Le Sorcier de Septêmes/III

La bibliothèque libre.
Le Roman, Journal des feuilletons Marseillais (p. 14-18).

III. — Où l’on présente aux lecteurs deux jeunes gens dont le voyage à Marseille n’était qu’un prétexte et qui furent singulièrement favorisés par l’orage.


Ambroise riait encore du mot qu’il venait de faire, quand la porte de l’escalier se rouvrit, poussée cette fois de l’intérieur, et deux jeunes hommes apparurent.

Tous les deux portaient à peu près le même costume : celui des étudiants à cette époque, et paraissaient avoir le même âge, c’est-à-dire de vingt-deux à vingt-trois ans ; mais là s’arrêtait entre eux la ressemblance.

Le premier qui se montra avait une taille avantageuse et bien prise, des traits fins et réguliers, un teint mat mais transparent, une chevelure brune, soyeuse et légèrement ondulée, les yeux noirs, le sourire doux, les manières graves mais gracieuses, enfin le regard profond de l’homme habitué aux méditations de l’esprit et qui sait lire dans la pensée d’autrui aussi bien que dans la sienne.

C’était, en résumé, un remarquable échantillon de cette belle race phocéenne que deux mille ans passés ne sont point parvenus à abâtardir.

C’était la force tempérée par la grâce.

Bien différent de lui, son camarade était petit, trapu et fortement charpenté. Il avait des jambes nouées au genou, des extrémités trop grosses pour la taille et une figure de masque antique sur une encolure de taureau.

En vain se serait-on évertué à rechercher à quelle branche de la famille humaine il pouvait se rattacher. C’était un composé de tous les types connus et, par cela même, il n’en représentait aucun.

S’il avait, en effet, le teint rosé et la chevelure blonde de la race visigothe, dont on trouve encore de si nombreux spécimens dans le Midi, il n’en avait en retour ni les yeux, ni les traits, ni la stature, ni la morbidesse.

Au contraire, tout en lui décelait la vivacité. la pétulance et un fonds inépuisable de gaîté railleuse qui, malgré la vulgarité de ses traits, donnait à sa physionomie une expression peu commune. Rien qu’au premier regard, on devinait qu’un esprit fin et délié devait habiter sous cette forme épaisse.

— Messieurs, leur dit Ambroise aussitôt qu’ils eurent franchi le seuil de la porte, j’ai appris que vous étiez allés vous coucher sans souper, et, quoique je n’aie à votre service qu’un morceau de jambon et une tranche de saucisson, je me suis permis de vous éveiller pour vous offrir de partager ma piètre réfection.

— Monsieur, vous êtes réellement trop bon, répondit en s’inclinant le plus grand des deux jeunes gens. Nous vous savons gré de votre invitation et nous l’acceptons de même cœur que vous voulez bien nous l’offrir… Quant à ce qui est de nous avoir réveillés, gardez-vous de vous le reprocher. Non-seulement je ne dormais pas, quant à moi, mais encore je ne m’étais pas même couché.

— Eh bien ! moi, je ne pourrais en dire autant sans mentir comme un arracheur de dents, — proféra son camarade en saluant à son tour et en achevant d’agrafer son juste-au-corps. — j’avais l’estomac aussi vide que ma bourse, et cependant, en vertu de l’adage : « qui dort dîne », je m’étais jeté sur le lit et je ronflais déjà comme un orgue de cathédrale, lorsque votre appel est venu nous surprendre… Il est vrai que je ne suis pas amoureux, moi… acheva-t-il malicieusement.

— Tandis que votre ami ?… observa Ambroise en regardant le premier de ses hôtes avec un sourire qui en disait plus que ses paroles.

Mais s’apercevant aussitôt qu’une légère rougeur était montée au front pâle du jeune homme, et craignant de l’avoir blessé par son observation, il s’empressa d’ajouter avec une insistance qui ne pouvait qu’aggraver l’embarras qu’il désirait faire cesser :

— Oh ! mon jeune Monsieur, pas de honte pour cela. C’est de votre âge après tout d’être amoureux, ma fi !… et nous sommes tous passés par là, n’est-ce pas, Catherine ?

Ainsi prise à partie devant des étrangers, cette dernière ne sut que répondre ; elle rougit à son tour et demeura muette en regardant son mari d’un ai peu satisfait.

Cependant elle se remit promptement, et, comprenant qu’il fallait faire cesser au plus tôt la position délicate dans laquelle l’interpellation de son mari venait de la placer, elle se hâta de lui répondre :

— Sans doute ! sans doute !… Mais est-ce pour leur parler de leurs amours que tu as dérangé ces Messieurs ?

En même temps elle montra de l’œil tour à tout les deux jeunes gens et le morceau de jambon qui se trouvait sur la table et fit à Ambroise un signe que celui-ci saisit au vol, car aussitôt il s’écria :

— Ah ! fichtre ! tu as bien raison, ma femme ! On dit vulgairement que quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre ; mais, pour mon compte, je ne suis nullement de cet avis. Il est évident, au contraire, que la part d’un seul ne saurait suffire à trois et qu’il faut conséquemment renforcer des provisions. Prends donc un nouveau pichet, Catherine, et va le remplir. De mon côté, je reviens au jambon. Pardon, Messieurs, si nous vous laissons seuls un moment. Vous voyez que c’est dans l’intérêt de vôtre estomac que nous vous quittons.

— Allez, allez, Monsieur notre hôte, fit le plus petit des étudiants, votre absence, en effet, est motivée par des intentions trop pures pour que nous puissions avoir l’idée de nous en formaliser. Pendant ce temps, puisque vous le permettez, nous allons, nous autres, augmenter le nombre des couverts.

Aussitôt il se mit en besogne et il le fit avec tant de prestesse qu’en un tour de main sa tâche se trouva accomplie.

Son camarade n’essaya pas de lui venir en aide. Immobile et silencieux, il semblait méditer : mais dès que le bruit des pas d’Ambroise et de sa femme eût cessé de se faire entendre, il se retourna brusquement du côté de son ami et lui dit :

— Écoute-moi bien, Andronic.

— Je suis tout oreilles, Marcel.

— Nous sommes au cœur de la place. L’important est de s’y maintenir. Tiens donc en bride ton esprit et surtout mets une martingale à ta langue.

— Oh ! Marcel ! tu veux donc faire de moi un muet du sérail ?

— Loin de là. Seulement observe-toi et n’aille pas pour un bon mot défaire ce que le hasard a si bien commencé. Le père d’Angélique, tu le vois, est un brave et digne homme, un peu primitif peut-être, mais plein de cœur. Aie soin de ne pas le blesser. Ces natures-là sont susceptibles.

— Et sa femme ?

— Sa femme me plaît moins. J’ai pu m’assurer ce soir qu’elle était passablement coquette et que si son brave homme de mari a un grain de jalousie, ce n’est pas tout à fait de sa faute.

— Comment ! comment ?… mais je n’ai rien vu, moi.

— Oh ! toi, c’est dans l’ordre. Tu n’avais aucun intérêt à observer. Et puis, tu dormais comme un loir. Mais, je te le répète, je suis plus avancé que toi sur ce point. Je te déclare même que si j’avais moins d’attachement pour Angélique je ne pousserais pas plus loin cette aventure. Mais, ma foi ! on ne peut rendre la jeune enfant responsable de la coquetterie maternelle. C’est elle après tout et non sa mère que je tiens à épouser.

— Bien raisonné. Le mot d’ordre à présent.

— Le voici en deux mots :

En disant cela, celui des deux jeunes gens que nous connaissons maintenant sous le nom de Marcel jeta un regard scrutateur du côté de la porte par où Ambroise et Catherine devaient revenir, et, se penchant vivement à l’oreille de son camarade, il lui dit à voix basse quelques mots en regardant successivement le lit et la cheminée. Puis, se relevant.

— M’as-tu bien compris, Ambroise ?

— Il serait à désirer, — répartit plaisamment ce dernier, — que l’apocalypse fût aussi intelligible. Puisque tu y tiens, laisse-moi manœuvrer à ma manière. Le diable me torde le cou si à la première occasion qui se présentera, et que je ferai naître au besoin, l’on ne te regarde pas ici comme le plus savant de ses adeptes et le meilleur de ses amis… Est-ce bien ça que tu veux ?

— Oui…

— Eh bien ? Faï tira. Pylade se montrera digne de son Oreste.