le côté droit de la pièce et dans l’âtre de laquelle un reste de feu achevait de se consumer, — ouf !… quel temps !… une pluie à mouiller un canard, un vent à décorner les vaches… un vrai bacchanal, quoi !… Brrr… je suis tout transi !… Et toi, — ajouta-t-il en s’adressant à sa femme qui le suivait, portant un falot qu’elle s’occupait d’éteindre en ce moment, — et toi, qui me laisses près d’un quart d’heure me morfondre à la porte !…

— Oh ! un quart d’heure !… répliqua cette dernière d’un ton revêche, pourquoi pas une année.

— Oui, oui, un quart d’heure ! et peut-être davantage.

— Ma foi ! j’ai souffert dé la migraine toute.la journée. Aussi me suis-je couchée à la tombée de la nuit et j’avais fini par m’endormir… Tu vois qu’aussitôt réveillée je ne me suis pas même donné le temps de m’habiller complètement… D’ailleurs, pouvais-je t’attendre ce soir ? Ne m’avais-tu pas dit que tu passerais la nuit à Aix et que tu ne serais de retour que demaîn ?

— Sans doute ! sans doute !… Mais aussitôt Fend-l’Air débridé, j’ai pu voir notre fille à son couvent ; j’ai pu ensuite terminer mes affaires sur les quatre ou cinq heures, et alors, ma foi ! en avant, marche !… On n’est jamais si bien que chez soi… quoique, à vrai dire, tu ne sois pas toujours commode…

— Parle de ça maintenant… Il n’y a pas de pacha mieux servi que toi.

— Quand il n’a besoin de rien, devrais-tu ajouter.

— De quoi… de quoi ?…

— Je m’entends… mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit. L’important pour le quart d’heure serait de casser une croûte. Je n’ai rien pris depuis midi et mon estomac bat la diane. J’avalerai le diable et ses cornes !… Donne-moi donc à souper.

— À cette heure ?… mais il est fort tard.

— Double raison pour que tu t’y mettes de suite.

— Oh ! pour le coup, non !… j’ai plus besoin de me reposer que de cuisiner en ce moment.

— Mais, je te le répète, j’ai une faim de loup.

— Tant pis !… il fallait manger où tu étais… Tu m’ennuies au bout du compte ! Que veux-tu que j’aie, d’ailleurs ? Les femmes, ça vit de rien quand c’est seul… Je n’ai rien pris et rien fait de la journée.

— Une omelette, au moins.

— Je n’ai pas d’œufs.

— Un morceau de lard frit… un peu de fromage… une salade.

— Je n’ai ni feu, ni fromage, ni salade.

— Quelle turne et quelle ménagère !… c’est gracieux comme une porte de prison !… Mais il faut, que je mange, moi…

— Et moi il faut que je me recouche… et comme je suis souffrante, j’espère que tu voudras bien me faire le plaisir d’aller te coucher à côté, dans le lit d’Angélique, qui est tout préparé. De cette façon nous ne courrons pas le risque de nous déranger réciproquement.

En même temps elle se dirigea vers le lit qui occupait un des angles de la pièce, et porta la main à sa coiffe qu’elle ne paraissait pas avoir encore ôtée ou qu’elle avait dû replacer avec assez de soin avant d’aller ouvrir.

À ce geste, celui, qu’elle avait appelé Ambroise, et que nous nommerons ainsi à l’avenir, ne put se contenir davantage.

— Ah ! c’est comme ça ? s’écria-t-il. Eh bien ! va-t-en au diable et surtout restes-y !… Ta maladie ? je la connais comme ma poche… Elle t’arrive toujours à point quand j’ai besoin de toi. Ta migraine, c’est de la frime…

— De la frime ?

— Justement !… Et si ce freluquet de barbier qui tourne toujours autour de toi, venait en ce moment demander quelque chose, on en aurait la preuve tout de suite… Ah ! tu ne serais plus malade alors…

— Oh ! ces hommes !… ces hommes !… s’exclama Catherine à ce trait.

— Oh ! ces femmes !… répartit Ambroise sur le même ton.

— Et dire qu’il faut supporter cela.

— Sans leur casser les reins…

— Sans leur arracher les yeux…

— Filles, on les croyait douces comme des agneaux ; mariées, ce sont des harpies.

— Et vous autres… Vous êtes d’une exigence et d’une brutalité dont rien n’approche. Souffrons-nous ?… Vous n’y faites seulement pas attention. Dès que vous entrez chez vous, que nous soyons malades ou bien portante, il faut que nous vous servions comme des esclaves. Il faut surtout que nous nous gardions bien de nous plaindre.

— Conclusion : bien bête est l’homme qui prend femme.

— Et bien à plaindre est la femme qui prend un mari.

— C’est entendu !… Mais j’en reviens à mes moutons. Veux-tu, oui ou non, me donner à souper ?

— Je vais me recoucher… Voilà ma réponse.

Et de nouveau elle se dirigea vers le lit en ôtant sa coiffe cette fois.

— Eh bien ! merci de ta complaisance ! Puisque tu ne veux pas t’occuper de me faire souper, je vais m’en occuper moi-même.

Cela dit, Ambroise ouvrant le buffet, le fouilla des yeux fit de même dans tous les endroits qu’il croyait susceptibles de receler quelques victuailles, et ne découvrant rien :

— Zéro ! dit-il, toujours zéro !… Ah ! que je suis naïf ! s’écria-t-il tout à coup. Et mes saucissons qui sont dans la cendre au cellier ?… et mon jambon qui est suspendu à la maîtresse-poutre ?…

Il prit aussitôt un grand couteau de cuisine et disparut par la porte par laquelle il était entré.

Catherine, qui s’était subitement arrêtée en l’entendant exprimer son intention de souper en dépit de ses rebuffades, et qui avait suivi de l’œil tous ses mouvements, revint vers le milieu de la chambre dès qu’il en fut sorti, et murmura entre ses dents avec une angoisse évidente :

— Quel contre-temps !.. Oh ! j’en suis toute saisie… Comment faire maintenant ?… Ah !… cette porte ?… Oui, mais celle de la salle donnant sur la place est fermée à double tour et les verrous en sont poussés. On ne pourrait donc y toucher sans faire du bruit… D’ailleurs, il va revenir à la minute… Oh ! quelle perplexité !…

Ce disant, elle regardait tour à tour du côté du lit et du côté de la porte de la salle, puis, paraissant prendre une décision subite :

— Bah ! qui ne risque rien n’a rien. Je ne pourrais, vivre ainsi plus longtemps.

Alors elle s’avança vivement de cette porte et allait l’ouvrir lorsque son mari reparut.

— Ah ! tu n’as rien ! dit-il… Eh bien, voici quelque chose !… Avec ça l’on ne meurt pas de faim.

Et il dépose sur la table une tranche de jambon et un saucisson couvert de cendres.

— Au vin maintenant.

Il prit un pichet en terre sur l’évier et sortit de nouveau par la porte du cellier.

— Que faire, mon Dieu ? que faire ?… — continua Catherine dès qu’il eut disparu. — Décidément, il ne faut pas songer à cette issue, du moins pour le moment… Une fois ce butor couché, celle-ci, ajouta-t-elle en regardant celle par où son mari venait de ressortir, offrira beaucoup moins de risques… Le mieux donc est de lui aider… De cette manière, il en finira plus tôt.

Sur ces mots, elle s’empressa de mettre le couvert, essuya le saucisson et le plaça sur une assiette ainsi que le jambon, et posa le tout au milieu de la table. Elle monta ensuite sur une chaise, retira de dessus son armoire quelques fruits et les joignit au reste. Elle avait enfin pris aussi, sur une étagère, un gros pain rond et allait le mettre sur la table, lorsque Ambroise, rentrant en ce moment, demeura tout interdit en voyant son couvert mis et sa femme activement occupée à faire ce à quoi elle s’était d’abord si obstinément refusée.