Le Sourire d’Athéna

La bibliothèque libre.
Le Sourire d’Athéna
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 328-358).




LE SOURIRE D'ATHÈNA


________




Un jour, je suis allé à Égine et, parmi les ruines du temple d'Aphaïa, sur la terrasse d'où la vue est si belle et charmante, il m'a semblé que l'âme ancienne de la Grèce se révélait à moi. Quelle étonnante épiphanie ! Une joie merveilleuse l'accompagnait.

Or, l'air était adorablement pur, frais et lumineux. Il y avait, dans l'atmosphère, une gaieté qui m'invitait à goûter mieux encore le plaisir d'un mystère qui se dévoile.

Du reste, cette aventure dépendit de quelques hasards ; et je ne prétends pas que le fantôme hellénique ait à Égine son refuge où on le trouve certainement. Plutôt, je le croirais épars en divers lieux ; et j'en avais aperçu des bribes çà et là : ce qui me manquait, je l'ai rencontré à Égine. Ainsi l'on aurait, de place en place, ramassé plusieurs tessons d'un vase peint ; et l'on ne réussissait pas à raccorder ces fragmens : soudain, l'on en découvre un dernier, plus grand et autour duquel les autres s'organisent. L'on a enfin le vase, qui contint un breuvage savoureux.

Peut-être aussi se figure-t-on plus volontiers que l'âme ancienne de la Grèce, éperdue, voyage : elle était à Égine, ce jour-là.

Depuis des semaines, je la cherchais, avec tendresse, avec respect, parfois avec impatience. Elle m'avait plus d'une fois déçu. En quête d'elle, je visitais principalement les sanctuaires. Je m'attendais à l'y voir, et certes non telle que, jadis, jeune, allègre et tumultueuse, elle bondissait par tous les chemins de sa patrie ardente, mais plus triste, plus retirée et plus calme ; elle, du moins, mon désir et mon amour inquiet. Même ainsi, ne l'eussé-je pas reconnue ?…

Hélas ! les sanctuaires de là Grèce, fouillés par les archéologues, sont émouvans ; ils sont déconcertans, en outre. Et nulle part je n'ai senti que la pensée qui autrefois les suscita me fût parfaitement claire et intelligible. J'attrapais divers élémens de cette pensée ; mais je ne savais pas les joindre.

À Délos, l'île sainte, le culte apollinien subit le vulgaire contact du négoce ; et les décombres des chapelles se confondent avec la démolition des banques et des bourses. Éleusis, qui enseigna les formidables secrets d'outre-tombe et qui fut consacrée aux deux déesses, admit des obscénités honteuses et tout un rituel de plaisanterie. Épidaure réunit aux alarmantes pratiques du miracle médical une entreprise de ville d'eaux. Olympie n'assembla les dieux et n'opéra l'entente momentanée des peuples que par les agrémens d'une brutale gymnastique. Et Delphes, que divinisait la divulgation de l'avenir, est scandaleux par l'insolence des États qui ont dressé, plus nombreux que les temples, les monumens de la haine et de la fatuité.

En tout cas, c'est ainsi que nous apparaissent maintenant les sanctuaires helléniques. Nous y remarquons des mélanges bizarres, de singulières combinaisons, et qui parfois ont un air équivoque. Ils groupent des sentimens que nous n'avons pas accoutumé de voir ensemble, et nous n'arrivons pas à composer avec eux une synthèse vivante.

Entre les débris des architectures sacrées et profanes, je dénichais avec entrain des parcelles de l'âme grecque. Mais l'âme grecque m'échappait : une âme n'est pas seulement une collection d'idées. C'est le tourment qui me suivit durant les courses que je fis à travers le Péloponnèse, l’Attique, la Phocide et les îles. Ni les délices du soleil, ni la splendeur des paysages, ni l'amusement des visions nouvelles ne m'en divertirent. J'aurais voulu que l'âme de la défunte Grèce fût restée fidèle à ses sanctuaires abolis et qui ressemblent à des cimetières ; je l'ai demandée à ces lieux funèbres : elle n'y était plus.

J'ai cru qu'elle était morte.

Alors, j'interrogeai le Parthénon. Il ne m'a rien appris. Sa noble et illustre beauté m'enchanta. Mais, à vrai dire, je ne sais pas du tout comment fit Renan pour connaître de lui que la raison eût jamais gouverné l'esprit d'un peuple. Quand je me récitais les jolies phrases de la Prière sur l’Acropole, je songeais atout ce que j'avais entrevu déjà d'étrange et de déraisonnable, parmi les ruines de la Grèce. Pour que je vinsse à l'oublier, les lignes admirables d'un temple ne suffisaient pas.

L'Acropole, avec la diversité de ses édifices, m'apparut comme le symbole des contrariétés les plus évidentes.

Et le Parthénon n'est pas un temple où il faille supposer que dure obstinément, par delà l'immense afflux des temps, une intime pensée religieuse. Que de tribulations n'a-t-il pas éprouvées ! À peine avait-il plus d'un siècle, — et c'est la petite jeunesse d'un monument, — il fut transformé en harem : Démétrios Poliorcète y installa ses courtisanes et lui. Le temple devint un palais, et voluptueux. Il nous est difficile d'imaginer qu'Athéna soit restée en telle compagnie. Ensuite, le temple devint une église chrétienne ; la statue chryséléphantine d'Athèna fut emportée à Constantinople, et la Théotokos, Vierge mère, la remplaça. Dans le pronaos, aménagé en abside, on établit l'autel, sur les murs, on peignit des fresques saintes, et l'on substitua au plafond une voûte qui eût la forme du ciel mystique. Plus tard, le temple devint une mosquée, avec un minaret singulier que n'avait pas prévu Phidias et au sommet duquel fleurirent des prières que n'entendait pas Athèna. Plus tard encore, le temple devint une poudrière ottomane. Enfin, le temple devint ce qu'il est aujourd'hui, une ruine.

Quelle idée originelle aurait survécu à de telles brutalités, à de tels avatars et à ces déménagemens que font les occupans successifs avec tant de rudesse ? Si nous attribuons volontiers à un monument une individualité obscure et authentique, le Parthénon n'a pas eu la calme destinée qui préserve un caractère et lui permet de s'épanouir. Il a, en quelque sorte, mal vécu et il ressemble à tel aventurier qui, ayant maintes fois bouleversé son esprit, ne garde plus, en sa vieillesse, rien qui rappelle l'enfant qu'il fut.

Avec cela, le Parthénon, même en sa pureté première, ne fut guère un temple, selon la signification que nous prêtons à un tel mot. La piété des Athéniens se confinait plus dévotement à l'Érechthéïon. Le Parthénon logea les trésors d'Athèna et ses comptables, ses trésoriers, ses économes. Surtout, on l'appréciait comme une œuvre d'art accomplie. On le devait à Périclès, fin politique, l'ami de ce Phidias qui détourna la religion vers la beauté, l'ami de cet Anaxagore qui traduisait en métaphysique la religion. Ces parfaits idéologues et artistes accomplirent là une merveille de leur goût puissant et fin.

Si les archéologues de l'avenir lointain pensent à nous et cherchent notre âme, ils la trouveront dans les débris d'une petite église où soient venues longtemps prier les générations malheureuses, plutôt que ne la leur indiqueraient les lignes d'un palais magnifique.

Et j'ai passé des heures délicieuses, des heures décevantes aussi, à regarder le Parthénon pareil, le matin, à une rose que l'aurore éveille, et pareil, le soir, à un lotus que les feux du couchant colorent. Il m'enchantait par sa beauté splendide et gracieuse ; il ne m'enseignait pas le rêve ancien de l'Hellade. Je lui avais demandé une âme ; et je m'en allais avec un peu de poussière de marbre dans les mains.

Certes, je ne manquais pas de complaisance. Et même, à l'éloquence des sites et des monumens, je voulais bien ajouter le persuasif prestige des souvenirs, le témoignage des poèmes et l'histoire. En dépit de tout, je ne saisissais, en tous lieux, que les flocons épars d'une quenouille perdue.

*
*    *

C'est ainsi que je suis parti pour Égine, un matin.

Telle était la tranquillité du temps que la mer, tout unie, semblait un grand tapis d'azur inégal ; on y voyait de larges dessins d'un gris perle et qui parfois se frangeaient d'argent mat. Notre caïque allait doucement et, pour profiter des aubaines de la brise, faisait maints détours. Dès le Pirée, nous aperçûmes l'île, bleutée dans la lumière ; et une longue bande de clarté, qui sur l'eau passait devant elle, la détachait de la mer, la haussait et la présentait comme un joli joyau aérien.

Quelques minutes, nous avons distingué, sur la côte que longe Salamine, les deux collines de la rieuse Mégare, l'une auprès de l'autre et coiffées de maisons blanches, peintes à la chaux.

La matinée fut ravissante. Le soleil prit de la force. La mer bleuissait. Et l'île se posa sur la mer. Nous la vîmes plus consistante et chargée bientôt de verdure. Les montagnes se dessinèrent plus nettement ; leurs zones, mieux séparées, eurent des tons qui marquèrent la perspective et les reliefs. Les caps se découpèrent ; les baies s'ouvrirent. Mais la ligne des bords, précise et compliquée, se modifiait perpétuellement, selon le biais et l'approche du caïque.

Je désirais passionnément de découvrir le temple d'Aphaïa. Je le savais bâti sur un plateau très élevé. Je le cherchais, des yeux, suivant la courbe des montagnes que dentelait la quantité des arbres pointus ; en divers endroits, les fûts des pins se dressaient comme des colonnes. Enfin, je le pus reconnaître, élégant et grêle, tout blanc et placé parmi les feuillages comme un bijou dans une chevelure.

Égine est belle entre toutes les îles par sa forme régulière et pourtant variée, forte et pourtant gracieuse. Puis elle a son manteau de forêts noires, vertes et grises. Elle a encore, pour émouvoir, sa renommée tragique et sa réputation d'avoir inventé un sourire. De terribles aventures l'ont dévastée et elle n'a pas flori longtemps. Ses rivaux ne lui surent pas gré de porter le nom d'une jeune fille en l'honneur de qui Zeus fit de superbes folies : pour l'approcher, il se muait en flammes. Il attestait ainsi l'amour que la jeune Ægina lui inspirait ; et il eut d'elle un fils, Æaque, lequel est à présent l'un des trois juges des enfers. Avant cela, Égine s'appelait Oïnonè, mais à une époque si reculée qu'on n'en peut rien dire avec confiance. Dès après la guerre de Troie, elle subit la domination des Doriens d'Épidaure ; puis les rois d'Argos la soumirent. Mais, au commencement du VIe siècle, Égine secoua toute servitude. Alors, elle fut opulente et ingénieuse ; elle excella dans le fin travail des métaux, fabriqua des poteries et tira de ses fleurs des parfums qu'elle vendit aux connaisseurs jusqu'en Orient. Elle eut ses artistes, Smilis, Gallon, Glaukias et Onatas. Elle s'enrichit par le commerce. Elle envoya de toutes parts ses navires ; et les navires étrangers, qui venaient d'Égypte, d'Italie ou d'ailleurs, faisaient relâche dans ses ports.

Les Athéniens la trouvèrent gênante et Périclès la comparait à une taie qui eût aveuglé le Pirée. Ce fut le signal des violences. Égine, pour qu'on la laissât tranquille, envoya des bateaux et des hommes à la bataille de Salamine, des soldats à Platées et à Mycale, Mais Athènes jura de s'en débarrasser. Elle détruisit la flotte éginète, puis la ville et, pour plus de sûreté, chassa les habitans. Ils revinrent ensuite, quand Lysandre vengea les victimes de la suprématie athénienne. Ils revinrent décimés, découragés. C'était fini, à tout jamais, de l'originalité qu'Égine avait réalisée. Plus tard et beaucoup plus tard, les Vénitiens, Barberousse et Morosini, les diff'érentes barbaries et les férocités de toute espèce n'eurent à s'exciter que contre une île morte.

Égine véritable avait duré seulement un siècle et demi, mais à l'époque privilégiée du génie grec, lors de son plus bel achèvement ; et elle disparut quand la décadence commença. Les premiers débuts des arts et de la pensée qu'ils manifestent sont rudes et dépourvus d'un vif attrait ; et ils éveillent notre curiosité : leur maladresse écarte notre sympathie. Ensuite, l'adresse va jusqu'aux plus évidentes roueries ; et alors, nous nous désintéressons de prouesses faciles et insignifiantes. Mais, entre le sauvage archaïsme, qui prélude opiniâtrement, et le vain triomphe de la seule habileté, il y a une courte période qu'on a coutume de dire encore archaïsante et qui est exactement celle de la perfection. Elle ne dure pas longtemps : pour la Grèce, elle va du vie siècle au milieu du ve siècle. Et, par un singulier bonheur, c'est alors qu'a flori Égine, île deux fois, île que baignent dans l'espace les flots méditerranéens et île aussi qu'entourent dans le temps le mystère des origines et de la dégénérescence, Égine précieuse ainsi entre toutes les îles.

Nous arrivâmes à une petite baie. Il y avait, sur la berge, une troupe de gens qui étaient venus à notre rencontre ; de jeunes gaillards se proposaient de nous guider vers le temple ; et de petites filles nous amenaient, pour le trajet, de braves ânons. Il y avait aussi des pêcheurs qui assommaient des pieuvres. Ce n'est pas un travail commode : ils les prenaient et, maintes fois, ils les projetaient sur le roc, aussi fort qu'ils le pouvaient, avec une sorte de gémissement rythmé. La bête gélatineuse et nacrée s'aplatissait, se contractait ; vite, elle était reprise et, de nouveau, projetée. Cette besogne avait un air de sauvagerie avec lequel contrastait gentiment la mine avenante et souriante des garçons et des filles qui étaient là et qui, sans autre insistance, avec une nonchalance courtoise et amusée, nous offraient leurs services.

La montagne se dressait devant nous et ne laissait devant elle qu'une plage étroite. Aucun village ne se montrait ; une cabane seulement et puis une chapelle toute petite. Le temple était invisible ; et l'on n'apercevait pas de route. Cette douzaine d'Éginètes qui nous accueillirent, on eût dit de naufragés qui n'ont pas trouvé d'asile et qui, au bord de l'île impénétrable, attendent ; mais leur gaieté nous rassurait à leur propos.

Un chemin que nous n’aurions pas deviné nous éloigna de la mer. Le soleil dorait les arbres. Dans un creux, entre des vallons, un verger tranquille nous invita. Il y avait une tonnelle, avec une table de bois et un banc rustique. On nous donna du café, succulent et chaud, parfumé de cannelle. Le café fut notre gourmandise ; il y en eut une autre : le silence. Même si l’on a voyagé, l’on ne connaît pas beaucoup d’endroits où le silence ait tout son charme. On se les rappelle et on les énumère, on les raconte comme ferait une dévote les reposoirs de la procession. Chacun d’eux a quelque attrait, et plusieurs sont délicieux, laissent un souvenir que les mots ne définissent pas et qui enchante l’imagination. Le silence que j’ai trouvé dans ce verger d’Égine, la lumière l’embellissait ; et la chaleur, sans l’accabler, le rendait mol et voluptueux. Des figuiers, des mûriers et des grenadiers étaient la parure de ce verger dormant. Des plants de choux et de tabac ornaient le sol. Il y avait aussi des géraniums et des roses. Des guêpes bourdonnaient ; et des colombes volaient si près de nous que nous entendions le battement de leurs ailes : l’une même nous éventa. Le ciel était d’un bleu mouvant ; l’impalpable azur y frémissait. Le silence était radieux.

Il faut, par vingt détours, grimper le sentier qui mène au temple. Il est bordé de cyclamens et d’asphodèles. Il circule parmi le bois, qui est touffu aux cimes et, vers le bas, très aéré : ce sont des sapins verts et jaunes. L’on avance dans leur odeur, que la chaleur, ce jour-là, excitait et qui rôdait en bouffées. Beaucoup de sapins étaient, à quelque hauteur, blessés d’une large entaille ; il en coulait de la résine que recevaient, au pied de l’arbre, des pierres creusées comme des coupes. Cette résine, les Grecs la mêlent à leur vin. Et ces coupes, c’étaient parfois des cailloux un peu dégrossis, parfois de méconnaissables débris du temple. Elles donnaient assez bien le sentiment de la vie antique et de ses stratagèmes durables qu’ont inventés les pâtres des idylles.

Après avoir escaladé de longs sentiers de chèvres, glissans à cause des aiguilles de pins qui les couvrent et si déserts qu’on se croit perdu dans une île abandonnée, l’on parvient à une terrasse où d’abord on est ébloui. La lumière qui, au travers des arbres, ne lançait que des fléchettes éparses, est là sur son estrade ; elle a de l’espace et danse.

Elle danse au parvis du temple et accomplit un rite superbe, le seul que le temple ait, dans sa désuétude, conservé. Elle remplace les prêtres, les fidèles, les chœurs, les ballerines et jusqu'aux joueurs de flûte, tant ses clartés aiguës, stridentes, sont analogues à une musique.

Et le temple est le diadème de la montagne.

Il a ses colonnes debout, relices par les architraves, ses colonnes fines et bien espacées ; dans les intervalles, il y a le ciel. Quand il avait sa toiture et ses murailles intérieures, il était, en ce lieu élevé, le refuge de l'ombre : elle demeurait dans la cella close ; et la lumière, qui l'avait chassée des alentours, ne l'y poursuivait pas. Maintenant, large ouvert à toutes les fantaisies aériennes, il laisse la lumière envahir la place qu'il tenait fermée ; et l'on dirait que c'est elle, joueuse pareille à la mer, qui l'a battu de ses houles et démoli, afin de mener au travers des colonnes ses farandoles de rayons.

Je montai au temple et j'y entrai ; la brise était comme de la lumière qui court et qui, au passage, vous frôle le visage et les mains.

De là-haut, quelle vue admirable et qui s'étend si loin, parfaitement nette jusqu'au cercle doré de l'horizon, que la forme de la terre, on se le figure, vous empêche seule de voir les extrêmes pays au delà des mers et des continens !

L'île déroule ses vallonnements ; et l'on découvre des paysages imprévus, des paysages de verdure. Quant aux villes et aux villages, ils sont cachés dans les plis du terrain. L'on ne voit que les cimes des arbres ; et c'est une immense émeraude ainsi taillée que les lueurs y jouent librement, claires ou foncées, luisantes ou mates, quelquefois ternes, afin qu'auprès d'elles se détache un plus vif reflet. Aux sapins se mêlent, de place en place, quelques oliviers gris et des cyprès noirs. Il se fait de jolies combinaisons de couleur ; et, sans qu'il y ait de nuages devant le soleil, il passe, de temps à autre, sur l'abondance des feuillages, de grandes ombres. Elles viennent l'on ne sait d'où. Et c'est le vent qui les amène. Elles traînent comme le manteau d'un fantôme invisible sur un gazon, et disparaissent. La verdure épaisse montre la richesse variée de ses trésors ; elle y met une fastueuse coquetterie.

Les lointains sont admirables : Athènes et son acropole finement ciselée, mince objet d'art posé dans la poussière jaune et rose, Salamine, les côtes dentelées de l'Argolide et puis, au large, les îles, pareilles à des fleurs d'eau ; pareilles à des nymphéas roses, rouges, blancs, jaunes ; pareilles, les plus petites, à des pétales qui, du ciel épanoui, seraient tombés sur la mer.

Et l'on dirait que la mer a fleuri.

Elle est merveilleusement bleue ; et elle arrange, et elle organise au gré de son perpétuel mouvement les nuances multiples de l'azur.

Il y a trois anneaux qui nous entourent, l'anneau d'émeraude, l'anneau d'azur, puis l'anneau doré des promontoires ; et il y a le ciel qui prodigue la splendeur de son lumineux cristal.

Pontiôn kumatôn anèrithmon gélasma, rire innombrable de la mer, — ces quatre mots d'Eschyle vous chantent à l'esprit et aux oreilles, quand, du temple éginète, vous regardez le bel espace, préparé pour des arrivées divines. Et telle est l'adorable gaieté du paysage.

Un peu de brise frôle la surface unie de la mer. Elle y dessine des plis menus et analogues aux petits angles retroussés par lesquels les peintres anciens marquaient si justement l'agitation des vagues. Ce sont, parmi la mer, autant de lèvres souriantes. Elles bougent ; et l'innombrable sourire parcourt les flots. Il y éveille une allégresse miraculeuse. Il gagne les horizons et il emplit de son heureux symbole le paysage. Le paysage tout entier n'est qu'un sourire immense et glorieux.

Ô Égine, tu as reçu des flots environnans et du ciel et de lointains rivages le sourire que tu croyais inventer.

Le temple d'Aphaïa, dont il ne subsiste que les colonnes et les architraves, était surmonté de frontons adorables. Je les ai vus, dans leur exil bavarois, à la glyptothèque de Munich où on les relégua, le prince Louis en ayant fait l'emplette. Les pierres ont leur destinée, souvent extravagante ; et les débris de l'art grec, épars dans le monde, charment ici ou là les barbares qui les ont emportés : ainsi les petites esclaves ravies sur les côtes de l'Asie Mineure ou de l'Hellade amusaient de leur danse ou de leur chant les pirates des mauvais pays et leur enseignaient une grâce imprévue.

Les frontons d'Égine datent exactement de l'époque qui a suivi les guerres médiques. Le sculpteur y avait représenté de mémorables épisodes. C'est Héraklès et Télamon, fils d'Æaque, luttant contre le perfide Laomédon ; et c'est Ajax et Teucer défendant contre une bande de Troyens le corps de Patrocle. Tous les peuples de la Grèce puisaient à l’épopée d’Homère le sujet de leurs images préférées, et ils mettaient au premier plan les héros dont ils s’enorgueillissaient. La postérité du vieil Æaque était la gloire des Éginètes. L’impartial Homère suffisait aux prédilections universelles. Armée en guerrière et vêtue de sa longue robe plissée, Athèna présidait à ces combats où Télamon, Teucer et Ajax marquaient leur suprématie. Les guerriers, porteurs de lances, de casques et de boucliers, sont nus. Larges d’épaules, minces de ceinture, vigoureux, musclés, ils font des gestes élégans. Ils n’ont pas l’air d’être à la bataille, mais plutôt à un exercice où le plus beau aura le prix. Le plus beau, et le plus joli même. Du reste, il n’y a point de mêlée, ni de fureur, en ces rencontres de héros accomplis ; l’on n’y remarque pas la rude confusion qui, sur l’un des frontons d’Olympie, figure la querelle des Lapithes et des Centaures. Chacun des combattans est à peu près seul, en son attitude, et travaille pour soi : il travaille à être charmant ; et, qu’il darde la lance, ou bande l’arc, ou meure, il veille à se bien présenter. L’anatomie est savante, fine, complète. Le geste aussi est naturel.

Car il ne faudrait pas qu’on se méprît sur le caractère de l’élégance que je signalais. Ce n’est pas celle qu’ont recherchée et que prisent encore les peintres et les sculpteurs de la décadence, si emphatique et sottement soumise aux règles d’une rhétorique forcenée. Les sculpteurs d’Égine ont une autre affectation : l’extrême simplicité ; ils se distinguent de nos artistes redondans, un peu comme l’éloquence attique, nerveuse et sèche, de la grasse éloquence asiatique.

Le résultat, pour les frontons d’Égine, le voici. Ces combats que la présence d’Athèna, d’Héraklès et le cadavre de Patrocle rendraient augustes ont l’air d’un jeu, réglé à merveille et dont les amateurs s’amusent avec grâce.

On a bien davantage encore cette impression, si l’on regarde les visages. Tous, ceux même des blessés, sourient. Ce ne sont pas leurs lèvres seulement dont les commissures se relèvent ; mais les yeux, un peu bridés, tirés vers les tempes, marquent une étrange gaieté, moqueuse, plaisante.

Ce sourire est fameux, dans l’histoire de l’art. On l’appelait jadis, à tout hasard, éginétique. On l’appelle archaïque, maintenant, et on le considère comme l’un des signes les plus évidens d'une maladresse naïve et qu'excuse, d'ailleurs, assez l'époque, si jeune et primitive. Car nos esthéticiens ont, une bonne fois, accordé leur créance à l'idée du progrès.

La maladresse des sculpteurs éginètes ?… Mais, en vérité, quand l'adresse aura fait quelques progrès encore, la décadence sera commencée. L'habileté des sculpteurs éginètes, tout la révèle : l'ensemble et le détail. Ils ont étudié avec délicatesse la structure des corps, leur équilibre, l'activité des muscles et leurs effets réciproques. La variété des poses témoigne d'une invention subtile et ingénieuse. Ils travaillent très bien la pierre ; ils lui donnent de la souplesse et de la force ; ils sont les maîtres de leur matière et de leur instrument. Et l'on voudrait que le sourire des figures attestât, tout bonnement, la gaucherie de l'artiste ? Bref, l'artiste n'aurait su faire un visage que souriant ?… Quelle drôle d'idée et qu'on n'a guère envie de mener à l'absurde : elle y est !…

Ou bien, pour se débarrasser de l'énigme que pose un tel sourire, on dit : — C'était, que voulez-vous ? la mode, en ce temps-là ; il fallait que sourît le visage des statues.

Somme toute, on n'y peut rien !… Et l'on cite, comme un autre exemple de ces modes qui signalent certaines époques de l'art, les tailles singulièrement contournées, un peu déhanchées, des vierges que le xive siècle sculpta.

Encore faut-il qu'on rende compte de ces modes ; il ne suffit pas de les présenter comme des toquades. Au xive siècle, les femmes eurent le goût de robes très longues et lourdes et qu'elles devaient relever avec un peu d'effort ; elles appuyaient à la hanche leur main chargée d'étoffe. Quelques-unes le firent si joliment qu'un nouvel aspect de la grâce féminine fut inventé, plut, séduisit les imaginations. Et comment ne pas décerner à la Vierge, belle entre les femmes comme un lys entre des ronces, un attrait que les yeux d'alors subissaient avec délice ?...

Pareillement, le sourire éginétique a, sans nul doute, une signification; et l'on n'a rien dit, quand on a constaté qu'il était à la mode pendant le vie siècle de la Grèce et le commencement du ve, si l'on n'a aucune raison de considérer comme des insensés les artistes qui, au fronton du temple, faisaient sourire les blessés et les mourans.

Ce caractère est, notons-le, d'une autre qualité que la torsion bizarre des vierges trecentistes. Il ne modifie pas l'attitude des personnages, mais leur physionomie, qui est le miroir de leur âme. Et si l’on prétend que les sculpteurs d’Égine n’allaient pas chercher si loin, songeaient à l’agrément décoratif de leurs frontons et ne souhaitaient pas de rendre jusqu’à des nuances de sentiment, l’on élude avec gaillardise la difficulté ; l’on affirme avec désinvolture le contraire de la vérité.

Qu’on examine un peu l’admirable et charmant Héraklès, si bien casqué d’une tête de lion et qui, agenouillé, vient de lancer une flèche de son arc. Oui, la flèche vient de partir ; et l’archer garde encore la pose qu’il avait prise pour viser : mais il va se dresser. Le corps se rejette en arrière ; le genou droit se soulève de terre ; la jambe gauche n’appuie déjà que du talon ; le mouvement du corps continue l’effort qui servit à bander l’arc et il va mettre l’archer debout. Or, le geste n’est pas seulement celui d’un bon archer ; mais il indique la joie, le défi, l’orgueil, la curiosité de voir, là-bas, choir l’ennemi que la flèche n’a point manqué. Le visage sourit. L’archer divin s’amuse. Son visage s’amuse, et tout son corps.

Ce sourire, qui nous étonne et dont la spiritualité rayonne sur toute la composition des frontons éginèles, nous ravit. Et, même si, dès le prime abord, il ne livre pas son secret, il nous captive, peut-être à cause de son mystère, mais aussi pour son aimable beauté. Il nous fait penser à l’un des plus anciens sourires de la terre, au sourire mêlé de larmes que l’inventeur universel, Homère, attribue à la pathétique Andromaque, au sixième chant de l’Iliade, quand le petit Astyanax a peur de la queue de cheval qui orne le casque d’Hector. Andromaque aux bras blancs sourit ; et Hector va combattre, il va mourir. Ainsi sourient les combattans d’Égine, les uns dans l’allégresse de la victoire et les autres dans la douleur de la blessure ou de l’agonie, chacun d’eux d’une façon : toutes les sortes de sourire ont fleuri sur tous ces visages.

Plus on les regarde et plus on en subit la séduction merveilleuse. On les épie, on les interroge.

Or, le temple d’Égine était premièrement dédié à une déesse Aphaïa qui demeure assez mystérieuse, elle aussi. Elle semble avoir une lointaine origine crétoise ou bien être la sœur de la Britomartis des Crétois ; et on la rattache encore à la fille de Zeus, Artémis. Quant à son nom, je crois qu’il nous reporte à une racine qu’on retrouve dans le nom d’une rade, les Aphètes, située au Nord de l'Eubée et désignée ainsi, au dire d'Hérodote, parce que les Grecs, assemblés contre les barbares, devaient en ce point lever l'ancre. Il est probable qu'Aphaïa fut, en son temps, une divinité de marins, la protectrice des départs, la déesse de la minute où l'on enlève les amarres pour s'élancer vers la mer et ses voyages.

Le sanctuaire d'Aphaïa, qui datait du vie siècle, fut détruit. Après Salamine, où les Éginètes avaient eu leur rôle, et glorieux, on rebâtit le temple, celui dont subsistent les colonnes, les architraves et, à Munich, les frontons. On le dédia, comme l'autre, à la déesse Aphaïa. Seulement, dès cette époque, et en dépit de la brève entente que la menace des barbares avait favorisée, les Athéniens étaient jaloux des Éginètes, inquiets de leur puissance navale et de leur entregent. Les Éginètes se méfièrent.

Bref, la déesse indigène, déesse des audacieux navigateurs, Aphaïa des départs fut soudain remplacée, au temple d'Égine, par une autre divinité, qui ne devait porter nul ombrage aux Athéniens, Athèna. Et je ne sais ce qu'Aphaïa put en penser. Les Éginètes ne le surent pas davantage. À tout hasard, ils se félicitèrent d'avoir agi avec prudence, et voire avec malice.

Il est possible que je me trompe, — et, après tout, maintes erreurs sont les détours qui mènent cependant à la vérité ; — il me semble que j'aperçois, aux frontons qui ornaient le temple d'Égine, quelque chose de tout cela et, si l'on peut dire, la gaieté d'avoir été circonspect, un peu de moquerie ou, si le mot paraît excessif, du badinage autour de la crédulité athé- nienne, autour du stratagème réussi, autour de la facilité des dieux, leur mansuétude acceptant les péripéties, les feintes et les indispensables artifices.

Gens de négoce et d'aventure, méditerranéens subtils, ce n'étaient pas, ces Éginètes, des mystiques. Et non plus, ils n'allaient pas jusqu'à l'impiété : ils aimaient beaucoup trop les légendes et les histoires qui, dans les ports, arrivent de partout avec les cargaisons, pour mépriser les anecdotes qui composent l'individualité des dieux. Mais ils avaient aussi cette gentille familiarité, cette cordiale bonhomie qui fait que, sans pénible scrupule, on relègue, si les circonstances le veulent, une ancienne Aphaïa et l'on accueille une Athèna nouvelle et, somme toute, l'on sourit. Les artistes éginètes, maîtres des gestes élégans, princes du sourire le plus fin, participaient au sentiment du peuple, et c'est lui qu'ils ont exprimé, sous les espèces de la pierre et de l'ironie.

À peine ose-t-on formuler une telle conjecture ; et toutes les précautions du langage n'empêchent pas les mots de lui donner une rigueur excessive. Mais comme, sur la terrasse du temple, à Égine, je regardais autour de moi le paysage délicieux, la mer fleurie, les îles épanouies et enfin l'innombrable sourire des flots, des promontoires et du ciel, j'ai revu de même que si je les avais eus sous les yeux les deux frontons que les Bavarois confisquèrent, et qui, là-bas, chez les barbares, continuent de sourire, et qui, en ce lieu privilégié de leur naissance, souriaient mieux, souriaient en harmonie, en juste accord et, pour ainsi parler, en complicité jolie avec le site, avec le décor, avec la lumière, avec toute cette gaieté méditerranéenne dont les Grecs ont fait leur génie.

*
*___*


Le sourire éginétique, on doit aller s'en éprendre encore et l'étudier au musée national d'Athènes, dans la salle des archaïques. C'est un endroit extraordinaire où, des heures durant, l'on est soumis à la fascination d'un rêve immémorial. Combien de salles de musées, proches ou lointains, n'a-t-on pas traversées, d'un pas alerte ; et, à des milliers de belles œuvres, on donne un coup d'œil d'admiration rapide ; puis, l'on s'en va, et certes on regrette de ne pouvoir entrer dans toutes ces pensées nombreuses et importantes que réalisent les statues et les tableaux : tout de même, on s'éloigne, sans trop de peine. Les archaïques vous retiennent, d'une façon quasi despotique.

Ils vous entourent ; et l'on est leur captif. Ce sont de grands bonshommes, tout nus, rangés autour de vous, sur quatre lignes. Et ils vous regardent. Le plus haut a plus de trois mètres. Plusieurs n'ont plus de jambes et on les a posés sur des socles, comme des invalides, des culs-de-jatte. De certains, il ne reste que la tête. Les mieux conservés avouent quelques raccommodages ; ou bien il y a des lacunes dans la continuité de leurs membres. L'un d'eux a perdu le bras et l'avant-bras ; mais, avec le poignet, la main demeure attachée à la cuisse, comme une bête à un rocher. Tous ces garçons de pierre taillée ont la même attitude et la même allure. Campés droit, la tête fixe, les bras tombant le long du corps, la jambe gauche avançant un peu, ils marchent à peine et ils ne font aucun geste. Ils sont effrayants ; et, d'abord, ils ont l'air de morts qui, sortant de leurs tombeaux, gardent la raideur et la lividité des cadavres.

Mais, quand on vient de visiter les salles où l'art de la décadence multiplie ses gestes ronds, ses fades coquetteries, ses grâces détestables, son éloquence vaine, l'on aime infmiment cette rude simplicité d'un art antérieur aux stratagèmes. Et l'on en est, en quelque sorte, rafraîchi.

Autant est vulgaire la posture théâtrale de tous ces héros de bronze et de marbre où triomphe la virtuosité des praticiens, autant nous émeut le premier effort des artistes encore gênés qui ont voulu donner à l'inerte matière l'aspect de la vivante humanité. C'est une chose admirable qu'ils aient eu, à défaut de qualités plus commodes, tout de go, un style ; et, dans sa rudesse, quel style noble, fier, puissant !…

Or, tous ces grands bonshommes de pierre difficilement travaillée sourient. L'on est, au milieu d'eux, environné d'un cercle de sourire ; l'on est comme dans une île autour de laquelle affluerait le sourire innombrable des flots.

Étant là, je me souvins d'une folle soirée que j'ai passée cà Strielna, près de Moscou. Dans une chambre illuminée de bougies, au restaurant, nous avions fait venir les bohémiennes. Vêtues de soie multicolore, parées de bijoux où les diamans étincellent et les perles pleurent, avec des colliers, des bracelets, des pendeloques, elles arrivèrent. Leurs figures bistrées s'éclairaient de la lueur des yeux noirs et luisans ; leurs lèvres pincées, leurs narines retroussées frémissaient. Elles se mirent à chanter et à danser, sur un vif accompagnement de guitares. Elles nous entouraient ; l'agitation et le bruit les enivraient ; et elles s'élançaient, tournoyaient sur la pointe des pieds, guindaient leurs corps, crispaient leurs mains, tendaient leurs bras. Elles venaient à nous, se retiraient, venaient encore ; et c'était une houle, avec des flux et des retlux, une houle de musique et de bonds, une houle de frénésie. Le cercle des sourires archaïques, séduisans, mystérieux, au musée d'Athènes, me la rappela.

Qu'ils sont émouvans, ces sourires qui ont survécu au sentiment dont ils furent le signe, ces sourires dont l'objet est perdu ! Entre les différens aspects que la physionomie présente, je crois que le sourire est le moins solitaire, celui qui demande le plus doucement l'accueil d'une amicale sympathie. Alors, tous ces visages qui m'entourent semblent implorer l'intelligence qui leur épargnera d'être isolés et relégués mortellement dans une absurdité apparente. Je me figure qu’ils souffrent de ne plus pouvoir communiquer la gaieté, une certaine gaieté, que leurs traits immobilisent. S'ils allaient ne plus être jamais compris ! Si leur était infligé le supplice et le ridicule de sourire ainsi, au long des âges dont la durée lente est le symbole de l’éternité !

Ah ! que veulent-ils, ces sourires qui viennent d'un temps si lointain ? que voulaient-ils, premièrement, avant de traverser le grand désert des siècles et de l'oubli, pareils à une caravane qui, en chemin, s'égarerait et qui arriverait trop tard en des cités où tout le monde serait mort à son attente ?… Se moquent-ils ? et de quoi se moqueraient-ils ? Ou bien, à qui, à quoi offriraient-ils leur gentillesse singulière ?…

Ce qui les amusa est mort.

Ces visages ne sourient pas, les uns et les autres, pareillement. Certains ont un air de plaisanterie ; d'autres sont graves ; d'autres marquent de la condescendance ou de la politesse.

Une Victoire, qu'on a déterrée à Délos et dont les jambes sont drôlement pliées pour la course rapide, sourit si joliment que les coins des lèvres haussent jusqu'aux pommettes des joues une ombre charmante ; et les yeux sont large ouverts. L'allégresse du triomphe éclaire tout le masque et l'on y voit le caprice, l'heureux hasard, la vive aubaine.

Dans une rangée de bustes éginètes, l'un est un chef-d'œuvre parfait ; un buste d'homme, fendu par le milieu ; et tout le côté droit n'existe plus. L'extraordinaire profil ! C'est un visage voluptueux et triste, aux lèvres charnues, souriantes et un peu lasses et qui ont gardé jusqu'à l'amertume la saveur délicieuse du plaisir ; c'est le visage d'un subtil amateur de la vie et qui en connaît tous les fins agrémens et qui est revenu des aventures qu'elle offre, mais y retournera, tout de même, en habitué qui sait qu'on le déçoit et s'y résigne, n'ayant pas trouvé mieux.

Je crois qu'il faut rattacher au même effort d'art une adorable tête de bronze, qui vient de l'Acropole et qu'on a placée dans une autre salle du musée d'Athènes. Elle n'a pas de nom. Le sourire y est un peu narquois et encore plus indulgent ; c'est le sourire d'un sage qui a fait, parmi les détours de la pensée, les mêmes voyages que l'autre sur les routes de la sensualité. Il n'en veut point à la pensée de l'avoir conduit un peu loin sans le contenter. Seulement, il n'est pas dupe.

D'autres sourires sont plus étranges, pour avoir été d'abord posés sur des tombeaux. Ils furent l'ornement paradoxal d'idées funèbres. Ainsi, la Sphinge de Spata, qui a une tête de femme, des ailes d'ibis et un corps de lion, sourit. Et elle sourit donc à la mort. Il y avait, précédemment, des sphinx en Assyrie et en Égypte. C'est en Grèce que cet animal bizarre est devenu un symbole funéraire, l'emblème aussi de l'énigme, — et les deux idées sont liées l'une à l'autre ; — c'est en Grèce qu'il a commencé de sourire. Alors, tout ce que les archéologues diront ne nous empêchera pas d'admirer ce sourire qui est l'allégorie du grand mystère.

Plusieurs stèles de la période archaïque ont le même sourire. Ainsi, le bas-relief célèbre qu'on appelle, je ne sais pourquoi, le soldat de Marathon et qui est bien antérieur d'un demi-siècle à cette bataille. Le sculpteur fut Aristoclès et, le mort, Aristion que voici, vêtu en hoplite et qui, à petits pas, s'avance par les chemins d'outre-tombe, souriant un peu. Ainsi encore une autre stèle, qui provient d'Orchomène et qui est l'œuvre d'Alxénor le Naxien. Cet Alxénor n'était pas très habile à travailler la pierre, à dessiner la ligne des muscles, à ménager le champ de la lumière et à répartir les nuances de l'ombre. Mais la stèle qu'il a signée est empreinte d'un charme ravissant. Le mort, un vieillard, s'appuie sur un long bâton qu'il tient, comme une béquille, sous l'aisselle. L'une des jambes passe devant l'autre. À ses pieds, il a son chien, jeune et joueur ; et de la main droite, pendante, il lui tend une sauterelle. Il incline la tête, regarde son chien, sourit avec mélancolie et rêve. Comment a fait le sculpteur peu habile pour donner à ce tableau modeste un attrait de poésie poignante, une grâce de soir qui tombe et de quiétude alarmée ? La fin d'une journée et la fin d'une vie se confondent en cette image, dont le sourire a la sérénité ambiguë des crépuscules.

Mais le plus étonnant prestige de la salle archaïque, c'est la ronde de ces hautes figures qu'on a désignées longtemps comme des Apollons et qu'il vaut mieux nommer les Kouroï, ou les jeunes hommes. Il y en a une douzaine. Les plus anciens remontent jusqu'au viie siècle et ils sont, pour la plupart, du vie. On les a tirés du sol en divers lieux, en Attique, en Béotie, au cap Sunium, dans la Grèce d'Asie et dans les îles, à Naxos, à Délos, à Rhodes, à Santorin. Ils sont en pierre ou en marbre. Quant à leur destination première, les uns furent dressés sur des tombeaux, et d'autres comme des offrandes dans les sanctuaires, et d'autres ne servirent peut-être, ici ou là, que d'ornemens. L'on déclare qu'ils ne sont pas des portraits ; et, pour l'affirmer de tous, on manque d'argumens décisifs.

Ils se ressemblent ; et chacun d'eux est tout de même caractérisé de très forte manière.

Ils ont, les uns et les autres, la même allure ; mais il y a entre eux des différences de carrure, de lourdeur ou de sveltesse : surtout l'expression des visages est, au contraire de ce qu'on dit, extrêmement variée. Le Kouros d'Orchomène a la figure la plus bestiale, campée sur un énorme cou de lutteur, tandis que le Kouros de Volomandra, au cou grêle, a de jolis traits de fille. Le Kouros géant du cap Sunium, qui était dressé devant le temple de Poséidon et, de ses yeux immenses, regardait la mer, a un visage de soleil. Les Kouroï du Ptoïon béotien font des moues bizarres et le Kouros de Théra, comme ébloui de lumière s'émerveille. Tel autre a un bon air de modestie ; un autre raille.

Les fabuleux bonshommes !… On interroge avec angoisse leurs mines simples ou affectées, le silence rieur de leurs bouches et le regard dépeint de leurs yeux.

Or, le type de ces Kouroï vient d'Égypte. Les archéologues discutent à ce propos ; mais, à maints détails, on reconnaît l'influence de l'art pharaonique : principalement, l'aspect d'ensemble est, en Égypte et dans la Grèce archaïque, le même. Les différences qu'on a indiquées ne sont pas suffisantes pour autoriser, là-dessus, aucun doute. La position des bras, celle des jambes, le léger avancement du pied gauche, les chevelures longues et qui, des deux côtés de la tête, tombent comme le klaft égyptien, la longueur mince de la taille, autant d'analogies, — ei on en signalerait facilement d'autres, — que les critiques de l'antiquité avaient aperçues : Diodore constate la parenté des statues égyptiennes et de ces vieilles statues grecques dont il faisait hommage au mythique Dédale.

En outre, on sait où et comment s'est exercée cette influence. Au viie et au vie siècle, la Grèce et l'Égypte furent en relations perpétuelles. Par les colonies grecques d'Égypte et, notamment, par Naucratis, les deux races firent plus que voisiner : elles fraternisèrent. Les îles et, en particulier, Samos répandirent en Grèce, à profusion, les produits et les œuvres des artisans et des artistes égyptiens.

C'est dans les îles que naquit la primitive statuaire grecque et sous l'influence vivifiante des civilisations orientales.

Mais, si nous comparons, et fût-ce avec un soin minutieux, les Kouroï archaïques et leurs prototypes égyptiens, quand nous aurons une fois noté tout ce que doivent les Grecs à l'Orient, ce qui restera sans modèle premier sera l'invention de la Grèce.

Eh bien ! il restera le sourire des lèvres, des joues et des yeux. L'invention de la Grèce, la voilà. Et la Grèce inventa un sourire.

Il n'y a pas d'invention plus belle, si le perpétuel sourire des Grecs anciens a des significations spirituelles. Et, si l'on admet que les sculpteurs du viie et du vie siècles, empruntant au dehors le type de leurs statues et l'imitant avec docilité, lui aient ajouté cependant cette trouvaille de leur génie hellénique, on admettra aussi que ce sourire ne soit ni une maladresse de leur ciseau, ni une manie de leur facture, mais une volonté qui devait correspondre à une idéologie, plus ou moins nette et consciente.

Avant de la formuler un peu, cette idéologie véritablement grecque, — la tentative est périlleuse et demande des précautions, — allons voir encore ce sourire, et maintenant à l'Acropole, dans le triste musée, pareil à une cave et tout plein de merveilles, qui se cache au creux de la roche, derrière le Parthénon.

Il y a là une petite salle où sont réunies, comme au musée national les Kouroï, les Corés ou les jeunes filles. Et, comme les Kouroï, elles forment une ronde au milieu de laquelle on est d'abord éperdu. Les jeunes filles !… Et, pour remplacer la rudesse des corps athlétiques, voici la grâce des jeunes filles en qui la Grèce archaïque trouva la plus charmante image de la féminité.

Elles sourient, les jeunes filles, comme leurs frères énormes. Cette fois, le sourire naît sur de ravissantes lèvres qui, autour de nous, font une couronne de roses épanouies.

Qu'il est touchant de connaître une sorte de beauté virginale qui a fait les délices d'un temps si lointain !… Cet idéal féminin, les contemporains de Périclès l'avaient déjà méconnu. Il était déjà suranné, lorsque Phidias sculpta les frontons et la frise du Parthénon.

À cette époque, on ne voyait plus les Corés. Elles étaient mortes et on les avait mises en terre. C'est une histoire surprenante. On les dressa, vers la fin du vie siècle, dans une chambre de l'ancien Hécatompédon ; elles furent la cour marmoréenne d’Athèna. Mais, en 480, les Barbares d'Asie arrivèrent ; et ils saccagèrent toute l'Acropole. Ils démolirent le temple et renversèrent les Corés. Quand ils furent partis, les Athéniens se hâtèrent de réparer la cella du temple. Mais, pour les Corés, qui en tombant s'étaient cassées, on les jeta dans les déblais et on les couvrit de terre. Elles disparurent ainsi.

Elles ne virent la lumière du jour qu'un peu de temps, un demi-siècle à peu près. Et puis leur sépulture a duré deux mille trois cent soixante-cinq ans, durant lesquels on oublia même qu'elles eussent jamais flori. Enfin, les archéologues les retrouvèrent ; et les voici, vivantes de nouveau, jolies et radieuses. Seulement, elles ont changé de domicile et elles n'habitent plus un temple, mais un musée. Elles subissent en souriant cette avanie de la destinée impitoyable.

On a beaucoup discuté sur le point de savoir quel était leur office, dans l’Hécatompédon. Certains critiques ont voulu qu'elles fussent des Athèna ; or, on n'aperçoit en elles nul caractère divin. Les prêtresses d' Athèna, peut-être ? On ne leur voit pas les insignes du sacerdoce. M. Lechat, qui leur a consacré le zèle d'un érudit, les considère comme des objets d'art que des personnes pieuses offraient à la divinité pour qu'elle en eût les yeux réjouis.

Mais je crois qu'il y a, dans l'aventure des Corés, de singulières péripéties, dont le détail nous échappe ; et nous sommes tentés de les deviner, plutôt que nous ne les savons.

Les Corés de l'Hécatompédon sont habillées du costume ionien : c'est le chitôn, longue robe en toile de lin, et l'himation, sorte de châle qu'on portait de plusieurs manières. Jusqu'au milieu du vie siècle, les Athéniennes étaient uniformément vêtues d'un péplos de laine, attaché sur les épaules par de longues épingles. Dès le premier quart du ve siècle, elles revinrent à ce péplos. Le costume d’Ionie avait duré, dans l’Attique, à peu près autant que les Corés.

Et l’on dit que, durant cette période, les Athéniens avaient subi l’enchantement de l’Ionie et de ses mœurs et de ses modes. Ensuite, l’invasion des barbares venus d’Asie les aurait dégoûtés de l’Orient : ils auraient soudain repris l’ancien usage grec et le costume traditionnel des Doriens.

Mais Hérodote en raconte bien d’autres !

Vers le milieu du vie siècle, les Épidauriens, afin d’obéir à un oracle pythique, achetèrent aux Athéniens du bois d’olivier pour y sculpter les statues de Déméter et de Perséphone : en échange, ils décerneraient tous les ans des victimes à Érechthée et Athèna Polias. Or, les Éginètes volèrent aux Épidauriens les deux statues et les emportèrent chez eux ; ils les placèrent au centre de leur île. Les Épidauriens cessèrent alors d’envoyer aux divinités athéniennes leurs offrandes. Les Athéniens réclamèrent, et les Épidauriens leur répondirent de s’adresser aux Éginètes. Ceux-ci refusèrent de rien entendre ; les Athéniens lancèrent contre eux une trirème de citoyens énergiques. Ces militaires avaient pour consigne d’amener en Attique les deux déesses. Ils ne purent les prendre. Ils attachèrent des cordes aux statues et tirèrent dessus vaillamment ; les statues résistèrent, le tonnerre gronda, la terre trembla, les militaires devinrent fous, s’entre-tuèrent : et il n’en resta qu’un. Il y a, dans ce récit, beaucoup de fantaisie ; Hérodote l’avoue. Mais il assure que le dernier survivant se tira d’affaire et, un beau jour, reparut en son pays. Alors, on l’entoura. Il raconta que les autres étaient morts. Les femmes lui réclamèrent leurs époux, le malmenèrent, invectivèrent contre lui et, avec les épingles qui sur leurs épaules retenaient leur péplos, elles le tuèrent.

Pour les punir, dit Hérodote, on leur changea leur costume. On leur interdit les épingles et on leur assigna le chitôn d’Ionie, cousu et qui, pour tenir, n’a pas besoin d’un accessoire dangereux. Peut-être l’idée de quelque sacrilège à expier se mêla-t-elle à tant de précaution, car les deux déesses étaient dans l’affaire ; peut-être aussi dut-on céder à quelque exigence des Éginètes. Hérodote affirme que, de son temps encore, les Argiennes et les femmes d’Égine, par un sentiment de fatuité impertinente à l’égard des Athéniennes, affectaient de porter à l’épaule des épingles d’un tiers plus longues que naguère ; et, parmi les objets qu'on dédiait aux deux déesses, la mode fut d'offrir ces épingles. Plus tard, après les guerres médiques, quand les Athéniennes reprirent le costume dorien, sans doute n'est-ce pas l'Orient qu'elles méprisèrent ; mais Athènes avait résolu d'en finir avec l'insolence des Éginètes et, en dépit de tout ce que ces gaillards pourraient dire, les femmes eurent de nouveau le péplos et l'épingle. Athènes avait été patiente ; elle s'était conformée à l'oracle d'Apollon qui commandait de tolérer trente ans les outrages d'Égine ; mais elle préparait sa revanche.

Il me paraît bien difficile de ne pas tenir compte de cette histoire, si l'on désire connaître la signification des Corés. Ces porteuses du chitôn et de l'himation qui, au nombre d'une cinquantaine, furent placées dans l'Hécatompédon en de telles circonstances, je me figure que les Athéniens les dédiaient, comme une dette religieuse, aux deux divinités du sanctuaire vénérable, Athèna Polias et Érechthée. Ces deux divinités étaient privées de l'offrande épidaurienne, parce que les Athéniens n'avaient pas su reprendre aux Eginètes les statues d'olivier. Ce n'était pas aux deux divinités athéniennes d'en souffrir. Et on leur consacrait, comme une redevance expiatoire, ces Corés de marbre dont le costume attestait un pieux repentir.

Telle est, si je ne me trompe, la signification des Corés archaïques.

Et alors, admirons leur sourire; admirons leur coquetterie adorable. En vérité, l'on ne dirait pas que ces Athéniennes charmantes fussent humiliées par les fatuités arrogantes des Argiennes et des Éginètes. Même, on pourrait, à cause de cela, révoquer en doute et l'anecdote d'Hérodote et les conclusions que j'en tire. Mais, au contraire, il me semble que leur attitude et leur façon d'être concordent parfaitement avec les ripostes que faisait, dans les cas embarrassans, l'orgueil des cités grecques. Sur la voie sacrée de Delphes, une cité victorieuse dressait un ex-voto superbe ; les autres cités avaient l'air d'accepter l'offense ; elles attendaient leur jour et alors bâtissaient, devant le trophée du rival, un monument plus élevé, plus riche et plus beau. Pareillement, les Corés ne refusent pas le costume qu'on leur a infligé ; elles ne refusent pas non plus d'acquitter, auprès d' Athèna Polias et d'Érechthée, la dette des Argiens. Seulement, leur réplique, c'est leur évidente beauté. Elles répondent : — En ce costume sans épingles, ne sommes-nous pas encore les plus jolies ?…

Elles sont délicieuses. On n'est pas environné d'elles sans émoi.

Elles sont très élégantes et parées de bijoux. Elles ont des diadèmes, des colliers, des boucles d'oreilles, des bracelets. Leurs cheveux sont frisés, disposés sur le front avec un art précieux ; et de longues tresses viennent en avant, tombent droit sur de jeunes seins. Les robes, de toile très fine, collent à leurs corps et, en divers endroits, le dessinent jusqu'à le déshabiller. Afin d'orner le chitôn et l'himation, il y a de larges bandes de broderie que l'artiste a coloriées sur le marbre en bleu, en noir, en rouge et en vert. Il a peint les cheveux en rouge et semblablement les lèvres. Pour les yeux, il a fait un cercle noir, un cercle brun et le point noir de la pupille ; il a mis du noir au bord des paupières. Je ne sais s'il n'a point un peu abusé de toutes ces couleurs. Aujourd'hui qu'elles ont perdu leur éclat et que l'humidité les a lavées et doucement répandues, elles teintent le marbre et lui donnent un aspect de vie, non à la manière de l'horrible statuaire en trompe-l'œil, non à l'imitation de la réalité, mais selon les justes principes de l'art.

Et, de la main gauche, les Corés, toutes les Corés, d'un geste pareil, relèvent à gauche la robe trop longue qui les empêche démarcher vite, de courir et les consacre à demeurer dans la maison où elles sont des objets voluptueux ; ou bien, dehors, elles auront une démarche très attentive, étudiée.

Elles sourient. L'une est une bien douce blonde, un peu vaniteuse, aimable tout de même. Une autre se moque du monde, un peu effrontément ; elle a de l'esprit et la bouche sensuelle. Une autre est une petite brune aux yeux bleus ; et elle fait des mines et elle prend un air bien averti, mais elle ne sait rien du tout. Une autre, avec ses yeux pétillans, est un mauvais sujet fort aguichant. Et une autre est bien langoureuse ; avec ses paupières ombrées et avec son teint mat, avec son visage d'amoureuse fatigue, elle appelle les complimens et les propos fades. Une autre est la boudeuse ; et comme on va l'aimer ! Une autre est une grande dame et qui demande des égards. Une autre, qui sourit de côté, semble perverse à ravir. Une autre, qui a des fossettes aux joues, a les yeux si ingénus qu'elle plaît davantage. Et une autre est la pure beauté. Elle a gardé plus de couleur ; il y a, dans sa physionomie, un attrait mystérieux. On la dirait jalouse d’un secret qu’elle ne dira pas. Ses yeux, vers les tempes, se relèvent ; ses joues sont tout animées par le sourire des lèvres.

Les archéologues déclarent que ces Corés de marbre ne sont pas des portraits. Je l’ignore, comme eux. Chacune d’elles, en tout cas, est une personne ; et elles sont différentes entre elles autant que les petites femmes dont La Tour a peint les âmes frivoles et rêveuses. La variété de leurs sourires est une abondante et précieuse richesse de l’esprit. Quel trésor d’une fantaisie admirable ! Quel trésor d’une coquetterie dont les nuances étaient analogues à celles d’un jardin fleuri ! L’on en respire encore le parfum.

Mais, bientôt, l’on subit une mélancolie extrême, à la pensée de toutes ces âmes qui furent gentilles, fières et avenantes et qui continuent de sourire après que l’oubli est tombé comme une cendre sur les objets de leur ferveur amusée. C’est dommage, ainsi que disait Brantôme, c’est dommage que le temps anéantisse les journées qui, sur des lèvres de jeunes femmes, éveillent tant de gaieté exquise. Et encore c’est pitié que survivent à leur plaisir de tels sourires. On les plaint avec une tendresse étonnée, voluptueuse et douce ; et l’on éprouve, à les regarder, un sentiment équivoque où se mêlent, pour mieux vous alarmer, l’idée de l’amour et l’idée de la mort.

*
*___*

Sur la terrasse d’Égine, auprès du temple d’Aphaïa, qui devint le temple d’Athèna et qui est un portique où la lumière mène ses farandoles, je songeais à tous ces sourires. Une charmante analogie m’apparut : elle me fit voir ensemble, et comme trois couronnes qui m’eussent entouré, l’azur et l’or de la mer et de l’horizon, les Kouroï archaïques et les Corés ioniennes, trois couronnes de sourires ; et il me sembla qu’elles se réunissaient en une seule, ample, merveilleuse et qu’a tressée le génie de la jeune Hellade. Le sourire innombrable des flots, des jeunes hommes et des jeunes filles, dans la splendide limpidité de l’air et dans l’odeur salubre des pins, rayonna mieux que le soleil et me persuada de n’aller point chercher ailleurs l'âme qu’il révèle en clartés radieuses.

C’est à Égine que je me suis épris de ce sourire, jusqu’à l’aimer et, l’aimant, jusqu’à présumer que j’en devinais, que j’en ressentais les significations lointaines et variées. On l’appelle éginétique : les artistes éginètes l’ont nuancé de la plus délicieuse manière. Mais il n’est pas né à Égine ; il est né là-bas, dans les îles dorées et roses, dans les Cyclades, comme Apollon, fils de Latone ; il est né du côté de l’aurore : et le premier qui le dessina sur la pierre avait longtemps regardé les jeux que font la lumière et les vagues. Le premier qui, sous ses doigts, le vit naître, nous lui prêtons l’émoi que nos légendes, ornées de nos chimères, attribueraient à une petite Ève devant le premier printemps de la terre : il l’admira et le baisa aux lèvres, comme j’imagine cette petite Ève qui prend des roses dans ses mains et les porte à son heureux visage. Ce sourire est né dans les îles ; puis, à travers la mer Égée, peuplée de sirènes, il est venu suivant le chemin de l’aurore ; il est venu sur des barques légères et bondissantes comme les chevaux du soleil. Il aborda sur les côtes orientales de la Grèce, en Attique et en Argolide. Égine le reçut, l’accueillit, le favorisa et le mena plus loin, dans les villes et les sanctuaires. Il embellit toute l’Hellade.

Ensuite, il eut bien l’air de mourir ; et, durant de longs siècles, on ne le vit plus : la terre s’était attristée. Soudain, il reparut, et comme un surprenant miracle, dans l’un des pays du soleil couchant et à l’époque de saint Louis, se posa sur les figures de la Vierge, des apôtres et des anges, à la cathédrale de Reims, illuminant les symboles d’une ferveur nouvelle. Durant trois siècles encore, il s’éteignit ; et enfin, Léonard de Vinci le trouva comme un dépôt qu’eût laissé, dans l’âme italienne, l’âme ancienne de la Grèce au temps de leur hyménée : il le posa sur les figures des saints personnages et il le vit fleurir, emblème du mystère, sur les prophétiques lèvres de Jean le précurseur.

Alors, le sourire qui était venu de l’Ionie intelligente et voluptueuse avait passé par les mêmes tribulations et entrevu les mêmes espérances que la foule des hommes inquiets. Il annonça les promesses de la vie future et indiqua le bonheur des élus ; il indiqua aussi la surprise émerveillée avec laquelle une nouvelle et vieille humanité se penchait sur les abîmes d’une âme que des sentimens de toute sorte compliquaient : et il fut l’allégorie d’une prévision surnaturelle.

Mais, en Grèce, quand il arriva, pareil à une aurore, et quand il s'installa sur un sol jeune, parmi des hommes enfantins, il était enfantin lui-même. Il ne faut pas qu'on le charge d'un lourd fardeau métaphysique ; il ne faut pas qu'on le soupçonne de multiples intentions. N'allons pas en faire un théologien subtil ; mais il arriva comme un adolescent désinvolte, qui court et qui s'amuse de son agilité.

Si, devant les frontons d'Égine, au milieu des Kouroï et des Corés d'Athènes, je l'ai peut-être interrogé plus précisément qu'on ne le doit, du moins ne voulais-je pas le traduire ainsi qu'un rébus; et les mots que je lui offrais, pour qu'il se pût déclarer un peu, ont l'inconvénient de toute parole qu'on donne comme l'équivalent d'une musique, d'un silence ou d'un sourire : ils disent trop, à force de ne pas savoir assez dire.

Cependant, et même si mes interprétations étaient toutes pleines d'erreur, on ne devrait pas négliger ce fait, que tout l'art de la Grèce inaugurale a, pendant plus d'un siècle, souri. Ce n'est point un hasard ; et c'est une évidente volonté, ou bien c'est une spontanéité significative. Au temps où préluda le génie grec, on estima visiblement que le sourire était la plus parfaite élégance, était à l'égard de la vie l'opinion la meilleure. Cela n'est pas une philosophie qu'on ait rédigée et réduite sous la forme d'un système, non ; mais cela suppose une philosophie. Et la constance de ce sourire nous invite à penser que la philosophie dont il fut le signe anima toute la vie grecque en ses débuts. Un peuple qui a voulu que sourient ses dieux, ses héros et les images de lui-même, livre ainsi le secret de son âme, ne le sût-il pas.

Eh bien ! ce sourire est d'abord une gaieté qu'on n'a pas vue ailleurs, une gaieté légère et fine et qui ne va pas jusqu'au rire, habituellement, mais irait volontiers, ou irait à la mélancolie sans faire plus de chemin ; c'est une claire gaieté qui se tient, de préférence, à distance égale de ces deux extrémités, la joie et le chagrin. Les Grecs ont signalé comme des garçons très bizarres cet Héraclite qui pleurait toujours et ce Démocrite qui riait sans cesse ; ils considéraient que la vie ne réclame et ne vaut ni ceci ni cela.

Ils n'attribuaient pas à la vie tant d'importance ; et, comme ils avaient un goût très délicat, l'excès de la joie et l'excès du chagrin les choquaient, il me semble. Ils recherchaient, comme la perfection, la mesure. Et le sublime est tout autre chose : ils le reléguaient dans leurs tragédies. Ils redoutaient les prodigalités de la fortune et comptaient sur les justes revanches de la Némésis pour établir une sorte d'équilibre entre les hasards.

Dans leur sourire, il y a de la plaisanterie. Je ne crois pas qu'ils aient pris, à notre manière, la vie tout à fait au sérieux. Ils ont regardé avec enjouement la vie et la mort. Ce n'est pas du scepticisme ; c'est plutôt une espèce de judicieuse ironie.

Ils étaient familiers envers les dieux de leur Olympe ; ils les traitaient un peu comme de grands despotes avec lesquels on peut, somme toute, s'arranger. Ils étaient familiers envers les idées les plus imposantes ; et ils ne les méprisaient pas, mais ils avaient soin de n'être pas dupes. Leur religion est riche de badinage, leur patriotisme entend raison, leur honneur admet la patience.

Leur sourire indique l'aisance heureuse de leur esprit. Ils ne se guindaient pas ; et, leur esprit, ils l'engageaient à se jouer parmi les phénomènes et le commentaire. Leur dialectique en témoigne. Il y a, entre les argumens industrieux de Zénon l’Éléate et les principes du nihilisme moderne, la différence qui sépare de la frénésie farouche l'aimable divertissement. Leurs sophistes ont parcouru toute la Grèce en y répandant le plaisir de l'ingéniosité logique. Et les antinomies nombreuses que pose et que transpose le Parménide de Platon, je les vois comme le sourire de la raison discursive.

De même que les alternances de la lumière et de l'ombre unissent délicatement, fondent et combinent les diverses couleurs d'un paysage, le sourire accorde les contrariétés de l'intelligence. Et, faute d'être bien attentifs à ce sourire, nous sommes étonnés des mélanges de négoce et de religion, de gaudriole et de mysticisme, d'industrie et de thaumaturgie, de gymnastique et de philosophie, d'impertinence et de foi que présentent Délos, Éeusis, Épidaure, Olympie et Delphes, les sanctuaires les plus illustres et pieux, où il est certain que la Grèce a réalisé son meilleur idéal. Le sourire assemble tout cela ; il améliore la turpitude et il adoucit l'orgueil de la beauté trop pure et arrogante ; il npaise les querelles et concilie les inimitiés. Il accomplit une besogne un peu narquoise et fraternelle, une besogne de plaisante charité intellectuelle.

C'est le sourire méditerranéen. Les rivages de cette mer si bleue en sont enchantés comme de leurs moissons de fleurs. Et Ulysse, qui l'avait parcourue longuement, a laissé, malgré ses malheurs, un souvenir de jolie allégresse, de gentillesse et de rouerie.

C'est la gaieté méridionale, mais, par la Grèce, mise au point d'une élégance à peu près divine.

Et l'on a dit que la Grèce était miraculeuse. Son miracle est d'avoir inventé un sourire en lequel s'épanouit la plus belle, gracieuse et intelligente pensée de la terre.

*
*    *

Un soir, jetais sur l'Acropole, à regarder le Parthénon.

J'avais, tout le jour, visité les ruines des monumens que les âges divers bâtirent à la cime ou aux pentes du roc athénien. Et, de ma promenade, il me restait une impression tumultueuse, à cause des disparates que font les élémens du sanctuaire. Les plus diftérentes époques s'y heurtent ; l'Odéon d'Hérode Atticus et le portique d'Eumène, roi de Pergame, sont un voisinage singulier pour les Propylées et pour la chapelle exquise de la Victoire aptère. D'ailleurs, on a détruit et emporté l'alluvion turque. On a bien nettoyé l'Acropole. Et, aujourd'hui, couverte des seuls cailloux grecs, elle a un peu l'aspect d'une plage qu'aurait longtemps lavée la mer et d'où la mer, comme la vie, se serait enfin retirée.

C'est un lieu sec, sans ombre, et que chauffe le soleil.

Les disparates qu'on y aperçoit ne résultent pas seulement des époques différentes. Mais, en un même temps, on a vu les Athéniens aller au théâtre de Dionysos, où les histrions ridiculisaient Asclépios le guérisseur, et, tout à côté, à l'Asclépieion, où les prêtres du dieu médecin vous guérissaient. Le Parthénon nous donne à concevoir une religion de philosophes, à laquelle se plut Périclès ; et, au musée de l'Acropole, j'ai vu les débris de l’Hécatompédon, les fragmens d'une statuaire absurde, avec Triton, avec Typhon, avec des monstres d'enfer et qui ressemblent davantage à de diaboliques imaginations qu'à des symboles de pures idées : ils ressemblent aux démons comiques et horribles qui font leur partie dans le Jugement dernier de nos cathédrales.

Ce que, d'habitude, on raconte et l'on affirme, au sujet du rationalisme grec, je l'ai cherché : je ne l'ai pas trouvé. L'on présente les Grecs comme un peuple de penseurs que gouvernait la sagesse d'Athèna. Mais je crois qu'il n'y eut jamais un peuple raisonnable. La vie des hommes n'est jamais menée par la raison ; et l'on a tort de se figurer la religion des Grecs comme l'allégorie d'une doctrine rationnelle.

Barthélémy Hauréau, en tête de son Histoire de la philosophie scolastique, a inscrit cette parole émouvante : « Heureux les peuples qui n'ont pas de livres sacrés !… » Les Grecs ont eu leurs livres sacrés ; ou bien, ils en ont eu l'équivalent : les mystères d'Éleusis le prouvent. Et ils avaient un rituel, une liturgie ; ils avaient de savans exégètes, qui ne permettaient pas qu'on négligeât l'exactitude et la lettre du dogme et des cérémonies.

Dans sa belle Histoire des Grecs, Louis Ménard a complimenté ses héros de n'avoir pas été soumis à un clergé. Mais ils ont eu un clergé. Il est vrai que la plupart des fonctions religieuses étaient, en somme, des magistratures qu'on exerçait pendant une période assez courte. Cela ne modifie pas absolument le caractère du prêtre. Et nous savons qu'à Olympie, par exemple, — ailleurs aussi, — les fonctions religieuses appartenaient à quelques familles sacerdotales qui gardaient jalousement la tradition et maintenaient leurs prérogatives. Il n'y a jamais eu un peuple exempt de dogme et de clergé.

L'on se plaît à imaginer les Grecs comme des gens qui avaient inventé eux-mêmes la religion qu'il leur fallait : de cette manière, ils n'étaient pas accablés par des croyances faites pour d'autres et d'autant plus gênantes. Mais, sur l'Acropole et dans tous les sanctuaires de la Grèce, j'ai vu les traces nombreuses et abondantes de religions venues de loin, venues de partout, venues de l’Orient, père des dogmes. Les Grecs ne furent pas au commencement du monde ; et nous ne connaissons, dans l'histoire, aucun peuple qui ait la complète initiative de sa vie spirituelle.

La religion grecque a été une religion, et donc intolérante. Elle a exigé que Socrate bût la ciguë.

Seulement, il y a, jusqu'en cet épisode tragique, une sorte d'étrange sourire. Les propos de ce charmant philosophe, tels que les a consignés Platon, donnent à l'aventure de sa mort une beauté qui en est l'ornement radieux. Et Platon, qui aimait Socrate, ne semble pas indigné contre les juges ; il ne les accuse pas. On dirait que la condamnation même fut adoucie de courtoisie et de singulière aménité. Elle a quelque analogie avec cet exil bizarre et honorable, lostracisme : les Grecs ne l'infligeaient pas sans regret et sans tristesse à des citoyens fort estimables, mais que les circonstances avaient rendus dangereux. Socrate, avec les nouveautés de son rationalisme, parut mettre en péril la conscience nationale, réglée par une foi qu'on avait acceptée depuis longtemps et à laquelle on s'était heureusement accoutumé. Quant au fait de sa mort, eh bien ! la mort ne fut point, aux yeux des Grecs, un objet d'effroi. Socrate mourut avec facilité. Mais il était un vieux philosophe ? La petite Iphigénie elle-même a, dans son désespoir, un sourire. Et, si l'on regarde les stèles de marbre que les Grecs plaçaient sur les tombes, on n'y voit pas de scènes déchirantes : le mort fait doucement ses adieux, tend à ceux qu'il va quitter une main calme ; les survivans le saluent. Les visages sont tranquilles ; et il y a, dans la mélancolie du départ, une sérénité qui va jusqu'au sourire, quelquefois.

C'est à l'aniversel sourire que je suis toujours amené lorsque je tâche de résoudre l'énigme nombreuse de la Grèce. Je l'aperçois dans toute la vie grecque, dans toute la pensée de ce peuple privilégié, dans sa religion même qui, autrement, avait les caractères de toute religion.

Comme je songeais à cela et à ce vieillard d'Égypte qui disait au jeune Solon : « Vous serez éternellement des enfans, vous, les Grecs ! » le soir, peu à peu, tomba sur l'Acropole. Le soir fut digne de la journée admirable.

La blancheur d'Athènes devint grise, et les cyprès qui, de place en place, érigent parmi la pierre bâtie leurs fuseaux minces, noircirent. Les avenues de poivriers se noyèrent dans la pâleur environnante. La colline pointue et fine du Lycabette eut les tons jaunes et verts et vernissés des anciennes peintures persanes qu'on garde sous verre. Les montagnes, l'Hymette et le Pentélique, bleuirent ; puis, en passant par les nuances du mauve, elles rougirent et enfin devinrent toutes roses, La mer, de l'autre côté, se colora de carmin ; Salamine, un peu plus foncée, y dessina sa forme célèbre. Il n'y avait dans ces magnificences, nulle ombre ; et l'on eût dit d'une grande aquarelle, peinte avec délicatesse et largement, sans gouache : toutes les couleurs étaient pures et transparentes. Il n'y avait pas d'autres couleurs que celles de la lumière.

La lune, à son premier quartier, parut au ciel et jeta son reflet sur la mer. Elle brilla splendidement et, auprès d'elle, des étoiles brillèrent aussi, avec tant d'éclat qu'elles en étaient élargies. Et le ciel tourna du bleu au vert, puis à l'outremer et au violet sombre.

Le Parthénon fut en or ; et en or, les Caryatides fines et fortes de l’Érechthéion. Autour des monumens circulèrent des vapeurs blondes.

Puis, dans le silence pathétique et délicieux, les minutes se précipitèrent ; la fantasmagorie céleste hâta ses prodiges, multiplia ses folies rouges, et jaunes, et bleues, et vertes : et l'éther limpide se teignit de toutes les couleurs, comme font, ailleurs, les nuages.

Cependant, sournoise, l'ombre se glissa dans le paysage et bientôt y fut souveraine. Un vent frais et léger passa, comme un frisson. L'atmosphère se contracta.

Et alors, tandis que s'évanouissait la gloire de rayons où les dieux du sourire avaient leurs auréoles, un tintement de cloches s'éveilla, puis un autre, et puis d'autres. Les églises d'Athènes, la Panaghia, Saint-Nicodème, Saint-Jean, Saint-Denys l'Aréopagite, les Saints-Théodore, Sainte-Photine, Sainte-Irène et Saint-Constantin, sonnèrent l'angélus du soir. Un tintement fini, un autre commençait ; et plusieurs se réunirent ; et il y eut des notes qui, toutes seules, tombèrent dans le crépuscule, une à une, comme les grains d'un chapelet rompu. Les tintemens étaient vifs, acharnés ; et ils avaient la rapidité de la grêle.

Mais le silence qu'ils laissèrent après eux ne fut pas le même silence qui avait précédé leur soudaine arrivée. Quel silence ! Il avait l'odeur de l'encens qui fume et de la cire brûlante. Et il me sembla que, dans l'ombre où s'étaient enfuis les dieux du sourire, une fleur venait d'éclore, grise comme la cendre et chaude comme elle, une fleur de solitude, la fleur d'un sentiment nouveau, la piété.

Les légers dieux du sourire ne l’ont pas connue. Elle est née après leur départ.

Toutes les âmes qui en ont respiré le parfum lourd en sont à jamais imprégnées. Elles ont changé de nature et ne songent plus de même à la vie, à la mort, à l'espace et au temps. Le sourire enfantin d'Athèna les amuse et les étonne.

André Beaunier.