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Le Sphinx des glaces/II/III

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Hetzel (p. 261-274).

« Terre par tribord devant ! »

III

le groupe disparu.

Dès la première heure, le vendredi 27 décembre, l’Halbrane reprit la mer, cap au sud-ouest.

Le service du bord marcha comme d’habitude avec la même obéissance, la même régularité. Il ne comportait alors ni dangers ni fatigues. Le temps était toujours beau, la mer toujours calme. Si ces conditions ne changeaient pas, les germes d’insubordination, — je l’espérais du moins — ne trouveraient pas à se développer, et les difficultés ne viendraient pas de ce chef. D’ailleurs, le cerveau travaille peu chez les natures grossières. Des hommes ignorants et cupides ne s’abandonnent guère aux hantises de l’imagination. Confinés dans le présent, l’avenir n’est point pour les préoccuper. Seul le fait brutal, qui les met en face de la réalité, peut les tirer de leur insouciance.

Ce fait se produirait-il ?…

En ce qui concerne Dirk Peters, son identité reconnue, il ne devait rien changer à sa manière d’être, il resterait aussi peu communicatif ? Je dois noter que, depuis cette révélation, l’équipage ne parut lui témoigner aucune répugnance à propos des scènes du Grampus, excusables après tout, étant donné les circonstances… Et puis, pouvait-on oublier que le métis avait risqué sa vie pour sauver celle de Martin Holt ?… Néanmoins, il allait continuer de se tenir à part, mangeant dans un coin, dormant dans un autre, « naviguant au large » de l’équipage !… Avait-il donc, pour se conduire de la sorte, quelque autre motif que nous ne connaissions pas, que l’avenir nous apprendrait peut-être ?…

Ces vents persistants de la partie du nord, qui avaient poussé la Jane jusqu’à l’île Tsalal et le canot d’Arthur Pym à quelques degrés au-delà, favorisaient la marche de notre goélette. Amures à bâbord, et grand largue, Jem West put la couvrir de toile, en utilisant cette brise fraîche et régulière. Notre étrave fendait rapidement ces eaux transparentes, et non laiteuses, qui se dentelaient d’un long sillage blanc à l’arrière.

Après la scène de la veille, le capitaine Len Guy avait été prendre quelques heures de repos. Et ce repos, de quelles obsédantes pensées il avait dû être troublé, — d’une part, l’espérance attachée à de nouvelles recherches, de l’autre, la responsabilité d’une telle expédition à travers l’Antarctide !

Lorsque je le rencontrai, le lendemain, sur le pont, alors que le lieutenant allait et venait à l’arrière, il nous appela tous les deux près de lui.

« Monsieur Jeorling, me dit-il, c’était la mort dans l’âme que je m’étais résolu à ramener notre goélette vers le nord !… Je sentais que je n’avais pas fait tout ce que je devais faire pour nos malheureux compatriotes !… Mais je comprenais bien que la majorité de l’équipage serait contre moi, si je voulais l’entraîner au-delà de l’île Tsalal…

— En effet, capitaine, répondis-je, un commencement d’indiscipline s’est produit à bord et peut-être une révolte eût-elle fini par éclater…

— Révolte dont nous aurions eu raison, répliqua froidement Jem West, ne fût-ce qu’en cassant la tête à ce Hearne, qui ne cesse d’exciter les mutins.

— Et tu aurais bien fait, Jem, déclara le capitaine Len Guy. Seulement, justice faite, que fût devenu l’accord dont nous avons besoin ?…

— Soit, capitaine, dit le lieutenant. Mieux vaut que les choses se soient passées sans violence !… Mais, à l’avenir, que Hearne prenne garde à lui !

— Ses compagnons, fit observer le capitaine Len Guy, sont maintenant appâtés par les primes qui leur ont été promises. Le désir du gain les rendra plus endurants et plus souples. La générosité de M. Jeorling a réussi là où nos prières eussent échoué, sans doute… Je l’en remercie…

— Capitaine, dis-je, lorsque nous étions aux Falklands, je vous avais fait connaître mon désir de m’associer pécuniairement à votre entreprise. L’occasion s’est présentée, je l’ai saisie, et je ne mérite aucun remerciement. Arrivons au but… sauvons votre frère William et les cinq matelots de la Jane… C’est tout ce que je demande. »

Le capitaine Len Guy me tendit une main que je serrai cordialement.

« Monsieur Jeorling, ajouta-t-il, vous avez remarqué que l’Halbrane ne porte pas cap au sud, bien que les terres entrevues par Dirk Peters, — ou tout au moins des apparences de terre, — soient situées dans cette direction…

— Je l’ai remarqué, capitaine.

— Et, à ce propos, dit Jem West, n’oublions pas que le récit d’Arthur Pym ne contient rien de relatif à ces apparences de terre dans le sud, et que nous en sommes réduits aux seules déclarations du métis.

— C’est vrai, lieutenant, ai-je répondu. Mais y a-t-il lieu de suspecter Dirk Peters ?… Sa conduite, depuis l’embarquement, n’est-elle pas pour inspirer toute confiance ?…

— Je n’ai rien à lui reprocher au point de vue du service… répliqua Jem West.

— Et nous ne mettons en doute ni son courage ni son honnêteté, déclara le capitaine Len Guy. Non seulement la manière dont il s’est comporté à bord de l’Halbrane, mais aussi tout ce qu’il a fait, lorsqu’il naviguait à bord du Grampus d’abord, de la Jane ensuite, justifient la bonne opinion…

— Qu’il mérite assurément ! » ai-je ajouté.

Et je ne sais pourquoi, j’étais enclin à prendre la défense du métis. Était-ce donc parce que, — je le pressentais, — il lui restait un rôle à jouer au cours de cette expédition, parce qu’il se croyait assuré de retrouver Arthur Pym… auquel décidément je m’intéressais à m’en étonner ?

J’en conviens, toutefois, c’était en ce qui concernait son ancien compagnon que les idées de Dirk Peters pouvaient paraître poussées jusqu’à l’absurde. Le capitaine Len Guy ne laissa pas de le souligner.

« Nous ne devons pas l’oublier, monsieur Jeorling, dit-il, le métis a conservé l’espoir qu’Arthur Pym, après avoir été entraîné à travers la mer antarctique, a pu aborder sur quelque terre plus méridionale… où il serait encore vivant !…

— Vivant… depuis onze années… dans ces parages polaires !… répartit Jem West.

— C’est assez difficile à admettre, je l’avoue volontiers, capitaine, répliquai-je. Et pourtant, à bien réfléchir, serait-il impossible qu’Arthur Pym eût rencontré, plus au sud, une île semblable à cette Tsalal, où William Guy et ses compagnons ont pu vivre pendant le même temps ?…

— Impossible, non, monsieur Jeorling, probable, je ne le crois guère !

— Et même, répliquai-je, puisque nous en sommes aux hypothèses, pourquoi vos compatriotes, après avoir abandonné Tsalal, et entraînés par le même courant, n’auraient-ils pas rejoint Arthur Pym là où peut-être… »

Dirk Peters, debout à l’arrière…

Je n’achevai pas, car cette supposition n’eût pas été acceptée, quoi que je pusse dire, et il n’y avait pas lieu d’insister, en ce moment, sur le projet d’aller à la recherche d’Arthur Pym, lorsque les hommes de la Jane seraient retrouvés, si tant est qu’ils dussent l’être.

Le capitaine Len Guy revint alors au but de cet entretien, et, comme la conversation, avec ses digressions, avait « fait pas mal d’embardées », dirait le bosseman, il convenait de la remettre en droit chemin.

« Je disais donc, reprit le capitaine Len Guy, que si je n’ai pas donné la route au sud, c’est que mon intention est de reconnaître d’abord le gisement des îles voisines de Tsalal, ce groupe qui est situé à l’ouest…

— Sage idée, approuvai-je, et peut-être acquerrons-nous, en visitant ces îles, la certitude que le tremblement de terre s’est produit à une date récente…

— Récente… cela n’est pas douteux, affirma le capitaine Len Guy, et postérieure au départ de Patterson, puisque le second de la Jane avait laissé ses compatriotes sur l’île ! »

On le sait, et pour quelles sérieuses raisons, notre opinion n’avait jamais varié à cet égard.

« Est-ce que, dans le récit d’Arthur Pym, demanda Jem West, il n’est pas question d’un ensemble de huit îles ?…

— Huit, répondis-je, ou du moins, c’est ce que Dirk Peters a entendu dire au sauvage que l’embarcation entraînait avec son compagnon et lui. Ce Nu-Nu a même prétendu que l’archipel était gouverné par une sorte de souverain, un roi unique, du nom de Tsalemon, qui résidait dans la plus petite des îles, et, au besoin, le métis nous confirmera ce détail.

— Aussi, reprit le capitaine Len Guy, comme il se pourrait que le tremblement de terre n’eût pas étendu ses ravages jusqu’à ce groupe et qu’il fût encore habité, nous nous tiendrons en garde aux approches du gisement…

— Qui ne saurait être éloigné, ajoutai-je. Et puis, capitaine, qui sait si votre frère et ses matelots n’auraient pas pris refuge sur l’une de ces îles ?… »

Éventualité admissible, mais peu rassurante, en somme, car ces pauvres gens fussent retombés entre les mains de ces sauvages, dont ils avaient été débarrassés durant leur séjour à Tsalal. Et puis, pour les recueillir, en cas que leur vie eût été épargnée, l’Halbrane ne serait-elle pas obligée d’agir par la force, et réussirait-elle dans sa tentative ?…

« Jem, reprit le capitaine Len Guy, nous filons de huit à neuf milles, et, en quelques heures, la terre sera sans doute signalée… donne l’ordre de veiller avec soin.

— C’est fait, capitaine.

— Il y a un homme au nid de pie ?…

— Dirk Peters lui-même, qui s’est offert.

— Bien, Jem, on peut se fier à sa vigilance…

— Et aussi à ses yeux, ajoutai-je, car il est doué d’une vue prodigieuse ! »

La goélette continua de courir vers l’ouest jusqu’à dix heures, sans que la voix du métis se fût fait entendre. Aussi je me demandais s’il en allait être de ces îles comme des Auroras ou des Glass que nous avions vainement cherchées entre les Falklands et la Nouvelle-Géorgie. Aucune tumescence n’émergeait à la surface de la mer, aucun linéament ne se dessinait à l’horizon. Peut-être ces îles étaient-elles de relief peu élevé, et ne les apercevrait-on que d’un ou deux milles ?…

D’ailleurs, la brise mollit d’une manière sensible pendant la matinée. Notre goélette fut même drossée plus que nous le voulions par le courant du sud. Par bonheur, le vent reprit vers deux heures de l’après-midi, et Jem West s’orienta de manière à regagner ce que la dérive lui avait fait perdre.

Pendant deux heures l’Halbrane tint le cap en cette direction avec une vitesse de sept à huit milles, et pas la moindre hauteur n’apparut au large.

« Il n’est guère croyable que nous n’ayons pas atteint le gisement, me dit le capitaine Len Guy, car, d’après Arthur Pym, Tsalal appartenait à un groupe très vaste…

— Il ne dit pas les avoir jamais aperçues pendant que la Jane était au mouillage… fis-je observer.

— Vous avez raison, monsieur Jeorling. Mais, comme je n’estime pas à moins de cinquante milles la route que l’Halbrane a parcourue depuis ce matin, et qu’il s’agit d’îles assez voisines les unes des autres…

— Alors, capitaine, il faudrait en conclure — ce qui n’est pas invraisemblable — que le groupe d’où dépendait Tsalal a disparu en entier dans le tremblement de terre…

— Terre par tribord devant ! » cria Dirk Peters.

Tous les regards se portèrent de ce côté, sans rien distinguer à la surface de la mer. Il est vrai, posté en tête du mât de misaine, le métis avait pu apercevoir ce qui n’était encore visible pour aucun de nous. Au surplus, étant donné la puissance de sa vue, son habitude d’interroger les horizons du large, je n’admettais pas qu’il se fût trompé.

En effet, un quart d’heure après, nos lunettes marines nous permirent de reconnaître quelques îlots épars à la surface des eaux, toute rayée des obliques rayons du soleil, et à la distance de deux ou trois milles vers l’ouest.

Le lieutenant fit amener les voiles hautes, et l’Halbrane resta sous la brigantine, la misaine-goélette et le grand foc.

Convenait-il, dès maintenant, de se mettre en défense, de monter les armes sur le pont, de charger les pierriers, de hisser les filets d’abordage ?… Avant de prendre ces mesures de prudence, le capitaine Len Guy crut pouvoir, sans grand risque, rallier le gisement de plus près.

Quel changement avait dû se produire ? Là où Arthur Pym indiquait qu’il existait des îles spacieuses, on n’apercevait qu’un petit nombre d’îlots – une demi-douzaine au plus – émergeant de huit à dix toises…

En ce moment, le métis, qui s’était laissé glisser le long du galhauban de tribord, sauta sur le pont.

« Eh bien, Dirk Peters, tu as reconnu ce groupe ?… lui demanda le capitaine Len Guy.

— Le groupe ?… répondit le métis en secouant la tête. Non… je n’ai vu que cinq ou six têtes d’îlots… Il n’y a là que des cailloux… pas une seule île ! »

En effet, quelques pointes, ou plutôt quelques sommets arrondis, voilà tout ce qui restait de cet archipel — du moins de sa partie occidentale. Il était possible, après tout, si le gisement embrassait plusieurs degrés, que le tremblement de terre n’eût anéanti que les îles de l’ouest.

C’est, du reste, ce que nous nous proposions de vérifier, lorsque nous aurions visité chaque îlot et déterminé à quelle date ancienne ou récente remontait la secousse sismique dont Tsalal portait des traces indiscutables.

À mesure que s’approchait la goélette, on pouvait aisément reconnaître ces miettes du groupe presque entièrement anéanti dans sa partie occidentale. La superficialité des plus grands îlots ne dépassait pas cinquante à soixante toises carrées, et celle des plus petits n’en comprenait que trois ou quatre. Ces derniers formaient un semis d’écueils que frangeait le léger ressac de la mer.

Il est entendu que l’Halbrane ne devait point s’aventurer à travers ces récifs qui eussent menacé ses flancs ou sa quille. Elle se bornerait à faire le tour du gisement, afin de constater si l’engloutissement de l’archipel avait été complet. Toutefois, il serait nécessaire de débarquer sur quelques points, où il y aurait peut-être des indices à recueillir.

Arrivé à une dizaine d’encablures du principal îlot, le capitaine Len Guy fit donner un coup de sonde. On trouva le fond par vingt brasses, — un fond qui devait être le sol d’une île immergée, dont la partie centrale dépassait le niveau de la mer d’une hauteur de cinq à six toises.

La goélette s’approcha encore, et, par cinq brasses, envoya son ancre.

Jem West avait songé à mettre en panne pendant le temps que durerait l’exploration de l’îlot. Mais, avec le vif courant qui portait au sud, la goélette aurait été prise par la dérive. Donc mieux valait mouiller dans le voisinage du groupe. La mer y clapotait à peine, et l’état du ciel ne faisait pressentir aucun changement atmosphérique.

Dès que l’ancre eut mordu, une des embarcations reçut le capitaine Len Guy, le bosseman, Dirk Peters, Martin Holt, deux hommes et moi.

Un quart de mille nous séparait du premier îlot. Il fut franchi rapidement à travers d’étroites passes. Les pointes rocheuses couvraient et découvraient avec les longues oscillations de la houle. Balayées, lavées et relavées, elles ne pouvaient avoir conservé aucun témoignage qui permît d’assigner une date au tremblement de terre. À ce sujet, je le répète, on sait qu’il n’y avait aucun doute dans notre esprit.

Le canot s’engagea entre les roches. Dirk Peters, debout à l’arrière, la barre entre ses jambes, cherchait à éviter les arêtes des récifs qui affleuraient çà et là.

L’eau, transparente et calme, laissait voir, non point un fond de sable semé de coquilles, mais des blocs noirâtres, tapissés de végétations terrestres, des touffes de ces plantes qui n’appartiennent pas à la flore marine, et dont quelques-unes flottaient à la surface de la mer.

C’était déjà une preuve que le sol qui leur avait donné naissance s’était récemment affaissé.

Lorsque l’embarcation eut atteint l’îlot, un des hommes largua le grappin dont les pattes rencontrèrent une fente.

Dès qu’on eut halé sur l’amarre, le débarquement put s’opérer sans difficulté.

Ainsi donc, en cet endroit gisait une des grandes îles du groupe, actuellement réduite à un ovale irrégulier, qui mesurait cent cinquante toises de circonférence et s’arrondissait à vingt-cinq ou trente pieds au-dessus du niveau de la mer.

« Est-ce que les marées s’élèvent quelquefois à cette hauteur ? demandai-je au capitaine Len Guy.

— Jamais, me répondit-il, et peut-être découvrirons-nous, au centre de cet îlot, quelques restes du règne végétal, des débris d’habitations ou de campement…

— Ce qu’il y a de mieux à faire, dit le bosseman, c’est de suivre Dirk Peters qui nous a déjà devancés. Ce diable de métis est capable de voir de ses yeux de lynx ce que nous ne verrions pas ! »

En peu d’instants, nous fûmes tous rendus au point culminant de l’îlot.

Les débris n’y manquaient pas — probablement des débris de ces animaux domestiques dont il est question dans le journal d’Arthur Pym, — volailles de diverses sortes, canards cauwass-back, cochons d’espèce commune dont la peau racornie était hérissée de soies noires. Toutefois, — détail à retenir, — il y avait entre ces ossements et ceux de l’île Tsalal, cette différence de formation, qu’ici l’entassement ne datait que de quelques mois au plus. Cela s’accordait donc avec l’époque récente admise par nous du tremblement de terre.

En outre, çà et là verdissaient des plants de céleris et de cochléarias, des bouquets de fleurettes encore fraîches.

« Et qui sont de cette année ! m’écriai-je. Aucun hiver austral n’a passé sur elles…

— Je suis de votre avis, monsieur Jeorling, répliqua Hurliguerly. Mais n’est-il pas possible qu’elles aient poussé là depuis le grand déchiquetage du groupe ?…

— Cela me paraît inadmissible », répondis-je, en homme qui ne veut pas démordre de son idée.

En maint endroit végétaient aussi quelques maigres arbustes, sortes de coudriers sauvages, et Dirk Peters en détacha une branche imprégnée de sève.

À cette branche pendaient des noisettes, — pareilles à celles que son compagnon et lui avaient mangées lors de leur emprisonnement entre les fissures de la colline de Klock-Klock et au fond de ces gouffres hiéroglyphiques dont nous n’avions plus trouvé vestige à l’île Tsalal.

Dirk Peters tira quelques-unes de ces noisettes de leur gousse verte, et il les fit craquer sous ses puissantes dents qui eussent broyé des billes de fer.

Ces constatations faites, nul doute ne pouvait subsister sur la date du cataclysme, postérieure au départ de Patterson. Ce n’était donc pas à ce cataclysme qu’était dû l’anéantissement de cette partie de la population tsalalaise dont les ossements jonchaient les environs du village. Quant au capitaine William Guy et aux cinq matelots de la Jane, il nous paraissait démontré qu’ils avaient pu fuir à temps, puisque le corps d’aucun d’eux n’avait été retrouvé sur l’île.

Où avaient-ils eu la possibilité de se réfugier, après avoir abandonné Tsalal ?…

Tel était le point d’interrogation sans cesse dressé devant notre esprit, et quelle réponse obtiendrait-il ?… À mon avis, pourtant, il ne me semblait pas le plus extraordinaire de tous ceux qui surgissaient à chaque ligne de cette histoire !

Je n’ai pas à insister davantage sur l’exploration du groupe. Elle exigea trente-six heures, car la goélette en fit le tour. À la surface de ces divers îlots furent relevés les mêmes indices — plantes et débris, — qui provoquèrent les mêmes conclusions. À propos des troubles dont ces parages avaient été le théâtre, le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi, nous étions en parfait accord sur ce qui concernait la complète destruction des indigènes. L’Halbrane n’avait plus à redouter aucune attaque, et cela méritait qu’on en tînt compte.

Maintenant devions-nous conclure que William Guy et ses cinq matelots, après avoir gagné l’une de ces îles, eussent péri, eux aussi, dans l’engloutissement de cet archipel ?…

Voici, à ce sujet, le raisonnement que le capitaine Len Guy finit par accepter :

« À mon avis, dis-je, et pour me résumer, l’éboulement artificiel de la colline de Klock-Klock a épargné un certain nombre des hommes de la Jane, — sept au moins en comprenant Patterson — et en outre le chien Tigre dont nous avons retrouvé les restes près du village. Puis, à quelque temps de là, lors de la destruction d’une partie de la population tsalalaise due à une cause que j’ignore, ceux des indigènes qui n’avaient pas succombé ont quitté Tsalal pour se réfugier sur les autres îles du groupe. Restés seuls, en parfaite sécurité, le capitaine William Guy et ses compagnons ont pu facilement vivre là où vivaient avant eux plusieurs milliers de sauvages. Des années s’écoulèrent, — dix à onze ans, — sans qu’ils fussent parvenus à sortir de leur prison, bien qu’ils aient dû l’essayer, je n’en doute pas, soit avec une des embarcations indigènes, soit avec un canot construit de leurs propres mains. Enfin, il y a environ sept mois, après la disparition de Patterson, un tremblement de terre vint bouleverser l’île Tsalal et engloutir ses voisines. C’est alors, suivant moi, que William Guy et les siens, ne la jugeant plus habitable, ont dû s’embarquer pour tenter de revenir au cercle antarctique. Très vraisemblablement cette tentative n’aura pas réussi, et, en fin de compte, sous l’action d’un courant qui portait au sud, pourquoi n’auraient-ils pas gagné ces terres entrevues par Dirk Peters et Arthur Pym, au-delà du quatre-vingt-quatrième degré de latitude ? C’est donc en cette direction, capitaine, qu’il convient de lancer l’Halbrane. C’est en franchissant encore deux ou trois parallèles que nous aurons quelque chance de les retrouver. Le but est là, et qui de nous ne voudrait sacrifier même sa vie pour l’atteindre ?…

— Dieu nous conduise, monsieur Jeorling ! » répondit le capitaine Len Guy.

Et, plus tard, lorsque je fus seul avec le bosseman, celui-ci crut devoir me dire :

« Je vous ai écouté avec attention, monsieur Jeorling, et, je l’avoue, vous m’avez presque convaincu…

— Vous finirez par l’être tout à fait, Hurliguerly.

— Quand ?…

— Plus tôt peut-être que vous ne le pensez ! »

Le lendemain, 29 décembre, dès six heures du matin, la goélette appareilla par une légère brise du nord-est, et, cette fois, elle mit le cap directement au sud.