Le Stylet en langue de carpe/04

La bibliothèque libre.
Édition des cahiers libres (p. 51-69).

IV

La blessée

Une femme qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin d’en faire des reliques…
Théophile Gautier.
Mademoiselle de Maupin (IV).


De fait, cette femme rousse est magnétiquement belle. Son corps, long et élastique, a la minceur musclée d’une physiologie d’éphèbe entraîné à tous sports. La vêture féminine, pourtant, lui reste seyante. Elle a un teint de fruit. Sous sa chevelure, qui arde à tous les jeux de lumière, sous ce casque où rutilent les nuances innombrables du métal fondu, la peau apparaît d’une prodigieuse tendresse de coloris. Le masque est étroit. La bouche se gonfle, comme faite de trois bigarreaux mûrs. Le menton protubère, fendu par une délicate rainure, épanouie en deux volutes, qui paraissent porter la bouche. Le nez, droit et mince, est délimité comme un tracé d’eau forte. Sous un front dont la nuance réclamerait le vieil arsenal de métaphores classiques, où les roses le disputent aux lys, les yeux larges, aux paupières battues, ont des sclérotiques couleur de lait. Elle fixe sur moi deux pupilles merveilleuses, d’un bleu lumineux et transparent. Elle est si attirante, que je lui dis ironiquement :

— Vous avez, je le reconnais, bien fait de me ficeler.

Elle dit, avec un sourire :

— C’est parfaitement mon avis, et je me suis passé de votre autorisation. Mais, dites-moi donc pourquoi vous abondez dans ce sens ?

— Vous êtes trop belle, et je n’aurais pas résisté au désir de…

— De quoi ?

— De vous prouver combien je suis sensible à la beauté.

Elle hausse les épaules :

— Vous êtes bête, mais cette moquerie prouve que vous savez où est May. Elle vous a dit, j’en suis certaine, quelle femme je suis. Vous avez donc eu peur, et l’avez conduite quelque part. Je veux savoir où ?

Je ne réponds rien. Alors, elle prend une cordelle :

— Vous voyez, j’étais bien munie de ficelles à votre usage. Celle-ci est de trop. Vous ne craignez pas le revolver, mais vous allez peut-être avoir moins de goût pour le knout.

Elle plie la ligotte au milieu. Cela fait deux lanières, longues d’un mètre.

— Voyons ça !

Elle recule et lève cette arme, puis fait un pas et m’en applique un coup violent. Quel féroce cinglon en plein thorax ! J’en ai le souffle coupé. Je tire sur mes liens. Il faut que je me dégage. Ça ne peut pas durer ainsi. D’une torsion ardente de tout mon corps, je tend les fines cordes qui m’enserrent les poignets.

Et, dans cet effort, mes yeux tombent sur la porte, qui se trouve au pied du lit.

Avec une stupeur nouvelle, je vois alors la poignée de porcelaine qui tourne, puis l’huis s’entrebaille et…

Décidément, les surprises s’échafaudent, comme dans un vaudeville Car j’ai vu dans l’entrebaillement, et prête d’entrer… J’ai vu May…

Sans doute, ma cambrioleuse a laissé l’appartement ouvert, et c’est devenu un lieu de rendez-vous…

La femme rousse suit mon regard. Elle se tourne, prompte comme un félin, voit May, qui la voit à son tour. La porte se referme, May fuit, mais l’autre s’élance. On dirait qu’elle a bondi, toutes griffes dehors. Son cri de triomphe est celui d’une bête saisissant une proie.

May doit être agile aussi, la petite garce. Il semble pourtant qu’elle se soit effacée trop tard. J’entends l’ardente rousse qui la rejoint dans le vestibule. Des cris incompréhensibles me viennent. Une sorte de lutte sonne, puis un gémissement. Je perçois encore le bruit d’une chute, comme si l’une des deux inconnues s’affaissait. Pauvre May… L’autre va la tuer… Et moi ?…

Rageusement, je secoue encore mes liens, quand…

C’est May qui reparaît à la porte.

Elle jette un coup d’œil curieux dans ma chambre. Comme elle est blême ! C’est donc cette fillette qui a triomphé de la jeune athlète aux cheveux enflammés ?

Sans dire un mot, elle entre alors jusqu’à la table qui fait face à la fenêtre. Elle voit des ciseaux à papier, les prend, revient à mai et coupe prestement un des liens de mes poignets. Ensuite, froide et silencieuse, elle sort et disparaît.

Je m’efforce de sortir du diable de ligottage qui m’étreignait. Il me faut deux minutes. Avant que j’en ai fini, je perçois le bruit de la porte du vestibule qui se referme. May s’en va… Me voici debout. Je cours pour la rattraper et bute dans un corps étendu.

La femme rousse gît à terre, couleur de cire, avec un beau poignard en pleine poitrine.

Depuis mon réveil, plusieurs doses d’ahurissement m’ont été offertes, mais, cette fois, je suis au degré optime. Je reste là, debout, à regarder ce cadavre ; j’ai la tête vide et les yeux fous.

D’un coup, l’affaire prend un aspect redoutable. À Venise, au quatorzième siècle, c’eut été une aventure banale. Mais à Paris, aujourd’hui ? Me voilà soudain sur les bras une affaire criminelle, dans laquelle, d’un coup de réflexion, je devine que mon innocence devra sembler des plus improbable.

Ce n’est pas drôle. Je prévois que, bientôt, j’habiterai la paille humide des cachots, inculpé du meurtre d’une femme rousse. C’est peut-être là une circonstance aggravante…

Et malgré tout, car je suis écrivain, et je m’analyse, je consens à admirer le spectacle du corps étendu. Ce nez pincé, ces yeux clos et cette bouche qui se décolore, est-ce beau, mon Dieu, est-ce beau ?…

Je me penche sur elle.

Nom de… ! Mais elle respire… Elle vit… L’espoir renaît en mon cœur. Si je ne veux pas que la justice étale aux regards des foules tous les vices qu’elle me découvrira ; si je veux éviter de relire les souvenirs rapportés des Plombs — qui sont plutôt ici des caves — par Casanova, il me faut sauver cette victime d’une passion que, jusqu’ici, je tenais pour beaucoup moins criminelle.

La sauver, c’est facile à dire… Avec un poignard enfoncé là, on peut parier à mille contre un pour quelque organe essentiel transpercé. Mais je suis stupide de réfléchir et de me faire des discours intimes. Chaque minute rend peut-être le sauvetage plus ingrat. Il faut tenter l’impossible. Je regarde d’abord avec plus de sang-froid comment fut donné le coup. Ensuite je retire l’arme doucement. Ma main tremble. Je vais peut-être voir jaillir le jet pourpre qui dénonce la traversée d’un gros vaisseau. Non…

Il est vrai, l’hémorragie est peut-être intérieure ?… Je ne sais que faire. J’ai peur, à bouger cette magnifique statue, de chasser ce qui reste de vie en elle. Et pourtant je sens bien qu’il faut agir.

Comme tous les gens qui ont voyagé j’ai des notions de médecine. J’examine de près, je cherche à calculer par où passa le poignard, que je tiens dans ma main et au bout duquel pend une gouttelette de sang.

Mais, en somme, si mes connaissances anatomiques ne sont pas trop inexactes, il se pourrait que la blessure ne fut pas mortelle. Rien n’est peut-être lésé de très important. Évidemment, il faut dire « peut-être ».

En tout cas, je ne vais pas laisser là cette malheureuse. Et dire que tout à l’heure elle me voulait tant de mal, à moi qui donnerais en ce moment tout pour la sauver !

Je la saisis avec précaution sous les épaules et sous les jarrets, puis je la porte très lentement sur mon lit

Lorsque je la regarde étendue, avec ce nez pincé et la bouche sans couleur des cadavres, je reste encore une minute sans savoir quoi faire. Il me semble que le moindre geste va finir son destin, et je retiens mon souffle, comme si ce seul mouvement de mon thorax courait le risque de la faire mourir. Pourtant, il faut sortir de cette stupeur imbécile. Je me décide à la déshabiller.

Quelle besogne, Seigneur ! J’en garde, à l’évoquer, un agacement dans les mains et une horreur glacée entre les épaules. Mais ne faut-il pas que le médecin la trouve couchée normalement et non pas avec cet aspect défait, dans son costume de ville, qui sent à plein nez le drame, voire l’erreur judiciaire ?

J’arrive enfin à mettre nu ce corps sans vie dont il me semble que la chair se refroidit à chaque contact involontaire de mes doigts agacés. Avec des précautions puériles et désespérées, je fais sur la plaie rose un bandage d’ouate trempée d’alcool. Ensuite je tire le drap sur cette forme cireuse et je reste debout à contempler. Le fin visage remue dans mon cerveau ému toute une littérature sur la mort et ses mystères, le tombeau et ses secrets.

Il m’a fallu plus d’une heure pour accomplir cette besogne atroce de dévêtir une femme à l’agonie. Je me passe les mains sur le front, cherchant quel nouvel acte accomplir. Il me semble qu’elle respire régulièrement et que la cage thoracique soit à peu près intacte. La blessure saigne pourtant un peu. Un sang mêlé de liquide séreux. Qu’est-ce à dire ?

Je m’efforce encore de deviner la gravité du coup par le sens de l’enfoncée. On a frappé de bas en haut, selon la tragique tradition florentine. L’entaille comporte une bavure avant le trou, au ras même du lieu où une dépression légère qui ne s’est pas effacée marque l’effort de défense, et la résistance d’une main qui s’est efforcée de détourner l’arme. La plaie constitue une sorte de bouche, entrebaillée en haut, où la dilacération intérieure a distendu les tissus. Une goutte de sang filtre avec lenteur comme je contemple l’orifice par lequel une existence humaine s’abolit. Et dans une étrange émotion, lascive et sadique, je me retiens de prendre ce sang avec mes lèvres.

Je tâte autour de l’orifice et à mon toucher la chair baille légèrement, accusant un talus double de pulpe rosée, où sourd, par une infinité de points, un liquide noirâtre. Je regarde cela de si près que je sens distinctement l’odeur particulière, phosphorée et saline, du sang frais…

Soudain, comme je me relève, le cœur battant je ne sais pourquoi, je vois les yeux de la blessée qui s’ouvrent. Nous nous contemplons. Elle revient d’où ?… et que doivent dire mes regards lorsque je suis partagé entre des émois si étranges, où la sexualité et peut-être l’amour se mélangent à une pitié admiratrice, nuancée de joie confuse ?

La femme rousse a, en ce moment, des yeux extraordinaires, d’un bleu si tendre et si menteur qu’on croirait y lire une émotion de fillette pure. Et devant le corps viril que je viens de dévêtir, la duplicité d’une telle apparence donne à l’inconnue un charme de plus. Elle réfléchit trois secondes. Un magnifique sang-froid revient dans cette âme brutale qui tout à l’heure se réjouissait de me faire souffrir.

Elle questionne enfin, d’une voix si frêle que je crois ouïr la plus parfaite musique dont on puisse rêver :

— Mortelle, la blessure ?

J’hésite. C’est si inattendu, cette question sèche et glaciale, que peu s’en faut de m’entendre répondre violemment oui. Car je ne puis me retenir de désirer voir cette mystérieuse femme enfin domptée. Ah, la faire pleurer !…

Mais je me domine et articule avec lenteur :

— Non. Rien qu’une petite entaille. Ne bougez pas et ne parlez pas.

Nous nous regardons un instant en silence et je demande enfin bêtement :

— Êtes-vous bien ?

Je vois ses lèvres esquisser un sourire.

— Bien ? Non. Mais vous n’êtes pas médecin. Ce que vous dites et rien s’équivalent. Allez chercher un spécialiste.

Je crois bon de faire de l’esprit :

— Un spécialiste des coups de poignard ?

Les beaux yeux bleus durcissent :

— Il y en a, vous semblez l’ignorer.

Je reprends :

— Je vais appeler au téléphone un médecin de mes amis ?

— Oui !

Comme je ne m’éloigne pas encore, elle chuchote :

— Vous m’avez déshabillée, que de soin ! N’avez-vous fait que cela ?

— Chut !

Elle dit pour elle seule :

— Cette May. Si je vis, elle…

— Chut, voyons ! Mais dites-moi comment ou vous nomme ?

Un nouveau sourire déclot sa bouche.

— Vous y tenez ? Je crains pourtant de ne pas aller à ce soir. Et mon nom vous sera inutile.

— Mais non, je vous sauverai. Et vous êtes ici pour un temps.

Elle demande avec une imperceptible ironie :

— Vous voulez me garder ? Alors c’est la grande amour ?

— Dites-moi toujours votre nom ?

— Tant pis pour vous ! Je crois que vous pouvez sans danger me nommer Rubbia.

Elle eut une crispation, ses mains sortirent des draps, et se fermèrent. Je vis avec terreur ses yeux s’agrandir, puis se clore. Elle murmura d’une voix lente et imperceptiblement sanglotante :

— Je vais mourir… Cette fois, ça…

 

Le docteur Sauvier fut chez moi vingt minutes plus tard. C’est un ami de lycée. Il sait que j’ai couru le monde, et, en bon bourgeois peureux, me tient pour un bandit, capable de tout, dont la conscience doit abonder en remords. Nul crime dont il ne me croie capable.

Je lui dis en deux mots à son entrée chez moi :

— Deux femmes ennemies se sont rencontrées tout à l’heure ici. L’une a usé sur l’autre du poignard. Viens voir la plaie, et dis-moi ce qu’il en faut penser ?

Il s’approcha du lit, tira le drap et cligna devant ce corps nu, où la blessure riait en rouge sur un fond jaune à la fois et lacté.

Il me murmura à l’oreille :

— Fichue !

Ensuite, il ouvrit sa trousse et sonda. Sa tête balançait de droite à gauche, mi-crainte mi-espoir.

Il fit la moue au bout de trois minutes et écouta ensuite, l’oreille sur cette poitrine à peine soulevée d’un souffle infime. Et dire que je fus presque jaloux de cette posture familière sur un corps qui pourtant ne m’appartenait pas.

Il compta le pouls et fit à nouveau la grimace :

— Heu… Heu…

Sans plus s’occuper de moi que si je n’eusse pas été là, il prit alors sa seringue de Pravaz et une ampoule dont il cassa le bout de verre après avoir flambé l’aiguille à la flamme d’un peu d’alcool que je lui apportai dans une soucoupe.

Il hésita à instiller sa pharmacopée, dans la cuisse ou dans le bras, et se décida pour le bras.

Ensuite il écouta longuement le cœur.

Rubbia n’avait pas ouvert les yeux et il me parut que ce fut volontaire, car les paupières tremblaient comme lorsqu’on veut se forcer à ne rien voir.

Enfin, ayant mis un pansement sur la plaie et ramené le drap sur le beau corps étendu, Sauvier me fit signe de le suivre.

Nous allâmes au salon.

Il se mît à rire, avec ce cynisme brutal des médicastres de grandes cités :

— Tu les arranges bien, tes maîtresses, bandit !

Je protestai :

— Je t’ai dit la vérité, bourrique !

— Penses-tu que je me laisse conter des fables de ta façon, journaleux !

— Dis donc, n’insulte pas mon honneur professionnel.

Je riais et il rit aussi.

— Tu me diras les choses en détail, assassin, ou sinon…

— Je veux savoir d’abord si elle s’en tirera.

— Ah ! le joli cœur, il ne pense qu’à ça. Tu as peur de perdre une belle mécanique à volupté, hein, jouisseur.

— Tu m’embêtes à la fin. Je ne la connais même pas. Il y a deux heures, je ne l’avais jamais vue. Mais tu avoueras qu’elle est belle, hein, tout croquant que tu sois ?

— J’avoue, j’avoue ! Tout de même, ce n’est pas mon genre de femme. Ça sent la perversité, le vice et mille choses dangereuses, une femelle de ce style.

— Va toujours, on sait bien que tu es porté pour les maritornes. Mais dis enfin si elle a une chance.

— Oui, ma foi. J’en suis épaté. Le coup a été porté d’une poigne ferme. Toutefois il a passé sans rien percer d’important. C’est ce qu’on peut nommer une réussite…

— Merci !

— Il n’y a pas de quoi. Mais la secousse a été rude, elle aura du mal à se remettre en bon équilibre…

— Pourquoi ça ?

— Système nerveux surmené, surchauffé, surcompressé. C’est le modèle féminin d’aujourd’hui, mais on ne joue pas conjointement à l’athlète et à la passionnée, on ne s’adonne pas au sport et à tous les vices en même temps sans danger. La machine humaine n’est pas faite pour les tours de force…

— Pot-Bouille !

— Je dis la vérité. Cette femme-là représente la fièvre de plaisir et de vitesse, de curiosité et de volupté, de voyages et de violences, de sports sains et de désirs antiphysiques qui possède, du moins, fragmentairement, notre société. Mais avoir tout cela en soi comme une ménagerie… Tu parles si ça doit vous user la moelle !… Enfin, dis donc, tu verras la suite. Après tout elle est soumise aux lois naturelles et nous le sommes comme elle. Je t’ai connu philosophe, c’est le moment de relire Spinoza ou Leibnitz… Mais dis-moi donc comment se déroula l’aventure qui met dans ton lit cette rousse statue avec un coup de poignard dans la panse ?