Aller au contenu

Le Sphinx des glaces/II/X

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 353-364).

Je ne cessais de parcourir l’horizon.

X

hallucinations.

Un changement inespéré s’était produit dans la situation ! Quelles seraient les conséquences de ce que nous n’étions plus échoués à cette place ?… Après avoir été immobilisés à peu près au point d’intersection du trente-neuvième méridien et du quatre-vingt-neuvième parallèle, voici que le courant nous entraînait dans la direction du pôle… Aussi, au premier sentiment de joie, venaient de succéder toutes les épouvantes de l’inconnu, — et quel inconnu !…

Seul, peut-être, Dirk Peters se réjouissait pleinement à la pensée d’avoir repris la route, sur laquelle il s’entêtait à retrouver les traces de son pauvre Pym !… Et quelles autres idées passaient par la tête de ses compagnons !

En effet, le capitaine Len Guy n’avait plus aucun espoir de recueillir ses compatriotes. Que William Guy et ses cinq matelots eussent abandonné l’île Tsalal depuis moins de huit mois, aucun doute à cet égard… mais où s’étaient-ils réfugiés ?… En trente-cinq jours nous avions franchi une distance d’environ quatre cents milles sans avoir rien découvert. Lors même qu’ils auraient atteint ce continent polaire auquel mon compatriote Maury, dans ses ingénieuses hypothèses, attribue la largeur d’un millier de lieues, quelle partie de ce continent aurions-nous choisie pour théâtre de nos recherches ?… Et, d’ailleurs, si c’est une mer qui baigne cette extrémité de l’axe terrestre, les survivants de la Jane n’étaient-ils pas maintenant engloutis dans ces abîmes qu’une carapace glacée allait bientôt recouvrir ?…

Donc, toute espérance étant perdue, le devoir se fût imposé au capitaine Len Guy de ramener son équipage vers le nord, afin de franchir le cercle antarctique pendant que la saison le permettait, et nous étions emportés vers le sud…

Après le premier mouvement dont j’ai parlé, à la pensée que la dérive entraînait l’ice-berg dans cette direction, l’épouvante ne tarda pas à reprendre tout son empire.

Et, que l’on veuille bien tenir compte de ceci : c’est que si nous n’étions plus échoués, il n’en fallait pas moins se résigner à un long hivernage, renoncer à la chance de rencontrer un des baleiniers qui se livraient à la pêche entre les Orkneys, la Nouvelle-Géorgie et les Sandwich.

À la suite de la collision qui avait remis notre ice-berg à flot, nombre d’objets avaient été précipités à la mer, les pierriers de l’Halbrane, ses ancres, ses chaînes, une partie de la mâture et des espars. Mais, en ce qui concernait la cargaison, grâce à cette précaution prise, la journée précédente, de l’emmagasiner, les pertes, après inventaire, purent être considérées comme insignifiantes. Et que serions-nous devenus, si toutes nos réserves eussent été anéanties dans cet abordage ?…

Des relèvements obtenus dans la matinée, le capitaine Len Guy conclut que notre montagne de glace descendait vers le sud-est. Donc, aucun changement ne s’était établi relativement au sens du courant. En effet, les autres masses mouvantes n’avaient cessé de suivre cette direction, et c’était l’une d’elles qui nous avait heurtés sur le flanc de l’est. À présent, les deux ice-bergs n’en formaient plus qu’un seul, qui se déplaçait avec une vitesse de deux milles à l’heure.

Ce qui méritait réflexion, c’était la persistance de ce courant, lequel, depuis la banquise, entraînait les eaux de cette mer libre vers le pôle austral. Si, conformément à l’opinion de Maury, il existait un vaste continent antarctique, ledit courant le contournait-il, ou ce continent, séparé en deux parties par un large détroit, offrait-il une issue à de telles masses liquides et aussi aux masses flottantes qu’elles charriaient à leur surface ?…

À mon avis, nous ne tarderions guère à être fixés sur ce point. Marchant avec cette vitesse de deux milles, trente heures suffiraient à atteindre ce point axial où viennent se rejoindre les méridiens terrestres.

Quant à ce courant, passait-il au pôle même, où se trouvait-il là une terre que nous pourrions accoster, c’était une autre question.

Et, comme je causais de cela avec le bosseman :

« Que voulez-vous, monsieur Jeorling, me répondit-il, si le courant passe au pôle, nous y passerons, et, s’il n’y passe pas, nous n’y passerons pas !… Nous ne sommes plus les maîtres d’aller où il nous plaît… Un glaçon n’est point un navire, et comme il n’a ni voilure ni gouvernail, il va où la dérive le mène !

— J’en conviens, Hurliguerly. Aussi avais-je l’idée qu’en s’embarquant à deux ou trois… dans le canot…

— Toujours cette idée !… Vous y tenez à votre canot !…

— Sans doute, car, enfin s’il y a une terre quelque part, n’est-il pas possible que les hommes de la Jane

— L’aient accostée, monsieur Jeorling… à quatre cents milles de l’île Tsalal ?…

— Qui sait, bosseman ?…

— Soit, mais permettez-moi de vous dire que ces raisonnements seront à leur place, lorsque la terre se montrera, si elle se montre. Notre capitaine verra ce qu’il conviendra de faire, en se rappelant que le temps presse. Nous ne pouvons nous attarder dans ces parages, et, somme toute, que l’ice-berg ne nous ramène ni du côté des Falklands ni du côté des Kerguelen, qu’importe si nous parvenons à sortir par un autre ? L’essentiel est d’avoir franchi le cercle polaire avant que l’hiver l’ait rendu infranchissable ! »

C’était le bon sens même qui dictait ces paroles à Hurliguerly, je dois en convenir.

Tandis que s’exécutaient les préparatifs conformément aux ordres du capitaine Len Guy, et surveillés par le lieutenant, il m’arriva plusieurs fois de monter au sommet de l’ice-berg. Là, assis sur son extrême pointe, la longue-vue aux yeux, je ne cessais de parcourir l’horizon. De temps en temps, sa ligne circulaire s’interrompait au passage d’une montagne flottante ou se dérobait derrière quelque lambeau de brumes.

De la place que j’occupais, à une hauteur de cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, j’estimais à plus de douze milles la portée de mon regard. Jusqu’alors, aucun contour lointain ne se dessinait sur le fond du ciel.

À deux reprises, le capitaine Len Guy se hissa jusqu’à cette cime, afin de prendre hauteur.

Le résultat de l’observation, ce jour-là, 30 janvier, fut chiffré comme suit :

Longitude : 67° 19′ ouest.

Latitude : 89° 21′ sud.

Il y avait une double conclusion à tirer des données de cette observation.

La première, c’est que depuis le dernier relèvement de notre position en longitude, le courant nous avait rejetés d’environ vingt-quatre degrés dans le sud-est.

La seconde, c’est que l’ice-berg ne se trouvait plus qu’à une quarantaine de milles du pôle austral.

Pendant cette journée, la plus grande partie de la cargaison fut transportée à l’intérieur d’une large anfractuosité que le bosseman avait découverte dans le flanc est, où, même au cas d’une nouvelle collision, caisses et barils seraient en sûreté. Pour le fourneau de la cuisine, nos hommes aidèrent Endicott à l’installer entre deux blocs, de manière qu’il fût solidement maintenu, et ils entassèrent plusieurs tonnes de charbon à proximité.

Ces divers travaux s’exécutèrent sans provoquer aucune récrimination, aucun murmure. Visiblement, le silence que gardait l’équipage était voulu. S’il obéissait au capitaine Len Guy et au lieutenant, c’est qu’on ne lui commandait rien qui ne fût à faire et sans retard. Or, avec le temps, le découragement ne finirait-il pas par ressaisir nos hommes ?… Que l’autorité de leurs chefs ne fût point encore contestée, ne le serait-elle pas dans quelques jours ?… On pourrait compter sur le bosseman, cela va de soi, sur le maître Hardie, sinon sur Martin Holt, peut-être sur deux ou trois des anciens… Quant aux autres, et surtout les recrues des Falklands, qui ne voyaient plus de terme à cette désastreuse campagne, résisteraient-ils désir de s’emparer du canot et de s’enfuir ?…

À mon avis, cependant, cette éventualité ne serait pas à redouter tant que notre ice-berg serait en dérive, car l’embarcation n’aurait pu le gagner de vitesse. Mais, s’il s’échouait une seconde fois, s’il venait à buter contre le littoral d’un continent ou d’une île, que ne feraient pas ces malheureux pour se soustraire aux horreurs de l’hivernage ?…

Tel fut le sujet de notre conversation au dîner de midi. Le capitaine Len Guy et Jem West partagèrent cette opinion qu’aucune tentative ne serait faite par le sealing-master et ses compagnons alors que la masse flottante continuerait à se déplacer. Néanmoins, il convenait que la surveillance ne se relâchât pas un seul instant. Hearne inspirait de trop justes méfiances pour ne pas être tenu en observation à toute heure.

L’après-midi, pendant l’heure de repos accordée à l’équipage, j’eus un nouvel entretien avec Dirk Peters.

J’avais été reprendre ma place habituelle au sommet, tandis que le capitaine Len Guy et le lieutenant étaient descendus à la base de l’ice-berg afin de relever des points de repère sur la ligne de flottaison. Deux fois par vingt-quatre heures, on devait examiner ces points dans le but de déterminer si le tirant d’eau croissait ou décroissait, c’est-à-dire si un exhaussement du centre de gravité ne menaçait pas de provoquer quelque nouveau renversement.

J’étais assis depuis une demi-heure, lorsque j’aperçus le métis qui gravissait les pentes d’un pas rapide.

Venait-il, lui aussi, observer l’horizon jusqu’à son extrême recul, avec l’espoir d’y relever une terre ?… Ou, — ce qui me paraissait plus probable, — désirait-il me communiquer un projet, qui concernait Arthur Pym ?

À peine avions-nous échangé trois ou quatre mots depuis la remise en marche de l’ice-berg.

Lorsque le métis fut arrivé près de moi, il s’arrêta, promena son regard sur la mer environnante, y chercha ce que j’y cherchais moi-même, et ce que je n’y avais point encore trouvé, il ne le trouva pas…

Deux à trois minutes s’écoulèrent avant qu’il m’adressât la parole, et telle était sa préoccupation que je me demandais s’il m’avait vu…

Enfin, il s’appuya sur un bloc, et je pensai qu’il allait me parler de ce dont il parlait toujours : il n’en fut rien.

« Monsieur Jeorling, me dit-il, vous vous souvenez… dans votre cabine de l’Halbrane… je vous ai appris l’affaire… cette affaire du Grampus… »

Si je me souvenais !… Rien de ce qu’il m’avait raconté de cette épouvantable scène, dont il avait été le principal acteur, n’était sorti de ma mémoire.

« Je vous l’ai dit, continua-t-il, Parker ne se nommait pas Parker… Il se nommait Ned Holt… C’était le frère de Martin Holt…

— Je le sais, Dirk Peters, répondis-je. Mais pourquoi revenir sur ce triste sujet ?…

— Pourquoi, monsieur Jeorling ?… N’est-ce pas… vous n’en avez jamais rien dit à personne ?…

À personne ! affirmai-je. Comment aurais-je été assez mal avisé, assez imprudent pour dévoiler votre secret… un secret qui ne doit jamais sortir de notre bouche… un secret qui est mort entre nous ?…

— Mort… oui… mort ! murmura le métis. Et… pourtant… comprenez-moi… il me semble… dans l’équipage… on sait… on doit savoir quelque chose… »

Et, à l’instant, je rapprochai de ce dire ce que m’avait appris le bosseman d’une certaine conversation surprise par lui et dans laquelle Hearne excitait Martin Holt à demander au métis en quelles conditions avait succombé son frère à bord du Grampus. Est-ce qu’une partie de ce secret avait transpiré, ou cette appréhension n’existait-elle que dans l’imagination de Dirk Peters ?…

« Expliquez-vous, dis-je.

— Comprenez-moi, monsieur Jeorling… je ne sais guère m’exprimer… Oui… hier… je n’ai cessé d’y penser depuis… Hier, Martin Holt m’a tiré à part… loin des autres… et m’a dit qu’il voulait me parler…

— Du Grampus ?…

— Du Grampus… oui… et de son frère Ned Holt !… Pour la première fois… il a prononcé ce nom devant moi… le nom de celui que… et… pourtant… voici tantôt trois mois que nous naviguons ensemble… »

La voix du métis était si altérée, que je l’entendais à peine.

« Comprenez… reprit-il, il m’a semblé que, dans l’esprit de Martin Holt… non !… je ne m’y suis pas trompé… il y avait comme un soupçon…

— Mais parlez donc, Dirk Peters !… m’écriai-je. Que vous a demandé Martin Holt ? »

Et je sentais bien que cette question de Martin Holt, c’était Hearne qui l’avait inspirée. Néanmoins, ayant lieu de penser que le métis ne devait rien savoir de cette intervention du sealing-master, aussi inquiétante qu’inexplicable, je me décidai à ne point la lui révéler.

« Ce qu’il m’a demandé, monsieur Jeorling ?… répondit-il. Il m’a demandé… si je ne me souvenais pas de Ned Holt, du Grampus… s’il avait péri dans la lutte contre les révoltés ou dans le naufrage… s’il était un de ceux qui avaient été abandonnés en mer avec le capitaine Barnard… enfin… si je pouvais lui dire comment son frère était mort… Ah ! comment… comment… »

Avec quelle horreur le métis prononçait ces mots, qui témoignaient d’un si profond dégoût de lui-même !

« Et qu’avez-vous répondu à Martin Holt, Dirk Peters ?…

— Rien… rien !

— Il fallait affirmer que Ned Holt avait péri dans le naufrage du brick…

— Je n’ai pas pu… comprenez-moi… je n’ai pas pu…

Les deux frères se ressemblent tant !… Dans Martin Holt… j’ai cru voir Ned Holt !… J’ai eu peur… je me suis sauvé… »

Le métis s’était redressé d’un mouvement brusque, et moi, la tête entre les mains, je me mis à réfléchir… Ces tardives interrogations de Martin Holt relatives à son frère, je ne doutais pas qu’elles eussent été faites à l’instigation de Hearne… Était-ce donc aux Falklands que le sealing-master avait surpris le secret de Dirk Peters, dont je n’avais dit mot à personne ?…

« J’ai cru voir Ned Holt ! J’ai eu peur… je me suis sauvé. »

Au total, en poussant Martin Holt à interroger le métis, à quoi tendait Hearne ?… Quel but visait-il ?… Voulait-il uniquement satisfaire sa haine contre Dirk Peters, qui, seul des matelots falklandais, s’était toujours rangé au parti du capitaine Len Guy, qui avait empêché ses compagnons et lui de s’emparer du canot ?… En excitant Martin Holt, espérait-il détacher le maître-voilier, l’amener à se joindre à ses complices ?… Et, de fait, lorsqu’il s’agirait de diriger l’embarcation à travers ces parages, n’avait-il pas besoin de Martin Holt, l’un des meilleurs marins de l’Halbrane, et qui aurait été capable de réussir alors que Hearne et les siens eussent échoué, s’ils avaient été réduits à eux-mêmes ?…

On voit à quel enchaînement d’hypothèses s’abandonnait mon esprit, et quelles complications s’ajoutaient à une situation si compliquée déjà.

Lorsque je relevai les yeux, Dirk Peters n’était plus près de moi. Il avait disparu sans que je me fusse aperçu de son départ, ayant dit ce qu’il voulait me dire, et, en même temps, s’étant assuré que je n’avais point trahi son secret. L’heure s’avançant, je jetai un dernier regard sur l’horizon, et je redescendis, profondément troublé, et, comme toujours, dévoré de l’impatience d’être au lendemain.

Le soir venu, on prit les précautions d’usage et personne n’eut la permission de rester en dehors du campement — personne, si ce n’est le métis, qui demeura à la garde du canot.

J’étais tellement fatigué au moral et au physique, que le sommeil m’envahissant, je dormis près du capitaine Len Guy, tandis que le lieutenant veillait au-dehors, puis près du lieutenant, lorsque celui-ci eut été remplacé par le capitaine.

Le lendemain, 31 janvier, de bonne heure, je repoussai les toiles de notre tente…

Quel désappointement !

Partout, des brumes, — non pas de celles que dissolvent les premiers rayons solaires, et qui disparaissent sous l’influence des courants atmosphériques… Non ! mais un brouillard jaunâtre, sentant le moisi, comme si ce janvier antarctique eût été le brumaire de l’hémisphère septentrional. De plus, nous observâmes un abaissement notable de la température, symptôme avant-coureur peut-être de l’hiver austral. Du ciel caligineux suintaient d’épaisses vésicules de vapeurs entre lesquelles se perdait la cime de notre montagne de glace. C’était un brouillard qui ne se résoudrait pas en pluie, une sorte d’ouate appliquée sur l’horizon…

« Fâcheux contretemps, me dit le bosseman, car si nous passions au large d’une terre nous ne pourrions l’apercevoir !

— Et notre dérive ?… demandai-je.

— Elle est plus considérable qu’hier, monsieur Jeorling. Le capitaine a fait donner un coup de sonde, et il n’estime pas la vitesse à moins de trois ou quatre milles.

— Eh bien, qu’en concluez-vous, Hurliguerly ?…

— J’en conclus que nous devons être dans une mer resserrée, puisque le courant y acquiert tant de force… Je ne serais pas étonné que nous eussions la terre tribord et bâbord, à quelque dix ou quinze milles…

— Ce serait donc un large détroit qui couperait le continent antarctique ?…

— Oui… du moins notre capitaine a cette opinion.

— Et, avec cette opinion, Hurliguerly, il ne va pas tenter d’accoster l’une ou l’autre rive de ce détroit ?

— Et comment ?…

— Avec le canot…

— Risquer le canot au milieu de ces brumes ! s’écria le bosseman en se croisant les bras. Y pensez-vous, monsieur Jeorling ?… Est-ce que nous pouvons jeter l’ancre pour l’attendre ?… Non, n’est-ce pas, et toutes les chances seraient pour qu’on ne le revît jamais !… Ah !… si nous avions l’Halbrane !… »

Hélas ! nous n’avions plus l’Halbrane !…

En dépit des difficultés que présentait l’ascension à travers ces vapeurs à demi condensées, je montai au sommet de l’ice-berg. Qui sait si une éclaircie ne me permettrait pas d’apercevoir des terres à l’est ou à l’ouest ?…

Lorsque je fus debout à la pointe, c’est en vain que j’essayai de percer du regard l’impénétrable manteau grisâtre qui recouvrait ces parages.

J’étais là, secoué par le vent du nord-est qui tendait à fraîchir et déchirerait peut-être ces brouillards…

Cependant, de nouvelles vapeurs s’accumulaient, poussées par cette énorme ventilation de la mer libre. Sous la double action des courants atmosphériques et marins, nous dérivions avec une vitesse de plus en plus grande, et je sentais comme un frémissement de l’ice-berg…

Et c’est alors que je me trouvai sous l’empire d’une sorte d’hallucination, — une de ces étranges hallucinations qui avaient dû troubler l’esprit d’Arthur Pym… Il me sembla que je me fondais dans son extraordinaire personnalité !… Je croyais voir enfin ce qu’il avait vu !… Cette indéchirable brume, c’était ce rideau de vapeurs tendu sur l’horizon devant ses yeux de fou !… J’y cherchais ces panaches de raies lumineuses qui bariolaient le ciel du levant au couchant !… J’y cherchais le surnaturel flamboiement de son sommet !… J’y cherchais ces palpitations photogéniques de l’espace en même temps que celles des eaux éclairées par les lueurs du fond océanien !… J’y cherchais cette cataracte sans limites, roulant en silence du haut de quelque immense rempart perdu dans les profondeurs du zénith !… J’y cherchais ces vastes fentes, derrière lesquelles s’agitait un chaos d’images flottantes et indistinctes sous les puissants souffles de l’air !… J’y cherchais le géant blanc, le géant du pôle !…

Enfin la raison reprit le dessus. Ce trouble de visionnaire, cet égarement poussé jusqu’à l’extravagance, se dissipa peu à peu, et je redescendis au campement.

La journée s’écoula tout entière dans ces conditions. Pas une fois le rideau ne s’ouvrit devant nos regards, et si l’ice-berg, qui s’était déplacé d’une quarantaine de milles depuis la veille, avait passé à l’extrémité de l’axe terrestre, nous ne devions jamais le savoir ![1]



  1. Vingt-huit ans plus tard, ce que M. Jeorling n’avait pu même entrevoir, un autre l’avait vu, un autre avait pris pied sur ce point du globe, le 21 mars 1868. La saison était plus avancée de sept semaines, et l’empreinte de l’hiver austral se gravait déjà sur ces régions désolées que six mois de ténèbres allaient bientôt recouvrir. Mais cela importait peu à l’extraordinaire navigateur dont nous rappelons le souvenir. Avec son merveilleux appareil sous-marin, il pouvait braver le froid et les tempêtes. Après avoir franchi la banquise, passé sous la carapace glacée de l’océan Antarctique, il avait pu s’élever jusqu’au quatre-vingt-dixième degré. Là, son canot le déposa sur un sol volcanique, jonché de débris de basalte, de scories, de cendres, de laves, de roches noirâtres. À la surface de ce littoral pullulaient les amphibies, les phoques, les morses. Au-dessus volaient des bandes innombrables d’échassiers, les chionis, les alcyons, les pétrels gigantesques, tandis que les pingouins se rangeaient en lignes immobiles. Puis, à travers les éboulis des moraines et des pierres ponces, ce mystérieux personnage gravit les raides talus d’un pic, moitié porphyre, moitié basalte, à la pointe du pôle austral. Et, à l’instant où l’horizon, juste au nord, coupait en deux parties égales le disque solaire, il prenait possession de ce continent en son nom personnel et déployait un pavillon à l’étamine brodée d’un N d’or. Au large flottait un bateau sous-marin qui s’appelait Nautilus et dont le capitaine s’appelait le capitaine Nemo.
    J. V.