Le Sphinx au foyer/Énigmes

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A. Bennuyer (p. 107-125).

ÉNIGMES


BOTANIQUE
(emblèmes.)


I

Je foisonne en mignonnes gerbes
Au champ vaste où l’on m’a semé,
Quelquefois par les folles herbes
Avec arrogance opprimé.
Du ciel j’ai la pâle nuance ;
Un soupir du vent me balance
Et ma racine a peur du man.
Mais je deviens blanche tunique,
Lange moelleux, linceul pudique
Et j’enrichis le sol flamand.
Je ne m’en fais pas de mérite ;
L’orgueil ne m’a point incité,
Car ma devise favorite
Est ce doux mot : simplicité.


II

Je suis, parmi les solanées,
Une liane au souple essor ;
Je grimpe à l’assaut des aunaies,
Des aubépins, des genêts d’or.

Ma fleur, taillée en fine étoile,
D’une teinte sombre se voile ;
Ma baie est d’un rouge luisant.
Tout à la fois amère et douce,
Ma saveur attire et repousse ;
Et l’on dit mon suc bienfaisant.
Si je guéris, je mortifie.
Est-ce de la sévérité ?
Esculape du moins s’y fie
Et l’on m’appelle : Vérité.


III

Sully m’aimait. À sa mémoire
On m’associe en divers lieux :
La flore même écrit l’histoire
Et parle aux cœurs, parlant aux yeux.
Je prête aux Nestors du village
Un asile sous mon feuillage
Et, contre mes flancs, un dossier ;
Textile est ma seconde écorce :
J’unis la douceur à la force ;
Et j’attire… le carrossier !
Pour le parfum je rivalise
Avec l’oranger, mon égal.
Enfin, c’est moi qui symbolise
Le touchant amour conjugal.


IV

Je suis contemporain du monde,
Conifère et pyramidal ;
Ma sève a, puissante et féconde,
Plus de parfums que le santal.
De Salomon j’ornai le temple ;
Et le Liban surpris contemple
Des milliers d’ans sur mon manteau.
J’ai multiplié sur la terre…
Un jour Jussieu de l’Angleterre
Me rapporta… dans son chapeau.
L’homme éphémère, d’âge en âge
Épris de ma vitalité,
Me jalouse et pour apanage
Me prête l’immortalité.


V

On me bannit de tout parterre ;
Je n’ai point place en un bouquet ;
Ma fleur est d’un aspect austère,
Et mon feuillage compliqué.
Vivace, amère, antiseptique,
Et fébrifuge et stomachique,

Au médecin j’aide beaucoup.
Mais distillée, à forte dose,
Je rends l’homme nerveux, morose,
Malade, furieux, et fou !…
Je possède une autre puissance :
Celle de traduire sans mots
Les douleurs âcres de l’absence,
Ses larmes, ses muets sanglots.


VI

Quand les pelouses sont couvertes
De la dépouille des ormeaux,
Je conserve les feuilles vertes
Et le fruit rouge à mes rameaux.
Du froid Noël, en Angleterre,
Je réjouis l’aspect austère ;
L’enfant à m’accueillir est prêt.
Aux oiseaux j’offre la pâture ;
Je suis ornement ou clôture ;
Parfois…… bouchon de cabaret !
Assez longue est mon existence.
En un symbole on m’a changé :
Misanthropie et résistance.
Je pique… l’homme s’est vengé.


VII

Grêle de port, mignon de taille,
J’ai feuille mince et pâle fleur ;
Et le domaine qu’on me taille
Tient dans un pot d’humble couleur.
Au printemps on me voit paraître
À quelque modeste fenêtre
De prolétaire, d’ouvrier ;
Je suis le luxe de sa fille
Et le jardin de la famille
Et le seul parfum du foyer.
Je symbolise, c’est ma gloire,
La pauvreté, Dieu s’en éprit !
Et l’Évangile, on peut l’en croire,
Dit : Heureux les pauvres d’esprit !


VIII

Je suis le frère du grand chêne.
Noble est mon port, large est mon front.
En vain l’ouragan se déchaine :
Il n’ébranle pas mon vieux tronc !
Je règne au sein de la futaie ;
Et, de mes vastes bras, j’étaie

Les lianes dans leur essor ;
L’huile sort de mon fruit brunâtre ;
Mes rameaux secs échauffent l’âtre ;
Mon fût énorme est un trésor.
Enfin, je vis dans la mort même
Sous les outrages du fendeur.
Et l’on m’a choisi pour emblème,
Pour synonyme de grandeur.


IX

Sous les buissons, parmi la mousse,
Sur les talus, dans le gazon,
Gracieuse et frêle, je pousse
Dès que vient la chaude saison.
Ma feuille, en touffes prodiguée,
À goût d’oseille, couleur gaie,
Forme charmante et port coquet ;
Ma fleur, d’un blanc strié de rose,
Affecte sémillante pose
Et l’abeille y fait son banquet.
Mon nom même est une caresse,
Un chant d’amour vers le bon Dieu :
Je suis l’innocente allégresse !
Transplantez-moi donc en tout lieu.


X

Modeste port, taille fluette,
Feuille étroite et d’aspect luisant,
Je ne porte ni fleur coquette
Ni grappe d’or ni fruit pesant.
Au jardinet du presbytère
Je fais une bordure austère
Toujours verte en chaque saison ;
Et, bénit par la main du prêtre,
Je protège le lit d’ancêtre,
Le berceau, toute la maison.
Je suis le goupillon suprême ;
Sur les tombeaux on m’a planté ;
Et du stoïcisme lui-même
J’exprime enfin la fermeté.


XI

Parmi les papavéracées
J’étale mes couleurs de feu.
Les autres en sont effacées :
Arrière le blanc et le bleu !
Sur l’or des blés je me détache
Ainsi qu’une sanglante tache ;

D’un blanc pur est mon suc laiteux ;
Et les fillettes à la ronde
Me piquent dans leur tresse blonde
Avec un plaisir vaniteux.
La sombre envie à l’âme rance
Qui me déteste, on sait pourquoi,
M’accuse tout haut d’ignorance…..
Mais je m’en moque et me tiens coi.


XII

Il me suffit de vingt années
Pour grandir en humide sol ;
Et mes branches peu contournées
N’ont point l’aspect d’un parasol.
Je monte, aérienne flèche ;
Le brouillard en flottant me lèche,
Ma feuille tremble au moindre vent.
Et si je leur borde la route,
Mendiants, pèlerins sans doute
La trouvent moins longue souvent.
Mon port noble est sans arrogance,
Et mon fût sans aspérité.
Je symbolise l’élégance,
Eh bien ! c’est juste, en vérité.


XIII

Pollen d’or sombre qui s’envole,
Pétales frais d’un rose blanc,
Parfum suave en ma corolle,
Long rameau flexible et tremblant.
Les papillons, les cicindelles,
Les cétoines, les hirondelles,
Boivent la rosée en mon sein ;
Je pare le buisson sauvage
Et, dans l’église du village,
On m’effeuille à l’autel d’un saint.
Entre toutes l’on m’a choisie,
Étoile chaste du printemps,
Pour exprimer la poésie
Avec ses rêves de vingt ans.


GÉOGRAPHIE


XIV

Je suis un centre inaccessible,
Et dans le mystère plongé.
À m’entrevoir, moi l’invisible,
Quel vaillant n’a jamais songé ?…
Dans l’inconnu je me dérobe ;
Et tous les points du vaste globe
Lancent vers moi leurs grands chercheurs.
Combien sont morts dans les tempêtes
Sans atteindre, martyrs athlètes,
À mes éternelles blancheurs !…
Qu’importe ! ils allègent le nombre
Des étapes à parcourir.
À force de marcher dans l’ombre
On parviendra : vaincre ou mourir !


XV

Dressant bien haut ma tête fière,
Au crâne chauve, au front étroit,
Je fais sourdre une humble rivière ;
L’alun m’irise en maint endroit.

En mes flancs sommeillent des laves
Sous le sombre basalte esclaves
Et que l’on n’ouït plus gronder…
Le Cantal de loin me salue ;
J’ai les amples monts Dôme en vue
Et des lacs nombreux à sonder.
Mais si les fleurs font ma parure
Et les rocs vifs mon ceinturon,
Plus grande encor que la Nature,
La croix est mon divin fleuron.


XVI

Jadis, parmi les places fortes,
L’ennemi sut me rencontrer.
Aujourd’hui, je n’ai plus de portes
Pour que l’on puisse mieux entrer.
De tous les coins du vaste monde,
La foule à mes sources abonde :
Je suis Babel six mois durant.
Enfin, je flatte, sans pareille,
L’odorat, l’œil, le goût, l’oreille
De toute classe et de tout rang !
La marquise tant applaudie
Vantait mon multiple pouvoir :
Spleen, avarice, maladie,
Je guéris tout ! venez-y voir.


XVII

Au nord, la mer aux vagues bleues,
Ses archipels et ses îlots ;
Au sud, longue de six cents lieues,
La mer biblique aux rouges flots.
Les grands sphinx et les pyramides
Allongent vers mes bords humides
Les ombres de leur vieux granit ;
Et dans le lointain, je devine
La cité mystique et divine
Où le Christ, un jour, fut honni !
Je réalise l’impossible ;
Et merveilleux trait d’union,
Je romps la barrière invincible
Et j’accomplis la fusion.


XVIII

Windoën perçoit mon tonnerre ;
Ost Vaagen m’entend mugir ;
Wieroë tremble à ma colère
Et Moskoë voudrait me fuir !…

Je n’ai ni formes ni limites ;
Mes couleurs ne sont pas décrites,
Et mon fond, nul ne l’a sondé…
De loin je fascine et j’attire…
Trois fois malheur à tout navire
En mes parages attardé !…..
Pourtant, les pêcheurs de Norwège
Devant moi ne sont point peureux :
Là-bas, à genoux dans la neige,
Leurs femmes ont prié pour eux.


XIX

Dieu me fit belle et printanière.
Les flots, à mes pieds, sont rangés ;
Je porte un manteau de lumière,
Une couronne d’orangers.
Les cantilènes d’Italie,
Comme des harpes d’Éolie,
Me bercent d’un concert lointain ;
Ma sœur la France me caresse ;
Je reçois et je rends l’ivresse ;
Ma brise est l’encens du matin !…
Mais l’homme gâte toutes choses :
Il inflige à mon sol charmant
Ses fatales métamorphoses…..
Et fait d’un vice mon aimant !


XX

J’émerge vivante et fleurie,
De l’Atlantique au sein houleux ;
Mon beau ciel jamais ne varie,
Mes bords charmants sont populeux.
Ma tunique a des franges vertes,
Et mes épaules sont couvertes
D’une vigne exquise aux fruits lourds.
Mon front se perd dans le nuage,
Et parfois même il s’en dégage
Un plumet rouge et des bruits sourds.
Enfin, autour de moi groupées,
Émaillant le cristal des eaux.
Mes jeunes sœurs sont occupées
De chansons, de fleurs et d’oiseaux.


XXI

Je suis un point perdu des Vosges
Et n’ai pas d’autres ornements
Que les convolvulus, les sauges
Et la vigne aux noueux sarments.

L’humble clocher de mon église,
Le curé qui m’évangélise,
Aux grands demeurent inconnus ;
Mes princesses sont des fermières ;
Parfois l’on trouve en mes chaumières
Huches vides et foyers nus…..
Pourtant l’on me jalouse en France
Depuis un âge reculé,
Car, sous mon chaume, prit naissance
La vierge au glaive immaculé.


XXII

J’enserre une immense étendue
Sans commencement et sans fin :
Je suis une ligne perdue
Entre le cap Horn et Baffin.
Je passe à travers l’Amérique ;
Je pénètre aux déserts d’Afrique ;
J’absorbe Java, Bornéo.
Mais, dans ma course autour du monde,
Ce que je vois le plus, c’est l’onde :
J’ai pour domaine surtout l’eau.
Je fais les nuits aux jours égales ;
Le marin me fête en riant ;
Et mes solennités navales
Ont le tour comique et bruyant.


XXIII

Je suis un petit mont de France
Par la marée haute isolé.
Ascétique est mon apparence :
On dirait d’un moine exilé.
Aux temps de guerre et de détresse,
Piédestal d’une forteresse,
J’épouvantais les ennemis ;
Plus tard, dans les mêmes murailles,
Des criminels de toutes tailles
Expièrent les torts commis.
Mais aujourd’hui, seul sur mon faite,
L’archange, sa lance à la main,
Son pied sur une horrible tête,
Sauvegarde le lendemain…….


XXIV

Dans les entrailles de la terre
D’où je prends mon limpide essor,
Point de laves pour un cratère :
L’argent pur, le platine et l’or !

Je grandis : ma course rapide
Fuit à travers la steppe aride
Et les bords fleuris tour à tour ;
Et d’un empire où se confondent
Rangs déchus, grandeurs qui se fondent,
Je marque l’extrême contour.
Mais, par l’abîme infranchissable,
Mon vaste cours est arrêté…
De même l’homme, grain de sable,
Disparaît dans l’éternité.


XXV

Deux fleuves me versent leurs ondes ;
Mes sommets portent verts manteaux ;
Mes vastes plaines sont fécondes ;
La vigne enrichit mes côteaux.
Je fus sentinelle et frontière
Incessamment fidèle et fière,
M’offrant moi-même au premier coup.
Je suis la sublime vaincue !…
Je bois la coupe de ciguë,
Chaînes aux mains, chaînes au cou…
Je serai la grande affranchie
Au foyer cher faisant retour ;
L’abus amène l’anarchie
Et les vainqueurs auront leur tour !