Le Sphinx des glaces/II/XII

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Hetzel (p. 377-390).

« À terre !… À terre !… »

XII

campement.

Un peu après midi, cette terre ne se trouvait plus qu’à un mille. La question était de savoir si le courant n’allait pas nous entraîner au delà.

Je dois l’avouer, si nous avions eu le choix ou d’accoster ce littoral ou de continuer notre marche, je ne sais trop ce qui eût été préférable.

J’en causais avec le capitaine Len Guy et le lieutenant, lorsque Jem West m’interrompit, disant :

« Je vous demanderai à quoi bon discuter cette éventualité, monsieur Jeorling ?…

— Soit, à quoi bon, puisque nous n’y pouvons rien, ajouta le capitaine Len Guy. Il est possible que l’ice-berg vienne buter contre cette côte, comme il est possible qu’il la contourne, s’il se maintient dans le courant.

— Juste, repris-je, mais ma question n’en subsiste pas moins. Avons-nous avantage à débarquer ou à rester ?…

À rester », répondit Jem West.

En effet, si le canot eût pu nous emmener tous avec des provisions pour une navigation de cinq à six semaines, nous n’aurions pas hésité à y prendre passage, afin de piquer, grâce au vent du sud, à travers la mer libre. Mais, étant donné que le canot ne suffirait qu’à onze ou douze hommes au plus, il aurait fallu les tirer au sort. Et ceux qu’il n’emporterait pas, ne seraient-ils pas condamnés à périr, par le froid sinon par la faim, sur cette terre que l’hiver ne tarderait pas à couvrir de ses frimas et de ses glaces ?…

Or, si l’ice-berg continuait à dériver suivant cette direction, ce serait une grande partie de notre route faite dans des conditions acceptables, après tout. Notre véhicule de glace, il est vrai, pouvait nous manquer, s’échouer de nouveau, culbuter même, ou tomber dans quelque contre-courant qui le rejetterait hors de l’itinéraire, tandis que le canot, en obliquant sur le vent, lorsqu’il deviendrait contraire, eût pu nous conduire au but, si les tempêtes ne l’assaillaient pas et si la banquise lui offrait une passe…

Mais, ainsi que venait de le dire Jem West, y avait-il lieu de discuter cette éventualité ?…

Après le dîner, l’équipage se porta vers le plus haut bloc sur lequel se tenait Dirk Peters. À notre approche, le métis descendit par le talus opposé, et, lorsque j’arrivai au sommet, je ne pus l’apercevoir.

Nous étions donc tous en cet endroit, — tous, moins Endicott, peu soucieux d’abandonner son fourneau.

La terre, aperçue dans le nord, dessinait sur un dixième de l’horizon son littoral frangé de grèves, coupé d’anses, dentelé de pointes, ses arrière-plans limités par le profil assez accidenté de hautes et peu lointaines collines. Il y avait là un continent ou tout au moins une île, dont l’étendue devait être considérable.

Dans le sens de l’est, cette terre se prolongeait à perte de vue, et il ne semblait pas que sa dernière limite fût de ce côté.

Vers l’ouest, un cap assez aigu, surmonté d’un morne, dont la silhouette figurait une énorme tête de phoque, en formait l’extrémité. Puis, au-delà, la mer paraissait largement s’étendre.

Il n’était pas un de nous qui ne se rendît compte de la situation. Accoster cette terre, cela dépendait du courant, de lui seul : ou il porterait l’ice-berg vers un remous qui le drosserait à la côte, ou il continuerait à l’entraîner vers le nord.

Quelle était l’hypothèse la plus admissible ?…

Le capitaine Len Guy, le lieutenant, le bosseman et moi, nous en parlions de nouveau, tandis que l’équipage, par groupes, échangeait ses idées à ce sujet. En fin de compte, le courant tendait plutôt à porter vers le nord-est de cette terre.

« Après tout, nous dit le capitaine Len Guy, si elle est habitable pendant les mois de la saison d’été, il ne semble point qu’elle possède des habitants, puisque nous n’apercevons aucun être humain sur le littoral.

— Observons, capitaine, répondis-je, que l’ice-berg n’est pas de nature à provoquer l’attention comme l’eût fait notre goélette !

— Évidemment, monsieur Jeorling, et l’Halbrane aurait déjà attiré des indigènes… s’il y en avait !

— De ce que nous n’en voyons pas, capitaine, il ne faudrait pas conclure…

— Assurément, monsieur Jeorling, répliqua le capitaine Len Guy. Vous conviendrez seulement que l’aspect de cette terre n’est point celui de l’île Tsalal à l’époque où la Jane l’avait accostée. On y distinguait alors des collines verdoyantes, des forêts épaisses, des arbres en pleine floraison, de vastes pâturages… et ici, à première vue, il n’y a que désolation et stérilité !…

— J’en conviens, stérilité et désolation, c’est toute cette terre !… Je vous demanderai, cependant, si votre intention n’est pas d’y débarquer, capitaine ?…

— Avec le canot ?…

— Avec le canot, dans le cas où le courant en éloignerait notre ice-berg.

— Nous n’avons pas une heure à perdre, monsieur Jeorling, et quelques jours de relâche pourraient nous condamner à un hivernage cruel, si nous arrivions trop tard pour franchir les passes de la banquise…

— Et, étant donné son éloignement, nous ne sommes pas en avance, fit observer Jem West.

— Je l’accorde, répondis-je en insistant. Mais s’éloigner de cette terre sans y avoir mis le pied, sans nous être assurés si elle n’a pas conservé les traces d’un campement, si votre frère, capitaine… ses compagnons… »

En m’écoutant, le capitaine Len Guy secouait la tête. Ce n’était pas l’apparition de cette côte aride qui pouvait lui rendre l’espoir, ces longues plaines infertiles, ces collines décharnées, ce littoral bordé par un cordon de roches noirâtres… Comment des naufragés eussent-ils trouvé à y vivre depuis quelques mois ?…

D’ailleurs, nous avions arboré le pavillon britannique que la brise déployait à la cime de l’ice-berg. William Guy l’eût reconnu, et il se fut déjà précipité vers le rivage.

Personne… personne !

En ce moment, Jem West, qui venait de relever certains points de repère, dit :

« Patientons avant de prendre une décision. En moins d’une heure, nous serons fixés à ce sujet. Notre marche me paraît s’être ralentie, et il est possible qu’un remous nous ramène obliquement vers la côte…

— C’est mon avis, déclara le bosseman, et, si notre machine flottante n’est pas stationnaire, il s’en faut de peu !… On dirait qu’elle tourne sur elle-même… »

Jem West et Hurliguerly ne se trompaient pas. Pour une raison ou pour une autre, l’ice-berg tendait à sortir de ce courant qu’il avait constamment suivi. Un mouvement de giration avait succédé au mouvement de dérive, grâce à l’action d’un remous qui portait vers le littoral.

En outre, quelques montagnes de glace, en avant de nous, venaient de s’échouer sur les bas-fonds du rivage.

Donc, il était inutile de discuter, s’il y avait lieu ou non de mettre le canot à la mer.

À mesure que nous approchions, la désolation de cette terre s’accentuait encore, et la perspective d’y subir six mois d’hivernage aurait rempli d’épouvante les cœurs les plus résolus.

Bref, vers cinq heures de l’après-midi, l’ice-berg pénétra dans une profonde échancrure de la côte, terminée à droite par une longue pointe, contre laquelle il ne tarda pas à s’immobiliser.

« À terre !… À terre !… »

Ce cri s’échappa de toutes les bouches.

L’équipage descendait déjà les talus de l’ice-berg, lorsque Jem West commanda :

« Attendez l’ordre ! »

Il se manifesta quelque hésitation, — surtout de la part de Hearne et de plusieurs de ses camarades. Puis l’instinct de la discipline domina, et finalement tous vinrent se ranger autour du capitaine Len Guy.

Il ne fut pas nécessaire de mettre le canot à la mer, l’ice-berg se trouvant en contact avec la pointe.

Le capitaine Len Guy, le bosseman et moi, précédant les autres, nous fûmes les premiers à quitter le campement, et notre pied foula cette nouvelle terre, — vierge sans doute de toute empreinte humaine…

Le sol volcanique était semé de débris pierreux, de fragments de laves, d’obsidiennes, de pierres ponces, de scories. Au-delà du cordon sablonneux de la grève, il allait en montant vers la base de hautes et âpres collines, qui formaient l’arrière-plan à un demi-mille du littoral.

Il nous parut indiqué de gagner l’une de ces collines, d’une altitude de douze cents pieds environ. De son sommet, le regard pourrait embrasser un large espace, soit de terre, soit de mer, dans toutes les directions.

Il fallut marcher pendant vingt minutes sur un sol rude et tourmenté, dépourvu de végétation. Rien ne rappelait les fertiles prairies de l’île Tsalal, avant que le tremblement de terre l’eût bouleversée, ni ces forêts épaisses dont parle Arthur Pym, ni ces rios aux eaux étranges, ni ces escarpements de terre savonneuse, ni ces massifs de stéatite où se creusait l’hiéroglyphique labyrinthe. Partout des roches d’origine ignée, des laves durcies, des scories poussiéreuses, des cendres grisâtres, et pas même ce qu’il aurait fallu d’humus aux plantes rustiques les moins exigeantes.

Ce n’est pas sans difficultés et sans risques que le capitaine Len Guy, le bosseman et moi, nous parvînmes à faire l’ascension de la colline, — ce qui nous prit une grande heure. Bien que le soir fût arrivé, il n’entraînait aucune obscurité à sa suite, puisque le soleil ne disparaissait pas encore derrière cet horizon de l’Antarctide.

Du sommet de la colline, la vue s’étendait jusqu’à trente ou trente-cinq milles, et voici ce qui apparut à nos yeux.

En arrière, se développait la mer libre, charriant nombre d’autres montagnes flottantes dont quelques-unes venaient de s’entasser récemment contre le littoral, et qui le rendaient presque inabordable.

À l’ouest, courait une terre très accidentée, dont on ne voyait pas l’extrémité, et que baignait à l’est une mer sans limites.

Étions-nous sur une grande île ou sur le continent antarctique, il eût été impossible de résoudre la question.

Il est vrai, en fixant plus attentivement dans la direction de l’est la lorgnette marine, le capitaine Len Guy crut apercevoir quelques vagues contours, qui s’estompaient entre les légères brumes du large.

« Voyez », dit-il.

Le bosseman et moi, nous prîmes tour à tour l’instrument et nous regardâmes avec soin.

« Il me semble bien, dit Hurliguerly, qu’il y a là comme une apparence de côte…

— Je le pense aussi, répondis-je.

— C’est donc bien un détroit, à travers lequel nous a conduits la dérive, conclut le capitaine Len Guy.

— Un détroit, ajouta le bosseman, que le courant parcourt du nord au sud, puis du sud au nord…

— Alors ce détroit couperait donc en deux le continent polaire ?… demandai-je.

— Nul doute à cet égard, répondit le capitaine Len Guy.

— Ah ! si nous avions notre Halbrane ! » s’écria Hurliguerly.

Oui… à bord de la goélette — et même sur cet ice-berg, maintenant à la côte comme un navire désemparé, — nous aurions pu remonter encore de quelques centaines de milles… peut-être jusqu’à la banquise… peut-être jusqu’au cercle antarctique… peut-être jusqu’aux terres avoisinantes !… Mais nous ne possédions qu’un fragile canot, pouvant à peine contenir une douzaine d’hommes, et nous étions vingt-trois !…

Il n’y avait plus qu’à redescendre vers le rivage, à regagner notre campement, à transporter les tentes sur le littoral, à prendre toutes mesures en vue d’un hivernage que les circonstances allaient nous imposer.

Il va de soi que le sol ne portait aucune empreinte de pas humains, ni aucun vestige d’habitat. Que les survivants de la Jane n’eussent point mis les pieds sur cette terre, sur ce « domaine inexploré », comme le qualifiaient les cartes les plus modernes, nous pouvions désormais l’affirmer. J’ajouterai ni eux, ni personne, et ce n’était pas encore cette côte où Dirk Peters retrouverait les traces d’Arthur Pym !

Et cela résultait également de la quiétude que montraient les seuls êtres vivants de cette contrée qui ne s’effrayaient point de notre présence. Ni les phoques ni les morses ne plongeaient sous les eaux, les pétrels et les cormorans ne s’enfuyaient pas à tire-d’aile, les pingouins restaient en rangées immobiles, voyant, sans doute, en nous des volatiles d’une espèce particulière. Oui !… c’était bien la première fois que l’homme apparaissait à leurs regards, — preuve qu’ils n’abandonnaient jamais cette terre pour s’aventurer sous de plus basses latitudes.

De retour au rivage, le bosseman découvrit, — non sans une certaine satisfaction, — plusieurs spacieuses cavernes évidées dans les falaises granitiques, assez grandes, les unes pour nous loger tous, les autres pour abriter la cargaison de l’Halbrane. Quelle que fût la décision que nous aurions à prendre ultérieurement, nous ne pouvions faire mieux que d’y emmagasiner notre matériel et de procéder à une première installation.

Après avoir remonté les pentes de l’ice-berg jusqu’au campement, le capitaine Len Guy donna ordre à ses hommes de se réunir. Pas un ne manqua, — si ce n’est Dirk Peters, qui avait décidément rompu toute relation avec l’équipage. En ce qui le concernait, au surplus, il n’y avait, ni sur l’état de son esprit, ni sur son attitude en cas de rébellion, aucune crainte à concevoir. Il serait avec les fidèles contre les révoltés, et nous devions en n’importe quelles circonstances compter sur lui.

Alors que l’on travaillait à cette installation.

Lorsque le cercle eut été formé, le capitaine Len Guy s’exprima, sans laisser voir aucun symptôme de découragement. Parlant à ses compagnons, il leur chiffra la situation… jusqu’aux décimales, pourrait-on dire. Nécessité qui s’imposait, d’abord, de descendre la cargaison à terre, et d’aménager une des cavernes du littoral. Sur la question de la nourriture, affirmation que les vivres, farine, viande de conserve, légumes secs, suffiraient à toute la durée de l’hiver, si long qu’il pût être, et quelle que fût sa rigueur. Relativement à la question du combustible, déclaration que le charbon ne manquerait pas, à la condition de ne point le gaspiller, et il serait possible de le ménager, puisque, sous le tapis de neige et le couvert des glaces, les hiverneurs peuvent braver les grands froids de la zone polaire.

Sur ces deux questions, le capitaine Len Guy donna donc des réponses de nature à bannir toute inquiétude. Son assurance était-elle feinte… je ne le crus pas, d’autant que Jem West approuva ce langage.

Restait une troisième question, — grosse, celle-là, de pour et de contre, bien faite pour provoquer les jalousies et les colères de l’équipage, et qui fut soulevée par le sealing-master.

Il s’agissait, en effet, de décider de quelle façon serait employée l’unique embarcation dont nous pouvions disposer. Convenait-il de la garder pour les besoins de l’hivernage, ou de s’en servir pour revenir vers la banquise ?…

Le capitaine Len Guy ne voulut point se prononcer. Il demanda seulement que la décision fût remise à vingt-quatre ou à quarante-huit heures. On ne devait pas oublier que le canot, chargé des provisions nécessaires à une assez longue traversée, ne pouvait contenir que onze à douze hommes. Il y avait donc lieu de procéder à l’installation de ceux qui resteraient sur cette côte, si le départ du canot s’effectuait, et dans ce cas, on tirerait ses passagers au sort.

Le capitaine Len Guy déclara alors que ni Jem West, ni le bosseman, ni moi, ni lui, nous ne réclamerions aucun privilège et subirions la loi commune. L’un comme l’autre, les deux maîtres de l’Halbrane, Martin Holt ou Hardie, étaient parfaitement capables de conduire le canot jusqu’aux lieux de pêche, que les baleiniers n’auraient peut-être pas encore quittés.

Au surplus, ceux qui partiraient n’oublieraient pas ceux qu’ils laisseraient en hivernage sur ce quatre-vingt-sixième parallèle, et, au retour de la saison d’été, ils enverraient un navire afin de recueillir leurs compagnons…

Tout ceci fut dit, — je le répète — d’un ton aussi calme que ferme. Je dois lui rendre cette justice, le capitaine Len Guy grandissait avec la gravité des circonstances.

Lorsqu’il eut achevé, — n’ayant point été interrompu, pas même par Hearne, — personne ne fit entendre la moindre observation. À propos de quoi s’en fût-il produit, puisque, le cas échéant, on s’en remettrait au sort dans des conditions parfaites d’égalité ?

L’heure du repos venue, chacun rentra au campement, prit sa part du souper préparé par Endicott, et s’endormit pour la dernière nuit sous les tentes.

Dirk Peters n’avait pas reparu, et ce fut vainement que je cherchai à le rejoindre.

Le lendemain, — 7 février, — on se mit courageusement à la besogne.

Le temps était beau, la brise faible, le ciel légèrement brumeux, la température supportable, quarante-six degrés (7° 78 C. sur zéro).

En premier lieu, le canot fut descendu à la base de l’ice-berg avec toutes les précautions que cette opération exigeait. De là, les hommes le tirèrent au sec sur une petite grève sablonneuse à l’abri du ressac. En parfait état, on pouvait compter qu’il se prêterait à un bon service.

Le bosseman s’occupa ensuite de la cargaison ainsi que du matériel provenant de l’Halbrane, mobilier, literie, voilure, vêtements, instruments, ustensiles. Au fond d’une caverne, ces objets ne seraient plus exposés au chavirement ou à la démolition de l’ice-berg. Les caisses de conserves, les sacs de farine et de légumes, les fûts de vin, de whisky, de gin et de bière, déhalés au moyen de palans du côté de la pointe, qui se projetait à l’est de la crique, furent transportés sur le littoral.

J’avais mis la main à l’ouvrage tout comme le capitaine Len Guy et le lieutenant, car ce travail de la première heure ne souffrait aucun retard.

Je dois mentionner que Dirk Peters vint, ce jour-là, donner un coup de main, mais il n’adressa la parole à personne.

Avait-il renoncé ou non à l’espoir de retrouver Arthur Pym… je ne savais que penser.

Les 8, 9 et 10 février, on s’occupa de l’installation qui fut achevée dans l’après-midi de ce dernier jour. La cargaison avait trouvé place à l’intérieur d’une large grotte, où l’on accédait par une étroite ouverture. Elle confinait à celle que nous devions habiter, et dans laquelle, sur le conseil du bosseman, Endicott établit sa cuisine. De cette façon, nous profiterions de la chaleur du fourneau, qui servirait à la cuisson des aliments et au chauffage de la caverne pendant ces longues journées ou plutôt cette longue nuit de l’hiver austral.

Déjà, depuis le 8 au soir, nous avions pris possession de cette caverne, aux parois sèches, au tapis de sable fin, suffisamment éclairée par son orifice.

Située près d’une source à l’amorce même de la pointe avec le littoral, son orientation devait l’abriter contre les redoutables rafales, les tourmentes de neige de la mauvaise saison. D’une contenance supérieure à celles qu’offraient les roufs et les postes de la goélette, elle avait pu recevoir, ainsi que la literie, divers meubles, tables, armoires, sièges, mobilier suffisant pour quelques mois d’hivernage.

Alors que l’on travaillait à cette installation, je ne surpris rien de suspect dans l’attitude de Hearne et des Falklandais. Tous firent preuve de soumission à la discipline et déployèrent une louable activité. Néanmoins, le métis fut maintenu à la garde du canot, dont il aurait été facile de s’emparer sur la grève.

Hurliguerly, qui surveillait particulièrement le sealing-master et ses camarades, paraissait plus rassuré au sujet de leurs dispositions actuelles.

Dans tous les cas, il ne fallait pas tarder à prendre une décision relativement au départ, — s’il devait avoir lieu, — de ceux qui seraient désignés par le sort. En effet, nous étions au 10 février. Encore un mois ou six semaines, la campagne de pêche serait terminée dans le voisinage du cercle antarctique. Or, s’il n’y rencontrait plus les baleiniers, en admettant qu’il eût heureusement franchi la banquise et le cercle polaire, notre canot n’aurait pu affronter le Pacifique jusqu’aux rivages de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande.

Ce soir-là, après avoir réuni tout son monde, le capitaine Len Guy déclara que la question serait discutée le lendemain, ajoutant que, si elle était résolue d’une manière affirmative, le sort serait immédiatement consulté.

Cette proposition n’amena aucune réponse, et, à mon avis, on n’aurait de sérieuse discussion que pour décider si, oui ou non, le départ s’effectuerait.

Il était tard. Une demi-obscurité régnait au-dehors, car, à cette date, le soleil se traînait déjà au ras de l’horizon, sous lequel il allait bientôt disparaître.

Je m’étais jeté sur ma couchette tout habillé, et je dormais depuis plusieurs heures, lorsque je fus réveillé par des cris qui éclatèrent à petite distance.

D’un bond, je me relevai, et m’élançai hors de la caverne en même temps que le lieutenant et le capitaine Len Guy, tirés comme moi de leur sommeil.

« Le canot… le canot !… » s’écria tout à coup Jem West.

Le canot n’était plus à sa place, à l’endroit où le gardait Dirk Peters.

Après l’avoir lancé à la mer, trois hommes s’y étaient embarqués avec des fûts et des caisses, tandis que dix autres essayaient de maîtriser le métis.

Hearne était là, et aussi Martin Holt, qui, me sembla-t-il, ne cherchait pas à intervenir.

Ainsi donc, ces misérables voulaient s’emparer de l’embarcation et partir avant que le sort eût prononcé !… Ils voulaient nous abandonner !…

En effet, ils étaient parvenus à surprendre Dirk Peters, et ils l’auraient tué, s’il n’eût défendu sa vie dans une lutte terrible.

En présence de cette révolte, connaissant notre infériorité numérique, ne sachant s’il pouvait compter sur tous les anciens du bord, le capitaine Len Guy et le lieutenant rentrèrent dans la caverne afin d’y prendre des armes pour réduire à l’impuissance Hearne et ses complices qui étaient armés.

J’allais faire comme eux, lorsque ces paroles me clouèrent soudain sur place.

Accablé par le nombre, le métis venait d’être enfin terrassé. Mais, à cet instant, comme Martin Holt, par reconnaissance envers l’homme qui lui avait sauvé la vie, s’élançait à son secours, Hearne lui cria :

« Laisse-le donc… et viens avec nous ! »

Le maître-voilier parut hésiter…

« Oui… laisse-le, reprit Hearne… laisse Dirk Peters… qui est l’assassin de ton frère Ned !…

— L’assassin de mon frère !… s’écria Martin Holt.

— Ton frère tué à bord du Grampus

— Tué… par Dirk Peters !…

— Oui !… tué… et mangé… mangé… mangé !… » répéta Hearne, qui hurlait plutôt qu’il ne prononçait ces horribles mots.

Et, sur un signe, deux de ses camarades se saisirent de Martin Holt, et ils le transportèrent dans l’embarcation, prête à déborder.

Hearne s’y précipita à sa suite avec tous ceux qu’il avait associés à cet acte abominable.

En ce moment, Dirk Peters se releva d’un bond, s’abattit sur l’un des Falklandais à l’instant où cet homme enjambait le plat-bord du canot, l’enleva à bout de bras, et le faisant tournoyer au-dessus de sa tête lui brisa le crâne contre une roche…

Un coup de pistolet retentit… Le métis, frappé à l’épaule par la balle de Hearne, tomba sur la grève, tandis que l’embarcation était vigoureusement repoussée au large.

Le capitaine Len Guy et Jem West sortaient alors de la caverne, — toute cette scène avait à peine duré quarante secondes, — et ils accoururent sur la pointe en même temps que le bosseman, le maître Hardie, les matelots Francis et Stern.

Le canot, que le courant entraînait, se trouvait déjà à une encablure, la marée descendant avec rapidité.

Jem West épaula son fusil, fit feu, et l’un des matelots fut renversé au fond de l’embarcation.

Un second coup, tiré par le capitaine Len Guy, effleura la poitrine du sealing-master et la balle alla se perdre contre les blocs, à l’instant où le canot disparaissait derrière l’ice-berg.

Il n’y avait plus qu’à se porter sur l’autre côté de la pointe, dont le courant rapprocherait sans doute ces misérables avant de les entraîner dans la direction du nord… S’ils passaient à portée de fusil, si un second coup de feu atteignait le sealing-master… lui mort ou blessé, peut-être ses compagnons se décideraient-ils à revenir ?…

Un quart d’heure s’écoula…

Lorsque l’embarcation se montra au revers de la pointe, c’était à une telle distance que nos armes n’auraient pu l’atteindre.

Déjà Hearne avait fait hisser la voile, et, poussé à la fois par le courant et la brise, le canot ne fut bientôt plus qu’un point blanc qui ne tarda pas à disparaître.