Le Sphinx au foyer/Proverbes

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A. Bennuyer (p. 1-64).

PROVERBES

Ne pas chercher de corrélation entre le sens des vers et le proverbe. Les différents mots composant celui-ci se trouvent disséminés dans la poésie, chacun à son rang exact.


EXEMPLE :

Il était une fois, dans un pays lointain
Un roi laborieux qui se levait matin.
Des gommeux d’aujourd’hui,
ce n’est pas la coutume :
De la fainéantise ils portent le costume.


Une fois n’est pas coutume.


I

Cherchez et répondez : Parmi l’œuvre divine
Qu’est-il de plus mauvais et qu’est-il de meilleur ?…
— C’est la femme ! Aisément le moins fin le devine,
Sans avoir pour cela diplôme de railleur.


II

Connaissez-vous mademoiselle Yvonne ?
Quelle poltronne !
Durant le jour, tout lui cause un frisson :
Dans le jardin, l’innocent hérisson ;
Dans une rue, un bambin qui la frôle ;
Un coup de vent contre un tuyau de tôle,
Et caetera. Mais c’est surtout la nuit
Qu’à tous moments l’effare quelque bruit :
Les chats en guerre et les hiboux en fêtes
Pour elle sont terrifiantes bêtes ;
La voix des chiens, le trot vif des souris,
L’heure en tintant, le chant des hommes gris,
Tout l’émeut. Mais… mademoiselle Yvonne
N’est plus poltronne
Si, dans un bal, il lui faut affronter
Mille regards et s’en faire admirer.


III

Qui peut se dire fort sans avoir combattu ?…
Le plus avancé même en sagesse, en vertu,
Peut fléchir à son heure.
Et le moins sûr de lui, dans quelque grand combat,
Souvent brise l’orgueil d’ennemis qu’il abat,
Ou succombe en géant, si le sort veut qu’il meure.


IV

« Palmyre, entendez-vous, dans la verte ramure,
Des brises du printemps l’aérien murmure ?
— J’aime mieux écouter l’orchestre qui, là-bas,
Enivre de plaisirs la foule en ses ébats.
— Palmyre, voyez-vous briller là-haut sans voile
Ce soleil de la nuit qu’on appelle une étoile ?
— Le moindre diamant vaut bien plus à mes yeux
Qu’un astre au pâle disque allumé dans les cieux.
— Palmyre, voulez-vous, au lever de l’aurore,
Cueillir les fraîches fleurs dont le mont se décore ?
— Non : je me lève tard, et quand j’ai bien dormi,
Je préfère un bifteck au lis épanoui.
— La nature, en un mot, ne me dit rien qui vaille,
Et j’en laisse le culte à qui chante ou rimaille.
— Palmyre, je vous plains !… Adieu, vous que j’aimais !
Mon cœur désenchanté se déprend pour jamais ! »


V

Qui pourrait s’étonner de son visage austère ?…
Il avait prodigué ses sueurs à la terre :
Elle a bu ses sueurs sans rien rendre à son tour !
Il avait élevé des fils avec tendresse :
La guerre a pris ces fils, orgueil de sa vieillesse !…
— Seul et pauvre, il soupire après son dernier jour.


VI

Voulez-vous, à loisir, calquer un parasite :
Suivez le bon Jean-Paul de visite en visite
Chez ses nombreux amis…
Comme il sait provoquer avec persévérance
Une invitation ! et deviner d’avance
Où le couvert est mis !…
Si résolu qu’il soit à ne pas le comprendre,
Le sourd le plus têtu finit par condescendre,
Et devient entendeur…
Il force le muet à l’engager d’un signe,
D’un demi-signe même ! et jamais ne s’indigne,
D’un mot vif ou moqueur.
Enfin, il lui suffit, pour être heureux sur terre,
De piquer une assiette et de vider un verre.


VII

Amis, vous arrivez fort à propos, ma foi,
Car on ne se fait pas de mauvais sang chez moi :
Il vieillit dans ma cave un nectar délectable ;
Je ne sais pas ailleurs un cuisinier plus fin
Que le Vatel chargé d’aiguillonner ma faim….
Vous allez le juger. Allons, amis, à table !


VIII

À l’ombre du manoir une foule accourue,
Aux jeux naïfs du temps s’adonne et s’évertue ;
Et, dans la cour d’honneur, les juges du tournoi
Vont rendre leur verdict et proclamer le roi.
Le front ceint de rougeur, plus d’une haute dame,
En battant des deux mains, d’avance le proclame.
Mais lui, la lance au poing, modeste autant que preux,
Craint encor du hasard la malice et les jeux…
Enfin, son nom résonne et sa gloire est connue
Couvert de son armure, il reçoit, tête nue,
Le laurier du vainqueur taillé dans l’or massif.
Nobles, vilains, chacun l’envie et le regarde ;
Mais il se sent plus fier du geste que hasarde
Sa blonde fiancée au sourire expressif.


IX

Pourquoi tant de soupirs poussés vers l’opulence ?
L’or ne vaut pas l’effort qu’on fait pour le gagner.
Pourquoi tant de désirs de gloire et de puissance ?
L’homme est un nain sans force… À Dieu seul de régner.
Pourquoi tant de vains soins à prolonger sa vie ?
Un jour bien employé vaut mieux qu’un long repos…
La terre est un exil où l’âme est asservie…
La patrie est ailleurs….. ailleurs sont les drapeaux.


X

« A-t-elle grosse dot, cette aimable Rosine ?
— Cent mille francs. — C’est beau. — Des vertus, des aïeux,
La grâce et… — Connaît-on la dot de sa cousine ?
— Sa cousine, pour sûr, a le double. — C’est mieux !
— Mais, pour ne pas mentir, elle a, je le confesse,
Plus d’un travers qui blesse.
Elle vient de subir une opération
Pour un fâcheux défaut de conformation ;
Et sa franche laideur… — Ce point-ci me rassure,
Loin de m’effaroucher….. une fraîche figure
Au supplice mettrait mon naturel jaloux.
La cousine….. et la dot, j’en veux être l’époux. »


XI

Subtil esprit, dis-moi de qui tu veux la perte
Quand tu nous hantes tous avec malignité.
Aux aguets je te sens, toujours l’oreille ouverte
À toute explosion de notre vanité.
Je dirai même plus : Qui t’écoute s’expose
À sombrer dans la nuit sur l’écueil qui l’attend.
Tu changes à ton gré d’aspect, d’air et de pose.
Qui donc es-tu ?….. — Satan.


XII

Claudine, la jeune fermière,
A l’œil à tout dès le matin ;
Elle se lève la première,
Ce qui lui fait un joli teint.
Tout reluit sous sa main proprette
Au bruit de son rire perlé ;
Il n’est pas d’obscure cachette
Que ne découvre son balai.
Elle n’avait ni sou ni maille
Lorsque l’épousa le grand Jean :
« Mais, dit-il, femme qui travaille
Vaut son pesant d’or et d’argent. »


XIII

Étendu tout le jour sur le dos, sur le ventre,
L’indolent lazzarone affamé de sommeil,
Pour chercher le repos, chez lui jamais ne rentre,
S’empare de la rue et dort en plein soleil.
Il n’a point d’yeux brillants ni d’oreilles ouvertes
Pour les tentations du luxe et du confort…..
Mais son bonheur est fait de quelques figues vertes
Et de macaroni que l’on vend sur le port.


XIV

« Jeannette, où vas-tu donc ?… Il ne faut pas, hautaine,
Me marcher sur les pieds sans me dire un seul mot.
— Laisse-moi, laisse-moi ! Je cours à la fontaine
Où m’attend Sylvinette en croquant le marmot.
— Je ne t’arrête plus ; mais du moins, tout à l’heure,
En repassant, fais halte ou je me fâcherai.
Je t’attendrai pour sûr au seuil de ma demeure
Et dans ta cruche pleine aisément je boirai.
— Je comprends….. Pas si bête ! Il te faut des nouvelles
Fraîches de ce matin….. le dessus du tonneau !
Je vais donc à ton gré t’en rapporter de belles
Et te verser d’un coup mes cancans et mon eau. »


XV

La maman de Bibi va, perdant patience,
Le rationner, à la fin :
Il a bien déjeuné trois fois en conscience,
Mais il crie encore la faim !
Bibi chasse de race et tient de son grand-père
L’instinct glouton, pauvre petit !
Le loup au fond du bois, tapi dans son repaire,
N’a point plus brutal appétit.


XVI

Il porte l’habit noir ou la veste de chasse
Avec même succès, même distinction ;
Le jugement public, sans hésiter, le classe
Parmi les rois des clubs et de la fashion.
Il ne fait jamais rien sans consulter la mode
Et ne dit pas un mot qu’elle n’ait inspiré ;
Les préjugés mondains seuls lui servent de code ;
Par l’unique plaisir il se sent attiré.
Pourtant, il se pourrait que, la grâce féconde
Le touchant quelque jour, il reniât ses dieux…
Et sous le froc d’un moine, oublié par le monde,
Il n’eût d’autres désirs enfin que pour les cieux.


XVII

Plus blonde que l’épi, dans sa pâleur divine,
Albane fait rêver… avec son regard bleu ;
La suave douceur en ses traits se devine,
Mais… on la trouve fade et sotte quelque peu..
Marthe est la beauté brune en sa fraîche opulence,
Son jugement fait loi ; ses bons mots sont bissés,
Mais… l’on dit que souvent… son ton,… sa violence…
Les voici toutes deux : prétendants, choisissez.


XVIII

« Qui, pour se réjouir, se sent d’humeur folâtre ?….
Je paye, et sans compter ! Amis, profitez-en :
Un dîner chez Véfour, une loge au théâtre
Et, plus tard, à souper, la truffe et le faisan ! »
Et, chaque jour, Paul renouvelle
Ce beau speech à ses invités ;
Et les dettes, à tire-d’aile,
Suivent ses prodigalités.
D’inquiétude, son vieux père,
Qu’il gruge et ruine, blanchit…
Mais l’usurier, dans son repaire,
De ses dépouilles s’enrichit.


XIX

« Donnez-moi des conseils ; j’aime peu qu’on me loue, »
Disait un orateur qui s’attendait fort bien
À ne pas recevoir de soufflets sur la joue,
Se prenait pour un aigle et ne redoutait rien.
Mais un jour, averti d’une sienne bévue,
Il en prit tant d’humeur, qu’on apprit ce que vaut
Certaine humilité d’avance convenue,
Et qu’on n’y revint pas à deux fois, tant s’en faut !


XX

C’est à ne pas y croire : Yvette est si bavarde
Que crécelle en tournant, certes, fait moins de bruit.
Oui : du seuil de la cave au seuil de la mansarde,
Elle trotte menu, bec ouvert, jour et nuit.
Colportant les propos, forgeant maintes nouvelles,
Elle sait ce qu’on pense et connait tout désir ;
Elle fait à son gré foisonner les javelles
Et le blanc devient noir quand c’est son bon plaisir.
Le boulanger du coin, le forgeron d’en face,
Le perruquier d’en bas, le savetier d’en haut,
Toute la ville enfin, des faubourgs à la place,
Est par elle en vendette. Oh ! le vilain défaut !


XXI

Dans notre grand hameau, c’est à ne pas y croire,
Chaque dame a son jour
Pour recevoir deux chats et leur offrir à boire
Du thé de contrebande avec un petit-four.
Il suffit de bien dire : « Asseyez-vous, madame ! »
En hiver : « Qu’il fait froid ! » et : « Qu’il fait chaud ! » l’été,
Pour avoir à sa guise et sans plus de réclame,
Et sans aucune peine, un salon fréquenté.


XVIII

« Il faut que vous soyez plus stupide qu’une oie,
Jeanneton, pour fêler mon vase du Japon !
Pour marquer vos doigts gras sur ma robe de soie
Et poser vos pieds lourds au bord de mon jupon !
Voulez-vous bien ne pas faire crier la porte
Pendant que je vous parle ! et m’écouter, enfin !
Je ne sais quel démon vous excite et vous porte
À m’agacer les nerfs sans motif et sans fin.
Que cela soit… Eh bien ! vous répliquez ? Silence !
Ayez l’oreille ouverte à ce que je dis, ou…
Mais la bouche fermée. Allons ! elle me lance
Un geste de muette avec un regard fou ! »


XXIII

« Morgue ! dit à son fils le fermier qui se fâche,
Le défaut que tu prends est bon pour un vaurien !
Mon sang ne fait qu’un tour quand tu viens comme un lâche
Inventer à plaisir et sur tout et sur rien !
On ne peut croire un mot de ce que tu racontes ;
Et des gonds, à la fin, tu me feras sortir,
Car c’est bien, selon moi, la plus grande des hontes
Que de mentir. »


XXIV

Station balnéaire de…
Quatre-vingt-dix couverts dans une étroite salle
Et quarante degrés de chaleur pour le moins !
On prend plus d’un repas sur une nappe sale
Et souvent le rôti demandait plus de soins.
Les mouches, par essaims, naviguent sur les soupes
Avec les soubresauts du navire sombrant……
Les compotes, en chœur, fermentent dans les coupes,
Et sur le miel nouveau les fourmis vont errant.
Les moustiques taquins ont seuls un air allègre ;
Ce n’est qu’avec effort qu’on échange deux mots
D’un ton qui tournerait du bordeaux en vinaigre ;
C’est ainsi qu’on prétend ici guérir ses maux.


XXV

Vous avez, ô mes fils, commis bien des folies !
Voyons, à votre père, enfin, confessez-vous.
Il est riche en pardons, avare d’homélies
Et, devant les aveux, ne tient pas son courroux.
Il sait à sa colère opposer une digue
Lorsqu’un enfant aimé s’incline repentant ;
Qu’il se soit montré fou, paresseux ou prodigue,
Dans les bras paternels un refuge l’attend.


XXVI

« Quel ennuyeux travail ! soupirait Mignonnette ;
Aide-moi donc un peu, toi, ma chère sœurette,
À finir ce surjet. »
Mais sœurette, écartant la fillette ingénue,
Poursuivait d’un regard qui transperçait la nue
Un invisible objet.
Le ciel gardait pour lui son espiègle mystère !…
Avec dépit alors appelant son grand frère,
Sœurette l’implora :
« Donne-moi, par pitié, la rime que je cherche !
— Quand tu viens, à ta sœur, de refuser la perche,
Demande ailleurs, dit-il, quelqu’un qui t’aidera ! »


XXVII

Vraiment, il faut avoir les nerfs quelque peu fermes
Pour entendre sans peur les chiens hurler la mort ;
Pour voir avec courage, autour des grandes fermes,
Les loups se rassembler à l’heure où chacun dort.
Mais il est un tableau plus sombre, je l’avoue,
Qui s’étale parfois dans le salon prochain :
C’est… le dirai-je ?… c’est madame de La Voue
Déchirant son prochain !


XXVIII

« Ah ! nous allons manquer le train, ma chère amie !
Répète furieux l’époux qui n’en peut mais.
Depuis un bon moment a sonné la demie ;
Adieu notre billet ! nous ne l’aurons jamais !
Qu’a de commun avec le plaisir des voyages
Le temps que vous perdez
Dans ce fouillis touffu de paquets, de bagages
Où vous vous attardez ?… »
Ils manquèrent le train ! Et le soir, devant l’âtre,
Un orage éclatait plusieurs heures durant,
Hélas ! entre l’époux, Jacques-Paul de la Châtre,
Et l’épouse éplorée, Anne de Chandurant.


XXIX

Qui de nous, subissant une épreuve du ciel,
A bu, sans murmurer, le calice de fiel ?
Est-ce vous ?… — Non vraiment. — Et moi, pas davantage.
C’est notre frère, alors, ou notre ami plus sage…
Mais s’il a bien connu l’amertume des pleurs
Et savouré la lie et béni les douleurs,
À jamais affranchi des tortures charnelles,
Il boira, dans la gloire, aux sources éternelles.


XXX

« À l’envi, tu le sais, chacun t’admire, ô belle !
Murmurait l’usurier. Moi… je t’offre… mon cœur !
— Mais vous n’en avez pas ! en ricanant dit-elle ;
Et la preuve : en tous lieux vous portez le malheur.
— Je dépose à tes pieds mon nom, si tu l’acceptes.
— Point ! celui de mon père est meilleur à porter.
Il joignait son exemple à vertueux préceptes
Et savait aussi bien secourir qu’exhorter.
— Partage donc cet or qu’à la ronde on m’envie.
— Nenni ! je n’en veux pas, car cet or sent mauvais.
J’aime pauvre métier avec honnête vie,
Et non le bien d’autrui dans un riche palais ! »


XXXI

« Je veux, entendez-vous ? éclipser ma cousine.
Coiffez-moi pour son bal le mieux que vous pourrez.
Crêpez, nattez, frisez ! appliquez-vous, Rosine ;
Le fer est dans le feu ; les peignes sont tout prêts.
Quoi ! des coquelicots pour mes boucles dorées !
Des blondes, c’est connu, le rouge est l’ennemi.
Ah ! voici du bleu sombre aux corolles givrées…
Bien ! L’azur à mon teint ne sied pas à demi. »


XXXII

Il possède aujourd’hui quelque bien, ce bonhomme,
Et ne s’est point pris mal pour arrondir son champ ;
Dans son verger l’on cueille abricot, poire, pomme
Et sa vigne mûrit sur un coteau penchant.
Mais ces trésors acquis par sa sueur féconde
Ne lui suffisent pas ;
Il marche sûrement vers fortune plus ronde
Jour par jour, pas à pas.
Il suit l’occasion, la saisit, en profite ;
Il reçoit volontiers ce qu’on lui donne ; mais…
Si son bœuf est malade, il le soigne bien vite,
Tandis que, pour sa femme, un médecin ? jamais !


XXXIII

« Ô mes petits-enfants, dit avec conscience
L’aïeule, ô mes petits, soyez savants et bons !
De la plupart des maux préserve la science ;
Pour prix immédiat, elle obtient des bonbons. »
Mais, ouvrant de grands yeux, les enfants répliquèrent
Avec des mouvements naïfs autant qu’aisés :
« Savez-vous les grands prix que vos chéris préfèrent
Dans leurs tourments d’étude ?… Ah ! ce sont vos baisers. »


XXXIV

« Vrai, mon bon, vous passez l’hiver à la campagne
Sans clubs, sans boulevards ? Qu’y faites-vous, grand Dieu.
— Je draine le vallon, je boise la montagne ;
Je lis, j’écris, je pense et cause au coin du feu.
— Mais encore ? — Parfois, mon fusil sur l’épaule,
Mon chien sur les talons, qui chasse en amateur,
Je cherche l’écureuil caché dans un vieux saule
Ou je manque un lapin qui me nargue, moqueur.
— Et puis ? — Souvent je suis sur la neige la trace
De quelque bûcheron que j’ai bientôt rejoint.
— C’est tout ? — Ce fils des bois, d’antique et forte race,
Me donne des leçons… et ne s’en doute point. »


XXXV

Qui ne veut se frayer un chemin vers la gloire
Et pour but et pour fin ne cherche le bonheur ?
Qui ne veut écarter de son lot tout déboire
Et de vaincre toujours se faire un point d’honneur ?
En ces intentions s’accorde tout le monde,
Comme autrefois les Grecs pour perdre les Troyens.
Mais où chacun diffère et diverge à la ronde,
C’est sur les bons moyens.


XXXVI

« Qui veut venir demain voir un lever d’aurore
Tout en haut du Sancy ?
— Il faudrait trop matin déserter le Mont-Dore !
Je refuse ; merci.
— Songez-y, c’est tentant ; de ce point l’œil embrasse
Un horizon sans fin !
— Je sais mal admirer quand je me sens très lasse,
Que j’ai chaud, froid ou faim. »
Sans elle ils partiront, libres de toute entrave,
Foulant d’un pied hardi le pic ensoleillé !
La paresse l’étreint, elle, comme une esclave,
Ne lui laissant des yeux que …. pour son oreiller.


XXXVII

Où va donc si matin la vieille Madeleine
Dans ses pauvres habits,
Avec sa chèvre noire à la mamelle pleine
Et sa blanche brebis ?
Son regard est humide et sa tête penchée ;
Sa mante de droguet semble mal attachée ;
Ses doigts, de son rosaire, ont passé plus d’un grain.
Il faut qu’elle ait au cœur un intime chagrin !…
La chèvre, sans souci, pourtant, s’égaye en route ;
La brebis follement le long des talus broute.


XXXVIII

Ah ! le pauvre bonhomme ! est-il assez honni,
Maudit et conspué !
Le monde veut qu’il soit incessamment puni,
Mis à l’index, hué !
A qui le défendrait, mal adviendrait, sans doute ;
Et, cependant, chacun, plus ou moins, le redoute,
Mais il y prend peu garde. Et, franchement, pourquoi
Ce toile général ?….. C’est sa faute, ma foi :
Il ne sait point flatter, ne dit que ce qu’il pense,
Et des calomniés prend toujours la défense.


XXXIX

La nature était morte, ou plutôt endormie ;
Les rameaux frissonnaient sous la bise ennemie ;
La bête fauve errait avec un rauquement.
Le fagot sur l’épaule et la main sur la hanche,
Le glaneur de bois sec foulait la neige blanche,
Et, dans le fond du cœur, murmurait sourdement…..
Il regrettait l’été, sans songer que les roses
Ont souvent une épine où se blesse la main ;
Que le soleil foudroie… et que cent belles choses
Recèlent du venin.


XL

Il est remède à tout dans notre pauvre monde.
Voulez-vous, par exemple, expier un péché ?
Portez stoïquement votre hommage à Raymonde
Et demeurez une heure à son char attaché :
Elle a soixante hivers et veut paraître jeune ;
Pour s’amincir la taille, en secret, elle jeûne ;
Et ses blancs cheveux teints s’entremêlent flottants.
À la trouver stupide, enfin, chacun s’accorde.
C’est œuvre de clémence et de miséricorde
Que de lui consacrer parfois quelques instants.


XLI

À quoi donc se fier quand on regarde Alice ?…
Trompeur est le bandeau qu’elle pommade et lisse
Et trompeur le teint blanc qu’elle a fait au pinceau !
Ses dents….. n’en disons rien. Sa taille est un mensonge
Et son âge un secret….. jamais elle n’y songe.
De l’emprunt son esprit enfin porte le sceau.
En elle, cependant, une chose est sincère
Pas à demi, mais tout à fait :
C’est la conviction pour elle nécessaire
D’être un type exquis et parfait.


XLII

Quel concert discordant s’élève de la terre !
L’un, après les trésors, soupire incessamment ;
L’autre est un Diogène à la parole austère ;
Son voisin chante, ému, l’amour uniquement.
Celui-ci veut du jour et déteste la pluie ;
Celui-là cherche l’ombre et le soleil l’ennuie.
D’aucuns prônent le beau ; plusieurs vantent le laid.
Paul, à gagner du temps, s’escrime et s’évertue ;
Jean dit qu’il en a trop, et de son mieux le tue.
Et, parmi ce chaos, Dieu fait ce qu’il lui plaît.


XLIII

À l’aube, le clocher, dans les airs, carillonne ;
C’est dimanche. Il fait beau ; l’air est bon, le ciel bleu,
Et sous les toits de chaume il ne reste personne,
Car c’est jour de relâche où l’on va prier Dieu.
La moisson couleur d’ambre est bonne cette année ;
C’est lui qui l’a bénie et qui nous l’a donnée :
Il commande aux saisons.
Laissant donc nos deux mains pures d’œuvre servile,
Joignons-les d’un cœur humble et d’un esprit docile
Devant ce Protecteur des champs et des maisons.


XLIV

« À votre air soucieux, je pressens quelque chose
D’horrible, mon époux ;
Je voudrais deviner, et cependant je n’ose…..
Mais j’ai pitié de vous !
Quel coup va nous frapper ? quel malheur nous menace
Parlez ! car tout mon sang d’épouvante se glace…
Je suis morte à demi !
— Eh bien !….. j’ai mal diné chez mon copain Lapeine !
Son ordinaire est bon pour les goujats à peine :
Ce n’est qu’un faux ami ! »


XLV

« Écoute, mon Tintin, dit d’un ton lamentable
Et tout tremblant Guguss, le paresseux marmot,
Je n’ai pas eu le temps d’étudier ma fable ;
Tu veux me la souffler, n’est-ce pas, mot à mot ?
— Non : car ce n’est pas bien de mentir à son maître.
— Mais l’on va me gronder et me punir, peut-être,
Me priver de sortir et même de jouer !…… »
Et Guguss, pour gagner le sévère bonhomme,
Prend beaucoup plus de mal qu’il n’en fallait, en somme,
Pour savoir ses leçons et se faire louer.


XLVI

Les profondeurs du ciel s’emplissent de lumière ;
De petits flocons blancs moutonnent l’éther bleu.
Le babil des ruisseaux, la brise printanière
Font une symphonie en l’honneur du bon Dieu.
La neige qui se fond sur les grandes arêtes,
D’un bandeau glacial découronnant les crêtes,
Aux rivières d’en bas apporte son tribut.
Tom admire ébloui…… quoi ? la belle nature ?
Point : il se dit, joyeux, que plus d’une friture
Est pour lui dans ces flots… Manger est son seul but.


XLVII

Je ne sais qui m’a dit que vous fûtes malade
Pour avoir trop fêté certaine marmelade,
Ô mon pauvre Toto !
Je ne sais qui m’a dit, ma petite Victoire,
Que vous versiez, hélas ! pour un ruban de moire
Bien des larmes tantôt…..
Mais c’est faux, n’est-ce pas ? Défendez-vous bien vite.
Eh quoi ! votre regard se détourne du mien ?
À vous justifier, en vain, je vous invite ?…
C’est vrai, puisque, honteux, vous ne répondez rien !…


XLVIII

Oh ! le gai camarade, ami sûr et bon diable !…
Le joyeux ton majeur règne seul à sa table ;
On y fait des bons mots, du potage au café.
La femme qu’il a prise est de la même pâte ;
Ses enfants dodus sont de ceux que rien ne gâte ;
Cet homme, pour le sûr, cet homme est né coiffé.
Vous verrez qu’il mourra sans souffrance ni fièvre,
Comme d’autres s’en vont à la fête, au plaisir,
Le rire dans les yeux, la chanson sur la lèvre
Et le cœur satisfait, sans regret ni désir !


XLIX

C’est Noël : l’orphelin, sous les froides rafales,
Traîne ses pieds meurtris dans la neige des dalles
Et frotte en grelottant ses deux petites mains…
Il passe devant lui de rapides voitures,
Des enfants dédaigneux dans leurs chaudes fourrures
Et souriant d’avance à d’heureux lendemains…
Mais, sous le vent d’hiver, la charité circule,
Espoir des désolés, soleil des sombres jours ;
La désolation devant elle recule…
Orphelin, prends ta part de bonheurs et d’amours.


L

Mon cousin m’a « promis » que toute sa famille :
Ses grands parents, sa femme, et ses fils, et sa fille,
Sans oublier les chiens, me viendra voir un jour !
En vérité, je tremble au bruit de sa visite,
Car cette parenté n’est qu’un clan parasite
Dont je n’ai certes pas souhaité le retour !
Et pourtant il faudra lui faire bonne mine,
Flatter d’avides goûts, varier les menus,
Admirer les marmots, sourire à la gamine
Et dire en grimaçant : « Soyez les bienvenus ! »


LI

Notre époque présente une honteuse plaie :
C’est le besoin d’argent qui tourmente chacun.
Il n’est maintenant pas un homme qui n’essaye
De saisir l’opulence au moment opportun.
Les uns, foulant aux pieds les épis de leurs gerbes,
Exigent plus encore, avides et superbes ;
Et, provoquant les cieux, leur disent : « Tout ! ou rien. »
Les autres, affolés par la lutte inclémente,
Subissent sans honneur la mortelle tourmente…
Et le temps les emporte ! et leur mort est un bien.


LII

L’alchimiste au front blême, à la tête chenue,
Interroge les flancs de l’étrange cornue,
À moitié fou déjà de désir et d’espoir…
Les heures de la nuit, l’une après l’autre, sonnent ;
Il ne les entend pas… ses oreilles bourdonnent…
L’intense passion le tient sous son pouvoir !
Pourtant, l’aube blanchit l’horizon qui s’éclaire :
Il n’a point, vers son but, avancé d’un seul pas !…
Chercheurs de tous les temps, ah vous aurez beau faire
Il est des profondeurs où vous n’atteindrez pas.


LIII

Aimez-vous la femme-homme ou la femme-cheval
Dévorant au galop montagne, plaine et val,
La cigarette aux lèvres ?
Telle est Marthe Verbout
Dont le paysan dit : « On n’en peut voir le bout ! »
Marthe qui tire au vol et qui force les lièvres !
Du torrent, du fossé, de la haie et du mur
Elle n’a point souci, car, d’un bond toujours sûr,
Elle franchit l’obstacle ;
Mais gare à la culbute et gare à pis encor !
Le drame aura son heure avec sombre décor,
À moins d’un grand miracle.
De Marthe, cependant, le cœur est malheureux :
Nul, recherchant sa main, ne s’offre en mariage !
C’est naturel : devant son viril équipage
Les hommes étonnés la prennent pour l’un d’eux.


LIV

C’est la ville : Je n’ai qu’un horizon de pierre ;
Je marche sur la pierre, on en a mis partout !
Le soleil sur les murs me brûle la paupière ;
Sous mon crâne, je sens ma cervelle qui bout !

Je heurte à chaque pas la voiture qui roule,
Le chanteur ambulant, le crieur de journaux.
Tout m’écœure : aussi bien le contact de la foule
Que l’odeur des sous-sols où flambent les fourneaux.
J’envie en soupirant le pâtre qui n’amasse
Ni rentes ni lingots, mais n’est pas moins heureux ;
Sur la mousse au grand air s’étend et se délasse
Et vit indépendant au sein des vals ombreux.


LV

« Gamins ! dit en courroux le vieux maître d’école,
C’est me tenter par trop et je vais me fâcher !
Il faut laisser en paix cette mouche qui vole,
Vous gratter beaucoup moins, beaucoup plus vous moucher
Eh bien, Chalepoutaud, vous me tirez la langue !
Vous saurez s’il en cuit de se rire de moi !
Vous méritez le pal, ou la corde, ou la cangue :
Vous aurez… un pensum de dix vers, par ma foi !
De la glu sur ma chaise et de l’eau dans mon encre !
Ah ! c’est trop fort, cela ! Qui d’entre vous l’a fait ?…
Quoi ! nul ne veut parler pour dénoncer le cancre,
Le Mandrin, le Cartouche auteur d’un tel méfait ?…
Eh bien, vous me payerez ce délit, cette injure ;
Qui nuit à son prochain est un être pervers !
Et, pour punition, chacun de vous, j’en jure,
Va manger sous mes yeux sa tartine à l’envers ! »


LVI

Pourquoi rire à l’envi du pêcheur à la ligne ?…
Son goût particulier n’est nullement un signe
De peu d’invention :
Les yeux fixés sur l’eau qu’à peine le vent ride,
Il imagine, au loin, les vals, la plaine aride
Et l’inondation…
Tantôt, la remontant jusqu’à son humble source,
Il va lui demander le secret de sa course ;
Et tantôt en aval
Il compte les châteaux inclinés sur ses rives,
Les antiques cités aux murailles massives
Et les ponts à cheval…
Et, qu’il glisse en avant, qu’il retourne en arrière,
Toujours son hameçon
Dérobe quelque chose à la froide rivière…
Rêverie ou poisson.


LVII

Il faut, nous a-t-on dit, régénérer la France…
À l’œuvre donc ! chacun y peut mettre la main.
Vers cet unique but, en commune espérance,
Nous devons marcher tous dans le même chemin.

Quand on connaît sa tâche, on la remplit ; on l’aime,
Pour peu qu’on ait du cœur ;
Et, si le devoir presse, on s’immole soi-même
Dans un élan vainqueur.
En avant ! pour le bien n’ayons qu’une seule âme,
Le rude paysan,
Le pâle citadin, l’homme fort et la femme,
Le riche et l’artisan !…


LVIII

C’est la fête du village :
On assemble amis, parents,
Et l’on met, suivant l’usage,
Les petits pots dans les grands.
Au dessert les toasts abondent ;
On entonne les rondeaux
Et les jeunes enfants bondent
Leurs pochettes de cadeaux.
Et puis les vieux se souviennent ;
Les jeunes dansent, heureux,
Et les plaisirs entretiennent
La bonne harmonie entre eux.
Parfois, plus d’un mariage,
Là, se conclut à moitié.
Le temps vole et s’y partage
Entre l’amour, l’amitié.


LIX

Le bâton à la main, les pieds dans la poussière,
Et le sac sur le dos, quelque peintre est venu ;
Il a poussé la porte, abordé l’hôtelière
Et, sans parcimonie, ordonné le menu :
Bon vin, poisson, gibier, couche propre et long somme,
Il trouve tout vraiment à souhait, le jeune homme !
Mais… pour solder l’écot, pas un écu, grand Dieu !
« Bah ! dit-il, que je paye, hôtesse, ou que je peigne,
C’est tout un ! » Sur le mur, lors, en guise d’enseigne,
Il brossa le portrait de la dame du lieu.
L’artiste, aujourd’hui, dort en ses langes funèbres…
Mais le fait et l’endroit sont devenus célèbres…


LX

On a calomnié les loups et leurs coutumes
Et sur eux inventé cent contes ennuyeux !…
Nous ne leur ressemblons ni d’airs ni de costumes,
Mais….. bien sincèrement, valons-nous plus et mieux ?
Ils se donnent, dit-on, criminelle licence :
Ils mangent les tendres agneaux !!!
Les hommes, sur ce point, leur font bien concurrence :
Ils saignent leurs propres troupeaux.

S’épargnent-ils parfois davantage en famille,
Frères, cousins, et caetera ?…
Entre eux la haine éclôt, la vengeance fourmille…
C’est à qui plus dur frappera !…
Des hommes et des loups, tel est le parallèle ;
S’il est impartial et si vous l’avouez
À vous-même, lectrice, alors que j’en appelle,
Résumez les débats ; et, sans fard….. concluez.


LXI

L’ennui, mon cher, vous suit de fête en fête ;
L’oisiveté lentement vous …. hébète ;
Et vous regardez le travail
Comme un lugubre épouvantail.
C’est un bienfait du ciel même, au contraire ;
Un astre pur où notre esprit s’éclaire ;
Préservatif contre l’écueil,
Consolateur pendant le deuil !…
Essayez-en : son influence amie
Guérit surtout la dolente anémie,
Ce mal qui n’est jamais connu
Des travailleurs au front chenu…
Ceux-là, l’œil vif et le chant sur les lèvres,
S’en vont joyeux en défiant les fièvres ;
Le temps perdu leur fait horreur…
C’est le secret de leur bonheur.


LXII

Le beau seigneur a dit : « Au bout de la semaine,
Je reviendrai, mignonne, avec un anneau d’or.
À toi, fille des champs, mon cœur et mon domaine ! »
Et dans un fol espoir la fillette s’endort.
Tel qu’un oiseau léger, son cœur gazouille en joie :
Le rayon dans l’azur, le rameau qui fleurit,
Le printemps parfumé qui bourdonne et verdoie,
Tout chante et rit !
Elle compte : mardi, jeudi, vendredi même ;
La semaine prend fin : « Dimanche il reviendra ! »
Tu ne le verras plus !….. C’est une autre qu’il aime.
Ah ! combien ton œil bleu, mignonne, pleurera !


LXIII

La petite Ninette accompagne sa mère
Vers l’étable odorante et dans la basse-cour.
La poule favorite, aussitôt, la première,
En sautillant accourt.
Ninette voudrait bien lui faire un privilège.
Mais elle n’ose point… et, d’ailleurs, ne doit pas
Frustrer d’orge mondé le sémillant cortège
Empressé sur ses pas :

Pour attirer l’enfant, le dindon fait la roue ;
Le poulet se pavane et s’exerce à chanter ;
Le paon se montre beau de la poupe à la proue ;
Le canard veut sauter !
Mais, plus haut que ces bruits, ces efforts, ce tumulte,
Chœur discordant parfois, ensemble fanfaron,
S’élève mâle et fier le chant d’un coq adulte.
Honneur à son clairon !


LXIV

Mon âme est lourde… et la tristesse
Y répand ses grises vapeurs ;
Une peine vague m’oppresse,
Avec de dolentes torpeurs…..
Mais l’aérienne hirondelle
Soudain s’élève à l’horizon ;
Elle revient à tire-d’aile
Vers ma pauvre et vieille maison.
Ah ! je ne me sens plus songeuse,
Rien ne me fait peur à présent ;
Car, des beaux jours, la voyageuse
Est toujours le premier présent.
La voici ! rapide elle glisse…
Curieux de l’apercevoir,
Le bourgeon pourpré se déplisse…..
Salut, Printemps ! salut, Espoir !


LXV

Deux peintres ont cherché, constamment en querelle,
L’un, la chose idéale ; et l’autre, la réelle :
Toujours, de parti pris, celui-là peint les dieux ;
Et, sous leurs mille aspects, celui-ci peint les gueux.
Le premier dit : « Trempant vos pinceaux dans l’ordure,
Vous les déshonorez ! »
Le second : « Votre feu ne sera feu qui dure.
Bientôt vous le verrez ! »
Également têtus dans cette polémique,
Ils piétinent sous eux sans avancer d’un pas.
Ainsi nous faisons tous !… C’est triste et c’est comique :
Mais les discussions ne nous transforment pas.


LXVI

Connaissez-vous la vieille capitale
Du Limousin ?
J’allai la voir : c’est la cité natale
D’un mien cousin.
Comme il me sait très fidèle aux principes
Qu’on m’a transmis,
Comme on connaît les immuables types
Qui m’ont soumis,

Il me fit voir pieuses théories,
Processions,
Bannières, croix, cierges, châsses fleuries,
Ostensions.
Des Limousins c’est la fête entre toutes :
Courant aux saints,
On peut les voir couvrir les longues routes
De leurs essaims.
Non seulement ce pieux culte honore
Les bienheureux,
Mais les vivants qui l’observent encore.
Faisons comme eux.


LXVII

Le valet Yvon se rend à la foire
Sur le cheval gris de maître Kerpieds,
Après l’avoir fait bien manger, bien boire,
Mais sans l’inspecter de la tête aux pieds.
Or, un clou manquant au fer de la bête,
Le fer se détache et le vieux cheval
Se met à boiter. Yvon perd la tête
Et, de ses genoux, presse l’animal.
Celui-ci, ruant, tombe et se couronne ;
Le maître d’Yvon chasse le butor,
Qui supplie en vain pour qu’on lui pardonne…
Ils ont, n’est-ce pas ? l’un et l’autre tort.


LXVIII

De fait, en hôpital se change ma maison :
Deux enfants, mon mari, ma grand’mère et moi-même,
Tout le monde à la fois l’œil cave, le teint blême,
Pris par les maux de la saison !
Incessamment il faut changer les cataplasmes,
Choisir les bons moments pour les dépuratifs,
Masser, frictionner, et, par des soins actifs,
Prévenir le retour des spasmes.
Et la diète !… Un docteur, hier, me l’ordonna,
Disant que, pour ma fièvre, elle était nécessaire.
Mais le moindre dîner ferait mieux mon affaire
Qu’une dose de quinquina !


LXIX

« Nous avons juré tous d’atteindre à la cascade ;
Il n’y faut pas, amis, renoncer pour si peu ;
On a son point d’honneur ! Allons ! à l’escalade !…
D’arriver le premier je me vante, morbleu ! »
D’un pas leste, il gravit la rampe ;
Arrive au sommet en sueur ;
Et, jetant un hourra, s’y campe.
Le vent soufflait… vent de malheur !…

Son teint blafard, son dos en voûte,
Sa toux qui dure nuit et jour
Lui font payer ce qu’il en coûte
Pour s’élever avant son tour.


LXX

Que d’idolâtres parmi nous !
L’un, amoureux de son visage,
S’oubliant devant son image,
S’adore lui-même à genoux.
L’autre, épris follement d’honneurs et de puissance,
Chamarre son habit de décorations ;
Et, jaloux de garder ses adorations
Pour son propre pouvoir, se vénère et s’encense.
Celui-ci, vouant ses amours
À quelque futur héritage,
Lui fait, sans trêve ni partage,
Yeux doux et patte de velours.
Celui-là, plein de haine et seul au fond d’un antre.
Dans l’ombre caressant quelque dessein mortel,
À la sombre vengeance édifie un autel.
Cet autre ignoblement fait un dieu de son ventre.
Enfin chacun à son moment,
Dans une humeur folle ou chagrine,
Prend le son pour de la farine
Et le stras pour du diamant.


LXXI

J’aime les vieux débris et ne me fais point faute
De rêver devant eux aux choses du passé ;
Sur le mur oscillant, sur la tourelle haute,
J’épelle plus d’un mot par le temps effacé.
Le pan de cloître obscur me révèle l’histoire
Du moine disparu dans sa capuce noire,
Dédaigneux de la terre et du bonheur charnel.
Une ogive, un fronton me rendent l’abbaye :
Le joug ne pèse point ; la règle est obéie
Dans l’austère silence et le jeûne éternel :
J’entends les chants sacrés des fêtes que l’on chôme
Et, dans les chemins creux, je distingue le pas
Des vassaux empressés quittant leurs toits de chaume,
Car vêpres vont sonner et l’abbé n’attend pas.


LXXII

Vous voulez pénétrer, Zémire, dans le monde,
Parce que votre père a fait fortune ronde
À vendre des melons.
Ce métier-là, vraiment, n’a rien que je méprise ;
Mais il n’enseigne pas à parler en marquise,
À hanter les salons.

On rira de votre air, de votre ton rustique,
Bien faits pour exciter la mordante critique
De qui sait vivre et voir ;
On rira de ceci, de cela, d’autre chose,
Car le monde est méchant, et celui dont on glose
Passe du blanc au noir !
Enfin, dernier malheur : en aspirant au faîte,
Vous entendrez : « émire est pour l’étable faite. »


LXXIII

Les nouveaux mariés se boudent, l’air morose,
Le ton sec, le front soucieux ;
Et l’on dirait madame atteinte d’amaurose,
À la rougeur de ses grands yeux :
« Oh ! fait-elle en courroux, quel réveil d’un beau songe
D’une trop chère et douce erreur !
Non : votre cœur n’est pas à moi seule, ô mensonge !
Mais au club, au tabac… horreur !
— Je vous croyais, dit-il, simple, économe… ô honte !
L’affreux contraire seul est vrai ;
Il pleut, par votre fait, chez moi compte sur compte…
De payer je refuserai ! »

Cette histoire est commune à de nombreux ménages
Déconsidérés, malheureux ;
Si l’exemple ne rend pas les autres plus sages,
Tant pis pour eux !


LXXIV

Jeanneton trône en sa cuisine
Entre son chat et sa voisine.
Elle mitonne en jacassant ;
Le civet moelleux, noir de sang ;
Le riz, échaudé de la veille,
Qu’elle craint de mettre à l’oseille.
À l’eau claire du court-bouillon,
Elle ajoute ail, persil, oignon ;
Et lentement, tout à son aise,
Chauffe la froide bordelaise.
Mais la voisine, en son cerveau,
Découvre un cancan si nouveau,
Si bien troussé dans sa tournure
Et si pimpant dans son allure,
Que, tout entière à ce ragot,
Jeanneton… a brûlé son rôt !


LXXV

Je suis pour quelques jours encore à la campagne,
Écrit Jeanne à ses sœurs.
Je parcours à mon gré la plaine et la montagne
Et je suis les chasseurs

Quand j’ouvre la fenêtre, à mes regards s’étale
Le trésor des vergers :
Poire, pomme, coing, nèfle ! et mon œil se régale
Sur les rameaux chargés.
La vigne est presque mûre et le soleil la dore
Déjà pour le pressoir.
Il lui faut quelques jours de bon soleil encore ;
C’est plaisir de la voir !
Mais, dans les vastes bois, la feuille sur la branche
Pâlit de jour en jour,
Attendant qu’elle tombe en légère avalanche……
Chaque chose a son tour ! »


LXXVI

Un bon petit enfant se rendait à l’école,
Étudiant encore en chemin ses leçons.
Que va-t-il rencontrer ? C’est une bande folle
D’écoliers turbulents, de paresseux garçons :
« Tiens ! s’écria l’un d’eux, voici Jeannot-la-fille.
Avec son air godiche, il vaut bien son pareil !
Ornons-le d’une jupe, armons-le d’une aiguille ;
Rien de plus réussi, mes gars, sous le soleil !
— Mieux vaudrait, lui dit Jean, l’aiguille que la trique ;
Mais la trique a du bon, je n’en disconviens pas :
À nous deux, mon gaillard ! S’il te faut la réplique,
De ce brin de fagot, par ma foi, tu l’auras ! »


LXXVII

« Loin de moi, disait-elle,
Frivoles ornements,
Parures de dentelle,
Bandeau de diamants !
Pour la seule misère
Je veux avoir des yeux
Et passer sur la terre
En faisant des heureux.
Loin de moi vaine gloire
Et terrestres amours !
En Dieu seul je veux croire,
Lui seul aimer toujours ! »
Et, fleur du cloître sombre,
Épouse du Seigneur,
Elle immola dans l’ombre
Son doux et chaste cœur.


LXXVIII

Fernande, votre caractère
M’impatiente au premier chef :
Jamais un souffle de colère !
Jamais un mot dit d’un ton bref !
Tout est parfait. Tout vous arrange :
« Bien ! Bon ! » voilà votre refrain !

Il faudrait le calme d’un ange
Pour vous tolérer sans chagrin.
Mais moi qui n’ai rien de céleste,
Cela finit par m’agacer !……
Allons ! bien ! tandis que je peste,
La voilà qui veut m’embrasser !


LXXIX

Ta ta ta ! dites blanc, dites noir, peu m’importe,
Je ne vous croirai plus,
Car vous m’avez trompée, et de la pire sorte !
Et de nouveaux serments resteraient superflus.
Vainement, désormais, vous pouvez me promettre
Beaucoup, peu, moins encor,
Par geste et par discours, par télégramme et lettre ;
Je n’en prends nul souci : votre crédit est mort !…
Je saurai vous tenir très haute la dragée.
Les paris sont ouverts :
On va voir si je peux, dans la lutte engagée,
Punir l’offense grave et les affronts soufferts !…
Car vous m’aviez promis… deux serins pour ma fête :
Chacun le sait, chacun !
Et chacun sait aussi l’injure qui m’est faite :
Au jour fixé par vous, je n’en ai reçu qu’un !


LXXX

Sur l’aire on a porté les pesantes javelles
Et l’on n’engendre pas de tristesse alentour.
Qui vous égaye ainsi, moissonneurs ? Sans détour
Ils répondirent : « Tiens ! nous contons les nouvelles. »

Quel salon glacial ! il s’échauffe soudain
Pour de bonnes raisons : sur vingt lèvres écloses
Les nouvelles du jour abîment gens et choses
Et les propos méchants prennent un air badin.

Toute classe est ainsi sur une autre calquée ;
Ainsi, dans chaque rang de la société,
La sainte Charité,
De toutes les vertus, est la moins pratiquée.


LXXXI

Où le diable prend-il des victimes certaines ?…
— C’est dans l’oisiveté.
— Où fait-il à plaisir des dupes par centaines ?…
— C’est dans la vanité.
Elle est comme une coupe : au fond, la lie amère,
L’ivresse sur les bords !
Ève le sut un jour, cette imprudente mère
Dont nous payons les torts !…

La pomme de l’Eden a jeté sa semence
En fertile sillon…
Tous les maux ont germé : vices, crimes, démence,
Mort… et damnation !…


LXXXII

« Passant, qui que tu sois, gémit le pauvre aveugle,
Je tends vers toi la main. »

Mais les bruits de la foire et le bétail qui beugle
Couvrent sa vieille voix. Tous passent leur chemin.

« Le Seigneur aime ceux dent l’âme est pitoyable,
Répète le vieillard ;
Saint Martin partageait son manteau charitable ;
Me refuseras-tu l’aumône d’un liard ? »

La foule aime le rire et proscrit la tristesse :
Elle ferma les yeux.
Que lui fait d’un vieillard la poignante détresse,
Quand elle a bonne chère, et bon gîte, et vins vieux ?
Un seul ami, souvent, reste à celui qui tombe
Privé de tout lien…..
Escortant son cercueil et pleurant sur sa tombe,
Cet ami… c’est son chien.


LXXXIII

Quand donc s’apaisera votre humeur vagabonde ?
Nemrod, auprès de vous, n’était qu’un fainéant.
On n’a point rencontré votre pareil au monde,
Et votre successeur est encore au néant.
La simple raison veut que l’époux à l’épouse
Avec empressement consacre son loisir ;
Mais vous me préférez, je n’en suis point jalouse,
La gloire de tuer ! À chacun son plaisir.
Chien, fusil, poudre, plomb, massacres et tueries,
On le dit, et c’est vrai : voilà votre idéal.
Ah ! monsieur, qu’il est beau d’aimer les boucheries !
Tout cela vous tient lieu du bonheur conjugal.
Bon : si je l’avais su, dans de si lourdes chaînes
Mon sort ne se fût pas un seul jour engagé !…
Quoi ! vous partez encore et mes plaintes sont vaines !
Eh bien, allez chasser ! Vous êtes … enragé. »


LXXXIV

Le professeur s’écrie en courroux : « Ma science
N’est que perles devant pourceaux.
À la fin, je me trouve à bout de patience !
Ânes, vous n’êtes bons qu’à boire dans des seaux !

Je dépense pour vous le meilleur de ma vie,
Et j’en atteste ici le ciel !
Écoliers paresseux, rien ne vous justifie :
Vous changeriez pour moi les meilleurs vins en fiel.
Eh bien ! continuez de déserter la classe ;
Restez busons, cancres, vauriens ;
Salement croupissez dans l’ignorance crasse !…
Chacun son goût, messieurs, et chacun ses moyens. »


LXXXV

Qui fouille notre vie et notre caractère,
En passe avec rigueur les fautes au tamis ?
Et, portant contre nous l’arrêt le plus austère,
Divulgue les méfaits que nous voudrions taire ?
Ce sont nos amis.

Qui flatte notre orgueil et, chantant nos louanges,
Tourne en bien tout le mal que nous avons commis ?
Qui jouit avec nous de bonheurs sans mélanges
Et prend part à nos deuils avec des larmes d’anges ?
Ce sont nos amis.

Qu’est-il enfin pour nous de meilleur et de pire ?
Qui nous trahit, nous sauve et se croit tout permis ?
Qui nous dicte des lois ou subit notre empire ?
Qui pleure ou ne s’émeut quand notre bail expire ?…
Ce sont nos amis.


LXXXVI

« Vite, vite ! un peu moins de temps à la toilette !
Quand nous allons dîner chez notre tante Annette,
L’exactitude est de rigueur.
J’en suis sûre, déjà son couvert étincelle :
La vieille argenterie et la blanche vaisselle
Que décorent le fruit, la fleur.
Elle a choisi le vin des meilleures années ;
Elle a fait de gâteaux trois ou quatre fournées
Et dépeuplé sa basse-cour.
Le linge de Hollande est tiré de l’armoire ;
Elle met sa perruque et sa robe de moire,
Vrai costume de cour !
Il nous faut à l’envi, vraiment cela s’impose,
Entonner sa louange en poésie, en prose,
Avec l’estomac et le cœur !
Et boire tant de fois en l’honneur de la tante
Que, du catarrhe aigu, de la fièvre latente,
Son grand âge reste vainqueur ! »


LXXXVII

Elle a tant jasé, la folle Jeannette,
Qu’elle est en retard ; on va la gronder.
Vite ! il faut remplir sa cruche bien nette,
Puis, à la maison, sans plus s’attarder !

Mais l’eau méchamment coule goutte à goutte,
Si bien qu’à l’entour on babille encor
En groupes nombreux au bord de la route.
Voyez-vous de là ce plaisant décor ?
À la fin, pourtant, l’aiguière est pleine ;
Même elle déborde. Et voilà midi !
Jeannette se trouble et fuit hors d’haleine,
Brûlant le pavé d’un pas étourdi.
Il en cuit souvent à qui trop jacasse !
On vit pour cela plus d’un cœur marri…
Toute femme est faible et tout pot se casse…
Jeannette, crois-moi : gare à ton mari !


LXXXVIII

« Quoi ! tous les jours sur le bois, sur la pierre,
Torchon, balai m’exerceront la main !
C’est un abus ! car, enfin, la poussière
Se fait revoir avant le lendemain ! »
Suivent alors d’insolentes paroles.
Mais les griefs, ne se trouvant fondés,
Ressemblent tous à des chimères folles.
Madame rit de ces flots débordés :
« Quoi ! tous les jours il me faudra, ma chère,
Te mettre aussi la cuiller à la main !
C’est un abus. N’emplis pas ta soupière,
Puisque tu dois recommencer demain. »


LXXXIX

Le colporteur a, dans la neige,
Frayé lui-même le chemin
Avec les fauves pour cortège
Et son lourd bâton dans la main.
Il arrive. La fiancée,
L’œil étincelant de désir,
Vers sa balle s’est avancée,
Impatiente de choisir :
Elle examine la dentelle
Au dessin riche, au tissu fin ;
Et les rubans de brocatelle,
Et les fichus d’épais satin.
Contre une large pendeloque,
Une opale au reflet changeant,
Pour suivre la mode, elle troque
Son collier fin de vieil argent.
Elle ne veut, elle l’avoue,
Que du très beau ; c’est décidé !
Elle fait méprisante moue
À tout article démodé.
Fi de cette commune bure
Bonne, au plus, pour les pauvres gens !
Du luxe, même en la doublure !
Ses goûts ont droit d’être exigeants.

Et cependant elle marchande,
S’emporte, et l’humble piéton,
Pressé par la faim qui commande,
Baisse les prix, baisse le ton.
Oh ! prends bien garde, jeune fille :
Le bon marché devient coûteux,
Quand c’est le pain d’une famille
Et la sueur d’un malheureux !


X

Oh ! le vide effrayant au pot de marmelade !
Quel gourmand l’a creusé ?
On m’en a pris assez pour se rendre malade.
C’est vraiment trop osé !
Voyons : ce n’est pas vous, Paul, Louise, Antoinette ?
— Jamais, maman, jamais !
— Et toi, Michel, as-tu la conscience nette ?
— Oui, maman… je… si… mais…
— Ce trouble t’a trahi. D’ailleurs cette moustache
Gardée imprudemment,
Ce manque d’appétit, cette rougeâtre tache
Parlent suffisamment !
Que c’est honteux, Michel ! mensonge et gourmandise,
Détestables liens !…
Et vous, ne riez pas de ces défauts, Louise :
Car chacun, à son tour, est mené par les siens.


XCI

Entre tous les géants de la sylviculture,
Se distingue le chêne à la forte structure.

C’est l’arbre aimé de nos aïeux :
Sa racine plonge profonde,
Son faîte se perd dans les cieux,
Et ses rameaux semblent un monde.
L’écorce en est rude au toucher ;
Le tronc, noueux ; la feuille, sombre.
Quand le soleil va se coucher,
L’arbre entier semble un gouffre d’ombre.
Il ne craint pas les fiers autans,
Ni les hivers aux froides bises.
Il brave les efforts du temps,
Plus ferme que les roches grises.
Au chasseur fatigué, meurtri,
Fuyant devant les avalanches,
S’il faut un refuge, un abri,
Le chêne étend ses vastes branches.
Il n’est pas, sous son dôme vert,
Une rustique fagoteuse
Qui n’aime à se mettre à couvert
Les pieds dans la mousse laineuse.

Il est encor vivant et droit
Malgré les siècles sur sa tête !
Mais Dieu l’a marqué de son doigt :
Du bûcheron la hache est prête.


XCII

Ce meneur d’ours qui nous arrive
Semble malade et vient de loin.
Du fleuve il a suivi la rive,
Se couchant la nuit dans le foin.
Un pas lourd sur un air de flûte
Payait l’écot par le chemin.
Mais l’ours, hier, fit une chute :
Il ne dansera point demain.
Et cependant, demain c’est foire :
L’on vient tôt, l’on reste longtemps ;
Et l’on s’en retourne, après boire,
Bourses vides, mais cœurs contents.
L’homme et la bête allaient, je pense,
Faire moisson pour tout l’hiver ;
Et, par la musique et la danse,
S’assurer vivres et couvert.
Mais Martin grogne sur la paille !…
Au service d’un charlatan,
Son vieux maitre, de la marmaille,
Fait le bonheur, tambour battant


XCIII

Elle sait nous forcer à nous occuper d’elle
N’importe comment, n’importe où.
Autour d’elle, du bruit c’est tout,
Qu’on la dise bossue ou qu’on la trouve belle,
Attifée à ravir ou coiffée en toutou.

Cherchant le soleil, elle n’aime
Ni l’ombre, ni l’obscurité ;
Il ne lui faut pas d’autre emblème
Qu’un grelot toujours agité.
Les cent voix de la Renommée
Pour parler d’elle, c’est trop peu !
Elle veut être proclamée
De place en place et dans tout lieu.
Pour attirer les yeux, peut-être,
Sur la corde elle danserait ;
Et même aussi, par la fenêtre,
En souriant, se jetterait.
Elle n’a jamais dans la rue
Le vêtement de la saison ;
Et plus d’un brocard la salue
Sur le seuil de chaque maison ;
Vous verrez son nom : Cléopâtre,
En vedette quelque beau jour
Sur une affiche de théâtre,
Au coin de plus d’un carrefour.

Et dans les journaux, ses mémoires
Effaceront, c’est entendu,
Les imaginaires histoires
Du fou, du noyé, du pendu.


XCIV

« Ce qui très fort me choque en vous, mam’zelle,
Ah ! ce n’est pas votre air impertinent…
— Impertinent vous-même ! répond-elle ;
A-t-on jamais ouï pareil manant !…
— Je ne dis rien de votre caractère ;
Il est fougueux, et chacun le connaît :
Votre cervelle est vraiment un cratère,
Et votre tête est tout près du bonnet.
Cela me va. Je ne cherche pas noise
À votre goût pour les colifichets,
Aux traits malins de votre humeur sournoise,
À d’autres torts devant tous affichés.
Non !… Ce par quoi de notre mariage
L’heureux moment peut être différé
N’est pas cela… Vous devinez, je gage ?…
Point ?… Franchement, alors, je le dirai :
Ce qui me fait ainsi faire la moue,
Ce qui m’agace et m’éloigne, mordieu !
C’est ce point noir perdu sur votre joue,
Avec des poils hérissés au milieu ! »


LCV

J’aime les champêtres effluves :
L’odeur du raisin dans les cuves,
Des blés mûrs au sillon, des pommes au pressoir.
J’aime, quand bouillonne la sève,
Les senteurs que la brise enlève
À la corolle d’or, végétal encensoir !
Des bois, des landes et des chaumes,
Il se dégage tant d’arômes
Que l’on n’y peut songer aux tristes lendemains…
Et l’esprit a le vol plus libre,
Et le sang bout dans chaque fibre
Quand de foin, sur les chars, s’embaument les chemins.
L’hiver, dans l’étable prochaine,
Au râtelier d’aune ou de chêne,
Ces parfums des prés verts demeurent attachés ;
Et les grands bœufs aux fortes hanches,
Au rude poil, aux cornes blanches,
Ruminent indolents, vers la crèche penchés.
À côté, le cheval s’ébroue ;
Plus loin, le dindon fait la roue ;
Au bât prêtant leur dos, les ânes vont partir.
Dans un coin, les lapins se grattent.
Mais au dehors les coqs se battent,
Et de leurs cris aigus la cour va retentir.


XCVI

Anatole n’a des amis
Que dans l’authentique noblesse ;
Bien logé, bien posé, bien mis,
Il est fier et d’un rien se blesse.
Pendant qu’il se fait grand seigneur
Et sème l’or… son père en gagne :
Il fut d’abord simple baigneur
Sur une côte de Bretagne ;
Puis, il ouvrit un magasin,
D’aucuns disent une baraque,
Vendit la figue et le raisin
Entre l’estagnon et la caque.
On sent qu’il lui fallut des jours
Et des ans pour faire fortune…
N’importe ! il travaille toujours,
Et poursuit la veine opportune.
Riche, il veut l’être plus encor :
Le chiffon lui sert de défroque ;
Il déjeune d’un hareng saur
Et dîne d’un œuf à la coque.
C’est pour son fils qu’il grossira
Les flots pressés de son Pactole…
Mais qui, demain, le reniera
Devant témoins ? C’est Anatole.


XCVII

Ainsi parlait un soir certaine mijaurée
Sous les riches lambris de sa maison dorée :

« Comme vous vous trompez, mes amis, en croyant
Que, pour choisir mon lot, le sort fut clairvoyant !
Que m’importaient, à moi, l’or, trompeuse chimère,
Et la coupe d’honneurs dont la lie est amère ?…
J’eusse aimé noblement la tribulation,
La pauvreté, la lutte et l’immolation !…
On m’encense, on m’envie… Eh bien, moi, je jalouse
La tâche, les labeurs et la part de l’épouse
Qui fait tout le chemin nu-pieds sur les cailloux,
Ses enfants sur les bras et servant son époux !
Je jalouse ces gueux, poétiques figures,
Sans toit, sans feu, sans lit, fiers comme des augures !
On se dit, en voyant leur étrange tribu
Qui couche sur le sol et semble errer sans but :
« Oh ! ceux-là sont heureux ! » Mais que vois-je ? ô surprise !
Ma robe fait un pli ! mon chignon se défrise !
À peine l’on a mis sept bûches à mon feu !
Six plats à mon dîner et trois vins, c’est trop peu !
À la privation je me heurte sans cesse,
Et je trouve partout accident qui m’oppresse ! »


XCVIII

Pierre dit : « Le mal qui m’incombe
Est le plus dur des maux connus :
À la misère je succombe,
Et mes petits enfants sont nus ! »
Paul gémit, blême de tristesse :
« L’un des supplices d’ici-bas,
C’est bien l’excès de la richesse !
J’en souffre et l’on ne me plaint pas ! »
— On guérit le mal qui t’obsède
Aisément, ai-je répondu :
La charité sert de remède.
Un bienfait n’est jamais perdu !

Je ne sais pas, en conscience,
Si l’ordonnance réussit…
Le conseil de l’expérience
N’est pas celui que mieux l’on suit…
Pourtant j’ai vu, de ma fenêtre,
L’autre jour Paul passer joyeux.
De chez Pierre il sortait, peut-être ?…
Il en sortait. Allons, tant mieux !


XCIX

« Mon ami, retenez ce que je vais vous dire :
Ardemment je désire
Prendre femme !
— Bravo ! demain, mariez-vous.
— Oui ; mais je suis timide et fortement jaloux…
— Ne vous mariez pas.
— C’est que la solitude
Me met à la merci de qui veut m’exploiter.
— Mariez-vous, alors.
— J’ai plus d’une habitude ;
J’y tiens. Mais pensez-vous qu’on veuille s’y prêter ?
— Ne vous mariez pas.
— Dieu sait pourtant la vie
Que je mène, privé de tendresse et de soin !
— Mariez…
— Si ma femme, un jour, m’était ravie !
Si mes enfants nombreux tombaient dans le besoin !
— Ne vous mari…
— J’entends. Mais toute ma fortune
Ira donc enrichir quelque piètre neveu ?
— Allez vous promener. Ce jeu-là m’importune.
Il faut pourtant savoir, enfin, ce que l’on veut ! »


C

Le cocher dit : « Madame est folle !
Son nouvel attelage vole :
Elle soutient qu’il marche au pas
Et qu’il butte et n’avance pas ! »
Le cuisinier : « Ce qui m’étonne
Aujourd’hui, c’est qu’elle assaisonne
Tous ses reproches au piment !
Vrai, c’est un raide condiment. »
Le concierge : « On voit qu’elle enrage
Et, peut-être, ne sait pourquoi.
Si cela dure, il sera sage
De filer doux, de rester coi. »
« Ne me trahissez pas, fait Rose,
La soubrette ; voici comment
Madame est grincheuse, morose
Et sous le coup d’un noir tourment :
Je l’ai surprise dans sa chambre,
En larmes devant son miroir,
Parce que… dans ses cheveux d’ambre,
Un fil d’argent se laissait voir ! »