Le Stylet en langue de carpe/08

La bibliothèque libre.
Édition des cahiers libres (p. 123-139).

VIII

Guet-Apens

Et ils reprenaient le silence, en se serrant les mains, car ils n’osaient pas se dire, ce qu’ils savaient pourtant si bien, que c’était un signe de malheur.
Maurice Barrès. L’Ennemi des Lois (Chap. III).


Deux jours après ce que je nommerai l’acquisition du stylet en langue de carpe, je passai rue Auber devant la rue Budreau. Comme je traversais la chaussée, une puissante voiture auto, de marque italienne, vira derrière moi avec une magnifique prestesse et m’eût écrasé si, en vieux rôdeur du monde, je n’avais pas des oreilles partout. Sans rien voir, j’entendis sur mes pas le ronflement saccadé. D’un geste rapide je fis alors un crochet qui m’écarta de la distance utile.

La voiture me frôla. Elle était vide L’idée d’un chauffeur prenant à cinquante à l’heure une rue pareille en plein après-midi me sembla extravagante, mais je n’eus toutefois pas idée qu’il y eût là un essai savant et bien combiné d’écrasement.

L’auto s’arrêta, d’un coup de frein solide, devant l’entrée du square de l’Opéra. Le chauffeur ne se retourna pas. Je continuai donc mon chemin sans penser plus à cet événement. J’ai couru assez de risques dans mon passé pour n’en point tenir exacte comptabilité.

Le lendemain, je dus me rendre à l’Emporium. Mon espoir n’était pas disparu de me faire envoyer par Eldyx en quelque pays lointain. J’irais tout aussi bien enquêter sur les plantations de Java, les mines d’or d’Australie, les espoirs commerciaux des Nouvelles-Hébrides ou les pétroles de Sakhaline. Ces questions valent bien les problèmes dont on passionne les foules en ce pays : Concours du fauteuil le plus confortable dans la tradition mobilière, de la meilleure façon d’accommoder la merluche, du plus beau coq-à-l’âne de la littérature, de la plus esthétique forme de pot-de-chambre, de l’arbre le plus chéri, pour les gens d’humeur bucolique, et de l’actrice la plus chaste dont parle l’histoire. (Ce dernier surnommé le concours de la rosière aux trois coups.) Il a été encore organisé sérieusement des plébiscites sur ces admirables sujets : Dormez-vous sur le dos ou sur le ventre ? Quel est à vos yeux le plus estimable arrondissement de Paris ? Regrettez-vous de ne pas avoir six doigts de pieds ? Quel est votre écrivain favori, de Lycophron et d’Aristide Bruant ? Combien faut-il de boutons à la capote du soldat pour qu’il remporte la victoire ? Considérez-vous qu’il soit sain et bienfaisant d’apprendre aux enfants à marcher sur les mains ? Faut-il enseigner le tango dans les lycées de jeunes filles ? Clovis était-il bègue ? Que faites-vous des journaux après les avoir lus ? Comment allez-vous dénommer votre troisième enfant ? Faut-il créer un impôt sur les stylographes ? Une jeune fille de bonne éducation peut-elle dire « je m’en fous » ? Faut-il assimiler les Prix Littéraires au vol qualifié ? Quel est le plus célèbre imbécile contemporain ? Quelles seront, de nos célébrités actuelles, celles qui, dans dix ans, seront atteintes de paralysie générale ? Combien y a-t-il de fripons, en moyenne, dans une Chambre des députés ? Aimeriez-vous mieux avoir la jaunisse ou le Grand Prix Gobert ? Comment étaient les cheveux de votre maîtresse préférée ? Faut-il pour la prospérité française encourager la pêche au saumon ou la pêche au goujon ? Quelles sont vos impressions sur l’île de la Grande-Jatte ? Avez-vous mangé des pieds d’éléphants à l’étouffée, et pensez-vous que cette cuisine remarquable ait chance de se populariser ? Faut-il créer dans nos administrations gouvernementales, un système de pistonnage muni de tous les perfectionnements scientifiques, à l’exemple du moulin à prières des Thibetains, mais mû à l’électricité ?… etc…, etc…

Il est évident, devant ce questionnaire, qu’il ne serait pas moins intéressant de connaître les secrets de la cyanuration dans les mines d’or, chose qui peut en somme trouver une utilisation pratique le jour ou on s’apercevra que l’hippodrome du Tremblay, par exemple, est un terrain aurifère. Et qui sait si les planteurs de cacao de Java, interviewés par moi, ne donneront pas, à un de nos si distingués ruraux, idée d’acclimater en France une race savamment sélectionnée de cacaoyers ou de vanille mâle ?…

Enfin, j’avais fini par convaincre à demi cet Eldyx, qui s’était trouvé fort déçu par Théopipe. Mais il fallait cinquante mille francs et le drille regimbait. Le chantage, tout comme la terre à blé, ne rendait plus selon les statistiques. Quant à la publicité, elle tendait à devenir exclusivement lupanaresque. Or, Eldyx avait des scrupules. Moraux d’abord, puis autres, parce qu’il lui répugnait, ayant des intérêts dans une maison de tolérance, de se ruiner en prônant dans son canard la concurrence des maisons de rendez-vous. Malgré les tiraillements, je pensai bien vaincre mon homme et ce jour-là je me rendais chez lui d’un pas allègre, avec des arguments fourbis à neuf.

L’Emporium se trouve boulevard Haussmann. À droite et à gauche on édifie des gratte ciel, au moins de petit module, mais enfin assez confortables, puisque la municipalité a autorisé d’atteindre le douzième étage.

Or, j’arrivais d’un pas tranquille aux palissades qui s’étendent jusqu’aux trottoirs et venais de descendre sur le pavé de bois quand derrière moi plusieurs autos à la file arrivèrent.

Je remontai par une porte sur la partie réservée aux maçons, pour éviter les carrosses qui me faisaient souvenir du coup de la rue Boudreau. Alors, au-dessus de ma tête j’entendis une sorte d’ébranlement et je fis aussitôt un bond de côté, sans savoir pourquoi et avant d’avoir réfléchi.

Au même moment, une énorme pierre, pesant bien dans les cent kilos, tombe à ma gauche et s’enfonce profondément dans les gravats en faisant une poussière énorme et en ébranlant le sol.

Diable ! Je ne réfléchis pas et m’élançai sans attendre dans la vaste bâtisse presque déserte. À vingt pas une échelle m’apparut. Je sautai sur ses degrés. Au premier étage, constitué par des poutrelles de fer ou des planches faisaient des passages, je courus à la recherche d’une autre échelle. Trouvée, je la gravis aussi vite. Je pensais que la pierre vint de là ou de l’étage au-dessus ; je voulus donc regarder si quelqu’un s’y trouvait, à contempler le boulevard, et par suite devenait propre à encaisser les responsabilités de cette tentative d’assassinat.

Je ne vis pas un chat. Alors je montai plus haut. Mais j’eus beau gagner les combles, il me fut impossible de mettre la main sur l’individu qui venait de me laisser choir sur le sinciput, en vain, heureusement, un bloc propre à réduire la victime à l’état de limande. L’auteur de l’aventure avait sans nul doute ménagé ses derrières et fui dès qu’il m’entrevit montant au pas accéléré.

Je fus quinaud, et mieux, je dus offrir des excuses à un monsieur en redingote, armé de plans et de graphiques, qui m’avait vu dans mon ascension et faillit appeler la police tant sans nul doute je devais avoir l’air agressif.

Le danger couru ne m’empêcha point de fournir à Eldyx, peu après, des aperçus savants sur ce que j’attendais de lui. Mais il resta encore une fois de glace. J’ai appris depuis qu’il eût câblé aux divers pays parmi lesquels on choisirait finalement pour mon voyage-enquête. Et il tentait d’extraire des gouvernements et des entreprises du cru des fonds considérables, qui fissent avant mon départ une affaire déjà bénéficielle de ce vaste reportage.

Bien entendu, si je m’acharnais à vouloir partir, c’était pour emmener Rubbia et perdre ainsi tout contact avec la clique dangereuse et menaçante dont elle m’avait esquissé la force et les exploits. Rentrant le soir chez moi, pour la première fois je pris des précautions soigneuses afin de ne me laisser approcher ni toucher. Je n’eus aucune honte de me retourner souvent et de surveiller mes entours comme le roi Jean à Poitiers. Mais, lorsqu’on se méfie, votre méfiance engendre des fantômes, et c’est bien comme cela que les gens prédisposés à la folie de persécution voient les faits quotidiens enjoliver et nourrir leur manie.

Le certain est que je me découvris — illusoirement sans doute — entouré de gens menaçants. Un nègre surtout m’inquiéta un peu. Il semblait me suivre. Et sa main enfoncée dans une poche avait tout l’air de tenir une arme prête. S’il m’avait frôlé, je lui eusse administré le plus formidable uppercut que jamais boxeur amateur ait descendu sur la face d’un inconnu. Mais sans doute — au cas où ses desseins fussent fâcheux — ce qui n’est pas prouvé — eut-il le pressentiment de ma mise sous pression, car il disparut devant la rue du Helder. Après avoir traversé là le boulevard et juste comme je passais devant la porte centrale du Crédit Lyonnais, trois hommes qui causaient ensemble, immobiles, se tournèrent de mon côté. Je fis un détour pour ne pas les approcher. Cela finit de m’exaspérer. Je n’ai pas l’habitude de ces prudences froussardes. Bon quand j’étais espion et que je pouvais orgueilleusement dire avoir contre moi tout un État, du premier au dernier de ses habitants. En ce cas, on n’a aucune honte d’agir selon les règles d’une crainte calculée. Les dangers sont énormes et il a fallu déjà un fier souffle pour aller au devant d’eux. Mais ici, en plein Paris, à cinq heures du soir, ce rôle de lièvre pourchassé m’excédait.

Sitôt rentré chez moi, et mon pyjama revêtu, je songeai exposer tout à Rubbia. Elle s’était éprise de peinture, subitement Je la trouvai en train d’aquareller sur une feuille de papier chinois une estampe galante du pays jaune. Elle avait vraiment une sorte de divinatoire habileté en tous arts. J’admirai son paysage simple et savant, avec les repères juste suffisants pour maintenir dans l’esprit les intentions descriptives de l’auteur. Rien de plus et surtout pas de détails. L’art chinois a cette merveilleuse supériorité sur le nôtre qu’il ne représente pas, ne figure pas, mais veut procurer des évocations par synthèse. En somme il se rapproche du langage écrit et ses intentions sont idéographiques. Rubbia avait réussi à merveille ce dessin un peu figé, mais si complet, quoique en vérité ne contenant rien.

Je lui dis :

— Rubbia, tu es une grande artiste d’Extrême-Orient.

Elle se mit à rire :

— J’ai vécu à Canton, dit-elle.

— Cela ne saurait suffire pour donner ce sens que tu me parais avoir d’une forme d’art si évoluée.

— Je reconstruis une estampe vue jadis.

— Où çà ?

Elle me regarda avec ironie :

— Dans un palais dont on venait de tuer les propriétaires.

— Pas pour toi ?

— Non, mais enfin, j’avais aussi intérêt à leur mort

— Fichtre ! Tu me rappelles les gens qui m’ont poursuivi aujourd’hui et n’ont manqué ma mort que de peu.

Elle tourna vers moi un visage anxieux. Son visible tourment me fit un plaisir infini, car je quêtais d’elle tout ce qui pût témoigner d’un véritable amour.

Alors je lui contai tout avec précision, et son visage se détendit :

— Tu es l’homme qui sait se défendre, dit-elle enfin dans une sorte de soupir admiratif.

— Je le voudrais, Rubbia, parce que je devine que tu ne saurais aimer un faible.

Elle leva une main en l’air, et les plis de sa bouche tombèrent :

— Sait-on jamais, Paul ? La faiblesse, la timidité et même la peur ont leur charme.

Je me tus, fouillant son visage de toute ma curiosité. J’avais la face durcie et méchante sans doute.

Elle me regarda, soutenant froidement mes pupilles fixes et j’eus le sentiment d’un abîme entre nous que rien jamais ne saurait combler.

Pourtant, je ne voulais que l’aimer. Mieux, ce que je sentais de si profondément mystérieux et rebelle en son âme cuirassée m’apparaissait un attrait de plus en cette forme charnelle si virile. Je n’en souffrais pas comme font tant d’amants. Qu’importe, après tout, que les amants ne se comprennent et ne se confient jamais. Même quand ils croient le faire, les mots n’ont jamais un sens semblable dans leurs deux esprits. Je l’avais déjà bien souvent remarqué. C’est chimère que cette fusion des cerveaux dont on voudrait instinctivement compléter la fusion des corps. On doit trouver toute sa joie à aimer, et n’attendre de réciprocité que selon les apparences…

Ma pensée flottait sur ces questions de l’amour si souvent traitées dans les livres et devenues plus obscures à mesure que la littérature les commente.

L’Amour est un mot qui désigne tout ce qu’on veut. Ainsi le mot homme désigne aussi bien des êtres inférieurs au singe que des génies, avec une totale indifférence, et une moqueuse égalité…

Je compris soudain que notre conversation était engagée dans une de ces impasses que chérissent les amoureux parce qu’ils goûtent un sadique plaisir à se quereller, mais je me dominai et pris un cigare :

— Rubbia, dis-moi si cette peinture chinoise est un plaisir pour toi, ou simplement un moyen de penser hors tes pensées habituelles, ou enfin une distraction quasi-indifférente ?

— Tu es curieux, dit-elle. Je te le dirais volontiers, mais je l’ignore. Dans les livres de philosophie seulement les sentiments et impulsions humaines se distinguent nettement et s’isolent de telle sorte qu’on puisse désigner un fait spécial avec tel vocable qui le distingue de tel autre nommé par tel autre mot. Dans nos âmes tout est confus et multiple. Il m’est impossible de dire ce que j’éprouve.

Je revins brutalement à ma préoccupation de principe :

— Les journaux n’ont point parlé de l’homme que tu as tué ?

— Il n’est pas mort, dit-elle doucement. Je l’ai vu dans un écho que tu n’as pas remarqué.

— Je te croyais meurtrière avertie.

— Les poignards sont silencieux, mais trompeurs. Je l’ai vu et d’ailleurs tu le sais…

— Il sera calmé, en tout cas ?

Je disais ces choses insignifiantes avec espoir de la voir se couper ou laisser tomber une parole indicatrice. Car toute cette fable me restait incompréhensible, et de May et du Viennois et de Rubbia et des crimes aristocratiques, inconnus et impunis.

Elle répondit :

— Sans doute, il est d’une race où l’on reconnaît la valeur des avertissements. Mais je n’avais en somme rien à craindre. C’est pour toi que j’agissais…

Allais-je voir clair ?

— … Tu te trouves être un ennemi personnel de cet homme.

— Moi ?

— Oui, il n’a pas oublié le jour où tu lui échappas à Vienne. Et tu lui as coûté cher.

— Coûté quoi ?

— Ta tête était à prix. Il t’a guetté six mois, sa fortune était faite si tu lui étais tombé dans les mains.

— Quelle fortune ?

— La direction de la police secrète dans un pays où elle rapporte plus que d’être banquier.

Je restai bouche bée. Cette Rubbia avait une façon de vous faire des confidences à retardement !

— Alors, il veut se venger de cela ?

Elle fit oui de la tête.

— Il te l’a dit T

— Oui. Je l’ai prié de me laisser vivre en paix, durant le temps du moins que je t’aimerais.

— Longtemps, Rubbia ?

— J’espère. Il a répondu : « Non, nous avons un compte à régler. » Alors, je dis adieu et, de la porte, lui envoyai, comme fait May, une lame qui devait l’atteindre mortellement. Il vit encore. Je me suis donc trompée.

— Et May, si tu l’avais vue ainsi ?…

Elle ne répondit pas.

— Et moi, si je la voyais ?

— Tue-là !…