Aller au contenu

Le Sphinx des glaces/I/XVI

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 217-230).

Dans l’attitude d’un homme qui ne s’y reconnaissait pas…

XVI

l’île tsalal.

La nuit se passa sans alerte. Aucun canot n’avait quitté l’île. Aucun indigène ne se montrait sur son littoral. La seule conclusion à tirer de là, c’était que la population devait occuper l’intérieur. En effet, nous savions, d’après le récit, qu’il fallait marcher trois ou quatre heures avant d’atteindre le principal village de Tsalal.

Donc, l’Halbrane n’avait pas été aperçue à son arrivée, et cela valait mieux, en somme.

Nous étions mouillés à trois milles de la côte, sur dix brasses de fond.

Dès six heures, on leva l’ancre, et la goélette, servie par une petite brise matinale, vint prendre un nouveau mouillage à un demi-mille d’une ceinture de corail, semblable aux anneaux coralligènes de l’océan Pacifique. De cette distance, il était assez aisé de saisir l’île dans tout son ensemble.

Neuf à dix milles de circonférence, — ce que n’avait pas mentionné Arthur Pym, — une côte très abrupte d’un accès difficile, de longues plaines arides, noirâtres, encadrées d’une suite de collines de médiocre altitude, tel est l’aspect que présentait Tsalal. Je le répète, le rivage était désert. On ne voyait pas une embarcation au large ni dans les criques. Il ne s’élevait aucune fumée au-dessus des roches, et il semblait bien qu’il n’y eût pas un seul habitant de ce côté.

Que s’était-il donc passé depuis onze ans ?… Peut-être le chef des indigènes, ce Too-Wit, n’existait-il plus ?…

Soit, mais la population relativement nombreuse… et William Guy… et les survivants de la goélette anglaise ?…

Lorsque la Jane avait paru sur ces parages, c’était la première fois que les Tsalalais voyaient un navire. Aussi, dès leur arrivée à bord, l’avaient-ils pris pour un énorme animal, sa mâture pour des membres, ses voiles pour des vêtements. Maintenant, ils devaient savoir à quoi s’en tenir à ce sujet. Or, s’ils ne cherchaient pas à nous rendre visite, à quoi fallait-il attribuer cette conduite singulièrement réservée ?…

« À la mer, le grand canot ! » commanda le capitaine Len Guy d’une voix impatiente.

L’ordre fut exécuté, et le capitaine Len Guy, s’adressant au lieutenant :

« Jem, fais descendre huit hommes avec Martin Holt, Hunt à la barre. Tu resteras au mouillage, et veille du côté de la terre comme du côté de la mer…

— Soyez sans inquiétude, capitaine.

— Nous allons débarquer, et nous tenterons de gagner le village de Klock-Klock. S’il survenait quelque complication au large, préviens par trois coups de pierrier…

— C’est entendu, trois coups tirés à une minute d’intervalle, répondit le lieutenant.

— Si tu ne nous as pas vus reparaître avant le soir, envoie le second canot bien armé avec dix hommes sous la direction du bosseman, et qu’ils stationnent à une encablure du rivage, afin de nous recueillir.

— Ce sera fait.

— En aucun cas, tu ne quitteras le bord, Jem…

— En aucun cas.

— Si nous n’avions pas été retrouvés, après avoir fait tout ce qui serait en ton pouvoir, tu prendrais le commandement de la goélette, et tu la ramènerais aux Falklands…

— C’est convenu. »

Le grand canot fut vite paré. Huit hommes s’y embarquèrent, compris Martin Holt et Hunt, tous armés de fusils, de pistolets, la cartouchière pleine, le couteau à la ceinture.

À ce moment je m’avançai et dis :

« Ne me permettrez-vous pas de vous accompagner à terre, capitaine ?…

— Si cela vous convient, monsieur Jeorling. »

Rentré dans ma cabine, je pris mon fusil, — un fusil de chasse à deux coups, — la poire à poudre, le sac à plomb, quelques balles, et je vins rejoindre le capitaine Len Guy, qui m’avait gardé une place à l’arrière.

L’embarcation déborda, et, vigoureusement menée, se dirigea vers le récif, afin de découvrir la passe par laquelle Arthur Pym et Dirk Peters l’avaient franchi, le 19 janvier 1828, dans le canot de la Jane.

C’est à ce moment que les sauvages étaient apparus sur leurs longues pirogues… Que William Guy leur avait montré un mouchoir blanc en signe d’amitié… qu’ils avaient répondu par les cris de anamoo-moo et lama-lama… et que le capitaine leur avait permis de venir à bord avec leur chef Too-Wit.

Le récit déclare que des relations amicales s’établirent alors entre ces sauvages et les hommes de la Jane. Il fut décidé qu’une cargaison de biches de mer serait embarquée au retour de la goélette, qui, sur les instigations d’Arthur Pym, allait pousser une pointe vers le sud. Quelques jours après, le 1er février, on le sait, le capitaine William Guy et trente et un des siens avaient été victimes d’un guet-apens dans le ravin de Klock-Klock, et, des six hommes restés à la garde de la Jane, détruite par une explosion, il ne s’en sauva pas un seul.

Pendant vingt minutes, notre canot côtoya le récif. Dès que la passe eut été découverte par Hunt, il s’y engagea, afin d’atteindre une étroite coupure des roches.

Deux matelots furent laissés dans le canot, qui retraversa le petit bras large de deux cents toises et vint jeter son grappin sur les roches, à l’entrée même de la passe.

Après avoir remonté la gorge sinueuse, qui donnait accès sur la crête du rivage, notre petite troupe, Hunt en tête, se dirigea vers le centre de l’île.

Le capitaine Len Guy et moi, tout en marchant, échangions nos remarques, au sujet de ce pays qui, au dire d’Arthur Pym, « différait essentiellement de toutes terres visitées jusqu’alors par des hommes civilisés ».

Nous le verrions bien. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c’est que la couleur générale des plaines était noire, comme si l’humus eût été fait d’une poussière de laves, et que, nulle part, on ne voyait rien « qui fût blanc ».

À cent pas de là, Hunt se mit à courir vers une énorme masse rocheuse. Dès qu’il l’eut atteinte, il la gravit avec l’agilité d’un isard, il se dressa au sommet, et promena ses regards sur un espace de plusieurs milles.

Hunt semblait être dans l’attitude d’un homme « qui ne s’y reconnaissait pas » !

« Qu’a-t-il donc ?… me demanda le capitaine Len Guy, après l’avoir observé avec attention.

— Ce qu’il a, répliquai-je, je ne sais, capitaine. Mais, vous ne l’ignorez pas, tout est bizarre en cet homme, tout est inexplicable dans ses manières, et, par certains côtés, il mériterait de figurer parmi les êtres nouveaux qu’Arthur Pym prétend avoir rencontrés sur cette île !… On dirait même que…

— Que ?… » répéta le capitaine Len Guy.

Et alors, sans terminer ma phrase, je m’écriai :

« Capitaine, êtes-vous certain d’avoir fait une bonne observation, quand vous avez pris hauteur hier ?…

— Assurément.

— Ainsi votre point ?…

— M’a donné 83° 20′ de latitude et 43° 5′ de longitude…

— Exactement ?…

— Exactement.

— Il n’y a donc pas à mettre en doute que cette île soit l’île Tsalal ?…

— Non, monsieur Jeorling, si l’île Tsalal est bien au gisement indiqué par Arthur Pym. »

Effectivement, il ne pouvait naître aucun doute à ce sujet. Il est vrai, si Arthur Pym ne s’était pas trompé sur ce gisement exprimé en degrés et en minutes, que devait-on penser de la fidélité de son récit, concernant la région que traversa notre petite troupe sous la direction de Hunt. Il parle d’étrangetés qui ne lui étaient point familières… Il parle d’arbres dont aucun ne ressemblait aux produits de la zone torride, ni de la zone tempérée, ni de la zone glaciale du nord, ni à ceux des latitudes inférieures méridionales, — ce sont ses propres expressions… Il parle de roches d’une structure nouvelle, soit par leur masse, soit par leur stratification… Il parle de ruisseaux prodigieux, dont le lit contenait un liquide indescriptible sans apparence de limpidité, une sorte de dissolution de gomme arabique, partagée en veines distinctes, qui offrait tous les chatoiements de la soie changeante, et que la puissance de cohésion ne rapprochait pas, après qu’une lame de couteau les avait divisées…

Eh bien, il n’y avait rien — ou il n’y avait plus rien de tout cela ! Pas un arbre, pas un arbrisseau, pas un arbuste ne se montrait à travers la campagne… Des collines boisées entre lesquelles devait s’étaler le village de Klock-Klock, nous ne vîmes pas apparence… De ces ruisseaux où les hommes de la Jane n’avaient point osé se désaltérer, je n’aperçus pas un seul, — non pas même une goutte d’eau ni ordinaire ni extraordinaire… Partout l’affreuse, la désolante, l’absolue aridité !

Cependant Hunt marchait d’un pas rapide, sans montrer aucune hésitation. Il semblait qu’un instinct naturel le conduisît, ainsi que ces hirondelles, ces pigeons voyageurs, ramenés à leurs nids par le plus court, — à vol d’oiseau, « à vol d’abeille », disons-nous en Amérique. Je ne sais quel pressentiment nous incitait à le suivre comme le meilleur des guides, un Bas de Cuir, un Renard Subtil !… Et — après tout — peut-être était-il le compatriote de ces héros de Fenimore Cooper ?…

Mais, je ne saurais trop le répéter, nous n’avions pas devant les yeux cette contrée fabuleuse, décrite par Arthur Pym. Ce que nos pieds foulaient, c’était un sol tourmenté, ravagé, convulsionné. Il était noir… oui… noir et calciné comme s’il eût été vomi des entrailles de la terre sous l’action des forces plutoniennes. On eût dit que quelque effroyable et irrésistible cataclysme l’avait bouleversé sur toute sa surface.

Quant aux animaux dont il est question dans le récit, nous n’en apercevions plus un seul, — ni les canards de l’espèce anas valisneria, ni les tortues galapagos, ni les boubies noires, ni ces oiseaux noirs taillés comme des busards, ni les cochons noirs, à queue touffante et à jambes d’antilopes, ni ces sortes de moutons à laine noire, ni les gigantesques albatros à plumage noir… Les pingouins, même, si nombreux dans les parages antarctiques, semblaient avoir fui cette terre, devenue inhabitable… C’était la solitude silencieuse et morne du plus affreux désert !

Et, aucun être humain… personne… pas plus à l’intérieur de l’île que sur le rivage !

Au milieu de cette désolation, restait-il encore chance de retrouver William Guy et les survivants de la Jane ?…

Je regardai le capitaine Len Guy. Son visage pâle, son front creusé de profondes rides, disaient trop clairement que l’espoir commençait à l’abandonner…

Nous atteignîmes enfin la vallée dont les plis enveloppaient autrefois le village de Klock-Klock. Là, comme ailleurs, complet abandon. Plus une seule de ces habitations, — et combien misérables elles étaient alors, — ni ces yampoos, formées d’une grande peau noire reposant sur un tronc d’arbre coupé à quatre pieds de terre, ni ces huttes faites de branches rabattues, ni ces trous de troglodytes, évidés dans les parois de la colline, à même d’une pierre noire qui ressemblait à de la terre à foulon… Et ce ruisseau qui clapotait en descendant les pentes du ravin, où était-il, et de quel côté s’enfuyait son eau magique, roulant sur un lit de sable noir ?…

Quant à la population tsalalaise, ces hommes presque entièrement nus, quelques-uns vêtus d’une peau à fourrure noire, armés de lances et de massues, et ces femmes droites, grandes, bien faites, « douées d’une grâce et d’une liberté d’allure qu’on ne retrouve pas dans une société civilisée », — encore les propres expressions d’Arthur Pym, — et cette multitude d’enfants qui leur faisaient cortège… oui ! qu’était devenu tout ce monde d’indigènes à la peau noire, à la chevelure noire, aux dents noires, que la couleur blanche remplissait d’épouvante ?…

En vain cherchai-je la case de Too-Wit, faite de quatre grandes peaux que liaient entre elles des chevilles de bois, et assujetties par de petits pieux fichés en terre… Je n’en reconnus même pas la place !… Et c’était là, cependant, que William Guy, Arthur Pym, Dirk Peters et leurs compagnons avaient été reçus non sans des marques de respect, tandis que la foule des insulaires se pressait au-dehors… C’était là que fut servi le repas où figuraient des entrailles palpitantes d’un animal inconnu, que Too-Wit et les siens dévorèrent avec une répugnante avidité…

À cet instant, une éclaircie se fit dans mon cerveau. Ce fut comme une révélation. Je devinai ce qui s’était passé sur l’île, quelle était la raison de cette solitude, la cause de ce bouleversement dont le sol portait encore les traces…

« Un tremblement de terre !… m’écriai-je. Oui ! il a suffi de deux ou trois de ces terribles secousses, si communes en ces régions sous lesquelles la mer pénètre par infiltration !… Un jour, les quantités de vapeur accumulées se fraient une issue et anéantissent tout à la surface…

— Un tremblement de terre aurait changé à ce point l’île Tsalal ?… murmura le capitaine Len Guy.

— Oui, capitaine, et il a détruit cette végétation particulière… ces ruisseaux au liquide bizarre… ces étrangetés naturelles, enfouies maintenant dans les profondeurs du sol et dont nous ne retrouvons aucune trace !… Rien ne se voit plus ici de ce qu’avait vu Arthur Pym !… »

Hunt, qui s’était approché, écoutait, relevant et abaissant son énorme tête en signe d’approbation.

« Est-ce que ces contrées de la mer australe ne sont pas volcaniques ? repris-je. Est-ce que si l’Halbrane nous transportait à la terre Victoria, nous n’y trouverions pas l’Erebus et le Terror en pleine éruption ?…

— Cependant, fit observer Martin Holt, s’il y avait eu éruption, on verrait des laves…

— Je ne dis pas qu’il y ait eu éruption, répondis-je au maître-voilier, mais je dis que le sol a été remué de fond en comble par un tremblement de terre ! »

Son énorme main tenait un collier de métal.

En y bien réfléchissant, l’explication que je donnais méritait d’être admise.

Et il me revint alors à la mémoire que, d’après le récit d’Arthur Pym, Tsalal appartenait à un groupe d’îles qui s’étendait vers l’ouest. Si elle n’avait pas été détruite, il était possible que la population tsalalaise se fût enfuie sur une des îles voisines. Il conviendrait donc d’aller reconnaître cet archipel, où les survivants de la Jane avaient pu trouver refuge, après avoir quitté Tsalal, qui, depuis le cataclysme, ne devait plus offrir aucune ressource…

J’en parlai au capitaine Len Guy.

« Oui, s’écria-t-il — et des larmes jaillissaient de ses yeux, — oui… il se peut !… Et, pourtant, comment mon frère, comment ses malheureux compagnons auraient-ils eu le moyen de s’enfuir, et n’est-il pas plus probable qu’ils ont tous péri dans ce tremblement de terre ?… »

Un geste de Hunt qui signifiait : Venez ! nous entraîna sur ses pas.

Après s’être enfoncé, à travers la vallée, de deux portées de fusil, il s’arrêta.

Quel spectacle s’offrit à nos regards !

Là gisaient en tas des monceaux d’ossements, des amas de sternums, de tibias, de fémurs, de vertèbres, des débris de toute cette charpente qui compose le squelette humain et sans un lambeau de chair, des agglomérations de crânes avec quelques touffes de cheveux, — enfin un amoncellement énorme qui avait blanchi à cette place !…

Devant ce formidable ossuaire, nous fûmes saisis d’épouvante et d’horreur !

Était-ce donc là ce qui restait de la population de l’île, évaluée à plusieurs milliers d’individus ?… Mais, s’ils avaient succombé jusqu’au dernier dans ce tremblement de terre, comment expliquer que ces débris fussent répandus à la surface du sol et non enfouis dans ses entrailles ?… Et puis, pouvait-on admettre que ces indigènes, hommes, femmes, enfants, vieillards, eussent été surpris à ce point qu’ils n’avaient pas eu le temps de gagner avec leurs embarcations les autres îles du groupe ?…

Nous demeurions immobiles, accablés, désespérés, incapables de prononcer une parole !

« Mon frère… mon pauvre frère ! » répétait le capitaine Len Guy, qui venait de s’agenouiller.

Toutefois, en y réfléchissant, il y avait des choses que mon esprit se refusait à admettre. Ainsi comment accorder cette catastrophe avec les notes du carnet de Patterson ? Ces notes disaient formellement que le second de la Jane, sept mois auparavant, avait laissé ses compagnons sur l’île Tsalal. Ils ne pouvaient donc avoir péri dans ce tremblement de terre, qui, étant donné l’état des ossements, remontait à plusieurs années, et qui devait s’être produit après le départ d’Arthur Pym et de Dirk Peters, puisque le récit n’en parlait pas…

En vérité, ces faits étaient inconciliables. Si le tremblement de terre était de date récente, ce n’était pas à lui qu’il fallait attribuer la présence de ces squelettes, déjà blanchis par le temps. En tout cas, les survivants de la Jane n’étaient pas parmi eux… Mais alors… où étaient-ils ?…

Comme la vallée de Klock-Klock ne se prolongeait point au-delà, il y eut nécessité de revenir sur nos pas, afin de reprendre le chemin du littoral.

Nous avions à peine franchi un demi-mille, le long des talus, lorsque Hunt s’arrêta de nouveau devant quelques fragments d’os presque à l’état de poussière, et qui ne semblaient pas appartenir à un être humain.

Était-ce donc les restes de l’un de ces bizarres animaux décrits par Arthur Pym, et dont nous n’avions pas aperçu un seul échantillon jusqu’alors ?…

Un cri — ou plutôt une sorte de rugissement sauvage — s’échappa de la bouche de Hunt.

Son énorme main, qui se tendait vers nous, tenait un collier de métal…

Oui !… un collier de cuivre… un collier à demi rongé d’oxyde, sur lequel quelques lettres gravées se pouvaient lire encore.

Ces lettres formaient les trois mots que voici :

Tigre. — Arthur Pym. —

Tigre ! c’était le terre-neuve qui avait sauvé la vie à son maître, lorsque celui-ci était caché dans la cale du Grampus… Tigre, qui avait déjà donné des signes d’hydrophobie… Tigre qui, pendant la révolte de l’équipage, s’était jeté à la gorge du matelot Jones presque aussitôt achevé par Dirk Peters !…

Ainsi ce fidèle animal n’avait pas péri dans le naufrage du Grampus… Il avait été recueilli à bord de la Jane en même temps qu’Arthur Pym et le métis… Et, pourtant, le récit ne le mentionnait pas, et, même avant la rencontre de la goélette, il n’était plus question du chien…

Mille contradictions se pressaient dans mon esprit… Je ne savais comment concilier ces faits… Cependant, nul doute que Tigre eût été tiré du naufrage comme Arthur Pym, qu’il l’eût suivi jusqu’à l’île Tsalal, qu’il eût survécu à l’éboulement de la colline de Klock-Klock, qu’il eût enfin trouvé la mort dans cette catastrophe qui avait anéanti une partie de la population tsalalaise…

Mais, encore une fois, William Guy et ses cinq matelots ne pouvaient se trouver parmi ces squelettes qui jonchaient le sol, puisqu’ils étaient vivants au départ de Patterson, il y avait sept mois, et que la catastrophe datait de bien des années déjà !…

Trois heures plus tard, nous étions de retour à bord de l’Halbrane, n’ayant fait aucune autre découverte.

Le capitaine Len Guy regagna sa cabine, s’y enferma, et ne parut pas même à l’heure du dîner.

Je pensai que mieux valait respecter sa douleur, et je ne cherchai pas à le revoir.

Le lendemain, désireux de retourner sur l’île et de reprendre l’exploration d’un littoral à l’autre, je demandai au lieutenant de m’y faire conduire.

Jem West y consentit, après avoir été autorisé par le capitaine Len Guy, qui s’abstint de venir avec nous.

Hunt, le bosseman, Martin Holt, quatre hommes et moi, nous prîmes place dans le canot, sans armes, puisqu’il n’y avait plus rien à craindre.

Nous débarquâmes au même endroit que la veille, et Hunt nous dirigea de nouveau vers la colline de Klock-Klock.

Une fois là, on remonta l’étroit ravin par lequel Arthur Pym, Dirk Peters et le matelot Allen, séparés de William Guy et de ses vingt-neuf compagnons, s’enfoncèrent à travers cette fissure, creusée dans une substance savonneuse, une espèce de stéatite assez fragile.

À cette place, il n’y avait plus vestige des parois qui avaient dû disparaître dans le tremblement de terre, — ni de la fissure dont quelques noisetiers ombrageaient alors l’orifice, — ni du sombre couloir qui conduisait au labyrinthe, dans lequel Allen mourut étouffé, ni de la terrasse d’où Arthur Pym et le métis avaient vu l’attaque des canots indigènes contre la goélette, et entendu l’explosion qui fit des milliers de victimes.

Il ne restait rien non plus de la colline abattue dans l’éboulement artificiel, auquel le capitaine de la Jane, son second Patterson et cinq de ses hommes avaient pu échapper…

Il en était de même de ce labyrinthe, dont les boucles entrecroisées figuraient des lettres, lesquelles lettres formaient des mots, lesquels mots composaient une phrase reproduite dans le texte d’Arthur Pym, — cette phrase dont la première ligne signifiait « être blanc », et la seconde, « région du sud » !

Ainsi avaient disparu la colline, le village de Klock-Klock, et tout ce qui donnait à l’île Tsalal un aspect surnaturel. À présent, sans doute, le mystère de ces invraisemblables découvertes ne serait jamais révélé à personne !…

Nous n’avions qu’à regagner notre goélette en revenant par l’est du littoral.

Hunt nous fit alors traverser l’emplacement où des hangars avaient été élevés pour la préparation de la biche de mer et dont nous ne vîmes que des débris.

Inutile d’ajouter que le cri tékéli-li ne retentissait point à nos oreilles, — ce cri que poussaient les insulaires et les gigantesques oiseaux noirs de l’espace… Partout, le silence, l’abandon !…

Une dernière halte eut lieu à l’endroit où Arthur Pym et Dirk Peters s’étaient emparés du canot qui les porta vers de plus hautes latitudes… jusqu’à cet horizon de vapeurs sombres, dont les déchirures laissaient apercevoir la grande figure humaine… le géant blanc…

Hunt, les bras croisés, dévorait des yeux l’infinie étendue de mer.

« Eh bien, Hunt ?… » lui dis-je.

Hunt ne parut pas m’entendre, et ne tourna même pas la tête de mon côté.

« Que faisons-nous ici ?… » lui demandai-je en le touchant à l’épaule.

Ma main le fit tressaillir, et il me jeta un regard qui pénétra jusqu’au cœur.

« Allons, Hunt, s’écria Hurliguerly, est-ce que tu vas prendre racine sur ce bout de roche ?… Ne vois-tu pas l’Halbrane qui nous attend au mouillage ?… En route !… Nous déraperons dès demain !… Il n’y a plus rien à faire ici ! »

Il me sembla que les lèvres tremblotantes de Hunt répétaient ce mot « rien », tandis que toute son attitude protestait contre les paroles du bosseman…

Le canot nous ramena à bord.

Le capitaine Len Guy n’avait point quitté sa cabine.

Jem West, n’ayant pas reçu l’ordre d’appareiller, attendait en se promenant à l’arrière.

J’allai m’asseoir au pied du grand mât, observant la mer librement ouverte devant nous.

En ce moment, le capitaine Len Guy sortit du rouf, la figure pâle et contractée.

« Monsieur Jeorling, me dit-il, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il était possible de faire !… Mon frère William et ses compagnons, puis-je espérer désormais ?… Non !… Il faut repartir… avant que l’hiver… »

Le capitaine Len Guy, se redressant, lança un dernier regard vers l’île Tsalal.

« Demain, Jem, dit-il, demain, nous appareillerons à la première heure… »

En ce moment, une voix rude prononça ces mots :

« Et Pym… le pauvre Pym ?… »

Cette voix… je la reconnus…

C’était celle que j’avais entendue dans mon rêve !


fin de la première partie.