Le Stylet en langue de carpe/11

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Édition des cahiers libres (p. 176-197).

XI

Le Drame

L’amour parmi nous ne porte ni troubles ni fureurs…
Montesquieu,
Lettres Persanes (LI).


Lorsque je rappelle ces choses, j’éprouve une des plus agaçantes sensations qui soient. C’est que l’époque évoquée est peut-être ensemble la plus heureuse et la plus sombre de mon passé. Le bonheur est une réalité fugace et délicate qu’il faut vivre sans la comprendre et même sans conscience nette. Il est indispensable seulement de savoir que l’on n’est pas malheureux. Le danger, l’espérance, le désir sont alors les plus forts toniques de félicité parce qu’ils aident à vivre la minute présente avec le maximum d’acuité. Ainsi, je revois ces jours curieux et charmants avec la certitude d’y avoir touché aux cîmes du bonheur. Et pourtant je sais aussi que ce bonheur était la préface d’un drame farouche où le sang coula.

Ah ! quel rêve amer et délicieux j’évoque pourtant encore avec ces longues randonnées au long des routes ingrates ! Les paysages se déroulaient dans une sorte de paix coite, troublée seule par le halètement de mon moteur. Pics lointains noyés dans le bleu, perspectives infléchies comme torses de femmes lasses, champs géométriques, bois mystérieux et sauvages, maisons accroupies au bord des routes et villages, sommés dans les lointains, de clochers essaimant aux heures rituelles leurs angelus, leurs glas ou ces grelottements satisfaits dont j’ignorais le sens exact. Routes dures et pierreuses, chemins timides à peine tracés, ponts arqués sur des torrents secs, pentes roides ou passaient des chèvres, odeur surie des marronniers, sucrée des tilleuls, amère des platanes, acide des pins ; je retrouve cela avec une secrète colère. Nous passions ainsi, Rubbia à la chevelure ardente, et moi souvent occupé à régler la foudre domestiquée des explosifs aux cylindres de ma moto. Les campagnards, petits et râblés, face tannée et maigre, moustaches serrant des bouches cupides, nous regardaient comme jadis ils devaient admirer le carrosse du seigneur venu vers quelque source thermale en ce pays des eaux thérapeutiques. Le vent, tantôt nous coupait la figure, tantôt nous poussait vers un but inconnu. Nous allions, heureux et libres. Les soirs en tombant nous trouvaient encore errants sur les routes et sans savoir où nous allions. Qu’importait ? Nous étions les vrais conquérants modernes : Trois brownings dans mes fontes comme un cavalier du far-west, de l’or dans mes poches, un carnet de chèques pour renouveler, si besoin était, les richesses à dépenser, et le mépris d’hier comme de demain. Tel était notre faix. Je me sentais le seul désir de vivre, nez au vent, mains étreignant le réel, corps attendant la manne de tous les plaisirs humains. J’étais roi. À côté de moi une femme que j’aimais, dans ma tête le souvenir de toutes les randonnées accomplies par le vaste monde et qui rehaussaient d’originalité ce voyage fait au hasard dans un pays civilisé. Comment aurais-je pu refuser de sourire, de vivre et d’être heureux ?

Je vois les arrivées dans des auberges minuscules et dérisoires. Le poulet qu’on attrape, plumé dans un envol de duvets, vidé au bénéfice de quelque chien attentif, et qu’on fait rôtir devant une cheminée primitive, qui sent les siècles perdus.

Nous dînions sous une lampe incertaine, dans des assiettes à fleurs. Nous goûtions des vins inattendus, aux saveurs rustiques et toujours neuves, des eaux-de-vie fraudées qui sentaient le bois et la fumée, des confitures emplies de relents forestiers, La nuit nous entourait de son tissu d’ombres, le silence prenait partout une redoutable majesté. Les aubergistes regardaient ces inconnus si étranges. Leur ébahissement devant Rubbia m’emplissait d’orgueil. Et les heures coulaient, tandis que je songeais à mes ennemis de Paris, occupés sans doute à fourbir de nouvelles armes.

Nous parlions, ma maîtresse et moi, à ces moments-là, de nos voyages plus lointains, et dont le souvenir faisait une toile de fond pittoresque à notre présence en ce lieu. Elle connaissait les îles de la Sonde et Tucuman, Mexico et Tchita, Kaboul et Santiago-du-Chili. Nous rapprochions nos itinéraires de jadis et comparions nos souvenirs. En telle ville perdue nous avions tous deux remarqué un reliquaire dans une église, un mendiant lépreux, une couleur de ciel, une potence garnie, une femme, une cuisine, des moustiques… Nous jacassions en toutes langues, et autour de nous des gens, qui devaient mourir sans avoir quitté le coin de sol où ils étaient nés, nous écoutaient avec une sacrée terreur, comme si nous fussions quelques démons reconnaissables à cette sorcellerie erratique.

Ensuite nous nous couchions dans des lits étroits, aux draps frais, sentant la cendre et l’iris. J’ouvrais une trop petite fenêtre pour regarder, avant le sommeil, tourner un peu les étoiles. Rubbia admirait aussi. Nous rêvions.

Je ressentais alors aigument ce besoin d’anthropomorphisme qui tient les hommes au fond de leur chair. Les noms des groupes stellaires passaient dans mon esprit avec les légendes qui les accompagnent. Algol et ce mystérieux satellite qui tous les jours réduit sa lumière, Arcture qui dirigeait jadis les navigateurs, Cassiopée et Aldebaran, Betelgeuse et Orion. Là haut une infinitude tragique faisait ressortir la dérisoire brièveté de notre destin. Devant les durées suprahumaines, la voie lactée s’enroule sans doute comme la fumée d’une cigarette et se dissoudra pareillement. Tout ce qui meuble les espaces doit être agité aussi follement que les particules moléculaires le sont par le mouvement brownien ; cela flotte, se heurte et se brise, danse sans rythme et sans raison, selon les contingences de l’absolu. Et notre vie est si brève, les multiples de notre vie si minimes, au plus puissant agrandissement que puisse leur donner notre esprit, que tout dans l’infini nous semble pourtant immuable et immobile…

Chère Rubbia, je te vois levant vers les astres nocturnes ta face étroite aux yeux froids. Mon bras te tenait par l’épaule, tournait sur le torse et se rabattait sur un sein qui possédait ma main plutôt que ma main ne l’étreignait. Je sentais ton corps des genoux à l’épaule, la chaleur m’en grisait, et ma rêverie métaphysique nous faisait donner un instant plus tard à notre amour la féroce et douloureuse ambition d’éternité qui est l’âme du plaisir des sens.

 

Lors du troisième retour à la maison charmante qui nous servait de refuge, Rubbia se sentit un peu lasse. Nous décidâmes d’attendre plus que de coutume avant de repartir pour la dernière fois de la saison.

Ce fut une semaine de tranquillité, nerveuse pourtant, car je ne savais quelle inquiétude me poignait chaque jour au lever pour me posséder jusqu’à la nuit. J’attribuai cela au souci de devoir bientôt parler du retour et de Paris.

Nous avions décidé de recommencer les voyages au matin du lundi, le surlendemain. Or sur une lettre reçue, et que je ne vis point, les deux campagnards muets et paisibles qui nous servaient comme de fidèles ombres vinrent me dire la nécessité où ils étaient de s’absenter trente-six heures, à savoir du samedi soir au lundi matin. Il s’agissait, paraît-il, d’un deuil avec visite chez le notaire, et je ne sais quoi encore, le tout devant se passer à dix lieues de là.

Ils partirent le jour même à dix heures du soir, après avoir accompli tous les actes de leur office. Oh ! ils étaient admirables de conscience. Ils emmenèrent, je ne sais pourquoi, le chien de garde.

La nuit se passa comme de coutume, sans que rien marquât l’absence de ces bons serviteurs. Le dimanche matin naquit et je préparai ma moto pour le départ du lendemain.

Il était cinq heures du soir et nous étions, Rubbia et moi, assis sous un arbre, dans le jardin, lorsque je la vis prendre une figure inquiète. Je suis si habitué à lire sur ses traits que je lui demandai la raison de cette subite lassitude, ou du moins de ce que je crus être de la lassitude.

Elle me répondit avoir un peu la migraine, et décida de rentrer.

Nous montâmes dans la chambre et je vis que ma conversation la fatiguait. Désirant son repos, je lui dis de s’étendre sur le lit et me mis à lire un roman. Je me souviens que le coupe-papier dont j’usais alors fut le stylet en langue de carpe avec lequel May s’était efforcée de m’assassiner. C’est Rubbia qui l’avait apporté, je ne sus comment. Elle le gardait sans doute sur elle durant la nuit passée au Kharakho avant notre départ.

Mais le temps orageux m’agaçait Je perdais mon attention et pris le parti de sortir. Jusqu’à la nuit, j’arpentais, dans un énervement nouveau et dont l’origine me restait obscure, toutes les allées du jardin ; le soir vint, avec ses somptueuses draperies crépusculaires, puis, du levant, la ténèbre envahit tout. Je rentrai.

Rubbia dormait. Je ne voulus la réveiller et bus un peu d’alcool pour dissiper un incompréhensible malaise. Jamais je ne m’étais senti si seul et si faible. Faible devant quoi ? Je ne savais.

Je revins voir Rubbia. Elle s’était réveillée :

— Paul, je suis mal, excuse-moi de ne pas dîner.

— Que veux-tu prendre ?

— Rien, j’ai les nerfs si agacés que tout m’irrite.

Ses yeux flambaient étrangement, et je lui confiai :

— Ma chérie, je suis un peu comme toi, je vais donc aller me promener dehors un moment, puis je monterai au-dessus et m’y placerai comme un veilleur. Comme cela je ne te dérangerai pas.

Au mot veilleur elle eut un sorte de crispation du visage, mais ne dit mot.

Il était neuf heures. Je m’en allai dans le jardin et j’eus du plaisir à rêver solitairement sur un banc.

J’entendis dix heures sonner à l’intérieur de la maison, tant le silence était parfait.

La fraîcheur naquit. Je grelottai. Peut-être Rubbia s’était-elle enrhumée ainsi, elle qui aimait tant songer dans la nuit. Je revins au gîte.

Le grenier où j’avais élu domicile pour laisser ma maîtresse reposer en paix était une grande pièce vide, avec deux vastes fenêtres se faisant face, une au Nord, l’autre au Sud. J’avais, je ne sais pourquoi, monté les pistolets automatiques de la chambre. Je m’assis d’abord sur une chaise, apportée de la salle à manger, et je regardai le ciel étoilé, la campagne muette, le mystère né de toute obscurité.

Une heure passa. Maintenant une nervosité irritée me tenaillait les muscles, j’avais envie de faire de la gymnastique, de courir, de sauter, de me battre. Levé, je me mis à ambuler de long en large. Le grenier par chance était carrelé et je ne faisais aucun bruit avec mes chaussures d’appartement.

Mon état de fièvre crût encore. Je m’accoudai à la fenêtre donnant sur le jardin et la fraîcheur de l’air sembla me calmer. Soudain il me parut, comme en bas minuit sonnait, qu’un bruit étouffé de moteur vint au loin de la route, lent et assourdi.

On ne percevait pas la moindre lumière. J’écoutai activement, mais n’entendis plus rien.

Encore un peu de temps, je somnole accoudé ainsi, et ne sais plus si je suis à une fenêtre ou dans mon lit, en Puy-de-Dôme ou à Paris…

Brutalement, comme si une main froide me frôlait l’échine, je me redresse et m’éveille, j’ai entendu des voix…

Des voix tout près, dans le jardin même, au-dessous de moi.

Une horreur énorme me bouleverse d’un coup. Vais-je avoir peur ?

Je sens mes cheveux se hérisser sur mon front et une mollesse distendre mes forces, annihilant ma coutumière combativité.

Ces deux mots me parviennent :

— Pose l’échelle, c’est la chambre.

Je domine cette émotion affolante qui me transforma une demi-minute en chiffon, puis je me redresse, coléreux :

Je ne vais tout de même pas me laisser dominer comme cela. Ce sont des cambrioleurs de campagne qui comptent faire main basse sur des trésors. Ils trouveront à qui parler.

Je me précipite dans l’escalier et descends en foudre dans la chambre. Tout y est éteint. Je reste saisi par cette obscurité inaccoutumée et tâte pour trouver une lampe, ou des allumettes. Je ne sais si je cherche mal, ou si les choses ont été déplacées, je renverse un fauteuil, je me débats sans rien découvrir.

La voix de Rubbia, à peine reconnaissable, d’une raucité atroce, me vient :

— C’est toi, Paul ?

Violemment, je réponds :

— Qui veux-tu que ce soit ?

Un silence, puis la voix, effrayée, avec un tremblement, demande :

— Que cherches-tu ?

— De quoi allumer, il y a quelqu’un dans le jardin.

— Ah !

Je n’entends que ce cri étrange et mystérieux. Je dis brutalement :

— Mais enfin, où as-tu mis les choses, je ne trouve rien ?

Rubbia dit d’une voix entrecoupée :

— Moi… moi…

Dans ma colère, je mets la main sur un pistolet. Pourquoi est-il là, car j’avais monté au grenier ceux de la chambre ? D’ailleurs je les y ai justement oubliés, en véritable imbécile que je suis. Mais j’ai toujours cette arme. Voici aussi le stylet et je le mets dans ma poche.

Alors, pistolet en main, je vais droit à la fenêtre, très maître de moi.

J’ouvre avec force, d’un geste si véhément qu’une vitre saute.

J’entends Rubbia qui dit d’un ton que je ne connaissais pas :

— Paul… Paul…

Je me penche, l’arme prête, et mets les mains sur les montants d’une échelle. D’un effort puissant je la repousse.

J’entends alors un cri en bas dans le jardin, puis une détonation claque. Une balle me frôle et rebondit sur la pierre.

À la clarté du coup de feu j’ai vu trois personnes dans l’allée et une quatrième sur les degrés de l’échelle.

J’ai tiré, cela rate ; je recommence, rien ne part.

Mon browning a été déchargé.

Un autre coup part d’en bas, et une seconde balle me touche légèrement l’épaule

Fou de rage, je recule. Une troisième et une quatrième balles arrivent dans la fenêtre que j’ai quittée.

J’entends alors une voix de femme, une voix légère et harmonieuse, qui pousse une sorte d’appel :

— Rub…bia… Rub…bia… Rub…bia.

Acculé dans la chambre obscure, je frissonne et sens une brusque sueur mouiller mes tempes

— C’est May.

La voix reprend :

— Rubbia… Viens…

Rubbia se tait.

Écumant, je saute encore à la fenêtre, armé cette fois du poignard. Un homme arrive juste à ma hauteur. Il tire, et me manque ; je lui porte un formidable coup de stylet. Je sens l’acier pénétrer dans sa chair, et je recule sans laisser l’arme. Le corps s’affaisse lourdement. Je l’entends choir sur la terre.

— Rubbia… Rubbia…

May jette dans la nuit un appel de chatte en folie. Les deux syllabes taraudent le silence et s’en vont comme des êtres, je les sens frôler mon cerveau fou.

— Rubbia… Rubbia…

Je grince des dents et retourne à la fenêtre pour injurier cette femelle miaulante. Un coup de revolver me chasse une fois de plus et j’ai vu qu’un autre homme montait à l’échelle, courageusement.

— Rubbia… Viens !

Alors, un corps presque nu s’accroche au mien, un corps semblable à un tentacule de poulpe, qui se dérobe à ma défense et pourtant l’annule, une sorte de forme insaisissable qui m’immobilise à-demi.

C’est Rubbia.

Ah ! ça, je suis en plein cauchemar.

J’éloigne cette forme, elle revient, nerveuse et acharnée.

De sa bouche sort un cri farouche :

— May… Viens, je le tiens !

Je veux écarter cette démente, mais son énergie calculée de félin domine mes réflexes troublés, et dirais-je enfin que j’hésite encore à la meurtrir.

Je dis :

— Rubbia, laisse-moi, tu es folle, laisse… laisse…

Je la traîne après moi dans le noir sans pouvoir m’en débarrasser. Cependant, du jardin monte un cri délirant, une sorte d’hosanna :

— Oui… Oui…

Et, à la fenêtre, une voix d’homme demande :

— Cette fois, il est bien à nous.

D’un geste où je condense toute ma vigueur, je parviens à écarter ma maîtresse, puis je recule dans un angle, à la porte même, genoux pliés comme un fauve acculé.

Rubbia me saute encore dessus en hurlant :

— May… May… Je t’aime !

D’une main je la frappe brutalement, l’autre main tient le stylet Mais, quand elle revient, c’est le redoutable acier qui, cette fois, lui fait face. Je l’ai ramené devant moi. Instinctivement mon bras se détend…

Rubbia a commencé le cri d’amour à May, la lame pénètre dans son corps que j’ai tant aimé, elle s’enfonce avec rage jusqu’à bout de course, et les quillons viennent butter au flanc nu.

Et cela, Rubbia ne le redira jamais plus.

Elle s’abat avec une sorte de cri mortel, sans expression et sans voyelles, un cri qui participe déjà du tombeau.

J’ai frappé au même endroit que May jadis, mais mon geste tourne à gauche et je sais bien qu’au milieu de l’enfoncée, ce corps dur qui plia avant de se laisser pénétrer, cette chair plus serrée, c’était le cœur.

Je recule. À mes pieds le corps roule et fait bloc.

 

J’ai sous ma main la porte qui mène par un escalier, au rez-de-chaussée et vers la route. Les dieux parlent. J’ouvre et referme du dehors. La clef était là.

J’entends deux coups de revolver que doit tirer l’homme de l’échelle, au hasard pour finir mon destin.

Et je perçois encore le cri de May qui se répand comme une prière dans la ténèbre tiède :

— Rub…bia…

Je ricane sinistrement :

— Appelle-là, va !

Me voici au bas de l’escalier, je sais où sont les allumettes. Je tends la main, je frotte, la clarté jaillit.

Devant moi est la porte bien fermée qui donne sur la route. La moto prête pour notre voyage, se trouve à côté.

J’ouvre mécaniquement. Je tire la motocyclette dehors. Au Nord, la lune se lève. Une lueur filtre dans une vallée charmante où souvent nous fûmes rêver.

Huile et essence garnissent les réservoirs ; d’un coup de pédale violent je lance le moteur. Je m’assied sur la selle et j’embraye…

— Adieu, Rubbia !

J’ai à peine fait vingt mètres que derrière moi une sorte de sanglot emplit la nuit, un cri de douleur déchirante et surhumaine, le dernier témoignage d’un amour accompli.

 

Au rythme de l’échappement, le poil encore hérissé et l’âme emplie d’horreur, je fuis sur le chemin pâle. La lune éclaire ma route. Je crois sentir son regard maléficieux. Elle traîne aussi une sorte de chevelure rousse, un halo couleur de feu…

Mon moteur secoue l’air calme et répand ses hoquets brutaux dans la campagne endormie. Lui aussi semble crier à l’assassin…

Et, devant moi, une ombre vague se dilue et se reforme sans répit, qui glace mes vertèbres et fait trembler mes poignets. Rubbia, maintenant hors du monde, me menace, me poursuit et me possède encore…

Je m’enfonce éperdument dans les perspectives obscures. Je ne vais pas assez vite encore… J’accélère. Si un être humain me voit passer, il croira à une sorte de fantôme pourchassé par le remords.

 

Va, mon ami, va vite, plus vite, s’il se peut. Jamais le monde ne sera assez vaste ni ta vitesse assez vertigineuse, pour qu’en fuyant le souvenir de cette nuit atroce et désespérée tu perdes jamais contact avec ton crime, non plus qu’avec cet amour hideux et chéri. Accélère encore ! C’est en vain… Comment pourrais-tu oublier ces mots qui toujours te brûleront et dont le seul rappel entr’ouvre une tombe, ces mots dits par ta maîtresse au moment où tu la tuais, ces mots entrés en toi comme le stylet entra dans une chair ennemie et adorée, ces mots qui te hanteront désormais en tous lieux du monde, ces mots pareils à la mort même, ce « je t’aime » qui te reniait…