Le Spiritualisme français au XIXe siècle

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Le Spiritualisme français au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 353-385).
LE
SPIRITUALISME FRANÇAIS
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

De toutes les doctrines philosophiques qui se partagent les esprits au temps où nous sommes, la moins étudiée est, à mon avis, la doctrine spiritualiste. Je ne crois pas avancer un paradoxe en affirmant qu’elle est à peu près aussi connue que celle de Bouddha ou de Lao-tseu. On n’en connaît ni l’histoire, ni les principes, ni la vraie originalité. On ne cesse de la représenter sous les couleurs les plus fausses, tantôt comme une simple philosophie du sens commun, tantôt comme la restauration surannée de la métaphysique d’un autre siècle, tantôt comme la théologie des séminaires moins les miracles. Quant au caractère original et propre du spiritualisme de notre siècle, il est absolument ignoré. On prononce sans cesse les noms de Kant et de Hegel, mais qui donc sait, si ce n’est parmi les initiés, que la France a eu au commencement de notre siècle un penseur dont le nom doit être mis à côté de ceux-là, et qui depuis Malebranche est le plus grand et peut-être le seul métaphysicien que la France ait possédé? Je veux parler de Maine de Biran. Oui donc sait qu’un physicien illustre, dont le nom est marqué dans la science d’une manière ineffaçable. Ampère, a consacré plus de temps peut-être aux méditations philosophiques qu’à ses études de mathématiques et de physique, et qu’il a travaillé en commun avec Maine de Biran au renouvellement de la métaphysique? Qui donc sait que dans cette entreprise commune de ces deux grands penseurs se rencontrait une vue neuve et profonde, qui, développée avec la patience du génie allemand, eût peut-être donné naissance à un mouvement philosophique aussi considérable dans l’histoire que l’a été le mouvement kanto-hégélien, si des circonstances favorables se fussent prêtées à un semblable développement?

Ce qui a manqué à la philosophie de Biran et d’Ampère, ce sont les circonstances. Pour ce qui regarde ce dernier par exemple, il y a quelques années à peine que, par la publication du journal de Maine de Biran, nous apprenions qu’Ampère était son collaborateur philosophique et qu’ils avaient une doctrine commune; c’est d’hier seulement et par les soins de M. Barthélémy Saint-Hilaire que nous avons été mis en possession d’une partie de sa correspondance philosophique avec Maine de Biran; encore ne possédons-nous cette correspondance que par fragmens, et toute une moitié précieuse nous fait défaut, à savoir les lettres de Biran lui-même. Ampère avait bien marqué son rang dans la philosophie par son éminent ouvrage sur la Classification des sciences, auquel avaient été joints des fragmens de psychologie à la fois fine et confuse; mais la part qu’il pouvait avoir eue à l’établissement du spiritualisme nouveau nous était absolument inconnue.

Quant à Maine de Biran, très peu de ses écrits furent publiés de son vivant. Il avait le goût d’écrire et l’habitude assez étrange de recommencer sans cesse un même ouvrage; mais il n’avait pas le goût de la publication, il la craignait. Sa doctrine ne se faisait jour que dans un cercle assez étroit, dans une petite société philosophique dont il était le président, et dont les habitués n’étaient rien moins que M. Royer-Collard, MM. Cuvier (George et Frédéric), M. Ampère et vers la fin M. Cousin. C’est M. Cousin qui a fait pour Biran ce qu’il a fait pour Schelling et Hegel, ce qu’il a fait pour Abélard, pour Plotin et pour Proclus, c’est-à-dire qui a mis en circulation son nom et ses œuvres, et qui lui a communiqué le premier quelque chose de cet éclat qu’il prêtait à tout ce qu’il touchait; mais la fougue de cette imagination toujours en mouvement la transportait successivement sur trop de choses pour qu’aucune pensée eût le temps de mûrir silencieusement, ce qui est la condition du progrès scientifique. Aujourd’hui il nous transportait en Écosse, puis en Allemagne, puis à Athènes ou à Alexandrie, puis au moyen âge, puis au XVIIe siècle, et toujours la dernière pensée était dominante. Comment l’idée de Maine de Biran aurait-elle pu jeter des racines et se développer dans cette dispersion indéfinie? Lorsqu’on 1840 M. Cousin publia les œuvres de Maine de Biran, il semble que le moment était déjà passé où le germe philosophique déposé dans ces œuvres eût pu fructifier. On savait trop de choses. En philosophie, l’ignorance est très favorable à l’invention. En lisant Kant, on est confondu du peu de lectures qu’il avait fait en philosophie. Leibniz et Hegel sont les seuls philosophes parmi les modernes qui aient joint une grande érudition à une grande spontanéité. La philosophie de Biran aurait trouvé sans doute dans Jouffroy un disciple et un maître tout prêt à la transformer en la développant, comme a fait Fichte à l’égard de Kant; mais Jouffroy, que je sache, n’a pas connu Biran, et il mourait à peu près vers le temps où les œuvres de celui-ci trouvaient dans M. Cousin leur premier éditeur.

M. Cousin avait publié quatre volumes d’œuvres inédites; ce n’était pas tout. Les œuvres les plus importantes peut-être lui avaient échappé. L’histoire des papiers de Biran est vraiment curieuse. C’est une odyssée parfaitement authentique qui fait pendant à celle des papiers d’Aristote, que nous a racontée Stobée. Suivant celui-ci, les papiers d’Aristote auraient moisi pendant deux siècles dans une cave. Ceux de Biran dormirent je ne sais combien d’années dans un grenier. Les papiers d’Aristote trouvèrent leur éditeur dans Apellicon de Téos. Les papiers de Biran eurent le bonheur de rencontrer également un éditeur dévoué et passionné qui, avec des soins infinis et de sérieux sacrifices, nous a donné tout ce qui restait de lui, à savoir un journal, confession psychologique des plus attachantes, et trois volumes d’écrits philosophiques, parmi lesquels l’œuvre la plus complète et la plus étendue de Maine de Biran : l’Essai sur les Fondemens de la Psychologie. Cet éditeur a été M. Naville, de Genève, qui, étant mort avant d’avoir achevé sa tâche, a laissé à son fils, M. Ernest Naville, l’honneur de l’exécuter. C’est en 1859 que parurent par les soins de ce dernier les Œuvres inédites de Maine de Biran.

Cette fois encore l’opportunité manquait à cette importante publication. C’était le moment où de toutes parts commençait à éclater un évident besoin d’émancipation à l’égard de la philosophie régnante. On était peu disposé à en remonter le courant jusqu’à sa source, on voulait y échapper absolument. La curiosité était éveillée par une philosophie engageante et hardie, qui promettait beaucoup, comme tout ce qui est nouveau, qui a peu tenu, comme il arrive presque toujours. D’ailleurs, il faut le dire, la lecture de Biran est âpre et ingrate. Sans avoir jamais su l’allemand, il pense et écrit en philosophie comme un Allemand. Il a des profondeurs et des replis où il est difficile de le suivre. Ajoutez que les problèmes philosophiques, toujours identiques dans le fond des choses, se présentent à chaque époque sous des aspects différens. Les écrits posthumes de Biran et d’Ampère ne semblent guère répondre aux interrogations anxieuses du temps présent. Ce monologue ou ce dialogue, ce moi parlant à un autre moi ou se parlant à lui-même dans une sorte de solitude semblable à celle de Fichte, ce monde de la conscience, si ténébreux pour l’imagination, si fermé à la lumière des sens, cette analyse subjective si subtile et en apparence si arbitraire, toute cette spiritualité abstraite, n’avaient rien qui pût parler à ce temps de réalisme objectif, où l’on veut toucher et compter, et où l’on ne reconnaît de science que dans ce qui est susceptible de poids et mesure. Le spiritualisme lui-même, souvent trop timide et qui craint trop d’ennuyer, plus occupé d’ailleurs de se défendre que de développer ses doctrines, n’a pas rendu jusqu’ici à son vrai maître, Maine de Biran, tout l’honneur qui lui était dû[1]. Il n’est pas encore trop tard pour le faire. Au reste notre objet, dans les pages qui suivent, n’est pas tant de faire connaître historiquement et analytiquement la philosophie de Biran que d’exposer nos propres idées philosophiques, telles que nous les avons dégagées par une étude approfondie et une libre interprétation des œuvres de cet éminent philosophe. Peut-être cette exposition fera-t-elle tomber quelques préjugés, peut-être réconciliera-t-elle quelques adversaires, peut-être au moins ceux qu’elle ne persuadera pas reconnaîtront-ils la valeur d’une doctrine dont ils n’ont généralement que les notions les plus vagues.


I.

Le principe de la philosophie de Biran, celui qu’il est permis d’appeler sa découverte, peut être formulé ainsi : « le point de vue d’un être qui se connaît lui-même ne doit pas être assimilé à celui de l’être connu extérieurement. » Toute la philosophie du XVIIIe siècle avait considéré l’homme comme une chose que l’on aperçoit du dehors. Condillac imaginait une statue dont il animait successivement les organes ; Hartley et Priestley expliquaient la pensée par les vibrations cérébrales; le pieux Bonnet lui-même, dans son Essai analytique des facultés de l’âme, avait également imaginé sa statue et essayait aussi d’expliquer la pensée par la mécanique. L’homme-machine de Lamettrie était l’exagération, mais l’exagération très conséquente de la méthode généralement adoptée. La même philosophie confondait encore la pensée avec les signes qui l’expriment, et elle assimilait la psychologie tantôt à la physiologie et tantôt à la grammaire. Elle imaginait en outre les causes intérieures sur le modèle des causes externes, et, appliquant la méthode baconienne à la psychologie, elle ne voyait dans les facultés de l’âme et dans l’esprit lui-même que des noms abstraits représentant des causes inconnues. Ainsi l’extériorité était partout, l’intériorité nulle part. Tel était le point de vue du XVIIIe siècle, tel est celui qui reparaît de nos jours à côté de nous. Si Maine de Biran a combattu partout cette doctrine, on ne peut pas dire que ce soit pour l’avoir ignorée ou méconnue, ou pour en avoir été séparé par des préjugés théologiques. C’est dans cette doctrine précisément qu’il a été élevé et nourri, c’est celle qu’il a professée pendant toute la première période de sa carrière. Bien plus, ce n’est pas par une influence extérieure, par esprit de révolte ou par rupture soudaine qu’il s’est séparé de cette philosophie; c’est par un progrès naturel, c’est en croyant l’approfondir et la développer, c’est en y appliquant une analyse plus exacte et plus rigoureuse; depuis longtemps il l’avait dépassée qu’il croyait y être encore. C’est ainsi que dans son Mémoire sur l’hahitude, où à chaque page il se donne comme le disciple de Condillac et de Tracy, il n’est pas difficile à celui qui connaît sa philosophie future d’en découvrir non-seulement les germes, mais les principes essentiels sous la terminologie de Condillac, encore conservée. Rien ne prouve mieux l’insuffisance du principe matérialiste et sensualiste que ce progrès spontané et régulier de la pensée qui conduit un Biran et un Cabanis[2] à s’élever d’eux-mêmes au-dessus de leurs propres principes jusqu’à une philosophie plus délicate et plus haute

Ce fut donc par le mouvement régulier de sa pensée et sans savoir même où il serait conduit que Biran fut ramené pas à pas du point de vue objectif au point de vue subjectif, de l’extérieur à l’intérieur. La profonde philosophie chrétienne avait depuis longtemps avec saint Paul distingué l’homme extérieur et l’homme intérieur, le vieil homme et l’homme nouveau, la chair et l’esprit; mais cette distinction mystique et morale n’avait point pénétré en métaphysique. Descartes lui-même, malgré le cogito, n’avait guère fait que traverser un instant le point de vue de l’intériorité, et avait immédiatement passé à la chose pensante, à la chose en soi, pour parler le langage de Kant. Leibniz était plus près de ce point de vue; toutefois Biran, dans son écrit admirable sur ce grand philosophe, nous le montre encore plus attaché à l’idée de la substance qu’à celle du sujet pensant. En général, pour les métaphysiciens, l’âme était considérée non comme un sujet, mais comme un objet, objet de raison pure, non des sens, mais toujours conçu et aperçu du dehors, non du dedans.

Les grands métaphysiciens, quel que soit leur langage, ne peuvent jamais s’éloigner beaucoup de la vérité. Cependant leurs idées, lorsqu’elles passent dans le vulgaire, prennent en quelque sorte une forme solide et grossière qui fournit par là même de nouveaux prétextes aux réactions sceptiques et matérialistes. C’est ainsi qu’un spiritualisme de collège se substitue bien vite au spiritualisme vivant, dont on retrouve le sentiment chez tous les grands philosophes. De là, par exemple, cette représentation tout imaginative de l’âme, qui nous la montre dans le corps « comme un pilote dans son navire, » selon l’expression d’Aristote, et en dehors de Dieu comme un homme est en dehors de sa maison ; de là cette idée de substance suivant laquelle l’âme serait une espèce de bloc solide, revêtu de ses attributs comme un homme de son manteau. Voilà la doctrine de l’esprit telle que se la représentent le sens commun et l’école : c’est une sorte de matérialisme spiritualiste qui révolte les esprits raffinés et délicats tout autant que l’autre. Ceux qui raillent aujourd’hui le spiritualisme n’ont guère devant les yeux que celui-là. Entre la substance abstraite de l’âme et la substance abstraite du corps, ils ne voient aucune différence, et ils ont raison; mais l’esprit est tout autre chose, et c’est ce qu’ils n’aperçoivent pas.

Il est très remarquable que Biran s’est trouvé placé en philosophie dans une situation tout à fait analogue à celle de Kant, et qu’il a fait et voulu faire une révolution toute semblable. Kant avait cherché un milieu entre ce qu’il appelait le dogmatisme et le scepticisme, entre l’ancienne métaphysique, représentée surtout pour lui par le wolfisme, et la philosophie française et anglaise du XVIIIe siècle. Biran a cherché exactement la même chose. Ne croyez pas que sa réforme soit un pur retour à la métaphysique du XVIIIe siècle, et qu’il n’ait échappé à Hume que pour revenir à Descartes, Nullement, il critique toujours alternativement Hume et Descartes, le point de vue empirique et sceptique et le point de vue ontologique. Comme Kant, il distingue le noumène et le phénomène, ce qui est en soi et ce qui nous apparaît, et, s’il reproche aux sceptiques de ne voir que des phénomènes, il reproche aux dogmatiques de prétendre connaître les choses en soi dans leur absolu, dans leur essence intime et première. Ainsi le problème était posé tout à fait de la même manière et par Kant et par Biran. Tous deux pensaient qu’il devait y avoir un terme moyen entre la chose en soi, inaccessible à l’expérience, et le phénomène, additionné et juxtaposé dans le temps et dans l’espace; tous deux s’entendirent encore en cherchant dans le sujet pensant ce terme moyen, cette racine d’une métaphysique nouvelle. Jusque-là ils marchent d’accord; c’est ici qu’ils se séparent.

Dans le sujet pensant, ce que Kant a surtout démêlé, ce sont les lois de la pensée. Entre le noumène et le phénomène, il a trouvé un intermédiaire, à savoir les formes a priori de l’intuition, de l’expérience, de la pensée en général, temps, espace, causalité. Pour Biran, ce moyen terme n’est autre chose que le sujet lui-même immédiatement saisi par un acte d’intuition. Pour Kant, le sujet pensant n’est encore qu’une résultante dont la notion se forme par l’application des lois de la pensée à la multitude des phénomènes intérieurs. Pour Biran, le sujet pensant et conscient est au contraire ce qu’il y a de primitif, et les formes a priori de Kant ne sont que les différens points de vue dégagés par l’abstraction du point de vue primitif et fondamental du sujet s’apercevant lui-même. En un mot, on peut résumer ainsi les deux doctrines : pour Kant, le moi est un produit de la pensée; pour Biran, la pensée est un produit du moi. Chez l’un, c’est l’esprit logique qui domine; chez l’autre, c’est l’esprit psychologique. Enfin Kant, avec ses formes de la pensée pure, ne trouve aucun moyen de passer du monde sensible au monde intelligible, du monde des phénomènes à celui des noumènes. Biran au contraire, en admettant un sentiment immédiat de l’être, trouve un passage entre les deux mondes et ressaisit l’objet par le moyen du sujet, c’est-à-dire de l’esprit. Pour mieux comprendre ces conséquences, il faut analyser avec plus de précision ce que nous n’avons fait qu’indiquer, à savoir la notion du sujet.

Ce qui est immédiatement présent à soi-même, ce qui existe pour soi, comme disent les Allemands, voilà le sujet, voilà l’esprit. Comparons cette notion soit à la notion empirique, celle de Condillac ou de Hume, soit à la notion dogmatique, celle de Descartes et de Leibniz. De l’idée de chose extérieure, il résulte manifestement et immédiatement cette conséquence qu’une telle chose (en supposant qu’il y en ait de semblables) ne peut être connue que par le dehors, c’est-à-dire par ses manifestations. Je ne puis connaître ce qui est en dehors de moi que si cet objet me révèle quelque chose de lui par des signes apparens, qui ne peuvent jamais être la chose elle-même, et en sont en quelque sorte le langage. Je ne peux pas plus percevoir intérieurement la chose extérieure que je ne puis penser la pensée d’un autre. On ne peut donc jamais dire que la perception d’une chose externe soit immédiate, et Ampère, dans ses lettres à Biran, est tellement de cet avis qu’il ne craint point d’appeler ridicule la théorie si vantée de Reid et des Écossais, celle de la perception immédiate et directe des objets extérieurs. Je ne puis percevoir immédiatement que les signes par lesquels la chose me révèle sa présence : pour saisir directement cette chose, il faudrait que je devinsse elle, que j’entrasse dans son intérieur, que j’en eusse conscience, et par conséquent qu’elle cessât de m’être extérieure.

Peut-être Ampère est-il bien sévère pour la théorie de Reid, qui peut s’entendre dans un bon sens. Lorsqu’on discute pour savoir si la perception des sens est immédiate et directe, ou si elle a lieu par des intermédiaires (discussion qui a eu une si grande importance dans l’école de Royer-Collard), on peut bien accorder que nous ne percevons pas la chose en elle-même et intérieurement, tout en soutenant qu’elle n’a pas lieu non plus par intermédiaires ou par images représentatives, ce qui était le principal objet de la polémique de Reid. On peut dire que les phénomènes par lesquels se manifeste la chose externe sont des signes qui nous suggèrent immédiatement l’affirmation de son existence. La perception immédiate des Écossais devrait donc s’entendre dans le sens d’une suggestion immédiate, et il n’y aurait pas alors une très grande différence entre la théorie de Reid et celle d’Ampère lui-même. Quoi qu’il en soit, il suit évidemment de ce qui précède qu’il est de l’essence d’une chose extérieure de n’être connue que par les phénomènes qui la manifestent, et par conséquent de n’être atteinte que par induction, soit immédiate et directe, soit médiate et discursive.

Si nous passons maintenant à l’être qui se connaît lui-même, on peut se demander d’abord s’il existe un tel être; mais la réponse est donnée dans la question même, car celui qui demande cela sait bien qu’il le demande, il sait donc qu’il pense, il sait donc qu’il est. Voilà le principe fondamental de toute philosophie, comme l’a vu si bien Descartes, qui pourtant n’en a pas aperçu toutes les conséquences. Un être qui se connaît soi-même se connaît-il de la même manière que les choses externes, à savoir par des manifestations, par des apparences derrière lesquelles il y aurait une inconnue, un x, supposé et conclu par une induction soit directe, soit discursive, comme pour les choses externes? Dans cette hypothèse, le sujet pensant serait à lui-même une chose externe : il se verrait en dehors de soi. Ce serait en quelque sorte le moi de Sosie, un moi objectif, un moi qui ne serait pas moi. Comment, dans une suite de phénomènes, pourrais-je dire que ces phénomènes sont miens, que ma douleur est mienne, que ma passion est mienne, que mon plaisir est mien, si je n’étais pas intérieurement présent à chacun de ces phénomènes, à cette douleur, à cette passion, à ce plaisir? Comment pourrais-je me les attribuer, me les imputer, si je me voyais du dehors au lieu de me voir du dedans, si, en un mot, dans la conscience du phénomène qui m’affecte n’était impliquée d’une manière indissoluble la conscience même de l’être affecté? De plus comment pourrais-je affirmer, non-seulement de chaque phénomène en particulier, mais de tous ensemble, qu’ils sont miens au même titre, que tous appartiennent au même moi? comment pourrais-je même passer de l’un à l’autre sans interruption, sans solution de continuité, s’il n’y avait pas en moi, outre la conscience de cette pluralité phénoménale, la conscience d’une unité continue, qui est la trame de toute ma vie, et qui en fait même l’intérêt, comme dans un drame l’unité d’action est l’âme et la vie du drame?

Je perçois donc intérieurement quelque chose de plus qu’extérieurement, car je perçois d’abord ce qui fait que je m’attribue chaque phénomène séparément, et de plus ce qui fait que je me les attribue tous ensemble. Ce quelque chose de plus, sans lequel la conscience et par conséquent la connaissance seraient impossibles, je l’appelle être. L’esprit humain ne connaît donc pas seulement des phénomènes, il connaît son propre être : il plonge dans l’être, il en a conscience. Il sent en lui de l’être et du phénomène, du demeurer et du devenir, du continu et du divers, de l’un et du plusieurs. Tous ces termes, — être, permanence, unité, continuité, — s’équivalent; tous les autres, — phénomène, devenir, diversité, pluralité, — s’équivalent également. Ce que l’on appelle le moi, c’est cette union de l’un et du plusieurs rendue intérieure à soi-même par la conscience, et par une conscience continue.

L’expérience interne me donne non-seulement l’être et le phénomène, mais le passage de l’un à l’autre : ce passage est l’activité. Le sentiment de mon être intérieur n’est pas uniquement le sentiment d’une existence nue et inerte, à la surface de laquelle se joueraient, nous ne savons comment, les mille fluctuations de la vie phénoménale. Entre cet être vide et immobile et ce jeu superficiel de phénomènes flottans et fuyans, nul passage, nul moyen terme : comment alors pourrais-je m’attribuer cet être, et encore une fois, si cet être n’est pas le mien, comment ces phénomènes seraient-ils miens? Non, l’être que je sens en moi est un être actif, éternellement tendu, aspirant sans cesse à passer d’un état à l’autre : c’est un effort ou au moins une tendance, à un moindre degré encore une attente, mais toujours quelque chose tourné vers l’avenir, une anticipation perpétuelle d’être, et en quelque sorte une prélibation de l’avenir. Cette appréhension impatiente et avide du futur, si souvent signalée par les moralistes, devient une fatigue quand on en prend conscience; de Là il résulte que la vie est douce dans la jeunesse, malgré toutes les douleurs, parce que, la force de vivre étant toute fraîche, la vie ne coûte aucun effort, tandis qu’elle devient lourde au contraire, même au sein du bonheur, à mesure que l’on avance en âge, par la conscience accumulée de la fatigue passée et la prévision certaine de la fatigue future. Or la fatigue suppose l’action. La vie n’est donc pas seulement une existence, c’est une action, et le sujet pensant n’est pas seulement un être, c’est une force.

Le sujet pensant ne se perçoit donc pas à la manière des choses externes, comme un phénomène ou une collection de phénomènes; ne l’oublions pas, il ne se connaît pas non plus dans son essence, dans son fond absolu. L’âme dans l’absolu, dit Maine de Biran, est un x. Sur ce point, je le répète, Biran et Kant sont d’accord. Ceux qui raillent le spiritualisme, et qui parlent de l’âme substance, l’âme absolue, l’âme en soi, parlent de ce qu’ils ignorent parfaitement. Ce qui est l’objet de l’intuition, c’est le sujet pensant lui-même, sujet qui ne se disperse pas et ne s’épuise pas dans les phénomènes, mais dont le fonds substantiel aussi bien que l’origine et la fin échappe à toute intuition. D’abord il est évident que le sujet pensant, l’esprit, ne sait rien par l’intuition directe de son commencement. Rien ne l’autorise à croire qu’il ait toujours existé. En supposant que cela fût, cette existence éternelle n’a laissé aucune trace dans notre souvenir. Les nations de l’Orient croient à la préexistence; mais c’est là une pure croyance. Même le commencement de notre existence phénoménale est pour nous enveloppé de nuages. Nous ne remontons par la mémoire que jusqu’à une certaine période de notre vie, et les intervalles vides de souvenir s’augmentent et grandissent à mesure que nous rétrogradons par la pensée. Au-delà d’un certain temps, nous ne savons plus que par autrui que nous avons vécu et senti. Si nous remontons encore plus loin dans cette vie obscure et parasite qui précède la naissance, ce n’est plus par le témoignage des hommes, c’est par l’induction et l’analogie que nous sommes autorisés à croire que la sensibilité n’a jamais été complètement absente, et que les premiers instincts accompagnés d’une conscience confuse ont dû coïncider avec l’éclosion même de l’être nouveau; mais enfin à ce dernier moment ou plutôt à ce point initial où a dû commencer, s’il a commencé, l’être qui plus tard dira je ou moi, à ce moment tout fil conducteur nous fait défaut : la conscience, le souvenir, le témoignage, l’induction, l’analogie, tout vient à nous manquer, et l’œil se perd dans un immense inconnu.

L’esprit ne sait rien intuitivement sur son passé, il n’en sait pas davantage sur son avenir. Il sait par l’expérience extérieure que les conditions organiques auxquelles semble attachée la présence de la conscience se dissoudront un jour, et qu’avec elles disparaîtra tout signe extérieur de conscience. Cette disparition est-elle absolue, ou n’est-elle qu’une transition à un autre état de conscience? C’est ce que l’intuition ne nous apprend pas, c’est ce qu’aucun témoignage humain ne peut nous révéler, c’est ce que nulle seconde vue ne peut pénétrer. La vie future est l’objet de la foi et de l’espérance, non d’une vision directe : de grandes raisons morales, de solides inductions rationnelles, viennent à l’appui des pressentimens naturels de l’âme; mais l’expérience intérieure est muette sur cet anxieux problème, et, si l’induction et l’analogie nous autorisent à affirmer la permanence de notre être, nulle induction, nulle analogie, ne nous permettent de nous représenter sous une forme quelconque cet état futur de notre être dans des conditions d’existence absolument différentes de celles que nous connaissons. De là cette terreur de la mort dont la foi la plus vive ne parvient pas toujours à triompher, car la vie dans des conditions absolument inconnues nous est encore comme une espèce de mort, et le néant lui-même semble moins effrayant pour l’imagination que cette transformation radicale où le moi actuel continuerait à subsister dans un autre moi.

Ce n’est pas tout; non-seulement l’esprit n’a conscience de lui-même que dans une portion limitée du temps, resserrée entre un avant et un après infinis, mais cette durée même de la conscience n’est pas continue. Elle a ou paraît avoir des intermittences, tout au moins des relâchemens et des rémissions, tantôt d’une manière périodique et normale, comme dans le passage de la veille au sommeil, tantôt d’une manière accidentelle, comme dans l’évanouissement, l’extase, l’imbécillité. Ces différens états, susceptibles d’une infinité de degrés, sont comme des passages de la conscience à l’inconscience, sans qu’on puisse affirmer qu’il y ait jamais un état d’inconscience absolue. L’esprit semble ainsi retourner par degrés vers cet état de végétation obscure d’où il est sorti, et par où il se rattache aux êtres inférieurs. Que devient l’âme dans ces états d’évanouissement, dans cette aliénation de conscience, dans cette perte et cet oubli de soi-même, en supposant qu’il y ait oubli complet? Où est-elle? où rentre-t-elle? Dans quel réservoir vont se cacher ces pensées latentes, ces sentimens endormis, cette volonté suspendue, ce moi enfin qui vivait avant, qui revit après, et dont les tronçons, coupés et séparés, se rejoignent et se retrouvent au moment du réveil, comme si un lien inaperçu n’eût cessé de les rattacher l’un à l’autre dans ce vide apparent?

Ce n’est pas tout. Le sujet pensant, avons-nous dit, est plus qu’un phénomène, plus qu’une collection de phénomènes, c’est un être. Quelle sorte d’être? Un être qui fuit et s’écoule sans cesse, un être toujours en mouvement, un être qui ne peut jamais s’arrêter ni se contenir, et à ce point de vue on peut dire que cet être lui-même n’est encore qu’un phénomène ; mais c’est un phénomène d’un ordre supérieur, puisqu’il est le lien et le centre de tous les autres phénomènes qui composent notre vie. Le sujet ou le moi est donc, à proprement parler, un moyen terme entre le phénomène proprement dit et l’être proprement dit. Par rapport au phénomène, il est comme un tout ; par rapport à l’être, il est comme rien ; c’est un milieu entre rien et tout, selon la profonde expression de Pascal. C’est là vraiment qu’il faut chercher avec Hegel l’identité de l’être et du non-être, car au moment où je suis, je ne suis déjà plus, et quand je ne suis plus, je suis de nouveau, de telle sorte que, renaissant sans cesse de ma propre mort, je participe à la fois par un mystère incompréhensible à l’être et au néant. On comprend que des métaphysiciens exacts et rigoureux aient craint de donner le nom de substance à cet être fuyant qui peut dire avec Héraclite : « Nous ne repassons jamais deux fois les eaux du même fleuve. » Il semble qu’une substance doive être quelque chose d’absolument fixe, et en ce sens un tel mot paraît ne pouvoir s’appliquer qu’à l’être infini. À proprement parler, le sujet n’est qu’une ombre de substance, l’image mobile de l’être éternellement immobile. C’est à ce titre qu’il est permis de dire avec Pascal que l’homme est à lui-même un monstre, un prodige incompréhensible, car il unit les contradictoires, non-seulement dans sa vie et dans ses attributs, mais dans son fond même, et il peut, selon le côté par lequel il se regarde, se confondre avec l’infini ou se perdre dans la poussière de ses propres phénomènes.

Cette situation mixte du moi fait que nous n’avons aucune notion fixe de notre propre être. Vous pouvez peser l’homme physique et le comparer avec les poids des autres choses matérielles, vous pouvez mesurer l’espace qu’il occupe, vous pouvez mesurer sa durée, vous pouvez sinon mesurer, du moins évaluer le mérite intellectuel ou moral des différens hommes ; mais, si vous pénétrez plus avant encore, si vous plongez jusqu’à l’être même, que trouverez-vous ? Quot libras invenies ? Combien d’être y a-t-il dans l’homme ? Il sent en lui tantôt plus, tantôt moins de phénomènes. L’intensité de sa vie intérieure semble varier à tous les instans, et son être ne fait que monter ou descendre sans qu’on puisse mesurer ces diverses oscillations. Ainsi le sujet ne sait rien de son propre poids, il ne peut rien fixer de son étendue ; de plus il ne sait rien de sa profondeur, son dernier fond est inaccessible. Il a bien conscience que ses phénomènes supposent une activité interne, que cette activité suppose un être : il plonge dans l’être, avons-nous dit, — et c’est par là que la doctrine de Biran se sépare du pur empirisme, — mais jusqu’où y plonge-t-il ? Le moi qui pense est-il de roc et d’argile selon l’expression de Descartes ? N’est-ce pas, comme nous venons de le voir, quelque chose de mouvant, de flottant, de fluide, quelque chose qui court, et qui se sent en quelque sorte suspendu au-dessus du vide ? Le regard intérieur, quand il se replie sur nous-mêmes, redescend des phénomènes à l’activité, de l’activité à l’être ; mais au-dessous il plonge dans une nuit sans fond. L’esprit n’a nulle conscience d’être son tout à lui-même ; il n’a non plus nulle conscience des attaches par lesquelles il tient à la dernière racine. Il flotte dans un éther immense, sans apercevoir ce qui le soutient.


II.

On voit par ces développemens comment Maine de Biran a pu dire que l’âme, considérée dans son absolu, c’est-à-dire dans son essence intime, est un x, une inconnue, un noumène, tout en soutenant que l’intuition du sujet par lui-même va au-delà du pur phénomène et atteint la force active et continue qui constitue le moi. Mais si l’on dit que l’âme en soi nous est tout à fait inconnue, n’est-ce point par là donner gain de cause au scepticisme, et permettre toute hypothèse, par exemple celle du matérialisme aussi bien que celle du panthéisme ? Si l’âme substance m’est entièrement inconnue, qui m’assure que cette substance n’est pas la matière ? Qui m’assure que cette substance n’est pas la substance divine ? Que puis-je répondre à Locke, lorsqu’il me dit que Dieu a pu donner à la matière la puissance de penser ? Que puis-je répondre à Spinoza, lorsqu’il me dit que l’âme est une idée de Dieu ?

Sans rien savoir directement de l’essence de l’âme, j’en sais au moins ceci : c’est qu’elle doit être telle qu’elle ne rende pas impossible l’intuition de soi-même, qui est le fait primitif. Ampère, dans ses lettres à Biran, fait ici une comparaison ingénieuse. Nos sens, dit-il, aperçoivent un ciel apparent, un ciel phénoménal ; les astronomes nous décrivent un ciel réel, un ciel nouménal : ces deux ciels ne se ressemblent pas, et cependant on peut conclure de l’un à l’autre. Le ciel phénoménal ne peut être tel qu’à la condition que le vrai ciel, le ciel nouménal, soit tel qu’il est ; ainsi de l’apparence on peut conclure rigoureusement à la réalité. De même, dit Ampère, il y a un moi phénoménal, celui qui apparaît immédiatement à la conscience comme sujet pensant, et un moi nouménal, qui est l’âme elle-même. Or cette âme, cette chose en soi, doit être telle qu’elle ne rende pas impossible le moi apparent, le moi phénoménal. Tel est le principe qui permet de passer de la psychologie à l’ontologie, et c’est en partant de ce principe que l’on peut échapper soit au matérialisme, soit au panthéisme. Supposons qu’il y ait en dehors de nous une certaine chose appelée matière, — ce qui peut être mis en doute; — écartons l’idée de cette chose considérée dans son essence, laquelle nous est aussi inconnue que celle de l’âme; prenons enfin l’idée de la matière telle que l’expérience nous la donne et telle qu’elle est représentée par les sens et par l’imagination, à savoir comme une pluralité de choses coexistant dans l’espace, quelles que soient d’ailleurs ces choses (atomes, phénomènes ou monades); — on peut affirmer qu’une telle pluralité, et en général toute pluralité, est hors d’état de se connaître intérieurement comme être, puisque cette pluralité n’a pas d’intérieur. Sans doute une pluralité de parties peut former une unité au point de vue de celui qui la considère extérieurement : la Grande-Ourse forme une constellation dont l’unité est constituée par l’esprit qui la contemple; mais cette constellation n’est pas une unité pour elle-même. L’unité de conscience veut un centre réel, et la raison humaine sera toujours hors d’état de comprendre que la pluralité puisse se percevoir elle-même comme unité sans l’être effectivement. Telle est la raison permanente et indestructible du spiritualisme, raison que Kant lui-même appelle l’Achille de l’argumentation dialectique. Il réfute à la vérité cet argument et le réfute bien; mais c’est que dès l’origine il s’est placé en dehors de la vraie notion du sujet, telle que Biran l’a déterminée. Si une pluralité de substances coexistantes ne peut arriver à une véritable unité, à une unité intérieure et consciente, une pluralité de substances successives ne peut pas davantage constituer une véritable identité, c’est-à-dire une continuité sentie. Dire avec Kant qu’on peut se représenter une succession de substances se transmettant l’une à l’autre une même conscience comme une succession de billes se transmettent un même mouvement, c’est méconnaître la vraie idée de la conscience, c’est confondre encore le point de vue intérieur avec le point de vue extérieur; la transmission d’une conscience implique contradiction. Il paraît donc démontré, au moins à nos yeux, qu’une pluralité (de succession ou de coexistence) ne peut parvenir à l’unité et à l’identité sentie, en d’autres termes que la matière ne peut devenir esprit. L’âme, considérée en soi, comme chose absolue, n’est donc pas un nombre, une harmonie, comme le prétendaient les anciens. Là est l’écueil où viendra toujours échouer toute doctrine matérialiste.

Que si on nous dit que la matière prise en soi n’est peut-être pas une pluralité, puisque nous n’en connaissons pas l’essence, nous répondrons que ce n’est plus alors la matière, ou du moins ce qu’on appelle ainsi. Pour nous, qui aimons les idées précises, nous réservons le nom de matérialisme à la doctrine qui, partant de l’idée de matière telle qu’elle est donnée par les sens et représentée par l’imagination (à savoir une pluralité existant dans l’espace), et donnant à cette pluralité apparente une réalité substantielle, en fait non plus seulement la condition, mais le substratum de la pensée. L’atomisme épicurien est le vrai et le seul matérialisme rigoureux, parce qu’il se représente les dernier^ élémens des corps sur le modèle des corps réels : ce sont pour lui comme de petits cailloux insécables qui composent toutes choses. Aussitôt qu’on nous parle d’une autre matière que celle-là, il n’y a pas plus de raison de l’appeler matière que de quelque autre nom, — la substance, l’idée, l’esprit ou même Dieu, — et le matérialisme se transforme en idéalisme ou en panthéisme. Ici la discussion change d’aspect et un nouveau point de vue se présente à nous.

En même temps que l’expérience intérieure nous donne l’unité du moi, l’expérience externe, aidée de l’induction, nous autorise à affirmer l’existence des autres hommes et par conséquent de consciences semblables à la nôtre. La pluralité des consciences est un postulat que l’on peut considérer comme acquis à la science sans démonstration. Il est très remarquable en effet qu’aucun sceptique n’ait jamais expressément nié l’existence des autres hommes. L’hypothèse qui ferait de l’intelligence de tous les hommes sans exception une sorte de réfraction ou de diffraction de la mienne propre, cette hypothèse suivant laquelle les pensées d’un Newton ou d’un Laplace seraient encore mes propres pensées, même lorsque je suis absolument incapable de les comprendre, une telle hypothèse, si contraire au sens commun, n’a jamais été explicitement, que je sache, soutenue par aucun philosophe. Les sceptiques, en parlant des contradictions humaines, supposent par là même qu’il y a plusieurs esprits différant les uns des autres. Protagoras disait que « l’homme était la mesure de toutes choses; » mais il reconnaissait par-là que chacun était pour soi-même la mesure de la vérité, et par conséquent il entendait bien admettre l’existence des divers individus. Berkeley, qui niait la réalité de la matière, admettait expressément l’existence des esprits. Fichte enfin, qui fait tout sortir du moi, démontre dans son Traité de droit naturel la pluralité des moi (die Melirheit den Ichten). Il y a donc, à n’en pas douter, des consciences individuelles distinctes.

Or la conscience d’un homme est absolument fermée à celle d’un autre homme. Je ne puis pas avoir conscience du plaisir ou de la douleur d’un autre. Les consciences sont donc nécessairement discontinues. Elles forment des mondes distincts, des moi séparés. Il n’y a aucun passage du moi d’un homme au moi d’un autre homme. Le langage sans doute est un intermédiaire; la sympathie et l’amour sont des liens, une multitude de consciences peuvent vibrer à l’unisson, comme il arrive dans l’enthousiasme et dans l’énergie des passions populaires; enfin il y a entre tous les hommes un lien intime et secret, une essence commune, et, comme on l’a dit, une solidarité qu’il ne faut pas oublier; mais, si intime que soit ce lien, il ne va pas, il ne peut aller jusqu’à effacer la limite qui sépare radicalement les esprits, à savoir ce caractère essentiel d’être présent à soi-même, ce qui implique que l’on ne peut être en autrui comme l’on est en soi.

La pluralité des consciences a donc pour corollaire la discontinuité des consciences : d’où je tire cette conséquence, c’est que, dans l’hypothèse d’une unité primitive, homogène, sans division et absolument continue, la pluralité des consciences est impossible. Cette grande unité, en lui supposant un moi, n’en aurait qu’un seul, et ne se démembrerait pas en consciences diverses et séparées. Supposez l’être infini, un et homogène, supposez-le affecté de phénomènes multiples, supposez enfin qu’il ait conscience de lui-même, je le répète, il y aura en lui une seule conscience, une conscience totale et unique, mais non une pluralité de consciences fermées les unes aux autres, comme le sont les consciences humaines : d’où je conclus qu’entre l’unité primitive, s’il y a une telle unité, et la multitude infinie des phénomènes il doit y avoir des principes d’unité distincts, des points de conscience. Je ne les appellerai pas des substances, puisque la chose en soi m’est inconnue et que le mot substance en dit peut-être trop pour ce mode d’existence qui tient encore tant au phénomène; peut-être enfin l’être est-il substantiellement indivisible. Cependant il doit y avoir au moins des forces individuelles qui à leur base échappent à nos regards, mais qui se manifestent à elles-mêmes leur unité dans le fait de conscience. Ces unités de conscience ne peuvent d’ailleurs s’entendre comme des concentrations successives de la pluralité phénoménale extérieure, car ce serait revenir à l’hypothèse déjà réfutée.

Nous conclurons donc par les deux propositions suivantes : 1° une pluralité quelconque (atomes, forces, phénomènes) ne peut être le principe d’une unité consciente, ce qui se connaît soi-même ne sera jamais une résultante; 2° la pluralité des consciences ne peut s’expliquer dans l’hypothèse d’une unité uniforme et continue sans qu’il y ait quelque intermédiaire entre l’unité primitive et les consciences discontinues. En d’autres termes, la pluralité absolue n’explique point l’unité du moi, — l’unité absolue n’explique pas la pluralité des moi. Entre le matérialisme, qui réduit tout à la pluralité, et le panthéisme, qui réduit tout à l’unité, se place le spiritualisme, qui admet des unités secondaires entre l’unité première et la pluralité infinie. Le spiritualisme n’exclut aucune relation, si intime qu’elle soit, de l’esprit avec la matière. Il n’exclut non plus aucune relation, si intime qu’elle soit, de l’esprit avec Dieu. Le spiritualisme subsiste, pourvu que l’on admette ces deux vérités fondamentales : l’unité de centre pour expliquer la conscience du sujet, — la pluralité des centres pour expliquer la discontinuité des consciences.

Nous avons recueilli et développé librement dans les pages précédentes l’idée-mère du spiritualisme français fondé par Maine de Biran; mais nous n’avons pas fait connaître sa philosophie, qui a des aspects bien plus étendus et une portée beaucoup plus vaste qu’on ne peut l’indiquer dans une esquisse rapide. Pour bien faire comprendre cette philosophie, il faudrait pouvoir exposer avec détail et précision toutes ces belles théories, qui resteront dans la science : la théorie de l’effort volontaire, par laquelle Biran établit contre Kant et contre Hume la vraie origine de l’idée de cause ; la théorie de l’obstacle, par laquelle il démontre, d’accord avec Ampère, l’objectivité du monde extérieur: la théorie de l’habitude, dont il a le premier démontré les lois; ses vues, si neuves alors, sur le sommeil, le somnambulisme, l’aliénation mentale, et en général sur les rapports du physique et du moral; la classification des opérations de l’âme en quatre systèmes : affectif, sensitif, perceptif et réflexif; enfin sa théorie de l’origine du langage. Dans cette étude, on aurait à faire la part, en consultant avec soin leur correspondance, de ce qui doit être attribué à Ampère ou à Biran dans cette doctrine commune[3]; mais un travail critique d’une telle étendue ne peut pas même être essayé ici.

Maine de Biran a donné à la France une philosophie de l’esprit : il ne lui a donné ni une philosophie de la nature, ni une philosophie religieuse. Ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il s’est posé à lui-même le problème de Dieu. Jusque-là, il semblait l’avoir systématiquement écarté. Le moi l’occupait tout entier, et la pensée de l’absolu et du divin semblait dormir dans les profondeurs de sa conscience : une note mystérieuse ajoutée aux Rapports du physique el du moral était la seule indication d’une tendance religieuse et déjà mystique qui devait se développer plus tard dans sa dernière phase philosophique. De cette dernière phase, il ne nous reste que des débris, et tout porte à croire qu’elle était plutôt un sentiment de l’âme qu’une doctrine rigoureusement philosophique. C’est donc en dehors de Maine de Biran que s’est développée la philosophie religieuse du spiritualisme.

Oserai-je dire toute ma pensée? C’est surtout dans cette partie de la philosophie que le spiritualisme a le plus à faire pour se mettre au niveau des recherches scientifiques et philosophiques de notre temps. On a beaucoup insisté, et avec raison, sur la personnalité divine; mais on s’est trop borné à prouver cette vérité par la psychologie, on a trop cru que tout était démontré lorsqu’on avait dit que tout ce qui est dans l’effet doit se retrouver dans la cause, que, l’homme étant un être intelligent et libre, Dieu doit être aussi, mais infiniment, intelligent et libre. Puisqu’on s’appuyait ainsi sur un axiome cartésien, on n’aurait pas dû oublier que, suivant Descartes, ce ne sont pas seulement les attributs humains, c’est en général tout ce qui est doué d’un certain degré de perfection, c’est-à-dire de réalité, qui doit être conçu en Dieu d’une manière absolue. On n’aurait pas dû oublier que. Descartes admettant l’étendue des corps comme une réalité, puisqu’elle en est l’essence même, il est impossible, tant qu’on reste fidèle à cette doctrine, de ne pas attribuer à Dieu l’étendue infinie aussi bien que la pensée infinie, et de ne pas en faire par là même la substance des corps aussi bien que la substance des esprits. Si au contraire on prétend que c’est non pas l’étendue réelle qui est en Dieu, mais ce qu’il y a d’essentiel, d’intelligible, d’idéal dans l’étendue corporelle, on est amené par la même considération à avancer que c’est non pas l’intelligence elle-même qui est en Dieu, mais ce qu’il y a d’essentiel et d’absolu dans l’intelligence. On arrive ainsi à s’écrier avec Fénelon : « Dieu n’est pas plus esprit que corps; il est tout ce qu’il y a de réel et d’effectif dans les corps et dans les esprits. » Dieu ainsi entendu n’est plus que l’être, l’être tout court, dit Malebranche, l’être sans rien ajouter, dit Fénelon. Ce n’est point là une personne. Ainsi la doctrine cartésienne aboutissait de toutes parts à la négation de la personnalité divine.

Si la philosophie cartésienne conduit à nier la personnalité divine, la philosophie allemande au contraire conduit nécessairement à l’affirmer, et j’incline à croire aujourd’hui que cette philosophie si décriée par nous-mêmes peut être, bien comprise, le salut du spiritualisme. Ce que la philosophie allemande a démontré depuis Leibniz jusqu’à Hegel, c’est que la nature et l’esprit ne sont pas opposés l’un à l’autre comme deux choses égales, comme ayant l’un et l’autre en quelque sorte une même solidité, mais qu’ils sont subordonnés. La nature, à proprement parler, n’a pas de réalité propre : elle est pleine d’esprit; elle n’est, elle ne vit, elle ne respire que par l’esprit. « Tout est plein des dieux, » disait Thalès. Ce qu’il y a d’effectif dans la nature, c’est la force et la loi : l’étendue n’est qu’un substratum mort, c’est le vide; la force et la loi, c’est déjà l’esprit, non pas de l’esprit pour soi, comme disent les Allemands, mais de l’esprit en soi. La matière, dit Schelling, c’est de l’esprit éteint. La matière ne vit donc que par l’esprit ou pour l’esprit. L’esprit est la vérité de la matière. Par la même raison, Dieu est la vérité de l’esprit, il est l’esprit en soi, l’esprit absolu. Aussi Hegel est-il plus hardi que Fénelon, et ne craint-il pas de dire que Dieu est esprit, et que c’est là sa vraie définition.

Il est surprenant que la négation de la personnalité divine soit venue de l’école de Hegel; cette école, qui n’admet que le sujet, que la pensée, que l’idée, devait définir Dieu le sujet absolu, ce qui est la plus haute idée que l’on puisse se faire de la personnalité. Même Schelling faisait encore de Dieu un sujet-objet; mais Hegel absorbait entièrement l’objet dans le sujet[4]. Toute vérité était donc dans le sujet et dans le sujet absolu. Il est certain que Hegel n’a jamais bien défini ce qu’il entendait par sujet absolu, esprit absolu, et ce n’est pas le lieu ici de controverser sur le sens de sa doctrine. Nous en prenons, quant à nous, ce qui nous convient, et, partant, comme on l’a vu, du sujet relatif ou du moi, nous en sortons par le phénomène de l’obstacle ou de la résistance pour remonter de là au sujet absolu, qui est, si l’on veut, l’identité des deux termes, ou plutôt l’absorption de l’un dans l’autre. Ce sont les deux pôles de Maine de Biran : « la personne-moi, d’où tout part; la personne-Dieu, où tout aboutit. » Entre le sujet relatif et le sujet absolu, entre ces deux personnalités, quels sont les rapports? Est-ce la personne-Dieu qui enveloppe tout au point que la personne-moi n’en serait qu’un mode ou phénomène? Est-ce au contraire la personne-moi qui serait la réalisation effective de la personne-Dieu? Est-ce l’homme qui a conscience en Dieu? Est-ce Dieu qui a conscience en l’homme? Ni l’un ni l’autre. Si l’homme n’est qu’un mode de Dieu, il n’y a plus de personnalité humaine, il n’y a plus de sujet. Tout notre édifice s’écroule. Si c’est Dieu qui se disperse dans la conscience humaine, il n’y a plus d’esprit absolu. Nous maintenons fermement la distinction du sujet absolu et du sujet relatif : c’est ici la limite ferme et fixe par laquelle nous nous séparons du panthéisme.

Pour nous, le panthéisme ne consiste essentiellement ni dans la doctrine de l’unité de substance ni dans la négation de la création ex nihilo; ce n’est pas sur ces deux points que nous lui ferons la guerre. Il consiste exclusivement dans la confusion et l’absorption des deux personnalités. La création ex nihilo est un mystère incompréhensible que nous ne voulons ni affirmer, ni nier : elle est en dehors de la science. L’unité de substance est un dogme obscur et vague, aussi vague que l’est elle-même la notion de substance. Cette doctrine répond à un besoin d’imagination, non de raison. On veut savoir de quelle étoffe les choses sont faites, et l’on croit que Dieu les compose avec sa substance, comme un tailleur fait un habit avec du drap, à quoi les théologiens répondent que le drap est tiré du néant; mais pour les uns et les autres il faut du drap. Nous n’affirmons ni ne nions l’unité de substance, nous ne la comprenons pas plus que la doctrine opposée. Que l’on pense là-dessus ce qu’on voudra, ce n’est pas sur ce point que la philosophie spiritualiste veut engager ses destinées.

Je vais plus loin : ce n’est pas tout de distinguer le sujet humain et le sujet divin, le moi absolu et le moi fini; il faut les unir. Ici encore, je ne connais aucune mesure qui permette de fixer le degré d’union en-deçà ou au-delà duquel on sera ou l’on ne sera pas panthéiste. La distinction des deux sujets est le seul point fondamental; quant à la participation de l’un et de l’autre (selon l’expression de Platon), vous pouvez la supposer aussi intime qu’il vous plaira, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’à l’absorption. Et comment pourrions-nous savoir, à moins d’être Dieu lui-même, jusqu’à quel point le sujet fini et le sujet infini peuvent se pénétrer sans se confondre? Le faible du déisme philosophique, c’est de concevoir Dieu comme une chose séparée, en dehors du moi, en dehors du monde. Le fort du panthéisme est de concevoir Dieu comme en dedans du monde. Deus est in nobis ; in Deo vivimus. Dieu est en nous, et nous sommes en Dieu. C’est cette intériorité de Dieu dans le moi qui fait la force du panthéisme, et c’est là l’essence de toute religion. Le rite par excellence, c’est la communion, l’eucharistie; c’est le symbole le plus pur de l’intériorité divine mêlée à l’intériorité de l’esprit. Le dogme chrétien de l’incarnation est encore un admirable symbole de l’union du fini et de l’infini : c’est le divin mariage des deux personnalités. « Le procès de la transcendance et de l’immanence touche à la fin, » dit M. Littré. Il a raison ; l’une et l’autre sont la vérité : Dieu est à la fois et en nous et hors de nous.

Quoi qu’il en soit de ces vues théoriques, revendiquons pour Maine de Biran et pour le spiritualisme français de notre siècle l’honneur d’avoir apporté à la philosophie une idée vivante et nouvelle, l’idée de la personnalité humaine. Cette idée, il faut en convenir, n’était pas une des idées dominantes de la philosophie du XVIIe siècle. Elle est dans Descartes, je le reconnais, mais à quel faible degré! Comme il oublie vite le sujet pensant pour l’être absolu et la psychologie pour la physique! Combien l’homme occupe peu de place dans sa philosophie ! C’est surtout par sa méthode hardie et libre, par son principe de l’examen et du doute, que Descartes a bien mérité de la personne humaine; mais ce n’est là pour lui qu’un moyen de recherche, ce n’est pas sa philosophie même. Il ne voit pas que cette liberté de penser n’est qu’une des formes de la responsabilité personnelle, l’une des preuves les plus évidentes de notre libre individualité. Dans la philosophie de Malebranche et de Spinoza, on sait ce que devient la personnalité; elle y est ou singulièrement déprimée ou tout à fait anéantie. Dans Leibniz, elle se relève; mais, même chez lui, ce qui domine, c’est plutôt l’idée métaphysique de l’individualité des substances que l’idée psychologique de la personnalité humaine.

Pour être vrai, il faut reconnaître que ce n’est point par la métaphysique, c’est par la philosophie sociale et politique que le principe de la personnalité est entré dans la pensée moderne. Ce principe est la gloire du XVIIIe siècle. Ce n’est pas que je veuille dire qu’avant cette grande époque on n’ait eu à aucun degré l’idée de la personne : partout où il y a une législation, on distingue à quelque degré la personne et la chose. D’un autre côté, le christianisme ne doit pas être suspect d’amoindrir la personne humaine, puisqu’il l’a jugée digne d’être rachetée par le sang d’un dieu. Toutefois il est certain qu’avant le XVIIIe siècle ni les jurisconsultes ni les théologiens n’avaient vu clairement tout ce que contenait ce principe de la personnalité : droits de la conscience, droits de la pensée, droits du travail, droits de la propriété, toutes ces formes légitimes de la personne humaine étaient méconnues, altérées ou opprimées. Toutes les inégalités qui pesaient sur les hommes prouvaient bien à quel point il est difficile à l’esprit humain de distinguer la personne de la chose. Cette distinction fut la conquête de la philosophie sociale du XVIIIe siècle, de Locke, de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et de Turgot. Le spiritualisme français se fait honneur de descendre de la libre philosophie du XVIIIe siècle plus directement encore que de l’idéalisme cartésien.

Il fallait donc trouver un fondement métaphysique à cette personnalité dont on proclamait si éloquemment les titres et les droits. C’est ce que firent à la fois en Allemagne et en France deux grands penseurs, Fichte et Biran, le premier plus porté au spéculatif suivant le goût et le génie de sa nation, le second plus psychologue, plus observateur, — le premier liant la métaphysique à la politique, passionné pour les idées du XVIIIe siècle et de la révolution, le second royaliste dans la pratique, assez indifférent pour ces sortes de recherches et occupé d’une manière tout abstraite à l’étude de la vie intérieure, — tous deux enfin, par une rencontre singulière et selon toute apparence par des raisons analogues, ayant terminé leur carrière par le mysticisme, mais le premier par un mysticisme inclinant au panthéisme, le second par le mysticisme chrétien.

Le spiritualisme français, sans méconnaître le génie de Fichte et les éclatans services que cet éloquent et profond philosophe a rendus à la cause de la personnalité humaine, se rattache plutôt par un lien historique naturel à Maine de Biran. Avec lui, il enseigne que l’âme est non un objet, mais un sujet, non un substratum mystérieux, mais une force libre, ayant conscience de soi, puisant dans le sentiment intérieur de sa causalité propre la conviction de son individualité, une d’une unité effective et non nominale, identique d’une identité non pas apparente, mais essentielle, inexplicable enfin par toute hypothèse de collection, collection de modes ou de parties. Hors de là, il nous paraît impossible de fonder une vraie morale et une vraie politique, car si la personne n’est, comme la chose elle-même, qu’une collection d’atomes, comment lui attribuez-vous d’autres titres et d’autres droits qu’à la chose? Si l’homme n’est qu’une combinaison chimique, comme la pierre, pourquoi ne pourrions-nous pas le briser comme la pierre elle-même, suivant nos besoins? pourquoi ne peut-il pas être pour nous un moyen, au même titre que les choses extérieures? pourquoi y a-t-il quelque chose en moi d’inviolable et de sacré? pourquoi suis-je tenu à être pour moi-même et pour les autres un objet de respect? On n’a jamais pu tirer du matérialisme d’autre morale ni d’autre droit que la loi du plus fort. Aujourd’hui une jeunesse passionnée et ardente croit trouver la liberté par la voie du matérialisme, comme si l’essence même du despotisme n’était pas de se servir de la matière pour opprimer l’esprit! Ces conséquences irrécusables du matérialisme, la logique de l’histoire les a mille fois démontrées. Un triste aveuglement les méconnaît aujourd’hui et croit travailler à la cause du droit en combattant la cause de l’esprit. Notre philosophie, que l’on essaie de discréditer en la représentant comme liée à l’orthodoxie religieuse du XVIIe siècle, est la vraie fille de la philosophie du XVIIIe. Ni Voltaire, ni Rousseau, ni Montesquieu, ni Turgot en France, ni Locke, ni Adam Smith, ni Ferguson en Angleterre et en Écosse, ni Lessing, ni Kant, ni Jacobi en Allemagne, ni Haller, ni Réaumur, ni Bonnet en Suisse, aucun de ces grands libérateurs de la raison humaine au XVIIIe siècle n’a été matérialiste. Comme eux, nous croyons que le droit est inséparable d’un ordre intelligible et moral dont nous sommes les citoyens, et dont le souverain, c’est-à-dire Dieu, est le type absolu de la sainteté et de la justice.

III.

Tels sont, sommairement résumés et librement développés, les principaux points de la philosophie spiritualiste, telle du moins que nous l’entendons. Aujourd’hui que les grands fondateurs et organisateurs de cette philosophie ont disparu, que de nombreuses écoles se sont élevées en dehors d’elle, que l’opinion est partagée à son égard, il n’est pas sans opportunité de s’interroger sur son état présent et sa destinée dans l’avenir. On nous permettra à ce sujet quelques considérations en terminant.

Il se passe en ce moment quelque chose d’analogue dans toutes les grandes doctrines : toutes sont partagées et tiraillées, pour ainsi dire, en deux sens opposés, tantôt du côté du dogme, tantôt du côté de la liberté. D’un côté, le besoin de trouver un point fixe dans la fluctuation universelle des croyances et des consciences rattache les esprits droits à une doctrine déterminée et fixe; d’un autre côté, le besoin de voir de plus en plus clair dans ses pensées, la passion du progrès, à laquelle personne de notre temps ne peut échapper absolument, entraîne plus ou moins les hommes sincères hors des voies réglementaires et consacrées. Est-il permis, est-il possible de concilier ces deux tendances contraires? est-il possible de ciboire à quelque chose sans se refuser à toute objection, à tout examen, à tout progrès? Est-il possible, au contraire, de s’affranchir, de s’émanciper, d’ouvrir son intelligence à de nouvelles lumières, de transformer et de développer ses idées et ses opinions, sans paraître mettre en question le fond des croyances que l’on soumet ainsi à un examen sans cesse renaissant? car, si ce sont ces vérités absolues, comment seraient-elles susceptibles d’être modifiées, et si elles se modifient, comment seraient-elles des vérités absolues ?

Ce problème se produit d’une manière différente suivant la nature des doctrines; mais il existe dans toutes sous une forme ou sous une autre. Dans le catholicisme par exemple, il est évident que la discussion ne peut pas porter sur le dogme lui-même, car celui qui mettrait en doute une seule lettre du symbole, qui voudrait modifier le dogme en quoi que ce soit, cesserait par la même d’être catholique. Le dogme paraît donc accepte par tous sans examen et sans discussion; mais le débat s’engage lorsqu’il s’agit d’appliquer le dogme à la société. Il y a des catholiques pour qui toutes les grandes conquêtes modernes, liberté de conscience, liberté de pensée, liberté de la presse, liberté politique, ne sont que de grandes et funestes erreurs : c’est la liberté du mal. Ils n’entendent, ne comprennent et ne veulent appliquer que la liberté du bien, c’est-à-dire leur propre domination et le gouvernement de la société tout entière par l’église catholique. D’autres, plus éclairés, ayant eux-mêmes reçu plus ou moins le souffle de cet esprit moderne si détesté, voudraient que le catholicisme s’alliât à cet esprit pour le diriger, en adoptât hautement les maximes, et revendiquât pour l’Évangile même l’honneur de ces principes que l’on dirige faussement contre lui. D’un côté est le catholicisme ultramontain, de l’autre le catholicisme libéral. Sans doute cette lutte, si vive et si profonde qu’elle soit dans le fond des consciences, éclate rarement au dehors, car il est de l’essence du catholicisme de couvrir les dissidences réelles par l’apparence de l’unanimité. Cependant tout le monde sait que cette lutte existe : un acte célèbre, publié récemment, en a donné le secret au public indiscret. Les uns ont approuvé avec enthousiasme cet acte de réaction extravagant; les autres l’ont désavoué en l’expliquant, et se sont habilement servis de leur science théologique pour embrouiller la matière.

On pourrait nous dire que cette dissidence, en supposant qu’elle existât (et l’on cherche autant qu’il est possible à nous la dissimuler), ne porte après tout que sur des questions libres, des questions sociales et politiques, mais que l’église catholique nous offre au moins un point fixe et un asile sûr dans un dogme incontesté, formulé par une autorité infaillible. Outre que c’est déjà un problème de savoir quelle est cette autorité infaillible, je fais remarquer que cette autorité suprême, quelle qu’elle soit, ne nous assure la sécurité que dans un domaine qui nous touche de très loin, et nous laisse dans le trouble là où nous aurions le plus besoin de lumières. Je ne suis certainement pas juge de l’importance que peut avoir en théologie dogmatique la croyance à l’immaculée conception, cependant il faut avouer que les hommes de nos jours étaient peu troublés par cette question, et qu’ils eussent volontiers attendu l’autre monde pour savoir à quoi s’en tenir à ce sujet; mais leur conscience d’hommes et de citoyens est tous les jours déchirée par le conflit des anciennes doctrines et des nouvelles, et c’est là-dessus qu’on les laisserait libres, à ce que l’on dit. Au fond, n’en doutons pas, on ne les laisse libres que provisoirement et dans la mesure où l’on a besoin d’eux. Le dogme est impitoyable, et ne permet rien en dehors de lui. On peut donc affirmer qu’en dépit des apparences le conflit est entre le dogme et la liberté.

Dans le protestantisme, la même crise éclate sous une autre forme et dans d’autres conditions. Dans le protestantisme traditionnel en effet, il y a bien un dogme, il n’y a pas d’autorité, ou du moins la seule autorité est l’Écriture sainte; mais comme l’Écriture a besoin d’être expliquée, et que le dogme n’y a jamais été systématiquement exposé et canoniquement défini, il y a là un champ vaste abandonné à la latitude des interprétations. Comme il n’y a pas de juges, chacun est juge. « Nous sommes tous prêtres, » disait Luther, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’intermédiaires entre l’homme et Dieu pour la distribution des sacremens ; de même on peut dire que dans le protestantisme tout fidèle est pape, c’est-à-dire qu’il n’y a point d’intermédiaires entre l’homme et Dieu pour l’interprétation de la doctrine. Bien souvent, dans l’église protestante, on a essayé de constituer une autorité : les synodes ont voulu jouer le rôle des conciles, les confessions de foi ont essayé de se donner pour des credo ; mais la radicale contradiction qui éclatait dans ces tentatives d’organisation doctrinale devait les faire échouer infailliblement, et malgré les résistances des dogmatiques, malgré les anathèmes de Bossuet, le protestantisme continua de donner l’exemple, si nouveau en Europe, d’une religion mobile et incessamment transformée. Néanmoins, tant que ces variations et oppositions ne se manifestaient que dans les limites du dogme lui-même, c’est-à-dire sans mettre en question le fondement surnaturel du christianisme, il y avait dans l’église protestante un fonds de doctrine commun, une unité de foi et en quelque sorte un point fixe, la divinité du Christ et la croyance à une révélation spéciale de Dieu; mais le moment est arrivé où, la liberté d’examen venant à s’étendre jusqu’à ces bases mêmes de la théologie dogmatique, s’est élevée la question de savoir si le christianisme est absolument lié à tel ou tel dogme, s’il lui est interdit de s’ouvrir aux lumières de la critique et de la philosophie modernes, et si rejeter le surnaturel du dogme, c’est abdiquer l’esprit chrétien. Les uns pensent qu’il n’y a pas de christianisme sans un dogme chrétien, c’est ce qu’on appelle le protestantisme orthodoxe; les autres pensent que le christianisme consiste dans l’esprit et dans le sentiment chrétiens et non dans un dogme déterminé, c’est le protestantisme libéral. Nous n’avons pas à intervenir ici dans la question de l’organisation et du gouvernement de l’église protestante. L’état de la question ne nous est pas assez connu pour que nous prononcions dans ce débat. A notre point de vue, nous comprendrions plutôt la séparation des deux églises qu’un partage en commun, à coups de votes, de l’église officielle. Peut-être toutefois l’état actuel de la législation ne permettrait-il pas cette séparation, et, dans l’impuissance où sont réduits les protestans libéraux par l’intolérance de la loi, je m’explique qu’ils cherchent à se faire leur part dans l’église autorisée; mais encore une fois je ne sais du débat que ce que sait le public, je ne m’intéresse qu’à la question de principe : le christianisme peut-il se transformer sans cesser d’être?

Pour nous, nous comprenons difficilement que l’on refuse le titre de chrétien à celui qui revendique ce titre volontairement et sincèrement. Par cela seul que je me dis chrétien, je le suis, à moins que l’on ne suppose que je mente. Dites que mon christianisme est erroné, si vous voulez, c’est précisément ce que les catholiques disent du vôtre ; mais ne dites pas que mon christianisme ne mérite pas un tel nom. Par cela seul que je reste attaché à cette forme religieuse, c’est que j’y trouve quelque chose que je ne trouverais ni dans une autre religion ni dans une école de philosophie, par exemple un type vivant de piété, de pureté, de charité, qui me sert de modèle pour me conduire ici-bas et d’intermédiaire pour m’élever jusqu’à Dieu. Si le Christ reste pour moi le sauveur des hommes, je suis chrétien, lors même que je ne verrais aucun phénomène surnaturel dans sa mission et dans celle de ses apôtres. Vous dites qu’il ne peut y avoir de religion sans surnaturel, c’est ce qui est en question. Le miracle écarté, il reste encore l’idée de la Divinité et de son action incessante sur l’univers; il reste le sentiment religieux qui unit l’homme à Dieu. Or il y a eu dans l’histoire certains hommes qui ont éprouvé au plus haut degré le sentiment de l’union de l’homme et de Dieu; ceux-là sont les initiateurs religieux, ce sont des médiateurs. Jésus est un de ceux-là. C’est lui qui, dans notre Occident, a consommé dans son cœur de la manière la plus intime l’union du fini et de l’infini. C’est à ce titre que nous le considérons nous-mêmes comme le sauveur, et que nous sommes de sa religion. Ainsi parlent les protestans libéraux, et je ne sais à quel titre, au nom de quel principe, on exclurait du sein du christianisme ceux qui parlent ainsi.

Mais en quoi, dira-t-on, une telle religion se distinguera-t-elle de ce qu’on appelle la religion naturelle, ou du déisme philosophique? Et ne sait-on pas par l’expérience que la religion naturelle n’a jamais pu s’établir parmi les hommes, que le déisme est une opinion de cabinet, une doctrine d’école et non pas une religion? Bien plus, ajoutera-t-on, cette sorte de déisme est si vague qu’il peut envelopper toute autre chose que le déisme même, à savoir le panthéisme et jusqu’à cette forme d’athéisme poétique et sentimental qui est propre à notre temps. Je ne suis pas frappé pour ma part de la solidité de ces objections. Sans doute personne ne peut répondre de l’avenir : il pourrait se faire que la crise protestante à laquelle nous assistons ne soit qu’un des symptômes de la dissolution des croyances, un acheminement au scepticisme, au positivisme, à l’athéisme; mais il me semble que cela ne peut être solidement soutenu que par ceux qui nient la vérité intrinsèque de toute religion. D’ailleurs on a souvent prédit au protestantisme depuis son origine sa prochaine dissolution, tandis qu’au contraire les faits et l’expérience ont constaté ses progrès et les progrès des sociétés animées de sa foi; l’on doit se défier d’une prophétie si souvent répétée et si peu vérifiée, au moins jusqu’ici. Le christianisme a justement prouvé sa supériorité sur toutes les religions de l’univers par sa facilité à s’assouplir à tous les états d’esprit, à tous les états de société. Le catholicisme lui-même, quoi qu’en disent ses adversaires prévenus, a montré dans l’histoire une assez grande flexibilité, car il a pu s’accommoder en même temps au moyen âge et au XVIIe siècle, à la foi naïve d’une société ignorante et à la foi savante de la société la plus raffinée. Le christianisme a prouvé la même souplesse en devenant protestantisme. Qui sait s’il n’est pas appelé encore à prendre une troisième forme, et à résoudre le problème religieux de l’avenir par une dernière métamorphose?

On objecte contre une religion sans surnaturel qu’elle n’est autre chose qu’une philosophie, et que la philosophie est hors d’état de fonder une religion; mais on confond ici bien des choses distinctes. La philosophie, considérée à un certain point de vue, est une science qui, comme toute science, procède par analyse, raisonnement, démonstration, dont les conclusions sont toujours subordonnées à la solidité de la méthode qui nous les fournit, qui est obligée de donner beaucoup à la dialectique, c’est-à-dire à la discussion du pour et du contre, qui est en un mot essentiellement rationnelle. Que la philosophie, considérée ainsi, soit hors d’état de fonder une religion et n’ait rien d’analogue à la religion, nous l’accordons sans hésiter. La religion est un fait humain, un acte primitif de la raison et du cœur, qui naît spontanément et qui s’organise spontanément, tout comme la société, la famille, l’art, le langage. Vouloir créer artificiellement une religion est aussi impossible que de créer artificiellement une langue, une société, une épopée. L’erreur des philosophes modernes, théophilanthropes, saint-simoniens, positivistes, qui ont tous voulu soit organiser la religion naturelle, soit organiser des religions panthéistes et humanitaires sur le type du catholicisme, est tout à fait semblable à l’illusion des utopistes qui voudraient créer a priori' une société absolument nouvelle, ou à l’illusion des savans qui veulent composer une langue universelle. Voilà ce qu’il y a de vrai dans l’opinion généralement reçue, que la philosophie ne peut pas fonder une religion.

Si la philosophie ne peut devenir une religion, il n’est nullement contraire à la nature des choses qu’une religion devienne une philosophie. Il n’y a rien d’absurde à ce qu’une religion déjà existante, ayant une tradition historique, associée aux habitudes et aux mœurs d’une société, continue à vivre en se dépouillant successivement de toute superstition. De même que les philosophes ne peuvent pas fonder une société, mais peuvent rendre de plus en plus philosophiques les sociétés existantes, de même qu’ils ne peuvent créer des langues (au moins en dehors de la science), mais qu’ils peuvent rendre les langues usuelles de plus en plus claires, logiques, analytiques, en un mot philosophiques, de même ils ne peuvent créer des religions, mais ils peuvent transformer les religions historiques. Ce qu’il y a de fécond et de vivant dans le christianisme progressif de la nouvelle église, c’est précisément d’avoir résolu le problème religieux d’une manière toute différente de celle que l’on proposait il y a une trentaine d’années. Alors on proposait de créer un dogme, une église, des cérémonies, tout à nouveau. Les chrétiens libéraux trouvent beaucoup plus simple, et ils ont raison, de prendre pour point de départ le christianisme lui-même en le dépouillant de tout ce qui lui aliène les esprits indépendans. Ne lui enlève-t-on point par là, dira-t-on, sa sève et sa vitalité? C’est ce que l’avenir nous apprendra. En attendant, c’était une tentative à faire. Sur ce terrain élargi, les chrétiens pouvaient donner la main aux philosophes, et ceux-ci de leur côté n’ont pas de raison pour s’y refuser.

Une crise analogue à celles que nous venons de décrire pourrait bien se manifester dans le sein du spiritualisme philosophique, si certaines tendances contraires, enveloppées jusqu’ici dans une unanimité apparente, venaient à se manifester un peu plus énergiquement. Tous les spiritualistes sans exception croient à la fois à la nécessité d’une doctrine et à la nécessité de la liberté d’examen; mais il semble que les uns attachent plus d’importance à la doctrine qu’à la liberté, aux conclusions déjà trouvées qu’à la recherche de vérités nouvelles, à la défense qu’à la découverte, à l’intérêt moral et pratique qu’à la pure science et à la libre spéculation, au repos qu’au mouvement, à la tranquillité d’une conviction satisfaite qu’aux ardeurs toujours anxieuses et dangereuses d’une pensée en travail. Les autres ne sont pas disposés à se contenter aussi facilement : l’immobilité d’une doctrine une fois faite ne leur paraît guère conforme à la nature de l’esprit humain, surtout dans l’ordre purement philosophique; avec le besoin de croire, ils éprouvent en même temps le besoin de penser; la fermeté de leurs convictions ne tarit pas chez eux l’activité vivante de l’investigation scientifique. Ils voudraient ne rien sacrifier de ce qu’ils ont pensé jusqu’ici et y ajouter quelque chose; ils cherchent à résoudre le problème que la société elle-même poursuit depuis quatre-vingts ans, perfectionner sans détruire, conserver en transformant.

De ce double esprit naissent deux sortes de dispositions, non pas contraires, mais différentes, soit à l’égard des croyances traditionnelles, soit à l’égard des doctrines nouvelles. Les spiritualistes que j’appellerai orthodoxes, qui tendent de plus en plus à faire de leur philosophie un dogme, se trouvent par là même rapprochés de la théologie orthodoxe. Plus préoccupés des conclusions que de la liberté philosophique, ils attachent peu d’importance à la différence de méthode, et, reconnaissant dans la théologie sous des formes plus ou moins symboliques les vérités dont se compose leur credo philosophique, ils sont disposés à une alliance avec les religions positives contre ce qu’ils appellent les mauvaises doctrines. Les spiritualistes que j’appellerai libéraux sont loin d’être animés de mauvais sentimens à l’égard des religions positives : ils respectent et ils aiment la conviction partout où ils la trouvent, et ils sont loin de renier ce qu’il y a de commun dans leurs croyances personnelles et dans les croyances chrétiennes. Peut-être même seraient-ils encore plus disposés que les autres à emprunter quelque chose, mais librement, à la métaphysique chrétienne. Enfin, nés et élevés dans le christianisme, ils conservent et conserveront toujours pour cette grande religion des sentimens filiaux ; mais ils ont aussi pour la philosophie des sentimens filiaux, et ils ne sont pas disposés autant que leurs amis à mettre au service d’une puissance rivale leur liberté intellectuelle. Ils n’oublient pas que le spiritualisme philosophique a été considéré, lui aussi, par la théologie comme une mauvaise doctrine, qu’il fut un temps, encore peu éloigné de nous, où tout ce qu’on appelle rationalisme était condamné sans examen et sans distinction sous l’accusation commune de panthéisme, d’athéisme, de scepticisme et même de socialisme, où les libres penseurs, même spiritualistes, étaient livrés au mépris par une plume grossièrement éloquente, et l’on sait assez que cette même plume a toujours son encre toute prête pour recommencer à nous flétrir. Sans doute la théologie est devenue plus conciliante et plus condescendante, lorsqu’elle a vu qu’elle pouvait utiliser nos services, et que nous étions une bonne avant-garde contre des doctrines bien autrement menaçantes. Néanmoins nous ne pouvons oublier que, si nous avons avec les théologiens des croyances communes, nous avons aussi des principes absolument différens. Comme eux, nous croyons à Dieu et à l’âme ; mais pour eux la liberté de penser est un crime, pour nous c’est le droit et la vie, et nous aimons mieux l’erreur librement cherchée que la vérité servilement adoptée. En un mot, nous n’entendons pas qu’entre nos mains la philosophie redevienne ce qu’elle a cessé d’être depuis longtemps, la servante de la théologie.

Il résulte encore de tout ce qui précède que les spiritualistes libéraux ne sont pas tout à fait placés au même point de vue que leurs amis par rapport aux doctrines nouvelles. Pour les spiritualistes orthodoxes, toutes ces doctrines, quelles qu’elles soient, ne sont autre chose que de mauvaises doctrines, des doctrines basses, odieuses, désespérantes. Dans cette proscription générale, on enveloppe et on condamne sans distinction tout ce qui n’est pas le spiritualisme pur et doctrinal dont on a fait un credo. Le panthéisme allemand, le scepticisme anglais, le positivisme, le matérialisme, tout est confondu dans une réprobation sans réserve. La philosophie n’a autre chose à faire qu’à combattre ces mauvaises doctrines, à les refouler, et c’est surtout pour cette entreprise, si nécessaire à l’ordre social, qu’il faut s’unir à la religion, plus puissante encore et plus efficace que la philosophie dans cette lutte solennelle du bien contre le mal. Les spiritualistes libéraux, je le répète, ne considèrent pas tout à fait les choses de la même manière. Ils sont tout aussi ennemis que qui que ce soit des doctrines basses et avilissantes; ils sont surtout révoltés de l’espèce de fanatisme en sens inverse qui éclate aujourd’hui dans les jeunes écoles matérialistes. L’intolérance athée est la plus absurde de toutes, et il est évident que nous y marchons. Nous sommes donc aussi peu disposés que personne à transiger avec ces folies, et nous ne pensons pas que la philosophie se soit affranchie de la Sorbonne pour se soumettre au joug de telle ou telle école. Nous protestons contre l’orthodoxie aveugle de la négation, autant et plus que contre l’aveugle orthodoxie de la croyance. L’esprit de secte nous est intolérable partout.

Cependant, tout en faisant la part d’ignorance et d’aveuglement fanatique qui se rencontre dans les bas-fonds des écoles nouvelles, il faut reconnaître que tout grand mouvement philosophique a sa raison d’être et sa légitimité. C’est un principe qui a été suffisamment démontré par l’histoire de la philosophie, et nous ne voyons pas pourquoi on ne l’appliquerait pas au temps présent comme on l’applique généralement au passé. Ce grand mouvement critique auquel nous assistons ne prouve certainement pas que le spiritualisme ait tort; mais il prouve, à n’en pas douter, que nos moyens de démonstration sont insuffisans, qu’il y a des lacunes dans nos doctrines, qu’elles ne sont pas complètement appropriées aux lumières de notre temps, qu’elles laissent en dehors d’elles un trop grand nombre de faits inexpliqués, qu’elles se sont montrées trop indifférentes à l’égard des sciences physiques et naturelles, qu’elles ont trop abandonné la nature aux savans, enfin qu’elles ont trop préféré en général l’analyse à la synthèse.

Il y a deux sortes de problèmes en philosophie : le problème de la distinction et le problème de l’union. Ce n’est pas tout de séparer, il faut réunir. Ce n’est pas tout de dire : L’âme n’est pas le corps, Dieu n’est pas le monde; il faut encore rattacher l’âme au corps et Dieu au monde. La distinction exagérée n’a pas moins de périls que la confusion. Si l’âme et le corps n’ont rien de commun ni même d’analogue, comment peuvent-ils coexister et former un seul et même être? Si Dieu et le monde sont hors l’un de l’autre, comme une chose est en dehors d’une autre chose, comment Dieu peut-il agir sur le monde et le gouverner? Les métaphysiciens qui ne sont préoccupés que de la distinction des choses sont semblables aux politiques qui ne pensent qu’à la séparation des pouvoirs. Il faut sans doute que les pouvoirs soient séparés, c’est la condition de la liberté; mais il faut qu’ils marchent d’accord, c’est la condition de la vie et du mouvement. Or il me semble que le spiritualisme du XIXe siècle a été trop préoccupé de l’un des deux termes du problème, de la distinction, qu’il a négligé le point de vue de l’union. Il a distingué la psychologie de la physiologie, et cela était excellent. Il faut en même temps les rapprocher, c’est ce qu’il n’a pas assez fait. Il a distingué les facultés les unes des autres, mais il n’a pas assez montré leur action commune. Il a montré Dieu hors du monde et le monde hors de Dieu; il n’a pas assez montré Dieu dans le monde et le monde en Dieu.

Il n’est pas dans la nature des choses qu’une doctrine philosophique reste immobile et stagnante comme un dogme théologique. La philosophie, de même que toutes les sciences, ne prouve sa vitalité que par le développement et le progrès. L’expérience historique nous prouve que l’idée spiritualiste est susceptible de prendre les formes les plus différentes, de se concilier avec les points de vue les plus variés. L’idée spiritualiste a pu se concilier avec l’idéalisme de Platon et avec le naturalisme d’Aristote, avec le mécanisme de Descartes et le dynamisme de Leibniz, avec l’animalisme de Stahl et le vitalisme de Montpellier, avec le mysticisme de Malebranche et l’empirisme de Locke. L’idée spiritualiste, n’ayant point exclu la variété et le mouvement dans le passé, ne l’exclut pas davantage dans l’avenir. On conçoit donc aisément que, sans rien abandonner de fondamental, la pensée spiritualiste puisse se transformer et se renouveler, comme elle l’a fait déjà si souvent. On nous le demande de tous les côtés; les théologiens libéraux, tels que le P. Gratry, trouvent notre philosophie sèche et étroite, tout aussi bien que les métaphysiciens novateurs, comme M. Vacherot. Il faut bien qu’il y ait quelque chose de vrai dans des reproches qui nous viennent de côtés si différens. On accuse notre philosophie d’être à la fois froide et timide, de ne donner complètement satisfaction ni à l’esprit religieux ni à l’esprit scientifique. Elle a craint le mysticisme, elle a craint la métaphysique, elle a craint la science, et, pour échapper à tous ces écueils, elle a trop aimé à se reposer dans l’érudition. Pour reprendre sa marche ascendante, il faut qu’elle ose, il faut qu’elle travaille à s’enrichir et à se compléter, il faut qu’elle s’assimile ce qu’il y a de bon dans les écoles adverses, il faut qu’elle ne craigne pas trop une certaine division dans son propre sein, car la diversité des points de vue semble être un des caractères essentiels de l’esprit philosophique; il faut enfin qu’elle prépare des matériaux à la reconstruction d’une philosophie nouvelle.

En parlant ainsi, je n’indique pas seulement ce qui doit se faire, j’indique ce qui se fait. Il est évident, pour tous ceux qui savent ce qui se passe, qu’un travail de rajeunissement et de rénovation s’opère dans le sein de la philosophie spiritualiste. Elle se rapproche des sciences, dont elle fait une étude de plus en plus attentive et sérieuse, elle réconcilie la psychologie et la physiologie. Elle s’informe de toutes les idées nouvelles, et elle cherche librement à s’en rendre compte. Elle étudie scrupuleusement les monumens de la philosophie allemande. De jeunes métaphysiciens pleins de sève et de prudente audace mûrissent dans la solitude les fruits d’une pensée inquiète et pénétrante qui ne se contente plus de lieux-communs. Elle se complète par de fortes études sociales, politiques et esthétiques[5]. S’il était possible de rallier ces élémens divers, on verrait que, malgré le préjugé contraire, l’école spiritualiste est encore la plus active, la plus féconde, et je dirai même la plus progressive des écoles contemporaines. Tandis que nous marchons et que nous nous renouvelons, les autres se figent et se cristallisent. Nous sommes passés du dogme à la liberté; elles passent au contraire de la liberté au dogme. Tel sceptique doute de tout avec l’âpreté d’un docteur de Sorbonne. Le positivisme, le matérialisme, se forment en églises, et hors de ces églises il n’y a plus de salut. L’esprit de secte les asservit; l’esprit d’examen nous affranchit. Nous ouvrons nos rangs tandis qu’ils ferment les leurs. Où est le mouvement? où est le progrès? où est la vie?

Telle est aussi la conclusion à laquelle arrive un savant et profond penseur qui vient de nous donner l’intéressant tableau des études philosophiques en France au XIXe siècle[6]. M. Félix Ravaisson, l’éminent historien d’Aristote, n’a pas reculé devant cette proposition, paradoxale en apparence, que c’est aujourd’hui l’idée spiritualiste qui est en progrès. Le bruit qui se fait à la surface de notre société agitée ne lui est pas la vraie mesure de ce qui se passe véritablement au fond des esprits. En reconnaissant avec une haute impartialité les services rendus par les nouvelles écoles, il montre que toutes, même les plus hostiles, quand elles sortent de la critique, en reviennent toujours à des principes qui ne sont sous d’autres noms que les principes mêmes qu’elles avaient combattus. Matière et force, disent les uns; tout n’est donc pas matière. Idéal, disent les autres; tout n’est donc pas positif. Axiome éternel, dit celui-ci; tout n’est donc pas phénomène. Ressort, tendance instinctive vers le mieux, dit un dernier; tout n’est donc pas combinaison fortuite. Ainsi, du sein même de la critique, mais d’une critique se rendant de plus en plus compte d’elle-même, reverdiront, refleuriront les principes si décriés. L’esprit public, aveuglé et enivré par l’entraînement des réactions, les adoptera sans les reconnaître sous des noms différens; puis viendra sans doute quelque esprit vigoureux qui, rassemblant ces élémens épars dans une synthèse nouvelle, rendra à la pensée spiritualiste sa puissance et son éclat. Peut-être périrons-nous dans cette révolution dont nous n’aurons été que les obscurs préparateurs, simples chaînons entre ce qui tombe et ce qui s’élève; mais qu’importe qu’une école périsse, si l’idée qui repose en elle renaît plus vivante et plus jeune, revêtue de son immortel éclat!


PAUL JANET.

  1. Je dois cependant rappeler deux travaux publics ici même : celui de M. F. Ravaisson (Revue du 1er novembre 1840), où l’auteur opposait au point de vue sceptique de la philosophie écossaise le point de vue de Maine de Biran, et celui de M. Naville sur Maine de Biran, sa vie intime et ses écrits (Revue du 15 juillet 1851).
  2. On sait que Cabanis, si franchement matérialiste dans les Rapports du physique et du moral, est parvenu à une philosophie toute différente dans sa Lettre à Fauriel sur les causes premières.
  3. Ampère lui-même semble avoir fait ce partage dans la dernière lettre de la correspondance publiée par M. Barthélémy Saint-Hilaire.
  4. En Allemagne, le système de Schelling est appelé idéalisme objectif, et celui de Hegel idéalisme absolu, ce qui correspond bien à la différence que nous signalons.
  5. M. Caro (le Matérialisme et la Science), M. Magy (la Science et la Nature), ont commencé à jeter les bases d’une philosophie naturelle. M. Fr. Bouillier (l’Ame pensante et le Principe vital), M. Albert Lemoine (le Sommeil, l’Aliéné, l’Ame et le Corps), ont rattaché la psychologie à la physiologie. M. Ad. Franck (Philosophie du droit pénal et du droit ecclésiastique), M. Beaussire (la Liberté dans l’ordre intellectuel et moral), et surtout M. Jules Simon, dans ses nombreux ouvrages devenus si populaires, ont constitué une vraie philosophie politique. M. Ch. Lévêque (la Science du beau) nous a donné un bel essai d’esthétique. M. Ern. Bersot (Libre philosophie, morale et politique) associe la philosophie aux libres mouvemens de la philosophie du dehors. Mentionnons aussi quelques noms qui ne sont pas encore connus du public, mais qui ne tarderont pas à l’être : M. Lachelier, qui professe avec succès à l’Ecole normale; M. Fouillée, dont l’Académie des sciences morales vient de couronner un mémoire sur la philosophie de Platon, aussi remarquable par la pensée que par la science. Nous nous permettons enfin de faire allusion plus haut au cours que nous venons d’inaugurer à la Sorbonne sur la philosophie allemande.
  6. La Philosophie en France au dix-neuvième siècle, par M. F. Ravaisson, de l’Institut. — Rapport publié sous les auspices du ministère de l’instruction publique.