Le Sphinx des glaces/II/V

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Hetzel (p. 287-300).

« J’en conclus qu’ils sentent l’approche de l’hiver… »

V

une embardée.

Lors même que les anciens de l’équipage se fussent joints au bosseman et au maître-coq, au capitaine Len Guy, à Jem West et à moi pour continuer la campagne, si les nouveaux décidaient de revenir, nous ne serions pas de force à l’emporter. Quatorze hommes, compris Dirk Peters, contre dix-neuf, c’était insuffisant. Et, d’ailleurs, eût-il été sage de compter sur tous les anciens du bord ?… L’épouvante ne les prendrait-elle pas à naviguer au milieu de ces régions qui semblent en dehors du domaine terrestre ?… Résisteraient-ils aux incessantes excitations de Hearne et de ses camarades ?… Ne s’uniraient-ils pas à eux pour exiger le retour vers la banquise ?…

Et, pour dire mon entière pensée, le capitaine Len Guy lui-même ne se lasserait-il pas de prolonger une campagne qui ne donnait aucun résultat ?… Ne renoncerait-il pas bientôt à ce dernier espoir de sauver en ces lointains parages les matelots de la Jane ?… Menacé par l’approche de l’hiver austral, des froids insoutenables, des tempêtes polaires auxquelles ne pourrait résister sa goélette, ne donnerait-il pas enfin ordre de virer de bord ?… Et de quel poids pèseraient mes arguments, mes adjurations, mes prières, lorsque je serais seul à les formuler ?…

Seul ?… non pas !… Dirk Peters me soutiendrait… Mais lui et moi, qui voudrait nous écouter ?…

Si, le cœur déchiré à la pensée d’abandonner son frère et ses compatriotes, le capitaine Len Guy résistait encore, je sentais qu’il devait être sur la limite du découragement, Néanmoins, la goélette ne déviait pas de la ligne droite imposée depuis l’île Tsalal. Il semblait qu’elle fût rattachée comme par un aimant sous-marin à cette longitude de la Jane, et plût au Ciel que ni les courants ni les vents ne vinssent à l’en écarter ! Contre ces forces de la nature, il aurait fallu céder, tandis que les inquiétudes nées de l’apeurement, on peut essayer de lutter contre elles…

Je dois mentionner, d’ailleurs, une circonstance qui favorisait la marche vers le sud. Après avoir molli pendant quelques jours, le courant se faisait de nouveau sentir avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure. Évidemment, — ainsi que me fit observer le capitaine Len Guy, — il dominait dans cette mer, bien qu’il fût détourné ou refoulé, de temps à autre, par des contre-courants très difficiles à indiquer avec quelque exactitude sur les cartes. Par malheur, ce que nous ne pouvions déterminer, ce qui était précisément désirable, c’eût été de savoir si l’embarcation qui emportait William Guy et les siens, au large de Tsalal, avait subi l’influence de ceux-ci ou de celui-là. Il ne faut pas oublier que leur action avait dû être supérieure à celle du vent sur un canot dépourvu de voilure comme tous ceux de ces insulaires, manœuvrés à la pagaie.

Quoi qu’il en soit et en ce qui nous concerne, ces deux forces naturelles s’accordaient pour entraîner l’Halbrane vers les confins de la zone polaire.

Ainsi en fut-il les 10, 11 et 12 janvier. Il n’y eut aucune particularité à noter, si ce n’est un certain abaissement qui se produisit dans l’état thermométrique. La température de l’air revint à quarante-huit degrés (8° 89 C. sur zéro) et celle de l’eau à trente-trois (0° 56 C. sur zéro).

Quel écart déjà entre les cotes relevées par Arthur Pym, alors que la chaleur des eaux était telle — à l’en croire — que la main ne pouvait la supporter !

Nous n’étions, en somme, que dans la seconde semaine de janvier. Deux mois devaient encore s’écouler avant que l’hiver eût mis en mouvement les ice-bergs, formé les ice-fields et les drifts, consolidé les énormes masses de la banquise, solidifié les plaines liquides de l’Antarctide. Dans tous les cas, ce qui doit être tenu pour certain, c’est l’existence d’une mer libre pendant la saison estivale, sur un espace compris entre le soixante-douzième et le quatre-vingt-septième parallèle.

Cette mer a été parcourue, à différentes latitudes, par les navires de Weddell, par la Jane, par l’Halbrane, et pourquoi, sous ce rapport, le domaine austral serait-il moins privilégié que le domaine boréal ?…

Le 13 janvier, le bosseman et moi, nous eûmes une conversation de nature à justifier mes inquiétudes relativement aux dispositions fâcheuses de notre équipage.

Les hommes déjeunaient dans le poste, à l’exception de Drap et de Stern, en ce moment de quart sur l’avant. La goélette fendait les eaux sous une fraîche brise avec toute sa voilure haute et basse. Francis, à la barre, gouvernait au sud-sud-est de manière à porter bon plein.

Je me promenais entre le mât de misaine et le grand mât, regardant les bandes d’oiseaux, qui poussaient des cris assourdissants et dont quelques-uns, des pétrels, venaient parfois se percher sur le bout des vergues. On ne cherchait point à s’en emparer ni à les tirer. C’eût été cruauté bien inutile, puisque leur chair, huileuse et coriace, n’est point comestible.

À ce moment Hurliguerly s’approcha de moi, après avoir regardé ces oiseaux, et me dit :

« Je remarque une chose, monsieur Jeorling…

— Et laquelle, bosseman ?…

— C’est que ces volatiles ne s’envolent plus vers le sud aussi directement qu’ils l’avaient fait jusqu’ici… Quelques-uns se disposent à gagner le nord…

— Je l’ai remarqué comme vous, Hurliguerly.

— J’ajoute, monsieur Jeorling, que ceux qui sont là-bas ne tarderont pas à revenir.

— Et vous en concluez ?…

— J’en conclus qu’ils sentent l’approche de l’hiver…

— De l’hiver ?…

— Sans doute.

— Erreur, bosseman, et l’élévation de la température est telle que ces oiseaux ne peuvent songer à regagner si prématurément des régions moins froides.

— Oh ! prématurément, monsieur Jeorling…

— Voyons, bosseman, ne savons-nous pas que les navigateurs ont toujours pu fréquenter les parages antarctiques jusqu’au mois de mars ?…

— Pas à cette latitude, répondit Hurliguerly, pas à cette latitude ! Et, d’ailleurs, il y a des hivers précoces comme il y a des étés précoces. La belle saison, cette année, a été en avance de deux grands mois, et il est à craindre que la mauvaise ne se fasse sentir plus tôt qu’à l’ordinaire.

— C’est fort admissible, répondis-je. Après tout, qu’importe, puisque notre campagne aura certainement pris fin avant trois semaines…

— Si quelque obstacle ne se présente pas auparavant, monsieur Jeorling…

— Et lequel ?…

— Par exemple, un continent qui s’étendrait au sud et nous barrerait la route…

— Un continent, Hurliguerly ?…

— Savez-vous que je n’en serais pas autrement étonné, monsieur Jeorling…

— Et, en somme, cela n’aurait rien d’étonnant, répliquai-je.

— Quant à ces terres entrevues par Dirk Peters, reprit Hurliguerly, et sur lesquelles les hommes de la Jane auraient pu se réfugier, je n’y crois guère…

— Pourquoi ?…

— Parce que William Guy, qui ne devait disposer que d’une embarcation de faible dimension, n’aurait pu s’enfoncer si loin dans ces mers…

— Je ne me prononce pas d’une façon aussi affirmative, bosseman.

— Cependant, monsieur Jeorling…

— Et qu’y aurait-il donc de surprenant, m’écriai-je, à ce que William Guy eût atterri quelque part sous l’action des courants ?… Il n’est pas resté à bord de son canot depuis huit mois, je suppose !… Ses compagnons et lui auront pu débarquer soit sur une île, soit sur un continent, et c’est là un motif suffisant pour ne pas abandonner nos recherches…

— Sans doute… mais, dans l’équipage, tous ne sont pas de cet avis, répondit Hurliguerly en hochant la tête.

— Je le sais, bosseman, et c’est ce qui me préoccupe le plus. Est-ce que les mauvaises dispositions s’accroissent ?…

— Je le crains, monsieur Jeorling. La satisfaction d’avoir gagné plusieurs centaines de dollars est déjà très amoindrie, et la perspective d’en gagner quelques autres centaines n’empêche pas les récriminations… Cependant la prime est alléchante !… De l’île Tsalal au pôle, en admettant qu’on pût s’élever jusque-là, il y a six degrés… Or, six degrés à deux mille dollars chaque, cela fait une douzaine de mille dollars pour trente hommes, soit quatre cents dollars par tête !… Un joli denier à glisser dans sa poche au retour de l’Halbrane !… Malgré cela, ce maudit Hearne travaille si méchamment ses camarades, que je les vois prêts à larguer la barre et l’amarre, comme on dit !…

— De la part des recrues, je l’admets, bosseman… Pour les anciens…

— Hum !… il y en a, de ceux-là, trois ou quatre qui commencent à réfléchir… et ils ne voient pas sans inquiétude la navigation se prolonger…

— Je pense que le capitaine Len Guy et son lieutenant sauraient se faire obéir…

— C’est à voir, monsieur Jeorling !… Et, ne peut-il arriver que notre capitaine lui-même se décourage… que le sentiment de sa responsabilité l’emporte… et qu’il renonce à poursuivre cette campagne ?… »

Oui ! c’était bien ce que je craignais, et à cela aucun remède.

« Quant à mon ami Endicott, monsieur Jeorling, je réponds de lui comme de moi. Nous irions au bout du monde, — en admettant que le monde ait un bout, — si le capitaine voulait y aller. Il est vrai, nous deux, Dirk Peters et vous, c’est peu pour faire la loi aux autres !…

— Et que pense-t-on du métis ?… demandai-je.

— Ma foi, c’est lui surtout que nos hommes me paraissent accuser de la prolongation du voyage !… Sans doute, monsieur Jeorling, si vous y êtes pour une bonne part, laissez-moi dire le mot… vous payez et payez bien… tandis que ce cabochard de Dirk Peters s’entête à soutenir que son pauvre Pym vit encore… alors qu’il est noyé, ou gelé, ou écrasé… enfin mort d’une façon quelconque depuis onze ans !… »

C’était tellement mon avis que je ne discutais plus jamais avec le métis à ce sujet.

« Voyez-vous, monsieur Jeorling, reprit le bosseman, au commencement de la traversée, Dirk Peters inspirait quelque curiosité. Puis ce fut de l’intérêt, après qu’il eut sauvé Martin Holt… Certes, il ne devint pas plus familier ni plus causeur qu’auparavant, et l’ours ne sortit guère de son trou !… Mais, à présent, on sait ce qu’il est… et, ma foi, cela ne l’a pas rendu plus sympathique !… Dans tous les cas, c’est en parlant d’un gisement de terres au sud de l’île Tsalal, qu’il a décidé notre capitaine à pousser la goélette dans cette direction, et si actuellement elle a dépassé le quatre-vingt-sixième degré de latitude, c’est à lui qu’on le doit…

— J’en conviens, bosseman.

— Aussi, monsieur Jeorling, je crains toujours qu’on essaie de lui faire un mauvais parti !…

— Dirk Peters se défendrait, et je plaindrais celui qui oserait le toucher du bout du doigt !

— D’accord, monsieur Jeorling, d’accord, et il ne ferait pas bon d’être pris entre ses mains qui courberaient des plaques de tôle ! Pourtant, tous contre lui, on arriverait à le souquer ferme, je suppose, à le bloquer à fond de cale…

— Enfin nous n’en sommes pas là, je l’espère, et je compte sur vous, Hurliguerly, pour prévenir toute tentative contre Dirk Peters… Raisonnez vos hommes… Faites leur comprendre que nous avons le temps de revenir aux Falklands avant la fin de la belle saison… Il ne faut pas que leurs récriminations fournissent à notre capitaine un prétexte pour virer de bord sans que le but ait été atteint…

— Comptez sur moi, monsieur Jeorling !… Je vous servirai… vent sous vergue…

— Et vous ne vous en repentirez pas, Hurliguerly ! Rien de plus facile que d’ajouter un zéro aux quatre cents dollars qui seront acquis à chaque homme par chaque degré, si cet homme est plus qu’un simple matelot… ne remplît-il même que les fonctions de bosseman à bord de la Jane ! »

C’était prendre cet original par son endroit sensible, et j’étais sûr de son appui. Oui ! il ferait tout pour déjouer les machinations des uns, relever le courage des autres, veiller sur Dirk Peters. Réussirait-il à empêcher la révolte d’éclater à bord ?…

Il ne se passa rien de notable pendant les journées du 13 et du 14. Toutefois, un nouvel abaissement de la température se produisit. C’est ce que me fit observer le capitaine Len Guy, en montrant les nombreuses bandes d’oiseaux, qui ne cessaient de remonter dans la direction du nord.

Tandis qu’il me parlait, je sentais que ses dernières espérances ne tarderaient pas à s’éteindre. Et comment s’en étonner ? Du gisement indiqué par le métis, on ne voyait rien, et nous étions déjà à plus de cent quatre-vingts milles de l’île Tsalal. À toutes les aires du compas, c’était la mer — rien que la mer immense avec son horizon désert dont le disque solaire se rapprochait depuis le 21 décembre, et qu’il effleurerait au 21 mars pour disparaître pendant les six mois de la nuit australe !… De bonne foi, pouvait-on admettre que William Guy et ses cinq compagnons eussent pu franchir une telle distance sur une frêle embarcation, et y avait-il une chance sur cent de jamais les recueillir ?…

Le 15 janvier, une observation, très exactement faite, donna 43° 13′ pour la longitude et 88° 17′ pour la latitude. L’Halbrane n’était plus qu’à moins de deux degrés du pôle, — moins de cent vingt milles marins.

Le capitaine Len Guy ne chercha point à cacher le résultat de cette observation, et les matelots étaient assez familiarisés avec les calculs de navigation pour la comprendre. D’ailleurs, s’il s’agissait de leur en expliquer les conséquences, n’avaient-ils pas les maîtres Martin Holt et Hardie ?… Puis, Hearne n’était-il pas là pour les exagérer jusqu’à l’absurde ?…

Aussi, pendant l’après-midi, je ne pus mettre en doute que le sealing-master eût manœuvré de manière à surexciter les esprits. Les hommes, accroupis au pied du mât de misaine, causaient à voix basse en nous jetant de mauvais regards. Des conciliabules se formaient.

Deux ou trois matelots, tournés vers l’avant, ne ménageaient guère les gestes de menace. Bref, cela finit par des murmures si violents que Jem West ne put ne point entendre.

« Silence ! » cria-t-il.

Et, s’avançant :

« Le premier qui ouvre la bouche, dit-il d’une voix brève, aura affaire à moi ! »

Quant au capitaine Len Guy, il était enfermé dans sa cabine. Mais, à chaque instant, je m’attendais à ce qu’il en sortît, et, après un dernier coup d’œil jeté au large, je ne doutais pas qu’il donnât l’ordre de virer de bord…

Cependant, le lendemain, la goélette suivait encore la même direction. Le timonier tenait toujours le cap au sud. Par malheur — circonstance d’une certaine gravité, — quelques brumes commençaient à se lever au large.

Je ne pouvais plus, je l’avoue, tenir en place. Mes appréhensions redoublaient.

Il était visible que le lieutenant n’attendait que l’ordre de changer la barre. Quelque mortel chagrin qu’il dût en éprouver, le capitaine Len Guy, je ne le comprenais que trop, ne tarderait pas à donner cet ordre…

Depuis plusieurs jours, je n’avais point aperçu le métis, ou, du moins, je n’avais pas échangé un mot avec lui. Évidemment mis en quarantaine, dès qu’il paraissait sur le pont, on s’écartait de lui. Allait-il s’accouder à bâbord, l’équipage se portait aussitôt à tribord. Seul le bosseman, affectant de ne pas s’éloigner, lui adressait la parole. Il est vrai, ses questions restaient généralement sans réponse.

Je dois dire, d’ailleurs, que Dirk Peters ne s’inquiétait aucunement de cet état de choses. Absorbé dans ses obsédantes pensées, peut-être ne le voyait-il pas. Je le répète s’il eût entendu Jem West crier : Cap au nord ! je ne sais à quels actes de violence il se fût porté !…

Et, puisqu’il semblait m’éviter, je me demandais si cela ne provenait pas d’un certain sentiment de réserve, et « pour ne pas me compromettre davantage ».

Cependant, le 17, dans l’après-midi, le métis manifesta l’intention de me parler, et jamais… non ! jamais je n’aurais pu imaginer ce que j’allais apprendre dans cet entretien.

Il était environ deux heures et demie.

Un peu fatigué, mal à l’aise, je venais de rentrer dans ma cabine, dont le châssis latéral était ouvert, tandis que celui d’arrière était fermé.

Un léger coup fut frappé à ma porte, qui donnait sur le carré du rouf.

« Qui est là ?… dis-je.

— Dirk Peters.

— Vous avez à me parler ?…

— Oui.

— Je vais sortir…

— S’il vous plaît… je préférerais… Puis-je entrer dans votre cabine ?…

— Entrez. »

Le métis poussa la porte et la referma.

Sans me lever de mon cadre, sur lequel j’étais étendu, je lui fis signe de s’asseoir sur le fauteuil.

Dirk Peters resta debout.

Comme il ne se pressait pas de prendre la parole, — embarrassé suivant son habitude :

« Que me voulez-vous, Dirk Peters ?… demandai-je.

— Vous dire une chose… Comprenez-moi… monsieur… parce qu’il me paraît bon que vous sachiez… et vous serez seul à savoir !… Dans l’équipage… qu’on ne puisse jamais se douter…

— Si cela est grave, et si vous craignez quelque indiscrétion, Dirk Peters, pourquoi me parler ?…

— Si… il le faut… oui !… il le faut !… Impossible de garder cela !… Ça me pèse… là… là… comme une roche !… »

« Si Martin Holt apprenait que j’ai…

Et Dirk Peters se battait violemment la poitrine.

Puis, reprenant :

« Oui… j’ai toujours peur que ça m’échappe pendant mon sommeil… et qu’on l’entende… car je rêve de cela… et en rêvant…

— Vous rêvez, répondis-je, et de qui ?…

— De lui… de lui… Aussi… c’est pour cela que je dors dans les coins… tout seul… de peur qu’on apprenne son vrai nom… »

J’eus alors le pressentiment que le métis allait peut-être répondre à une demande que je ne lui avais pas encore faite — demande relative à ce point demeuré obscur dans mon esprit : pourquoi, après avoir quitté l’Illinois, était-il venu vivre aux Falklands sous le nom de Hunt ?

Dès que je lui eus posé cette question :

« Ce n’est pas cela… répliqua-t-il, non… ce n’est pas cela que je veux…

— J’insiste, Dirk Peters, et je désire savoir d’abord pour quelle raison vous n’êtes pas resté en Amérique, pour quelle raison vous avez choisi les Falklands…

— Pour quelle raison… monsieur ?… Parce que je voulais me rapprocher de Pym… de mon pauvre Pym… parce que j’espérais trouver aux Falklands une occasion de m’embarquer sur un baleinier à destination de la mer australe…

— Mais ce nom de Hunt ?

— Je ne voulais plus du mien… non !… je n’en voulais plus… à cause de l’affaire du Grampus ! »

Le métis venait de faire allusion à cette scène de la courte paille, à bord du brick américain, lorsqu’il fut décidé entre Auguste Barnard, Arthur Pym, Dirk Peters et le matelot Parker, que l’un des quatre serait sacrifié… qu’il servirait de nourriture aux trois autres… Je me rappelais la résistance opiniâtre d’Arthur Pym, et comment il fut dans l’obligation de ne point refuser son « franc jeu dans la tragédie qui allait se jouer vivement — telle est sa propre phrase, — et l’horrible acte dont le cruel souvenir devait empoisonner l’existence de tous ceux qui y avaient survécu… ».

Oui ! la courte paille, — de petits éclats de bois, des esquilles de longueur inégale, qu’Arthur Pym tenait dans sa main… La plus courte désignerait celui qui serait immolé… Et il parle de cette sorte d’involontaire férocité qu’il éprouva de tromper ses compagnons, de « tricher » — c’est le mot dont il se sert… Mais il ne le fit pas et demande pardon d’en avoir eu l’idée !… Que l’on veuille bien se mettre dans une position semblable à la sienne !…

Puis, il se décide, il présente sa main refermée sur les quatre esquilles…

Dirk Peters tire le premier… Le sort l’a favorisé… Il n’a plus rien à craindre.

Arthur Pym calcule qu’il existe une chance de plus contre lui.

Auguste Barnard tire à son tour… Sauvé aussi, celui-là !

Et maintenant Arthur Pym chiffre les chances qui sont égales entre Parker et lui…

À ce moment, toute la férocité du tigre s’empare de son âme… Il éprouve contre son pauvre camarade, son semblable, la haine la plus intense et la plus diabolique…

Cinq minutes s’écoulent avant que Parker ose tirer… Enfin Arthur Pym, les yeux fermés, ne sachant si le sort avait été pour ou contre lui, sent une main saisir la sienne…

C’était la main de Dirk Peters… Arthur Pym venait d’échapper à la mort…

Et alors, le métis se précipite sur Parker qui est abattu d’un coup dans le dos. Puis, suit l’effroyable repas — immédiatement — et « les mots n’ont point une vertu suffisante pour frapper l’esprit de la parfaite horreur de la réalité ! ».

Oui !… je la connaissais cette effroyable histoire, — non point imaginaire, comme je l’avais longtemps cru. Voilà ce qui s’était passé à bord du Grampus, le 16 juillet 1827, et c’est en vain que je cherchais à comprendre pour quelle raison Dirk Peters venait m’en rappeler le souvenir.

Je ne devais pas tarder à le savoir.

« Eh bien, Dirk Peters, dis-je, je vous demanderai, puisque vous teniez à cacher votre nom, pourquoi vous l’avez révélé, lorsque l’Halbrane était au mouillage de l’île Tsalal… pourquoi vous n’avez pas conservé celui de Hunt ?…

— Monsieur… comprenez-moi… on hésitait à aller plus loin… on voulait revenir en arrière… C’était décidé… et alors j’ai pensé… oui !… qu’en disant que j’étais… Dirk Peters… le maître-cordier du Grampus… le compagnon du pauvre Pym… on m’écouterait… on croirait avec moi qu’il était encore vivant… on irait à sa recherche… Et pourtant… c’était grave… car d’avouer que j’étais Dirk Peters… celui qui avait tué Parker… Mais la faim… la faim dévorante…

— Voyons, Dirk Peters, repris-je, vous vous exagérez… Si la paille vous avait désigné, c’eût été vous qui auriez subi le sort de Parker !… On ne saurait vous faire un crime…

— Monsieur… comprenez-moi !… Est-ce que la famille de Parker parlerait comme vous le faites ?…

— Sa famille ?… Avait-il donc des parents ?…

— Oui… et c’est pourquoi… dans le récit… Pym avait changé ce nom… Parker ne s’appelait pas Parker… Il se nommait…

— Arthur Pym a eu raison, répondis-je, et quant à moi, je ne veux pas savoir le vrai nom de Parker !… Gardez ce secret…

— Non… je vous le dirai… Ça me pèse trop… et ça me soulagera peut-être… lorsque je vous l’aurai dit… monsieur Jeorling…

— Non… Dirk Peters… non !

— Il se nommait Holt… Ned Holt…

— Holt… m’écriai-je, Holt… du même nom que notre maître-voilier…

— Qui est son propre frère, monsieur…

— Martin Holt… le frère de Ned ?…

— Oui !… comprenez-moi… son frère…

— Mais il croit que Ned Holt a péri comme les autres dans le naufrage du Grampus

— Cela n’est pas… et s’il apprenait que j’ai… »

Juste à cet instant, une violente secousse me jeta hors de mon cadre.

La goélette venait de donner une telle bande sur tribord qu’elle faillit chavirer.

Et j’entendis une voix irritée, criant :

« Quel est donc le chien qui est à la barre ?… »

C’était la voix de Jem West, et celui qu’il interpellait ainsi, c’était Hearne.

Je me précipitai hors de la cabine.

« Tu as donc lâché la roue ?… répétait Jem West, qui avait saisi Hearne par le collet de sa vareuse.

— Lieutenant… je ne sais…

— Si… te dis-je !… Il faut que tu l’aies lâchée, et un peu plus la goélette capotait sous voiles ! »

Il était évident que Hearne — pour un motif ou un autre — avait abandonné un moment le gouvernail.

« Gratian, cria Jem West en appelant un des matelots, prends la barre, et toi, Hearne, à fond de cale… »

Soudain le cri de « terre ! » retentit, et tous les regards se dirigèrent vers le sud.