Le Sphinx des glaces/I/XIV

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Hetzel (p. 193-204).

Le bosseman envoya par le fond une ligne…

XIV

une voix dans un rêve.

Entièrement dégagée de glaces ?… non. C’eût été trop tôt affirmer le fait. Quelques ice-bergs apparaissaient au loin, drifts et packs dérivaient encore vers l’est. Néanmoins, la débâcle avait battu son plein de ce côté, et la mer était bien libre, puisqu’un navire y pouvait librement naviguer.

Nul doute que ce fût dans ces parages, en remontant ce large bras de mer, sorte de canal creusé à travers le continent antarctique, que les bâtiments de Weddell avaient rallié ce soixante-quatorzième degré de latitude, que la Jane devait dépasser d’environ six cents milles.

« Dieu nous est venu en aide, me dit le capitaine Len Guy, et qu’il daigne nous conduire au but !

— En huit jours, ai-je répondu, notre goélette peut être en vue de l’île Tsalal.

— Oui… à la condition que les vents d’est persistent, monsieur Jeorling. Or, ne l’oubliez pas, en longeant la banquise jusqu’à l’extrémité orientale, l’Halbrane s’est écartée de son itinéraire, et il faut la ramener vers l’ouest.

— La brise est pour nous, capitaine…

— Et nous en profiterons, car mon intention est de me diriger sur l’îlot Bennet. C’est là que mon frère William a tout d’abord débarqué. Dès que nous aurons aperçu cet îlot, nous serons certains d’être en bonne route…

— Qui sait si nous n’y recueillerons pas de nouveaux indices, capitaine…

— Il se peut, monsieur Jeorling. Aujourd’hui donc, lorsque j’aurai pris hauteur et reconnu exactement notre position, nous mettrons le cap sur l’îlot Bennet. »

Il va sans dire qu’il y avait lieu de consulter le guide le plus sûr qui se trouvait à notre disposition. Je veux parler du livre d’Edgar Poe, — en réalité le récit véridique d’Arthur Gordon Pym.

Après l’avoir relu, ce récit, avec tout le soin qu’il méritait, voici la conclusion à laquelle je m’étais désormais arrêté :

Que le fond fût vrai, que la Jane eût découvert et accosté l’île Tsalal, aucun doute à cet égard, pas plus que sur l’existence des six survivants du naufrage, à l’époque où Patterson avait été entraîné à la surface du glaçon en dérive. Cela, c’était la part du réel, du certain, de l’indubitable.

Mais une autre part ne devait-elle pas être mise au compte de l’imagination du narrateur, — imagination prestigieuse, excessive, déréglée, à s’en rapporter au portrait qu’il a fait de lui-même ?… Et, d’avance, convenait-il de tenir pour certains les faits étranges qu’il prétend avoir observés au sein de cette lointaine Antarctide ?… Devait-on admettre l’existence d’hommes et d’animaux bizarres ?… Était-il vrai que le sol de cette île fût d’une nature spéciale, et ses eaux courantes d’une composition particulière ?… Existaient-ils, ces gouffres hiéroglyphiques dont Arthur Pym donnait le dessin ?… Était-ce croyable que la vue de la couleur blanche produisît sur les insulaires un effet d’épouvante ?… Et pourquoi pas, après tout, puisque le blanc, la livrée de l’hiver, la couleur des neiges, leur annonçait l’approche de la mauvaise saison, qui devait les enfermer dans une prison de glace ?… Il est vrai, que penser de ces phénomènes insolites signalés au-delà, les vapeurs grises de l’horizon, l’enténèbrement de l’espace, la transparence lumineuse des profondeurs pélagiques, enfin la cataracte aérienne, et ce géant blanc qui se dressait sur le seuil polaire ?…

Là-dessus, je faisais mes réserves et j’attendais. Quant au capitaine Len Guy, il se montrait très indifférent à tout ce qui, dans le récit d’Arthur Pym, ne se rapportait pas directement aux abandonnés de l’île Tsalal, dont le salut était son unique et constante préoccupation.

Or, puisque j’avais sous les yeux le récit d’Arthur Pym, je me promettais de le contrôler pas à pas, d’en dégager le vrai du faux, le réel du fictif… Et ma conviction était, bien que je ne retrouverais pas trace des dernières étrangetés qui, à mon avis, avaient dû être inspirées par cet « Ange du bizarre » de l’une des plus suggestives nouvelles du poète américain.

À la date du 19 décembre, notre goélette se trouvait donc d’un degré et demi plus au sud que ne l’avait été la Jane dix-huit jours plus tard. De là cette conclusion que les circonstances, état de la mer, direction du vent, précocité de la belle saison, nous avaient été extrêmement favorables.

Une mer libre — ou tout au moins navigable — s’étendait devant le capitaine Len Guy comme elle s’étendait devant le capitaine William Guy, et, derrière eux, la banquise développait du nord-ouest au nord-est ses énormes masses solidifiées.

En premier lieu, Jem West voulut reconnaître si le courant portait au sud dans ce bras de mer, ainsi que l’indiquait Arthur Pym. Sur son ordre, le bosseman envoya par le fond une ligne de deux cents brasses avec un poids suffisant, et il fut constaté que la direction du courant était la même, — en conséquence très propice à la marche de notre goélette.

À dix heures et à midi, deux observations furent faites avec grande exactitude, le ciel étant d’une extraordinaire pureté. Les calculs donnèrent 74° 45′ pour la latitude, et — ce qui ne pouvait nous surprendre — 39° 15′ pour la longitude.

On le voit, le détour que nous avait imposé le prolongement de la banquise, la nécessité de la doubler par son extrémité orientale, avaient obligé l’Halbrane à se jeter d’environ quatre degrés dans l’est. Son point établi, le capitaine Len Guy fit mettre le cap au sud-ouest, afin de revenir au quarante-troisième méridien, tout en gagnant vers le sud.

Je n’ai point à rappeler ici que les mots matin et soir, dont je me servirai faute d’autres, n’impliquaient ni un lever ni un coucher de soleil. Le disque radieux, décrivant sa spirale ininterrompue au-dessus de l’horizon, ne cessait d’éclairer l’espace. Quelques mois plus tard, il disparaîtrait. Toutefois, durant la froide et sombre période de l’hiver antarctique, le ciel serait presque quotidiennement illuminé par des aurores polaires. Peut-être serions-nous plus tard témoins de ces phénomènes d’une splendeur inexprimable, dont l’influence électrique se manifeste avec tant de puissance !

Personne à l’arrière, — si ce n’est Hunt au gouvernail…

À s’en rapporter au récit d’Arthur Pym, du 1er au 4 janvier de l’année 1828, la traversée de la Jane ne s’effectua pas sans de graves complications, dues au mauvais temps. Une forte tempête du nord-est lança contre elle des glaçons qui faillirent briser son gouvernail. Elle eut encore sa route barrée par une épaisse banquise qui, heureusement, lui livra passage. En fin de compte, ce fut seulement dans la matinée du 5 janvier, par 73° 15’ de latitude, qu’elle franchit les derniers obstacles. Alors que la température de l’air était pour elle à trente-trois degrés (0° 56 C. sur zéro), elle s’élevait pour nous à quaratent-neuf degrés (9° 44 C. sur zéro). Quant à la déviation de l’aiguille de la boussole, elle se chiffrait par un nombre identique, soit 14° 28’ vers l’est.

Une dernière remarque à faire pour indiquer mathématiquement la différence dans la situation respective des deux goélettes à cette date. Du 5 au 19 janvier, s’écoulèrent les quinze jours que la Jane mit à parcourir les dix degrés, — soit six cents milles — qui la séparaient de l’île Tsalal, tandis que l’Halbrane, au 19 décembre, ne s’en trouvait plus qu’à sept degrés environ, soit quatre cents milles. Si le vent se maintenait de ce côté, la semaine ne s’achèverait pas sans que l’île eût été relevée, — ou tout au moins l’îlot Bennet, plus rapproché d’une cinquantaine de milles, près duquel le capitaine Len Guy comptait relâcher vingt-quatre heures.

La navigation se poursuivit dans d’excellentes conditions. À peine fallait-il éviter les quelques glaçons que les courants portaient vers le sud-ouest avec la vitesse d’un quart de mille à l’heure. Notre goélette les dépassait sans peine. Bien que la brise fût fraîche, Jem West avait établi les voiles hautes, et l’Halbrane glissait doucement sur une mer à peine clapoteuse. Nous n’avions en vue aucun de ces ice-bergs qu’Arthur Pym apercevait à cette latitude, et dont certains mesuraient une hauteur de cent brasses, — en commencement de fusion, il est vrai. L’équipage n’était pas dans l’obligation de manœuvrer au milieu des brouillards qui gênèrent la marche de la Jane. Nous ne subîmes ni les rafales de grêle et de neige qui l’assaillirent parfois, ni les abaissements de température dont les matelots eurent à souffrir. Seulement de rares floes dérivaient sur notre passage, quelques-uns chargés de pingouins comme des touristes naviguant à bord d’un yacht de plaisance, et aussi de phoques noirâtres, collés à ces surfaces blanches comme d’énormes sangsues. Au-dessus de cette flottille, se dispersait le vol incessant des pétrels, des damiers, des puffins noirs, des plongeons, des grèbes, des sternes, des cormorans, de ces albatros à teinte fuligineuse des hautes latitudes. Sur la mer flottaient çà et là de larges méduses, parées des couleurs les plus tendres, s’étalant en ombrelles ouvertes. Quant aux poissons, dont les pêcheurs de la goélette purent faire ample provision, soit à la ligne, soit à la foëne, je citerai plus particulièrement des coryphènes, sortes de dorades géantes, longues de trois pieds, d’une chair ferme et savoureuse.

Le lendemain matin, après une nuit calme pendant laquelle la brise avait un peu molli, le bosseman me rejoignit, la figure riante, la voix fraîche, en homme qui ne s’inquiète guère des contingences de la vie.

« Bonjour, monsieur Jeorling, bonjour ! s’écria-t-il. D’ailleurs, dans ces régions australes et à cette époque de l’année, il ne serait pas permis de souhaiter le bonsoir, puisqu’il n’existe aucun soir ni de bonne ni de mauvaise qualité…

— Bonjour, Hurliguerly, répondis-je, tout disposé à soutenir une conversation avec ce joyeux causeur.

— Eh bien, comment trouvez-vous les mers qui se développent au-delà de la banquise ?…

— Je les comparerais volontiers, répondis-je, aux grands lacs de la Suède ou de l’Amérique.

— Oui… sans doute… des lacs entourés d’ice-bergs en guise de montagnes !

— J’ajoute que nous ne pourrions désirer mieux, bosseman, et, à la condition que le voyage continue de la sorte jusqu’en vue de l’île Tsalal…

— Et pourquoi pas jusqu’au pôle, monsieur Jeorling ?…

— Le pôle ?… Il est loin, le pôle, et l’on ne sait guère ce qui s’y trouve !…

— On le saura lorsqu’on y sera allé, riposta le bosseman, et c’est même la seule manière de le savoir !

— Naturellement, Hurliguerly, naturellement… Mais l’Halbrane n’est point partie pour découvrir le pôle Sud. Si le capitaine Guy parvient à rapatrier vos compatriotes de la Jane, mon avis est qu’il aura accompli son œuvre, et je ne crois pas qu’il doive chercher à obtenir davantage.

— C’est entendu, monsieur Jeorling, c’est entendu !… Cependant, lorsqu’il ne sera plus qu’à trois ou quatre cents milles du pôle, n’aura-t-il pas la tentation d’aller voir le bout de l’axe sur lequel la Terre tourne comme un poulet à la broche ?… répondit en riant le bosseman.

— Est-ce que cela vaudrait la peine de courir de nouveaux dangers, dis-je, et est-il si intéressant de pousser jusque-là cette passion des conquêtes géographiques ?…

— Oui et non, monsieur Jeorling. Je l’avoue, toutefois, d’avoir été plus loin que les navigateurs qui nous ont précédés, plus loin peut-être que n’iront jamais ceux qui nous suivront, cela serait de nature à satisfaire mon amour-propre de marin…

— Oui… vous pensez qu’on n’a rien fait tant qu’il reste à faire, bosseman…

— Comme vous dites, monsieur Jeorling, et si l’on nous proposait de nous enfoncer à quelques degrés plus loin que l’île Tsalal, ce n’est pas de moi que viendrait l’opposition.

— Je ne crois pas que le capitaine Len Guy y puisse jamais songer, bosseman…

— Ni moi, répondit Hurliguerly, et dès qu’il aura recueilli son frère et les cinq matelots de la Jane, j’imagine que notre capitaine se hâtera de les ramener en Angleterre !

— C’est à la fois probable et logique, bosseman. D’ailleurs, si les anciens de l’équipage sont gens à aller partout où leur chef voudrait les conduire, je crois que les nouveaux s’y refuseraient. Ils n’ont point été recrutés pour une campagne si longue et si périlleuse, qui les entraînerait jusqu’au pôle…

— Vous avez raison, monsieur Jeorling, et, afin de les décider, il faudrait l’appât d’une forte prime par chaque parallèle franchi au-delà de l’île Tsalal…

— Et même cela n’est pas certain, répondis-je.

— Non, car Hearne et les recrues des Falklands, — ils forment la majorité à bord — espéraient bien qu’on ne parviendrait pas à franchir la banquise, que la navigation ne dépasserait guère le cercle antarctique ! Aussi récriminent-ils déjà à se voir si loin !… Enfin, je ne sais trop comment les choses tourneront, mais ce Hearne est un homme à surveiller, et je le surveille ! »

Peut-être, en effet, y avait-il là, sinon un danger, du moins une complication pour l’avenir.

Pendant la nuit, — ou ce qui aurait dû être la nuit du 19 au 20, — mon sommeil fut un instant troublé par un rêve bizarre. Oui ! ce ne pouvait être qu’un rêve ! Pourtant, j’ai cru devoir le noter dans ce récit, car il témoigne, une fois de plus, des hantises dont mon cerveau commençait à être obsédé.

Par ces temps encore froids, après m’être étendu sur mon cadre, je m’enveloppais étroitement de mes couvertures. D’ordinaire, le sommeil, qui me prenait vers neuf heures du soir, durait sans discontinuer jusqu’à cinq heures du matin.

Je dormais donc, — et il devait être environ deux heures après minuit, — lorsque je fus réveillé par une sorte de murmure plaintif et continu.

J’ouvris — ou je m’imaginai ouvrir les yeux. Les volets des deux châssis étant rabattus, ma cabine était plongée dans une obscurité profonde.

Le murmure se reproduisant, je prêtai l’oreille, et il me sembla qu’une voix, — une voix que je ne connaissais pas — chuchotait ces mots :

« Pym… Pym… le pauvre Pym ! »

Évidemment, ce ne pouvait être qu’une hallucination… à moins que quelqu’un se fût introduit dans ma cabine, dont la porte n’était point fermée à clef ?…

« Pym !… continua la voix. Il ne faut pas… il ne faut jamais oublier le pauvre Pym !… »

Cette fois, je perçus très distinctement ces mots prononcés à mon oreille. Que signifiait cette recommandation, et pourquoi m’était-elle adressée ?… Ne pas oublier Arthur Pym ?… Mais, après son retour en Amérique, est-ce qu’il n’était pas mort… d’une mort soudaine et déplorable, dont personne ne connaissait ni les circonstances ni les détails ?…

Le sentiment me vint alors que je déraisonnais, et je me réveillai tout de bon, cette fois, avec le sentiment que je venais d’être troublé par un rêve d’une extrême intensité, dû à quelque trouble cérébral…

En un saut, je fus hors de mon cadre, et j’ouvris le volet de l’un des châssis de ma cabine…

Je regardai au-dehors.

Personne à l’arrière de la goélette, — si ce n’est Hunt, debout à la roue du gouvernail, l’œil fixé sur l’habitacle.

Je n’avais qu’à me recoucher. C’est ce que je fis, et, bien qu’il me semblât entendre le nom d’Arthur Pym résonner plusieurs fois à mon oreille, je dormis jusqu’au matin.

Lorsque je me levai, il ne me restait de cet incident de la nuit qu’une très vague, très fugitive impression, qui ne tarda pas à s’éteindre.

En relisant — le plus souvent, le capitaine Len Guy le faisait avec moi, — en relisant, dis-je, le récit d’Arthur Pym, comme si ce récit eût été le journal de l’Halbrane, — je remarquai le fait suivant, mentionné à la date du 10 janvier :

Dans l’après-midi, il se produisit un accident très regrettable, et précisément dans cette partie de mer que nous traversions alors. Un Américain, originaire de New York, le nommé Peter Vredenburgh, l’un des meilleurs matelots de l’équipage de la Jane, glissa et tomba entre deux quartiers de glace, disparut et ne put être sauvé.

C’était la première victime de cette funeste campagne, et combien d’autres devaient encore être inscrites au nécrologe de la malheureuse goélette !

À ce propos, le capitaine Len Guy et moi, nous fîmes cette remarque, que, d’après Arthur Pym, le froid avait été excessif pendant cette journée du 10 janvier, l’état atmosphérique très troublé, puisque les rafales du nord-est se succédaient sous forme de neige et de grêle.

Il est vrai, à cette époque, la banquise se dressait au loin vers le sud, — ce qui explique que la Jane ne l’eût pas encore doublée par l’ouest. À s’en rapporter au récit, elle n’y parvint que le 14 janvier. Une mer « où il n’y avait plus un seul morceau de glace » se développait alors jusqu’à l’horizon, avec un courant d’un demi-mille par heure. La température était à trente-quatre degrés (1° 11 C. sur zéro), et ne tarda pas à s’élever à cinquante et un (10° 56 C. sur zéro).

C’était précisément celle dont jouissait l’Halbrane et, comme Arthur Pym, on aurait volontiers dit « que personne n’eût douté de la possibilité d’atteindre le pôle » !

Ce jour-là, l’observation du capitaine de la Jane avait donné 81° 21′ pour la latitude et 42° 5′ pour la longitude. À quelques minutes d’arc près, ce relèvement se trouva être aussi le nôtre dans la matinée du 20 décembre. Nous marchions donc droit sur l’îlot Bennet, et vingt-quatre heures ne s’écouleraient pas sans qu’il eût été visible.

Je n’ai eu aucun incident à relater durant notre navigation en ces parages. Il ne se passa rien de particulier à bord de notre goélette, alors que le journal de la Jane, à la date du 17 janvier, enregistrait plusieurs faits assez curieux. Voici le principal, qui fournit à Arthur Pym et à son compagnon Dirk Peters une occasion de montrer leur dévouement et leur courage.

Vers trois heures de l’après-midi, la vigie avait reconnu la présence d’un banc de glace en dérive, — ce qui prouve que quelques glaçons avaient reparu à la surface de la mer libre. Sur ce banc reposait un animal de taille gigantesque. Le capitaine William Guy fit armer la plus grande des embarcations, dans laquelle prirent place Arthur Pym, Dirk Peters et le second de la Jane, – précisément l’infortuné Patterson dont nous avions recueilli le corps entre les îles du Prince-Édouard et de Tristan d’Acunha.

L’animal était un ours de l’espèce arctique, mesurant quinze pieds dans sa plus grande longueur, le poil très rude, « frisant très serré » et d’une parfaite blancheur, le museau rond comme celui d’un bouledogue. Plusieurs coups de feu qui l’atteignirent ne suffirent pas à l’abattre. Après s’être jetée à la mer, la monstrueuse bête nagea vers l’embarcation, et, en s’y appuyant, elle l’eût fait chavirer, si Dirk Peters, s’élançant, ne lui eût planté son couteau dans la moelle épinière. L’ours, ayant entraîné le métis, il fallut jeter une corde qui aida celui-ci à remonter à bord.

L’ours, rapporté sur le pont de la Jane, ne présentait, sauf sa taille exceptionnelle, rien d’anormal, qui pût permettre de le ranger parmi les quadrupèdes étranges signalés par Arthur Pym sur ces régions australes.

Cela dit, revenons à l’Halbrane.

La brise du nord, qui nous avait abandonnés, ne reprit pas, et seul le courant drossait la goélette vers le sud. De là un retard que notre impatience trouvait insupportable.

Enfin, le 21, l’observation donna 82° 50′ de latitude et 42° 20′ de longitude ouest.

L’îlot Bennet — s’il existait — ne pouvait être éloigné maintenant… Oui !… il existait, cet îlot… et sur le gisement même indiqué par Arthur Pym.

En effet, vers dix heures du soir, le cri d’un des hommes annonça une terre par bâbord devant.