Le Sphinx des glaces/I/III

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Hetzel (p. 27-40).

Un changement singulier s’opéra dans l’attitude du capitaine.

III

le capitaine len guy.

Je dormis mal. À plusieurs reprises, je « rêvai que je rêvais ». Or, — c’est une observation d’Edgar Poe, — quand on soupçonne que l’on rêve, on se réveille presque aussitôt.

Je me réveillai donc, et toujours très monté contre ce capitaine Len Guy. L’idée de m’embarquer sur l’Halbrane, à son départ des Kerguelen, était enracinée dans ma tête. Maître Atkins n’avait cessé de me vanter ce navire, invariablement le premier de l’année à rallier Christmas-Harbour. Comptant les jours, comptant les heures, que de fois je m’étais vu à bord de cette goélette, au large de l’archipel, cap à l’ouest, en direction sur la côte américaine ! Mon aubergiste ne mettait pas en doute la complaisance du capitaine Len Guy, qui serait d’accord avec son intérêt. On ne voit guère un navire de commerce refuser un passager, lorsque cela ne doit pas le contraindre à modifier son itinéraire, et s’il peut retirer un bon prix du passage. Qui aurait cru cela ?…

Aussi, grosse colère que je sentais couver en moi contre ce peu complaisant personnage. Ma bile s’échauffait, mes nerfs se tendaient. Un obstacle venait de surgir sur ma route, et devant lequel je me cabrais.

Ce fut une mauvaise nuit d’indignation fiévreuse, et le calme ne me revint qu’au lever du jour.

Au surplus, j’avais résolu de m’expliquer avec le capitaine Len Guy, sur son déplorable procédé. Peut-être n’obtiendrais-je rien, mais, du moins, j’aurais dit ce que j’avais sur le cœur.

Maître Atkins avait parlé pour recevoir la réponse que l’on sait. Quant à cet obligeant Hurliguerly, si pressé de m’offrir son influence et ses services, s’était-il hasardé à tenir sa promesse ?… Je ne savais, ne l’ayant point rencontré. En tout cas, il n’avait pu être plus heureux que l’hôtelier du Cormoran-Vert.

Je sortis vers huit heures du matin. Il faisait un temps de chien, comme disent les Français, — ou pour employer une expression plus juste, — un chien de temps. De la pluie, mêlée de neige, une bourrasque tombant de l’ouest par-dessus les montagnes du fond, des nuages dégringolant des basses zones, une avalanche d’air et d’eau. Que le capitaine Len Guy fût descendu à terre pour se tremper jusqu’aux os dans les rafales, ce n’était point à supposer.

En effet, personne sur le quai. Quelques barques de pêche avaient quitté le port avant la tourmente, et, sans doute, s’étaient mises à l’abri au fond des criques que ni la mer ni le vent ne pouvaient battre. Quant à me rendre à bord de l’Halbrane, je n’aurais pu le faire sans héler une de ses embarcations, et le bosseman n’eût pas pris sur lui de me l’envoyer.

« D’ailleurs, pensai-je, sur le pont de sa goélette, le capitaine est chez lui, et, pour ce que je compte lui répondre s’il s’obstine dans son inqualifiable refus, mieux vaut un terrain neutre. Je vais le guetter de ma fenêtre, et, si son canot le met à quai, il ne parviendra pas à m’éviter cette fois. »

De retour au Cormoran-Vert, je me postai derrière ma vitre ruisselante dont j’essuyai la buée, ne m’inquiétant guère de la bourrasque qui s’engouffrait à travers la cheminée et chassait les cendres de l’âtre.

J’attendis, nerveux, impatient, rongeant mon frein, dans un état d’irritation croissante.

Deux heures s’écoulèrent. Et, ainsi que cela arrive fréquemment grâce à l’instabilité des vents des Kerguelen, ce fut le temps qui se calma avant moi.

Vers onze heures, les hauts nuages de l’est prirent le dessus, et la tourmente alla s’épuiser à l’opposé des montagnes.

J’ouvris ma fenêtre.

En ce moment, une des embarcations de l’Halbrane se prépara à larguer sa bosse. Un matelot y descendit, arma deux avirons en couple, tandis qu’un homme s’asseyait, à l’arrière, sans tenir les tireveilles du gouvernail. Du reste, une cinquantaine de toises entre le schooner et le quai, pas davantage. Le canot accosta. L’homme sauta à terre.

C’était le capitaine Len Guy.

En quelques secondes, j’eus franchi le seuil de l’auberge, et je m’arrêtai devant le capitaine, très empêché, quoi qu’il en eût, de parer l’abordage.

« Monsieur… » lui dis-je, d’un ton sec et froid — froid comme le temps depuis que les vents soufflaient de l’est.

Le capitaine Len Guy me regarda fixement, et je fus frappé de la tristesse de ses yeux d’un noir d’encre. Puis, la voix basse, les paroles à peine chuchotées :

« Vous êtes étranger ?… me demanda-t-il.

— Étranger aux Kerguelen… oui, répondis-je.

— De nationalité anglaise ?…

— Non… américaine. »

Il me salua d’un geste bref, et je lui rendis le même salut.

« Monsieur, repris-je, j’ai lieu de croire que maître Atkins, du Cormoran-Vert, vous a touché quelques mots d’une proposition à mon sujet. Cette proposition, ce me semble, méritait un accueil favorable de la part d’un…

— La proposition d’embarquer sur ma goélette ?… répondit le capitaine Len Guy.

— Précisément.

— Je regrette, monsieur, de n’avoir pu donner suite à cette demande…

— Me direz-vous pourquoi ?…

— Parce que je n’ai pas l’habitude d’avoir des passagers à mon bord, — première raison.

— Et la seconde, capitaine ?…

— Parce que l’itinéraire de l’Halbrane n’est jamais arrêté d’avance. Elle part pour un port et va à un autre, suivant que j’y trouve mon avantage. Apprenez, monsieur, que je ne suis point au service d’un armateur. La goélette m’appartient en grande partie, et je n’ai d’ordre à recevoir de personne pour ses traversées.

— Alors il ne dépend que de vous, monsieur, de m’accorder passage…

— Soit, mais je ne puis vous répondre que par un refus — à mon extrême regret.

— Peut-être changerez-vous d’avis, capitaine, lorsque vous saurez que peu m’importe la destination de votre goélette… Il n’est pas déraisonnable de supposer qu’elle ira quelque part…

— Quelque part, en effet… »

Et, à ce moment, il me sembla que le capitaine Len Guy jetait un long regard vers l’horizon du sud.

« Eh bien, monsieur, repris-je, aller ici ou là m’est presque indifférent… Ce que je désirais avant tout, c’était de quitter les Kerguelen par la plus prochaine occasion qui me serait offerte… »

Le capitaine Len Guy ne répondit pas, et demeura pensif, sans chercher à me fausser compagnie.

« Vous me faites l’honneur de m’écouter, monsieur ?… demandai-je d’un ton assez vif.

— Oui, monsieur.

— J’ajouterai donc que, sauf erreur, et si l’itinéraire de votre goélette n’a pas été modifié, vous aviez l’intention de partir de Christmas-Harbour pour Tristan d’Acunha…

— Peut-être à Tristan d’Acunha… peut-être au Cap… peut-être… aux Falklands… peut-être ailleurs…

— Eh bien, capitaine Guy, c’est précisément ailleurs où je désire aller ! » répliquai-je ironiquement, en faisant effort pour contenir mon irritation.

Alors un changement singulier s’opéra dans l’attitude du capitaine Len Guy. Sa voix s’altéra, devint plus dure, plus cassante. En termes nets et précis, il me fit comprendre que toute insistance était inutile, que notre entretien avait déjà trop duré, que le temps le pressait, que ses affaires l’appelaient au bureau du port… enfin que nous nous étions dit, et de très suffisante façon, tout ce que nous pouvions avoir à nous dire…

J’avais étendu le bras pour le retenir — le saisir serait un mot plus juste, — et la conversation, mal commencée, risquait de plus mal finir, lorsque ce bizarre personnage se retourna vers moi, et d’un ton adouci, il s’exprima de la sorte :

« Croyez bien, monsieur, qu’il m’en coûte de n’être point en état de vous satisfaire, et de montrer peu d’obligeance envers un Américain. Mais je ne saurais modifier ma conduite. Au cours de la navigation de l’Halbrane, il peut survenir tel ou tel incident imprévu qui rendrait gênante la présence d’un passager… même aussi accommodant que vous l’êtes… Ce serait m’exposer à ne pouvoir profiter de chances que je recherche…

— Je vous ai dit, capitaine, et je vous le répète, que si mon intention est de retourner en Amérique, au Connecticut, il m’est indifférent que ce soit en trois mois ou en six, par un chemin plutôt que par un autre, — et dût votre goélette s’enfoncer au milieu des mers antarctiques…

— Les mers antarctiques ! » s’écria le capitaine Len Guy d’une voix interrogatrice, tandis que son regard me fouillait le cœur comme s’il eût été armé d’une pointe.

« Pourquoi parlez-vous des mers antarctiques ?… reprit-il en me saisissant la main.

— Mais comme je vous aurais parlé des mers boréales… du pôle Nord aussi bien que du pôle Sud… »

Le capitaine Len Guy ne répondit pas, et je crus voir une larme glisser de ses yeux. Puis, se rejetant dans un autre ordre d’idées, désireux de couper court à quelque cuisant souvenir, évoqué par ma réponse :

« Ce pôle Sud, dit-il, qui oserait s’aventurer…

— L’atteindre est difficile… et cela serait sans utilité, répliquai-je. Il se rencontre pourtant des caractères assez aventureux pour se lancer dans de telles entreprises.

— Oui… aventureux !… murmura le capitaine Len Guy.

— Et, tenez, repris-je, voici que les États-Unis font encore une tentative avec la division de Charles Wilkes, le Vancouver, le Peacock, le Porpoise, le Flying-Fish et plusieurs conserves…

— Les États-Unis, monsieur Jeorling ?… Vous affirmez qu’une expédition est envoyée par le gouvernement fédéral dans les mers australes ?…


— Le fait est certain, et, l’année dernière, avant mon départ d’Amérique, j’apprenais que cette division venait de prendre la mer. Il y a un an de cela, et il est fort possible que l’audacieux Wilkes ait poussé ses reconnaissances plus loin que les autres découvreurs ne l’avaient fait avant lui. »

Le capitaine Len Guy était redevenu silencieux, et il ne sortit de cette inexplicable préoccupation que pour dire :

« Dans tous les cas, si Wilkes parvient à franchir le cercle polaire, puis la banquise, il est douteux qu’il dépasse de plus hautes latitudes que…

— Que ses prédécesseurs Bellingshausen, Forster, Kendall, Biscoe, Morrell, Kemp, Belleny… répondis-je.

— Et que… ajouta le capitaine Len Guy.

— De qui voulez-vous parler ?… demandai-je.

Le bosseman vint serrer la main de l’aubergiste.

— Vous êtes originaire du Connecticut, monsieur ?… dit brusquement le capitaine Len Guy.

— Du Connecticut.

— Et plus spécialement ?…

— D’Hartford.

— Connaissez-vous l’île Nantucket ?…

— Je l’ai visitée à plusieurs reprises.

— Vous le savez, je pense, dit le capitaine Len Guy en me regardant, les yeux dans les yeux, c’est là que votre romancier Edgar Poe a fait naître son héros, Arthur Gordon Pym…

— En effet, répondis-je — cela me revient à la mémoire, — le début de ce roman est placé à l’île Nantucket.

— Vous dites… ce roman ?… C’est bien le mot dont vous vous êtes servi ?…

— Sans doute, capitaine…

— Oui… et vous parlez comme tout le monde !… Mais, pardon, monsieur, je ne puis attendre plus longtemps… Je regrette… très sincèrement de ne pouvoir vous rendre ce service… Ne croyez pas que la réflexion puisse modifier mes idées relativement à votre proposition… D’ailleurs, vous n’aurez que quelques jours à attendre… La saison va s’ouvrir… Les navires de commerce, les baleiniers relâcheront à Christmas-Harbour, et il vous sera loisible d’embarquer sur l’un d’eux… avec la certitude d’aller là où vos convenances vous appellent… Je regrette, monsieur, je regrette, vivement… et vous donne bien le salut ! »

Sur ces derniers mots, le capitaine Len Guy se retira, et l’entretien finit tout autrement que je ne le supposais… je veux dire d’une façon polie quoique formelle.

Comme il ne sert à rien de s’entêter contre l’impossible, j’abandonnai l’espoir de naviguer à bord de l’Halbrane, tout en gardant rancune à son maudit commandant. Et pourquoi ne l’avouerai-je pas ? Ma curiosité était éveillée. Je sentais un mystère au fond de cette âme de marin, et il m’aurait plu de le pénétrer. Le tour imprévu de notre conversation, ce nom d’Arthur Pym prononcé d’une façon si inopinée, les interrogations sur l’île Nantucket, l’effet produit par cette nouvelle qu’une campagne à travers les mers australes se poursuivait alors sous le commandement de Wilkes, cette affirmation que le navigateur américain ne s’avancerait pas plus avant dans le sud que… De qui donc avait voulu parler le capitaine Len Guy ?… Tout cela était matière à réflexions pour un esprit aussi positif que le mien…

Ce jour-là, maître Atkins voulut savoir si le capitaine Len Guy s’était montré de meilleure composition… Avais-je obtenu l’autorisation d’occuper une des cabines de la goélette ?… Je dus avouer à mon hôtelier que je n’avais pas été plus heureux que lui dans mes négociations… Cela ne laissa pas de le surprendre. Il ne comprenait rien aux refus du capitaine, à son entêtement… Il ne le reconnaissait plus… D’où provenait ce changement ?… Et — ce qui le touchait d’une façon plus directe, — c’est que, par contradiction avec ce qui se faisait pendant les relâches, le Cormoran-Vert n’avait été fréquenté ni des hommes de l’Halbrane ni de leur officier. Il semblait que l’équipage obéissait à un ordre. Deux ou trois fois seulement, le bosseman vint s’installer dans la salle de l’auberge, et ce fut tout. De là, gros désappointement de maître Atkins.

En ce qui concerne Hurliguerly, après s’être si imprudemment avancé, je compris qu’il ne tenait plus à continuer avec moi des relations à tout le moins inutiles. Avait-il tenté d’ébranler son chef, je ne saurais le dire, et, en somme, il en eût été, à coup sûr, pour son insistance.

Pendant les trois jours qui suivirent, 10, 11 et 12 août, les travaux de ravitaillement et de réparation furent poussés à bord de la goélette. On voyait l’équipage allant et venant sur le pont, — les matelots visiter la mâture, changer les manœuvres courantes, raidir les haubans et galhaubans qui avaient molli pendant la dernière traversée, repeindre les hauts et les bastingages détériorés sous les paquets de mer, réenverguer des voiles neuves, raccommoder les vieilles dont on pourrait encore se servir par beau temps, calfater çà et là les coutures du bordé et du pont à grands coups de maillet.

Ce travail s’accomplissait avec régularité, sans ces cris, ces interpellations, ces querelles, trop ordinaires parmi les marins au mouillage. L’Halbrane devait être bien commandée, son équipage très tenu, très discipliné, silencieux même. Peut-être le bosseman contrastait-il avec ses camarades, car il m’avait paru porté à rire, à plaisanter, à bavarder surtout, — à moins qu’il ne fût démangé de la langue que lorsqu’il descendait à terre.

Enfin, on apprit que le départ de la goélette était fixé au 15 août, et, la veille, je n’avais pas encore lieu de penser que le capitaine Len Guy fût revenu sur son refus si catégorique.

Du reste, je n’y songeais guère, ayant pris mon parti de ce contretemps. Toute envie de récriminer m’était passée. Je n’eusse pas permis à maître Atkins de tenter une autre démarche. Lorsque le capitaine Len Guy et moi, nous nous rencontrions sur le quai, c’était comme des gens qui ne se connaissent même pas, qui ne se sont jamais vus. Il passait d’un côté, moi de l’autre. Je dois observer, cependant, qu’une ou deux fois, quelque hésitation se manifesta dans son attitude… Il semblait qu’il voulût m’adresser la parole… qu’il y fût poussé par un secret instinct… Il ne l’avait point fait, et je n’étais pas un homme à provoquer une explication nouvelle… Au surplus — j’en fus informé le jour même, — Fenimore Atkins, contre ma formelle défense, avait sollicité le capitaine Len Guy à mon sujet sans rien obtenir. C’était une affaire « classée », comme on dit, et pourtant tel n’était pas l’avis du bosseman…

En effet, Hurliguerly, interpellé par l’hôtelier du Cormoran-Vert, contestait que la partie fût définitivement perdue.

« Il est très possible, répétait-il, que le capitaine n’ait pas lâché son dernier mot ! »

Mais s’appuyer sur les dires de ce hâbleur, c’eût été introduire un terme faux dans une équation, et, je l’affirme, le prochain départ du schooner m’était indifférent.

Je ne songeais plus qu’à guetter l’apparition de quelque autre navire au large.

« Encore une semaine ou deux, me répétait mon aubergiste, et vous serez plus heureux, monsieur Jeorling, que vous ne l’avez été avec le capitaine Len Guy. Il s’en trouvera plus d’un qui ne demandera pas mieux…

— Sans doute, Atkins, mais n’oubliez pas que la plupart des bâtiments à destination de la pêche aux Kerguelen, y séjournent pendant cinq ou six mois, et si je dois attendre de tels délais pour reprendre la mer…

– Pas tous, monsieur Jeorling, pas tous !… Il en est qui ne font que toucher à Christmas-Harbour… Une bonne occasion se présentera, et vous n’aurez point à vous repentir d’avoir manqué votre embarquement sur l’Halbrane… »

Je ne sais si j’aurai à m’en repentir ou non, mais, — ce qui est certain, — c’est qu’il était écrit là-haut que je quitterais les Kerguelen comme passager de la goélette, et qu’elle allait m’entraîner dans la plus extraordinaire des aventures dont les annales maritimes devaient retentir à cette époque.

Dans la soirée du 14 août, vers sept heures et demie, lorsque la nuit enveloppait déjà l’île, je flânais, après mon dîner, sur le quai au nord de la baie. Le temps était sec, le ciel pointillé d’étoiles, l’air vif, le froid piquant. En ces conditions, ma promenade ne pouvait se prolonger.

Donc, une demi-heure plus tard, je me dirigeais vers le Cormoran-Vert, lorsqu’un individu me croisa, hésita, revint sur ses pas et s’arrêta.

L’obscurité était assez profonde pour qu’il ne me fût pas aisé de le reconnaître. Mais, à sa voix, à son chuchotement caractéristique, pas d’erreur possible. Le capitaine Len Guy était devant moi.

« Monsieur Jeorling, me dit-il, c’est demain que l’Halbrane doit mettre à la voile… demain matin… avec le jusant…

— À quoi bon me le faire savoir, répliquai-je, puisque vous refusez…

— Monsieur… j’ai réfléchi, et si vous n’avez pas changé d’idée, trouvez-vous à bord à sept heures…

— Ma foi, capitaine, répondis-je, je ne m’attendais guère à ce revirement de votre part…

— J’ai réfléchi, je vous le répète, et j’ajoute que l’Halbrane fera directement route sur Tristan d’Acunha, — ce qui vous convient… je suppose ?…

— C’est au mieux, capitaine. Demain matin, à sept heures, je serai à bord…

— Où votre cabine est préparée.

— Quant au prix du passage… dis-je.

— Nous le réglerons plus tard, répliqua le capitaine Len Guy, et à votre satisfaction. À demain donc…

— À demain. »

Mon bras s’était tendu vers cet homme bizarre pour sceller notre engagement. Sans doute, l’obscurité l’empêcha de voir ce geste, car il n’y répondit pas, et, s’éloignant d’un pas rapide, il rejoignit son canot, qui le ramena en quelques coups d’aviron.

Très surpris, je l’étais, et maître Atkins le fut au même degré que moi, lorsque, de retour dans la salle du Cormoran-Vert, je l’eus mis au courant.

« Allons, me répondit-il, ce vieux renard d’Hurliguerly avait décidément raison !… Cela n’empêche pas que son diable de capitaine ne soit plus capricieux qu’une fille mal élevée !… Pourvu qu’il ne change pas d’idée au moment de partir ! »

Hypothèse inadmissible, et, en y réfléchissant, je pensai que cette façon d’agir ne comportait ni fantaisie ni caprice. Si le capitaine Len Guy était revenu sur son refus, c’est qu’il avait un intérêt quelconque à ce que je fusse son passager. À mon avis, ce revirement devait tenir à ce que je lui avais dit relativement au Connecticut et à l’île Nantucket. Maintenant, en quoi cela pouvait-il l’intéresser, je laissais à l’avenir le soin de me l’apprendre.

Mes préparatifs furent rapidement terminés. Je suis, d’ailleurs, de ces voyageurs pratiques qui ne s’encombrent jamais de bagages, et feraient le tour du monde une sacoche au côté et une valise à la main. Le plus gros de mon matériel consistait en ces vêtements fourrés, dont l’indispensabilité s’impose à quiconque navigue à travers les hautes latitudes. Lorsque l’on parcourt l’Atlantique méridional, c’est le moins que de telles précautions soient prises par prudence.

Le lendemain, 15, avant le lever du jour, je fis mes adieux au brave et digne Atkins. Je n’avais eu qu’à me louer des attentions et de l’obligeance de mon compatriote, exilé sur ces îles de la Désolation, où les siens et lui vivaient heureux en somme. Le serviable aubergiste parut très sensible aux remerciements que je lui adressai. Ayant souci de mon intérêt, il avait hâte de me savoir à bord, craignant toujours — c’est l’expression dont il se servit — que le capitaine Len Guy eût « changé ses amures » depuis la veille. Il me le répéta même avec insistance, et m’avoua que, pendant la nuit, il s’était mis plusieurs fois à sa fenêtre, afin de s’assurer que l’Halbrane était toujours à son mouillage au milieu de Christmas-Harbour. Il ne fut délivré de ses inquiétudes — que je ne partageais aucunement — qu’à l’heure où l’aube commença de poindre.

Maître Atkins voulut m’accompagner à bord, afin de prendre congé du capitaine Len Guy et du bosseman. Un canot attendait au quai, et il nous transporta tous les deux à l’échelle de la goélette, déjà évitée de jusant.

La première personne que je rencontrai sur le pont fut Hurliguerly. Il me lança un coup d’œil de triomphe. C’était aussi clair que s’il m’eût dit :

« Hein ! vous le voyez !… Notre difficultueux capitaine a fini par vous accepter… Et à qui devez-vous cela, si ce n’est à ce brave homme de bosseman, qui vous a servi de son mieux et n’a point surfait son influence ?… »

Était-ce la vérité ?… J’avais de fortes raisons pour ne pas l’admettre sans grande réserve. Peu importait, après tout. L’Halbrane allait lever l’ancre et j’étais à bord.

Le capitaine Len Guy se montra presque aussitôt sur le pont. Ce dont je ne songeai point à m’étonner autrement, c’est qu’il ne parut même pas remarquer ma présence.

Les préparatifs de l’appareillage étaient commencés, voiles retirées de leurs étuis, manœuvres prêtes, drisses et écoutes parées. Le lieutenant, à l’avant, surveillait le virage du cabestan, et l’ancre ne tarderait pas de venir à pic.

Maître Atkins s’approcha alors du capitaine Len Guy et, d’une voix engageante :

« À l’année prochaine ! dit-il.

— S’il plaît à Dieu, monsieur Atkins ! »

Leurs mains se pressèrent. Puis le bosseman vint à son tour vigoureusement serrer celle de l’aubergiste du Cormoran-Vert, que le canot ramena à quai.

À huit heures, dès que le jusant fût bien établi, l’Halbrane éventa ses basses voiles, prit les amures à bâbord, évolua pour redescendre la baie de Christmas-Harbour sous une petite brise de nord, et, une fois au large, mit le cap au nord-ouest.

Avec les dernières heures de l’après-midi disparurent les cimes blanches du Table-Mount et de l’Havergal, sommets aigus, qui s’élèvent, l’un à deux, l’autre à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.