Le Stylet en langue de carpe/Texte entier

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Édition des cahiers libres (p. 7-197).

Préface

Aux yeux de qui a le moindrement vécu, senti et observé les êtres, l’Amour, mettant en jeu d’innombrables ressorts physiques et psychiques, doit pouvoir prendre des formes infiniment complexes et contradictoires. Cette vérité, au vrai simplette, paraît pourtant avoir échappé à Messieurs de la Littérature. Ils ont, en effet, décidé depuis des siècles, que l’amour et le triangle équilatéral ne comportaient qu’un seul type.

Abrogeons cette loi absurde. Dans le domaine des passions comme en mathématiques, il existe une géométrie Riemanienne et une Lobatchewskienne, qui complètent toutes deux les vieux principes Euclidiens ; c’est ce qu’il me faut faire admettre à l’orée de ce roman. J’y étudie, en effet, une forme d’affection, non point rare, mais étrange, multiple et aimablement déséquilibrée. Toutefois, l’amour est-il jamais susceptible d’équilibre ?…

R. D.



Le Stylet en Langue de Carpe

I

Vous ne savez donc rien des hommes, vous qui les pratiquez, imbécile ? Ce qui nuit à ma doctrine, triple niais, c’est qu’elle est raisonnable…
Balzac, Sur Catherine de Médicis
(Le Martyr calviniste. XV.)


— En amour, il n’est ni logique ni raison, ou plutôt la logique et la raison sexuelles sont désormais transcendantales.

— On dit ça…

— Non point ! C’est le fait évident, mieux même, éclatant, à qui débarrasse le fruit de ses observations des préjugés millénaires, mais stupides, dont on s’habitue à les recouvrir. Je ne mésestime d’ailleurs pas ces préjugés. Ils ont leur valeur sociale, du moins apparente et, socialement, l’apparence est toute réalité.

L’Amour est une forme euphorique et sentimentale du désir sensuel, hors le rut de l’instinct générateur. Ainsi la gastronomie est un aspect des réflexes de nutrition. Mais l’Amour, né avec les premiers hommes, lorsque se créa l’abîme qui les séparait des pithéciens, leurs ancêtres, est aujourd’hui prodigieusement évolué. On peut donc concevoir des amours totalement étrangères à la poussée des forces animales de reproduction. Il va de soi qu’elles sont perverses au point de vue des éthiques grégaires.

Devant ces formes de l’Amour il ne subsiste évidemment plus rien de l’impérialisme humain, qui désire étendre toujours son emprise sur le monde, et met pour cela la sexualité à contribution, en même temps qu’il lui donne des règles de congruence. Mais la vie continue à tenir ces règles pour bonnes, toutes périmées qu’elles soient. L’évolution de la pensée humaine se fait, en effet, par segments. Notre cerveau garde, par conséquent, des zones barbares parmi ses parties civilisées. La conception dite morale de l’amour date de trois cents siècles…

— Je ne vois pas comment pourrait se formuler une éthique vraiment originale de l’amour.

— Je vais te conter une aventure qui, sans théorie vaine, illustrera mes dires. Tu y verras se développer dans la même âme deux impulsions amoureuses hostiles, dont la composante était encore de l’Amour.

Vous savez que pendant la guerre j’assumai le rôle terrible et peu estimé d’espion. Je passai quatre ans en Autriche et en Hongrie à risquer l’exécution ignominieuse que nulle médaille ou citation ne vient honorer. J’aime d’ailleurs ce risque sans contrepoids de dignités. Rien ne m’écœure comme la gloire due aux hasards, à l’alcool et aux gens qui vous entourent. Agent secret du Gouvernement Français, seul, et ne devant compte de mes actes qu’à deux personnages dans l’État, je me trouvais plus puissant qu’un maréchal de France. C’est au vrai un redoutable rôle à jouer que celui-là. Il développe à un degré prodigieux le goût de l’initiative. Il crée une individuation intime si magnifique qu’on se sent au-dessus des colifichets nécessaires à la plèbe : décorations et grades.

À mon retour en France, au milieu de 1919, la curiosité et l’acuité de vision que cette existence d’espion avait su créer en moi me firent abandonner mon métier d’ingénieur pour le grand journalisme international. Je me faisais alors beaucoup d’illusions sur les vertus nécessaires dans ce nouvel office, mais enfin il m’amusa dès le début et j’y restai malgré quelques déboires. Je travaillai d’abord pour Eldyx, le directeur de l’Emporrum, ce quotidien véhément. Ma connaissance des problèmes majeurs de la politique étrangère, et les relations que je m’étais faites dans l’Europe entière, m’avaient en effet valu la confiance de ce roi du papier imprimé et de ses commanditaires. Je recommençai donc illico à voyager. Par un phénomène qui ne laisse pas d’être ironique, je faillis même, en ce temps de paix, me faire fusiller deux fois. La première au Mexique, dans les environs de Tixkokob, où des partisans de Huerta ou d’Obregon — on n’a jamais pu savoir — me crurent un espion anglais ; la seconde à Sofia, où je fus pris pour un ami intime de feu Stambouliski. Même, à Pesth, il s’en fallut d’une corde que je fusse pendu comme agent vraisemblable de Karolyi, la bête noire des Magyars au pouvoir.

Et tout cela pour dire que journaliste, diplomate in partibus et acheteur de secrets, je n’étais fichtre pas un enfant dans la vie, ni un de ces apprentis auxquels on peut impunément jouer tous les tours.

Pourtant…

Mais vous allez voir.

Je me trouvais, au début de cette aventure, dans une période de tranquillité. Il y avait des élections. Le grand journalisme international passe à ces moments-là au second plan des préoccupations populaires. J’habitais boulevard Montmartre, au centre du quartier général journalistique, entre la vue Vivienne et la rue de Richelieu. Les loisirs momentanés dont je jouissais parfois me permettaient de fréquenter un tas de salons politiques et mondains, teintés aussi de Belles Lettres, où je cultivais de plaisantes idylles. De ce chef, la vie me semblait fort supportable, d’autant, en sus, que je possède quelque fortune.

Or, un soir, il était, ma foi, près de minuit, je revenais d’une soirée passée chez Eléonora de Virmaigle. Cette veuve du grand boursier donnait dans la mode littéraire du jour : le Goulisme. Comme vous savez, pour un Gouliste, tout est culinaire, et la Cuisinière Bourgeoise est un chef-d’œuvre très supérieur à Madame Bovary. On avait donc entendu Jean Porto dire vingt-quatre tercets sur les petits fours et le début du poème épique de Pol Mac Limoje sur la Colman’s Mustard. Ç’avait été une soirée charmante. La maîtresse de maison nous faisait goûter en plus des crêpes à la résine de baobab, qui sont une chose exquise, rappelant un peu le condor rôti, dont j’ai mangé en Bolivie. On nous avait promis enfin une prochaine soirée anthropophage, strictement confidentielle bien entendu. Les chefs du mouvement Gouliste exubéraient. Le grand problème était de deviner ce que serait le dîner de cannibale ? Y mangerait-on de la jeune fille, de l’homme fait, de l’enfant ou de la femme de quarante ans ? Les discussions devenaient acharnées. La femme se rôtit, mais l’homme se fait cuire en cocotte. Quant à l’enfant, c’est en gratin dauphinois qu’il réalise toute sa succulence. La jeune fille seule comporte une certaine variété de préparation. Le président du groupe Gouliste parlait d’une cuisine à base d’aubergines qui, selon lui, atteignait l’empyrée des délectations de bouche.

Nous nous séparâmes enfin. Cela se passait à cent mètres de chez moi. Je me dirigeai donc tranquillement vers la rue de Richelieu.

Cette rue Feydeau, où habite Eléonora de Virmaigle, cultive la nuit un cocasse aspect, moitié louche, moitié borgne. J’en aime le pittoresque et, tout en marchant, savourais cette atmosphère de cinéma. Soudain je perçus des pas précipités derrière moi.

Je me retournai d’instinct. À dix pas, une silhouette féminine venait éperdûment. Je descendis du trottoir pour la laisser passer. Mais, arrivée à ma hauteur, la petite ombre, une toute jeune fille, se jeta en quelque sorte dans mes bras.

Avez-vous vu parfois un petit chat perdu ? S’il se trouve dans un vaste lieu vide, il ne sait plus où aller. Alors, vous apercevant, il accourt sous votre protection. Les pattes pliées avec une indicible humilité, il glisse doucement entre vos pieds et là, se pensant en sûreté, commence aussitôt à ronronner sur le mode mineur.

La petite personne se conduisit comme un chat perdu. Elle parut désirer se cacher dans mes bras.

Étonné, je l’écartai doucement. Elle leva alors vers moi des yeux tristes, et je pus la dévisager avec curiosité.

Elle pouvait jauger quatorze ou quinze ans. La lumière était incertaine, mais suffisante pour me montrer un délicieux visage candide et doux, tendu comme pour un appel.

Pensant puérilement, j’imagine, que j’accéderais sans mot dire à son désir, elle me prit familièrement par la main puis fit signe de l’accompagner. C’était encore ma route. Rien de mieux. D’ailleurs un vieux coureur d’aventures comme moi est toujours disposé à accueillir les hasards lorsqu’ils se présentent — et c’était le cas — avec quelque originalité. Je ne résiste donc jamais aux premiers contacts avec la comédie, le roman, ou même le drame. Sans qu’il me fût besoin de méditer sur les circonstances, l’arrivée de cette adolescente essoufflée m’avait préparé à je ne savais quoi de curieux. Et puis, quand on est convoqué, et qu’on pense venir bientôt à un dîner anthropophage, le moyen de s’étonner de rien ?…

Nous revînmes rapidement jusqu’à la rue Vivienne. J’étais assez près de mon gîte pour consentir à allonger ce chemin de quelques pas, et au surplus des kilomètres de plus ne pouvaient même m’effrayer.

Mais, comme nous commencions de tourner l’angle descendant vers la Bourse, je ne sais pour où aller, ma petite compagne, pivotant sur ses hanches avec souplesse, regarda la route faite. Ce qu’elle vit lui sembla sans nul doute particulièrement terrible, car elle murmura d’un ton de voix désespéré :

— Emmenez-moi, dites… vite… vite…

Je connus un vrai plaisir à l’idée d’avoir dans quelques minutes cette enfant chez moi. Un taxi passait. Il était certes ridicule de le prendre pour parcourir cinquante mètres au plus, mais je ne voulus point résister à cet appel déchirant et inattendu. J’arrêtai l’auto d’un geste prompt ; je sautai sur la portière, l’ouvris, introduisis la jeune fille épouvantée, et, avant de monter moi-même, je dis :

— Boulevard Montmartre vingt-et-un !

Ma petite compagne écoutait anxieusement. Elle cria :

— Non… non… Plus loin… plus loin… Elle nous rattraperait…

Je rectifiai et repris, à tout hasard :

— Vingt et un, boulevard… de Courcelles.

Ce trajet-là, lui, devait nous mettre à l’abri ?… J’ignorais d’ailleurs le but. Mais nous reviendrions. Il ne fallait que calmer ma petite compagne.

Le taxi repartit. Alors seulement j’eus le temps de jeter un coup d’œil sur l’enfilade de la rue et vis ce qui terrifiait cette charmante « protégée ».

À trente mètres accourait vélocement une femme armée d’un fouet ou d’une cravache. Elle me parut grande, agile et svelte. Je ne l’aperçus pas assez longtemps pour définir son aspect.

Nous avancions déjà. L’idée me vint alors de mieux regarder ce personnage nouveau, et, par la petite vitre postérieure de la capote, je surveillai le croisement où la rue Feydeau se jette dans la rue Vivienne.

La femme au fouet déboucha au galop. Elle tenta aussitôt un « rush », afin de rattraper notre voiture. Elle courait merveilleusement. Deux secondes j’aimais cette lancée sur le trottoir. Jupes hautes, elle allait d’une foulée étonnamment rapide, le torse droit et le visage levé vers le ciel.

Mais, à cette heure, notre route était libre. Le chauffeur accélérait sans crainte. L’effort de la femme fut vain. Elle gagna au début puis reperdit cette avance. Soudain, comme nous tournions sans ralentir au coin des Boulevards, je la vis s’arrêter brusquement. Elle leva un bras rigide vers le taxi. Une flamme brève et écarlate jaillit, eût-on dit, de sa main. Une détonation sourde suivit. La balle perça la capote à cinquante centimètres de moi, au-dessus de la tête de ma compagne, qui sauta comme sous une décharge électrique.

La femme au fouet nous tirait dessus, comme dans une forêt vierge…

Décidément, puisque j’aime les aventures, celle-là s’annonçait du meilleur goût…

J’avais eu le temps de voir, sinon le masque, du moins la tignasse de la poursuivante. Elle s’était arrêtée juste sous un bec de gaz pour ses exercices de tir. Et la lumière coiffait sa tête d’une sorte de bol de punch enflammé. Elle devait être rousse, d’une rousseur de métal fondu…

II

May

Ce sont ces pensées, monsieur, qui m’ont toujours éloigné de ces façons d’aimer, et qui m’ont fait croire qu’il y en avait une autre…
Henri de Régnier, Les Rencontres de M. de Bréot (Chap. IX).


Le chauffeur n’avait rien entendu. Je regardai encore par la lucarne du taxi, tandis que nous filions sur le boulevard. Je ne vis plus rien. Un agent avait-il sauté sur la femme rousse, qui fusillait si bien les gens sans sommations ?… J’aurais aimé d’aller y voir. Quel dommage, si cette petite tragi-comédie si bien commencée allait finir là…

Il est vrai que je venais aussi de conquérir une adolescente délicieuse. Elle faisait penser à une de ces jeunes filles chastes et divines dont on parle dans l’Odyssée. Quel charmant bijou humain je possédais dans ce taxi…

Tandis que je réfléchissais à tout cela et laissais ma compagne reprendre son sang-froid, le chauffeur nous menait d’un train de record. Il saisit la rue Taitbout au passage, empoigna la rue de Châteaudun et sauta d’un trait sur la rue de Clichy, que nous gravîmes vertigineusement. Nous fûmes place Clichy en un tournemain. Comme nous dévalions sur le boulevard des Batignolles, je voulus interroger enfin l’adolescente intimidée. Elle me dévisageait toujours de ses yeux peureux et tendres. Je n’osai vraiment provoquer ce petit être effaré.

Je me sentais riche d’ailleurs de tous les loisirs et de la tendresse nécessaire pour conquérir une si aimable poupée. Vraiment la soirée m’était favorable. En deux minutes j’avais récolté une femme et un coup de revolver…

Soudain la jeune personne aux yeux candides me dit :

— Avez-vous vu si elle suivait ?

Je tenais pour certain que nulle poursuite ne nous menaçât. Toutefois, par acquit de conscience je regardai en arrière. Nous étions bien seuls ; Jusqu’à la place Clichy, dont la vaste clarté s’éloignait, nulle voiture n’apparaissait.

Je dis en souriant :

— Votre ennemie est perdue, soyez tranquille.

Elle me prit encore la main avec amitié et murmura cette parole inattendue :

— J’ai faim…

Mon ébahissement fut si grand que je restai une bonne demi-minute sans répondre. Enfin, j’articulai :

— Voulez-vous que je vous emmène souper dans un des restaurants ou brasseries qui pullulent par ici ? Elle eut un rire heureux.

— Oui… oui…

J’arrêtai le chauffeur et lui dis de nous ramener par les boulevards extérieurs.

— Voulez-vous venir dans un café, dans une pâtisserie ?

Elle prit un air mutin et affirmatif.

— Non… à Suburre.

J’eus un sourire amusé. Diable, cette enfant connaissait Suburre, le nouveau restaurant de nuit dont les hardiesses faisaient tant de bruit… Me serais-je trompé comme un naïf en la croyant chaste ?

Nous fûmes à Suburre trois minutes plus tard. Cet établissement occupait trois étages d’un vaste immeuble nouvellement bâti. On y pratiquait la débauche américaine, coûteuse et compliquée, sans regarder à violer aucune règle morale, aucun savoir-vivre et aucunes mœurs. J’y avais jadis rencontré lord Harlot of Whorely, ancien ministre des Affaires étrangères de son pays, qui, abominablement saoul, m’avait fait des déclarations extraordinaires, à cause desquelles, lorsque je les eus publiées, le ministre français correspondant manqua d’attraper la jaunisse. Douze démentis venus de tous les pays d’Europe me tombèrent sur le râble. Je les encaissai avec d’autant plus de philosophie que, pour me les faire supporter, j’avais reçu un chèque de huit cents livres sterling, ce qui, au change, fait un joli denier…

Je payai le chauffeur et nous gravîmes doucement l’escalier de Suburre. Décidément, ma compagne semblait bien jeune. De quoi allais-je paraître avec une enfant pareille. Enfin, puisqu’elle tenait à venir en ce lieu, je ne pouvais vraiment pas lui refuser ce plaisir.

Elle était délicieusement jolie, certes, avec des yeux pareils à de petites pensées, une bouche souple et mouvante et un ovale de visage rappelant les vierges ou déesses de Sandro Botticelli.

Je lui demandai gentiment :

— Vous ne craignez rien, à venir dans cette boîte-là ?

Elle dit en secouant la tête :

— Non !

Son geste était autoritaire, capricieux et féminin. Il disait que ses plus infimes désirs dussent être des ordres pour moi. Cela m’apparut charmant.

Elle prenait en sus un air énergique, volontaire et tranchant, qui rehaussait sa puérile beauté.

Nous fîmes, dans la grande salle de Suburre, une entrée à sensation. Portant haut et droit sa petite tête volontaire, ma jeune compagne avançait avec une énergie hautaine et décidée. Ah ! fichtre, il était loin, l’air de petit chat perdu qu’elle affectait tout à l’heure, lors de notre rencontre.

J’étais en frac et la jouvencelle n’arrivait pas à mon épaule. Nous faisions un joli couple…

Autant j’ai l’air puissant avec mon torse de débardeur, autant elle avait l’aspect impubère. Pourtant, je vous prie de croire que, malgré sa toilette un peu simple pour ce mastroquet ultra-mondain, elle ne semblait ni minable ni empruntée. Elle traversa la salle démesurée de Suburre avec une dignité royalement orgueilleuse. Autour de nous, les hommes émerveillés de mon audace, clignaient de l’œil avec des sourires, tandis que les femmes avaient des rires narquois et jaloux. Deux de mes amis firent semblant de ne pas me reconnaître. Pensez donc, je dus leur sembler un proche gibier de Cour d’Assises…

Nous nous assîmes, et un maître d’hôtel vint quêter nos ordres. La petite et charmante personne voulait souper et m’exposa son appétit. Rien de mieux ; je demandai tout le nécessaire pour un festin de Gamache, et elle se mit à dévorer.

Son appétit était robuste et sa soif solide. L’Irroy brut avait ses faveurs, et elle le buvait à rassurantes lampées. Je craignis un moment de la voir ivre, mais, le diable m’emporte, elle tenait magnifiquement la boisson.

Je trouvai vraiment un plaisir neuf et croissant à mon rôle de protecteur ou d’amphytrion, et vérifiai tout de suite que l’atmosphère du lieu, lascive et fébrile, n’avait aucune action sur ses nerfs stables. Pourtant, Suburre est un lieu étonnant, où il est impossible de passer une heure sans se croire au sabbat. Les contacts, les parfums, les gestes, les nudités, et l’espèce de tendresse nerveuse qui y règnent agissent sur tout le monde.

C’est sans nul doute le lieu le plus corrompu de Paris, le plus originalement amoureux aussi.

L’enfant fut enfin rassasiée. Elle tourna vers moi une face heureuse et calme de petit animal dont la vie physique est proche de sa perfection. Je ne pus m’empêcher de sourire. Elle respirait la santé, la confiance en soi et une sorte de froideur dure qui me parurent délicieuses, tant, dans ma naïveté, je me croyais certain de faire fondre cette glace…

Je me décidai à lui demander :

— Comment faut-il vous nommer ?

Elle prit un air grand-ducal pour répondre :

— Je suis May.

Je répartis galamment :

— C’est printanier ?

Elle fit la moue. Une façon de bonheur et d’allégresse naissait visiblement en sa petite âme. Elle me confia :

— On me nomme aussi Stiletta.

— Ça, murmurais-je, c’est plus dangereux. Seriez-vous pointue et mortelle comme un stylet ?

Elle rit à petits coups, les dents étalées, et un rien de rose aux joues. Puis, reprenant sa dignité, elle affirma droitement :

— Oui.

Une minute passa, je ne me rassasiai pas de la contempler et d’admirer ce mélange de puérilité et d’orgueil. Une astuce méchante se devinait pourtant en ses yeux impassibles, quoique le charme innocent de son visage ovale s’attestat avec tous les traits de l’enfance encore. Elle portait une agaçante et exquise duplicité.

Elle demanda alors :

— Et vous, quel nom vous appartient ?

L’étrangeté de cette formule m’émerveilla. Je répondis :

— Jean Herl.

— Vous demeurez là où vous avez dit lorsque nous sommes montés dans le taxi ?

— Oui.

— Seul ?

— Seul.

Elle eut une sorte de moue encore.

— Pourquoi seul ?

Avec une gaieté ironique, je lui chuchotai à l’oreille :

— Je vous attendais.

Ses paupières battirent et son regard dévia. Je ne compris pas le sens de cette marque d’émotion, mais il me parut que sa bouche se tordait aussi un rien, comme pour exprimer un dédain imperceptible.

Elle changea de conversation :

— Aimez-vous Suburre ?

— Pas beaucoup. Mais, en votre société, je l’adore.

Elle appuya une main sur la table, pour scander son affirmation :

— Moi, j’aime…

Puis, après un silence :

— Pourquoi vous n’aimez pas. Êtes-vous pudique ?

Cette demande m’ahurit. Décidément, la minuscule enfant était beaucoup plus avertie que je ne l’avais soupçonné.

— Non, je ne suis pas prude, j’imagine.

— Mais vous n’aimez pas cela, hein ?

Elle désignait deux danseuses qui tournoyaient près de nous, impulsées par une musique lente d’instruments à cordes.

L’une était absolument nue, sauf un pagne court, des sandales de cuir doré à hauts talons, un collier de perles, vraisemblablement fausses, et six bracelets.

L’autre avait une jupe de pongée, collante et transparente, avec une sorte de résille dorée qui lui couvrait le torse.

J’eus un sourire :

— Ma petite May, j’ai beaucoup voyagé. J’ai habité des pays où les femmes vivent nues. J’ai vu d’ailleurs en cet état de nature des êtres de toutes les couleurs, en tous lieux. Je dois donc vous dire que si ces deux là me déplaisent, c’est que leurs ornements ne sont pas de bon goût, ni leur dénudation élégante. Ce sont des costumes pour égayer les petits bourgeois de province dans des revues à grand spectacle. Rien n’en est, en fait, bellement esthétique.

Elle parut réfléchir :

— Vous parlez comme un homme qui n’avoue pas ses goûts secrets.

— Ne l’imaginez pas, May. La nudité m’offusque beaucoup moins que ces parures idiotes.

Elle me regarda en face :

— Peut-être que vous n’aimez pas les femmes ?

Je sautai. Décidément, elle avait toutes les connaissances et toutes les roueries d’une femme de trente ans, cette gamine. Elle me plaisait de plus en plus…

Je répondis :

— Ne croyez pas cela, May.

— Tant pis, conclut-elle avec un hochement de tête qui me stupéfia.

Elle sourit alors à une danseuse qui, seule, esquissait un pas compliqué.

— Vous me permettez de vous quitter cinq minutes pour danser avec celle-ci. Elle est vêtue, vous voyez ?

Sans attendre ma réponse, elle se leva.

Je ne pus que murmurer :

— Je vous en prie, May.

Au surplus, si j’avais dit le contraire, elle n’en eut pas moins agi de même. De le deviner, je fus humilié, un rien…

Elle alla enlacer la danseuse. J’admirai ce double corps, modelant dans l’air une sorte de musique plastique. May dansait admirablement. Sans que nul doute put désormais subsister en moi, elle s’attestait accoutumée à la vie nocturne, aux vins capiteux, à la danse et à tout ce qui n’était point de son âge.

Pourtant, elle portait une face virginale, avec des yeux chastes et clairs, sans bistre douteuse, qui me donnaient confiance. Et ses gestes n’avaient rien de provoquant ni de salace, en ce moment où elle épousait la musique de ses pas subtilement rythmés.

Elle s’éloigna en dansant. Dix couples, agités de la même fièvre, me dissimulèrent sa ligne fluette et délicate. Je bus en songeant aux caprices et étrangetés de la destinée, aux rencontres et novations que la vie apporte sans répit. Cette aventure promettait. J’avais, en vérité, découvert là un échantillon inconnu, ou presque, de la faune féminine que Paris cultive. Où vivait-elle ? Comment ? Elle se tenait bien en société, et son éducation n’était pas négligée. Quelle énigme elle m’offrait…

Nous allions rentrer tout à l’heure. Quelle serait ma conduite ? Il me plaisait de songer que, dans peu de minutes, j’aurais cette jeune fille chez moi. Mes ambitions s’arrêtaient là. Il me faudrait d’abord la confesser. Je n’ai pas l’habitude d’étudier la perversité des passions enfantines. Je commencerais… Savoir ce qu’elle était, d’abord ; ensuite, me conduire correctement, peut-être… Mais j’eusse aimé qu’elle n’eut rien à apprendre, et je l’espérais…

Une demi-heure passa dans ma rêverie. Soudain, je m’aperçus que May n’était pas revenue et que quatre ou cinq danses s’étaient succédées. Le sourcil froncé, je me penchai pour inspecter la salle, mi-vide maintenant. On ne dansait plus, et May restait invisible, ainsi que la jeune femme vêtue de rouge qu’elle avait élue pour le tango. Qu’avaient-elles bien pu devenir ?

La musique reprit, puis cessa. Elles ne reparurent point. Une heure plus tard, il me fallut admettre le fait acquis : ma petite et charmante compagne s’était enfuie. J’étais joué, j’étais ridicule. Elle avait dû partir avec la femme pourpre. Mais, que ce fut de cette façon ou d’une autre, l’évidence ne comportait plus pour moi aucune hypothèse intéressante. Seul le fait principal existait à mes yeux : j’avais été abandonné devant ma bouteille d’Irroy, comme un barbon qu’une Agnès fait quinaud.

Je payai et sortis plein de fureur.

III

Le mauvais réveil

En parlant ainsi, elle fit la pirouette d’une manière si magique et si effroyable que Morakanabad en recula de terreur…
Beckford,
Vathek (1787) (p. 123).


Je revins à pied vers mon gîte. Je rageais, mais la littérature régnait trop fortement dans mon esprit pour ne pas utiliser aussitôt comme une matière première magnifique cette conclusion burlesque d’un roman esquissé.

J’évoquais donc à ce propos tous les secrets que Paris cache. Chez combien d’êtres le revêtement bourgeois de bienséance et de sentiments normaux dissimule-t-il des passions extraordinaires et déconcertantes ? Comment, désormais, trouver une explication plausible aux événements de cette soirée ? La femme au fouet qui poursuit une fillette et tire sur le taxi qui l’emmène… La fillette devenue, à Suburre, une experte et roublarde femelle, capable de rouler un vieux routier comme moi, et…

Mais j’avais beau vouloir prolonger idéalement cette aventure, je restai comme un poète ayant perdu sa rime. Maintenant que May était disparue dans le vaste Paris, il n’était probablement plus aucune chance pour moi de la revoir, et je ne saurais sans doute jamais le mot de ce rébus, dont pourtant les dessous devaient comporter tant de choses, à la fois romanesque et… vicieuses…

Il me fallait par conséquent acquérir l’indispensable résignation devant un roman terminé en queue de poisson. Je ne suis pas Sherlock Holmes, et je ne voyais aucun indice, aucun fil permettant de reprendre ce joli conte mal clos. Fallait-il tout de même que je fusse sot pour m’être laissé jouer de cette façon. Moi, un ancien agent secret, un professionnel de toutes les défiances et de toutes les divinations. Je me traitai cent fois d’imbécile, ce qui faisait sans cesse mousser ma colère. Quoi ! Il devenait donc nécessaire de me l’avouer : je ne suis plus de l’âge ni de l’étoffe des hommes dont on fait durablement les amants de cœur… J’étais devenu un vieux macaque. Une jouvencelle de quinze ans m’avait dindonné. Et de quelle façon !… Manquer se faire tuer pour la minime pimbêche en question, et se laisser plaquer ainsi… Ah ! il n’eut pas fallu, dans ma fureur, que je rencontrasse durant mon retour quelque rôdeur à intentions douteuses, ou qu’un passant se permit des familiarités… En un tournemain, j’aurais tapé dessus jusqu’à extinction…

 

Le lendemain, la petite aventure s’effaça de mon souvenir. Je n’en étais pas si fier qu’il fallut l’arborer au premier plan de ma mémoire. Je souris même un peu de cette rage cultivée pendant le solitaire retour de Suburre. En somme, il n’y a que les sots pour s’encolérer de ces caprices des femmes. Un homme d’esprit les comprend et les excuse. Je n’avais qu’à prendre modèle sur le bon mari de la Claudine, que nous analysèrent Colette et Willy. Voilà le type de l’amant affranchi… Il met sa charmante-femme entre les bras de Rezi. Et, loin de s’en fâcher, il ne souhaite que d’assister aux ébats des deux jolies poupées. Malgré toute ma philosophie naturelle ou empruntée, vécue ou acquise dans les livres, je dois avouer que le mécontentement me tenait pourtant encore. Sans en formuler les raisons, je le sentais comme un taret fouillant en moi.

Pour me distraire, j’allais donc aux courses d’Auteuil. Malheureux en amour, je devais être heureux au jeu… Pffft !… Diable de proverbe !… Je perdis six mille francs…

Dorénavant, il serait bien reçu celui qui viendrait me vanter la sagesse des nations… Elle ment comme toute une ambassade…

Furieux, je me décidais à partir un peu courir le monde. Je me rendis à l’Emporium et vis Eldyx.

Après le serrement de main présentatoire, j’entrais ex abrupto dans mon affaire :

— Dites donc, mon vieux, le journal est bien plat en ce moment. Il ne sort pas de chez nous. Il faut le faire vadrouiller. Que diriez-vous si j’allais pour votre compte voir ce qui se passe en Australie ? Hein ?… Melbourne et Sydney, une exploration au centre Australien, visite des mines d’or et retour par l’Insulinde. Il me semble que c’est tentant, même urgent ? Et comptez sur moi pour découvrir partout des choses à sensation…

Ça va ?

Eldyx appuya un index tordu sur sa bouche de grenouille-taureau :

— Mon petit, vous êtes fou… Je vais téléphoner à Babinski…

— Hein… Moi, fou… Tenez-vous expressément au knock-out ? Je vais vous faire mordre la poussière de votre moquette, art nouveau… Et il y en a de la poussière… Fichtre. Quel est votre fournisseur ? Il est consciencieux…

Eldyx prit l’air d’un rajah retour d’une chasse au tigre :

— Pas de blague, hein, mon vieux… Vous vous croyez toujours dans la pampa. Il ne vous manque que des bottes en astrakan…

Apprenez donc d’abord que l’Australie, en ce moment, ne peut intéresser personne. Malheureux !… Dire que ça veut faire de l’actualité, et ça ne sait pas seulement ce qui se passe… Mais Théopipe… Voyons… Wladimir Théopipe ?

— Eh bien quoi, Théopipe ? Il n’a pas reconstruit la Bastille ?

— Non, certes… Mais il sera peut-être sénateur dimanche. Et si Dieu veut qu’il soit en ballottage, nous aurons une quinzaine encore de félicité…

— Qu’est-ce que ça fiche, l’élection de Théopipe ?

— Mon vieux, vous n’arriverez à rien, si vous n’apprenez pas à mieux juger les hiérarchies d’événements. Théopipe, c’est le consortium de l’Omnibanque… S’il n’est pas élu, c’est la Cour d’Assises pour les administrateurs, qui ont gaspillé quatre cents millions. S’il est nommé, les mêmes administrateurs deviennent tous au moins grands officiers de la Légion d’honneur, certains sont prédestinés à finir ministres, ou Gouverneurs de grandes colonies.

Donc, l’élection de Théopipe peut changer toute la politique. Il y a trois mois à vivre sur Théopipe…

Je serrai la main d’Eldyx.

— Mon vieux, vous vous faites des illusions. Votre personnage n’est pas un gaillard à porter trois mois l’Emporium sur les bras. Mais je ne veux pas vous occire vos chimères.

Au revoir !

Je revins chez moi. Il ne me restait plus qu’à partir en voyage pour le plaisir. Je ne sus quoi me retint à Paris…

Le lendemain, je me décidais à écrire un roman…

 

Je commençai donc un livre dont, au début, je n’eus d’ailleurs aucune idée de ce qu’il pourrait bien devenir. Mon aventure avec cette petite ingrate de May devait prendre place là dedans, avec le coup de revolver tiré par la femme aux cheveux en bol de punch. Je corserais tout ça avec des aventures vécues un peu partout dans le monde, et dont certaines sont scandaleuses. En somme, l’ensemble pourrait faire un beau bouquin.

Ce roman me plut déjà tant, à faire, que j’y travaillai tout le jour. De même, tout le lendemain. À trois heures du matin enfin, épuisé, je m’endormis d’un sommeil lourd et total, moi qui dors coutumièrement en gendarme.

Il devait être midi depuis belle lurette, et mon sommeil commençait de devenir moins épais, lorsque je perçus des bruits bizarres, eut-on dit, dans la chambre. Je ne m’éveillai pas encore, malgré une conscience aiguë et curieuse dont j’ai gardé le souvenir fort net.

Des minutes ont dû passer dans cette demi-hypnose. Je pénétrais légèrement le monde extérieur et raisonnais déjà, sans toutefois en extraire de réaction motrice. Et puis je sentis une sorte de lien autour de mes jambes. Je tentai de remuer, et une brusque douleur me fut perceptible à l’épigastre, tandis que mes bras étaient comme rapprochés brutalement et réunis…

Alors, la nuit quitta mon cerveau et je rentrai dans la vie. Mes yeux s’ouvrirent. Je restai un instant éberlué par l’inconscient sentiment d’une présence à mon côté ; puis, comme si un rideau se levait, je vis une personne, entre mon lit et la fenêtre, et qui circulait sans façons…

Je fus si étonné, que je voulus me lever aussitôt. Alors je me connus les pieds et les mains si étroitement liés que, dans l’effort fait, la peau de mes poignets parut se déchirer d’un coup.

D’un coup violent, je tirai, cette fois volontairement, sur ce qui m’attachait. Cela créa un peu de jeu, mais pas assez pour me libérer.

— Ah ça… Suis-je un homme ou un saucisson ?

Je voulus à nouveau me lever, incertain d’être toujours au cœur d’un rêve, et parvins, d’une détente des reins, à m’asseoir ; mais c’est tout ce qui me fut permis, et je tombai aussitôt de tout mon long. J’étais réellement et solidement ficelé.

Toutefois, j’ai vu les bandits, les cambrioleurs qui m’ont ainsi réduit à l’impuissance, et c’est…

C’est une femme, élégante ma foi, qui regarde sans façons les bibelots de mon appartement. Elle m’a vu bouger et se rapproche lentement. Je l’identifie aussitôt Cette chevelure de feu, cette stature de bête agile, et je ne sais quoi dans le port du torse, sont comme une citation latine qu’on reconnaît au passage. J’ai devant moi la femme qui courait derrière May avec un fouet, et qui tira un coup de revolver sur le taxi où j’emmenais ma conquête… Et quelle conquête…

Le sang-froid me revient, et une lancinante humiliation de me voir en cette posture de colis vivant, devant une femme à laquelle je rêve malgré moi depuis deux jours.

Je la regarde avec âpreté. Elle me dévisage à son tour. Je suis étendu. Il fait fort chaud et c’est le plein été. Si, comme il semble, elle a opéré ici seule — et avec quelle audace ! — c’est à l’extrême chaleur que je dois d’avoir pu être découvert et attaché s’en m’en être aperçu. Je vois d’ailleurs les cordelles fortes et bien serrées, qui attestent l’impossibilité d’un prompt dégagement. Elle sait ligoter un homme, cette rouquine ! Enfin, elle prend la parole. Sa voix, sèche, claque et méprise :

— Dites donc, il me semble que vous avez en ce moment une belle bobine d’imbécile…

Je réponds :

— Vraiment ?

— Oui ! Un homme digne de ce nom sait rire dans ses liens, mais vous avez l’air par trop ahuri.

— Je le suis, en effet.

— Je le vois bien. Vous en êtes burlesque. Mais, trêve de ces fadaises ! Dites-moi où vous avez menée May ?

Je demeure cette fois stupide. Puis je comprends que c’est à mon tour de rire. J’esquisse un haussement d’épaules.

— Me l’avez-vous donnée à garder ?

Elle reprend, d’une voix sombre et catégorique :

— Où… est… elle ?

— Est-ce que je sais moi ? Vous êtes folle avec vos questions absurdes !

— C’est pourtant bien clair. May, une fois rentrée, m’a parlé de vous, depuis l’autre jour, comme d’un garçon charmant et surtout très poire. Elle est partie à nouveau. Évidemment, elle est venue vous retrouver. Où l’avez-vous conduite ?

Je répondis avec humeur :

— Pas vue May !

— Ne faites pas le gentilhomme discret, je vous prie, ça tournerait mal. Je m’imagine, certes, que May ne s’est pas enfuie par amour pour vous. Comme Adonis, vous n’êtes pas assez épatant. Mais elle est certainement venue ici. Dire qu’elle est descendue du quatrième, chez moi, par une gouttière…

Enfin voilà. Vous savez tout. J’ai passé la soirée d’hier à vous préparer cette petite visite. Maintenant, je vous écoute.

Laconiquement, j’articulai :

— J’ai recueilli May, que vous poursuiviez l’autre jour. Je l’ai menée, sur sa demande, à Suburre. Elle a soupé avec moi. Elle a dansé et m’a laissé en plan. Je ne l’ai plus revue.

— Vous mentez !

— Fichez-moi la paix !

Elle tire de sa poche un petit browning à crosse d’ivoire et me pose le canon sur le front. Je sens le contact froid du métal circulaire.

— Où est May ?

Je suis furieux, et cette femme ne va pas s’imaginer que je sois capable de plier sous ses menaces. Au surplus, je ne sais rien. Ma réponse est une insulte.

— Tu es courageux !

Elle me regarde en riant puis, quittant le lit, va vers la fenêtre. Elle murmure cependant avec désinvolture :

— Quel idiot !

Je veux me montrer dégagé des contingences, et reprends :

— Pour une femme du beau monde, mademoiselle, vous n’êtes pas polie !

— Je suis au-dessus des préjugés de politesse, et de tous.

— Mais on a quelque savoir vivre avec un ennemi désarmé.

— Pas moi. Je vous brûlerais la figure, sans plus m’en soucier que d’une cigarette. Et je vais même vous montrer que vous avez tort de ne pas avouer tout de suite où est May.

Tant de fureur peut-elle habiter dans un si beau corps ? Car elle est fascinante, cette coquine-là. Et je l’admire, ficelé, humilié, insulté. Je l’admire toujours.

IV

La blessée

Une femme qu’on aurait dû adorer à genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, afin d’en faire des reliques…
Théophile Gautier.
Mademoiselle de Maupin (IV).


De fait, cette femme rousse est magnétiquement belle. Son corps, long et élastique, a la minceur musclée d’une physiologie d’éphèbe entraîné à tous sports. La vêture féminine, pourtant, lui reste seyante. Elle a un teint de fruit. Sous sa chevelure, qui arde à tous les jeux de lumière, sous ce casque où rutilent les nuances innombrables du métal fondu, la peau apparaît d’une prodigieuse tendresse de coloris. Le masque est étroit. La bouche se gonfle, comme faite de trois bigarreaux mûrs. Le menton protubère, fendu par une délicate rainure, épanouie en deux volutes, qui paraissent porter la bouche. Le nez, droit et mince, est délimité comme un tracé d’eau forte. Sous un front dont la nuance réclamerait le vieil arsenal de métaphores classiques, où les roses le disputent aux lys, les yeux larges, aux paupières battues, ont des sclérotiques couleur de lait. Elle fixe sur moi deux pupilles merveilleuses, d’un bleu lumineux et transparent. Elle est si attirante, que je lui dis ironiquement :

— Vous avez, je le reconnais, bien fait de me ficeler.

Elle dit, avec un sourire :

— C’est parfaitement mon avis, et je me suis passé de votre autorisation. Mais, dites-moi donc pourquoi vous abondez dans ce sens ?

— Vous êtes trop belle, et je n’aurais pas résisté au désir de…

— De quoi ?

— De vous prouver combien je suis sensible à la beauté.

Elle hausse les épaules :

— Vous êtes bête, mais cette moquerie prouve que vous savez où est May. Elle vous a dit, j’en suis certaine, quelle femme je suis. Vous avez donc eu peur, et l’avez conduite quelque part. Je veux savoir où ?

Je ne réponds rien. Alors, elle prend une cordelle :

— Vous voyez, j’étais bien munie de ficelles à votre usage. Celle-ci est de trop. Vous ne craignez pas le revolver, mais vous allez peut-être avoir moins de goût pour le knout.

Elle plie la ligotte au milieu. Cela fait deux lanières, longues d’un mètre.

— Voyons ça !

Elle recule et lève cette arme, puis fait un pas et m’en applique un coup violent. Quel féroce cinglon en plein thorax ! J’en ai le souffle coupé. Je tire sur mes liens. Il faut que je me dégage. Ça ne peut pas durer ainsi. D’une torsion ardente de tout mon corps, je tend les fines cordes qui m’enserrent les poignets.

Et, dans cet effort, mes yeux tombent sur la porte, qui se trouve au pied du lit.

Avec une stupeur nouvelle, je vois alors la poignée de porcelaine qui tourne, puis l’huis s’entrebaille et…

Décidément, les surprises s’échafaudent, comme dans un vaudeville Car j’ai vu dans l’entrebaillement, et prête d’entrer… J’ai vu May…

Sans doute, ma cambrioleuse a laissé l’appartement ouvert, et c’est devenu un lieu de rendez-vous…

La femme rousse suit mon regard. Elle se tourne, prompte comme un félin, voit May, qui la voit à son tour. La porte se referme, May fuit, mais l’autre s’élance. On dirait qu’elle a bondi, toutes griffes dehors. Son cri de triomphe est celui d’une bête saisissant une proie.

May doit être agile aussi, la petite garce. Il semble pourtant qu’elle se soit effacée trop tard. J’entends l’ardente rousse qui la rejoint dans le vestibule. Des cris incompréhensibles me viennent. Une sorte de lutte sonne, puis un gémissement. Je perçois encore le bruit d’une chute, comme si l’une des deux inconnues s’affaissait. Pauvre May… L’autre va la tuer… Et moi ?…

Rageusement, je secoue encore mes liens, quand…

C’est May qui reparaît à la porte.

Elle jette un coup d’œil curieux dans ma chambre. Comme elle est blême ! C’est donc cette fillette qui a triomphé de la jeune athlète aux cheveux enflammés ?

Sans dire un mot, elle entre alors jusqu’à la table qui fait face à la fenêtre. Elle voit des ciseaux à papier, les prend, revient à mai et coupe prestement un des liens de mes poignets. Ensuite, froide et silencieuse, elle sort et disparaît.

Je m’efforce de sortir du diable de ligottage qui m’étreignait. Il me faut deux minutes. Avant que j’en ai fini, je perçois le bruit de la porte du vestibule qui se referme. May s’en va… Me voici debout. Je cours pour la rattraper et bute dans un corps étendu.

La femme rousse gît à terre, couleur de cire, avec un beau poignard en pleine poitrine.

Depuis mon réveil, plusieurs doses d’ahurissement m’ont été offertes, mais, cette fois, je suis au degré optime. Je reste là, debout, à regarder ce cadavre ; j’ai la tête vide et les yeux fous.

D’un coup, l’affaire prend un aspect redoutable. À Venise, au quatorzième siècle, c’eut été une aventure banale. Mais à Paris, aujourd’hui ? Me voilà soudain sur les bras une affaire criminelle, dans laquelle, d’un coup de réflexion, je devine que mon innocence devra sembler des plus improbable.

Ce n’est pas drôle. Je prévois que, bientôt, j’habiterai la paille humide des cachots, inculpé du meurtre d’une femme rousse. C’est peut-être là une circonstance aggravante…

Et malgré tout, car je suis écrivain, et je m’analyse, je consens à admirer le spectacle du corps étendu. Ce nez pincé, ces yeux clos et cette bouche qui se décolore, est-ce beau, mon Dieu, est-ce beau ?…

Je me penche sur elle.

Nom de… ! Mais elle respire… Elle vit… L’espoir renaît en mon cœur. Si je ne veux pas que la justice étale aux regards des foules tous les vices qu’elle me découvrira ; si je veux éviter de relire les souvenirs rapportés des Plombs — qui sont plutôt ici des caves — par Casanova, il me faut sauver cette victime d’une passion que, jusqu’ici, je tenais pour beaucoup moins criminelle.

La sauver, c’est facile à dire… Avec un poignard enfoncé là, on peut parier à mille contre un pour quelque organe essentiel transpercé. Mais je suis stupide de réfléchir et de me faire des discours intimes. Chaque minute rend peut-être le sauvetage plus ingrat. Il faut tenter l’impossible. Je regarde d’abord avec plus de sang-froid comment fut donné le coup. Ensuite je retire l’arme doucement. Ma main tremble. Je vais peut-être voir jaillir le jet pourpre qui dénonce la traversée d’un gros vaisseau. Non…

Il est vrai, l’hémorragie est peut-être intérieure ?… Je ne sais que faire. J’ai peur, à bouger cette magnifique statue, de chasser ce qui reste de vie en elle. Et pourtant je sens bien qu’il faut agir.

Comme tous les gens qui ont voyagé j’ai des notions de médecine. J’examine de près, je cherche à calculer par où passa le poignard, que je tiens dans ma main et au bout duquel pend une gouttelette de sang.

Mais, en somme, si mes connaissances anatomiques ne sont pas trop inexactes, il se pourrait que la blessure ne fut pas mortelle. Rien n’est peut-être lésé de très important. Évidemment, il faut dire « peut-être ».

En tout cas, je ne vais pas laisser là cette malheureuse. Et dire que tout à l’heure elle me voulait tant de mal, à moi qui donnerais en ce moment tout pour la sauver !

Je la saisis avec précaution sous les épaules et sous les jarrets, puis je la porte très lentement sur mon lit

Lorsque je la regarde étendue, avec ce nez pincé et la bouche sans couleur des cadavres, je reste encore une minute sans savoir quoi faire. Il me semble que le moindre geste va finir son destin, et je retiens mon souffle, comme si ce seul mouvement de mon thorax courait le risque de la faire mourir. Pourtant, il faut sortir de cette stupeur imbécile. Je me décide à la déshabiller.

Quelle besogne, Seigneur ! J’en garde, à l’évoquer, un agacement dans les mains et une horreur glacée entre les épaules. Mais ne faut-il pas que le médecin la trouve couchée normalement et non pas avec cet aspect défait, dans son costume de ville, qui sent à plein nez le drame, voire l’erreur judiciaire ?

J’arrive enfin à mettre nu ce corps sans vie dont il me semble que la chair se refroidit à chaque contact involontaire de mes doigts agacés. Avec des précautions puériles et désespérées, je fais sur la plaie rose un bandage d’ouate trempée d’alcool. Ensuite je tire le drap sur cette forme cireuse et je reste debout à contempler. Le fin visage remue dans mon cerveau ému toute une littérature sur la mort et ses mystères, le tombeau et ses secrets.

Il m’a fallu plus d’une heure pour accomplir cette besogne atroce de dévêtir une femme à l’agonie. Je me passe les mains sur le front, cherchant quel nouvel acte accomplir. Il me semble qu’elle respire régulièrement et que la cage thoracique soit à peu près intacte. La blessure saigne pourtant un peu. Un sang mêlé de liquide séreux. Qu’est-ce à dire ?

Je m’efforce encore de deviner la gravité du coup par le sens de l’enfoncée. On a frappé de bas en haut, selon la tragique tradition florentine. L’entaille comporte une bavure avant le trou, au ras même du lieu où une dépression légère qui ne s’est pas effacée marque l’effort de défense, et la résistance d’une main qui s’est efforcée de détourner l’arme. La plaie constitue une sorte de bouche, entrebaillée en haut, où la dilacération intérieure a distendu les tissus. Une goutte de sang filtre avec lenteur comme je contemple l’orifice par lequel une existence humaine s’abolit. Et dans une étrange émotion, lascive et sadique, je me retiens de prendre ce sang avec mes lèvres.

Je tâte autour de l’orifice et à mon toucher la chair baille légèrement, accusant un talus double de pulpe rosée, où sourd, par une infinité de points, un liquide noirâtre. Je regarde cela de si près que je sens distinctement l’odeur particulière, phosphorée et saline, du sang frais…

Soudain, comme je me relève, le cœur battant je ne sais pourquoi, je vois les yeux de la blessée qui s’ouvrent. Nous nous contemplons. Elle revient d’où ?… et que doivent dire mes regards lorsque je suis partagé entre des émois si étranges, où la sexualité et peut-être l’amour se mélangent à une pitié admiratrice, nuancée de joie confuse ?

La femme rousse a, en ce moment, des yeux extraordinaires, d’un bleu si tendre et si menteur qu’on croirait y lire une émotion de fillette pure. Et devant le corps viril que je viens de dévêtir, la duplicité d’une telle apparence donne à l’inconnue un charme de plus. Elle réfléchit trois secondes. Un magnifique sang-froid revient dans cette âme brutale qui tout à l’heure se réjouissait de me faire souffrir.

Elle questionne enfin, d’une voix si frêle que je crois ouïr la plus parfaite musique dont on puisse rêver :

— Mortelle, la blessure ?

J’hésite. C’est si inattendu, cette question sèche et glaciale, que peu s’en faut de m’entendre répondre violemment oui. Car je ne puis me retenir de désirer voir cette mystérieuse femme enfin domptée. Ah, la faire pleurer !…

Mais je me domine et articule avec lenteur :

— Non. Rien qu’une petite entaille. Ne bougez pas et ne parlez pas.

Nous nous regardons un instant en silence et je demande enfin bêtement :

— Êtes-vous bien ?

Je vois ses lèvres esquisser un sourire.

— Bien ? Non. Mais vous n’êtes pas médecin. Ce que vous dites et rien s’équivalent. Allez chercher un spécialiste.

Je crois bon de faire de l’esprit :

— Un spécialiste des coups de poignard ?

Les beaux yeux bleus durcissent :

— Il y en a, vous semblez l’ignorer.

Je reprends :

— Je vais appeler au téléphone un médecin de mes amis ?

— Oui !

Comme je ne m’éloigne pas encore, elle chuchote :

— Vous m’avez déshabillée, que de soin ! N’avez-vous fait que cela ?

— Chut !

Elle dit pour elle seule :

— Cette May. Si je vis, elle…

— Chut, voyons ! Mais dites-moi comment ou vous nomme ?

Un nouveau sourire déclot sa bouche.

— Vous y tenez ? Je crains pourtant de ne pas aller à ce soir. Et mon nom vous sera inutile.

— Mais non, je vous sauverai. Et vous êtes ici pour un temps.

Elle demande avec une imperceptible ironie :

— Vous voulez me garder ? Alors c’est la grande amour ?

— Dites-moi toujours votre nom ?

— Tant pis pour vous ! Je crois que vous pouvez sans danger me nommer Rubbia.

Elle eut une crispation, ses mains sortirent des draps, et se fermèrent. Je vis avec terreur ses yeux s’agrandir, puis se clore. Elle murmura d’une voix lente et imperceptiblement sanglotante :

— Je vais mourir… Cette fois, ça…

 

Le docteur Sauvier fut chez moi vingt minutes plus tard. C’est un ami de lycée. Il sait que j’ai couru le monde, et, en bon bourgeois peureux, me tient pour un bandit, capable de tout, dont la conscience doit abonder en remords. Nul crime dont il ne me croie capable.

Je lui dis en deux mots à son entrée chez moi :

— Deux femmes ennemies se sont rencontrées tout à l’heure ici. L’une a usé sur l’autre du poignard. Viens voir la plaie, et dis-moi ce qu’il en faut penser ?

Il s’approcha du lit, tira le drap et cligna devant ce corps nu, où la blessure riait en rouge sur un fond jaune à la fois et lacté.

Il me murmura à l’oreille :

— Fichue !

Ensuite, il ouvrit sa trousse et sonda. Sa tête balançait de droite à gauche, mi-crainte mi-espoir.

Il fit la moue au bout de trois minutes et écouta ensuite, l’oreille sur cette poitrine à peine soulevée d’un souffle infime. Et dire que je fus presque jaloux de cette posture familière sur un corps qui pourtant ne m’appartenait pas.

Il compta le pouls et fit à nouveau la grimace :

— Heu… Heu…

Sans plus s’occuper de moi que si je n’eusse pas été là, il prit alors sa seringue de Pravaz et une ampoule dont il cassa le bout de verre après avoir flambé l’aiguille à la flamme d’un peu d’alcool que je lui apportai dans une soucoupe.

Il hésita à instiller sa pharmacopée, dans la cuisse ou dans le bras, et se décida pour le bras.

Ensuite il écouta longuement le cœur.

Rubbia n’avait pas ouvert les yeux et il me parut que ce fut volontaire, car les paupières tremblaient comme lorsqu’on veut se forcer à ne rien voir.

Enfin, ayant mis un pansement sur la plaie et ramené le drap sur le beau corps étendu, Sauvier me fit signe de le suivre.

Nous allâmes au salon.

Il se mît à rire, avec ce cynisme brutal des médicastres de grandes cités :

— Tu les arranges bien, tes maîtresses, bandit !

Je protestai :

— Je t’ai dit la vérité, bourrique !

— Penses-tu que je me laisse conter des fables de ta façon, journaleux !

— Dis donc, n’insulte pas mon honneur professionnel.

Je riais et il rit aussi.

— Tu me diras les choses en détail, assassin, ou sinon…

— Je veux savoir d’abord si elle s’en tirera.

— Ah ! le joli cœur, il ne pense qu’à ça. Tu as peur de perdre une belle mécanique à volupté, hein, jouisseur.

— Tu m’embêtes à la fin. Je ne la connais même pas. Il y a deux heures, je ne l’avais jamais vue. Mais tu avoueras qu’elle est belle, hein, tout croquant que tu sois ?

— J’avoue, j’avoue ! Tout de même, ce n’est pas mon genre de femme. Ça sent la perversité, le vice et mille choses dangereuses, une femelle de ce style.

— Va toujours, on sait bien que tu es porté pour les maritornes. Mais dis enfin si elle a une chance.

— Oui, ma foi. J’en suis épaté. Le coup a été porté d’une poigne ferme. Toutefois il a passé sans rien percer d’important. C’est ce qu’on peut nommer une réussite…

— Merci !

— Il n’y a pas de quoi. Mais la secousse a été rude, elle aura du mal à se remettre en bon équilibre…

— Pourquoi ça ?

— Système nerveux surmené, surchauffé, surcompressé. C’est le modèle féminin d’aujourd’hui, mais on ne joue pas conjointement à l’athlète et à la passionnée, on ne s’adonne pas au sport et à tous les vices en même temps sans danger. La machine humaine n’est pas faite pour les tours de force…

— Pot-Bouille !

— Je dis la vérité. Cette femme-là représente la fièvre de plaisir et de vitesse, de curiosité et de volupté, de voyages et de violences, de sports sains et de désirs antiphysiques qui possède, du moins, fragmentairement, notre société. Mais avoir tout cela en soi comme une ménagerie… Tu parles si ça doit vous user la moelle !… Enfin, dis donc, tu verras la suite. Après tout elle est soumise aux lois naturelles et nous le sommes comme elle. Je t’ai connu philosophe, c’est le moment de relire Spinoza ou Leibnitz… Mais dis-moi donc comment se déroula l’aventure qui met dans ton lit cette rousse statue avec un coup de poignard dans la panse ?

V

Rubbia

Vous voilà, à cette heure, avec une femme : en êtes vous mieux ?…
Crébillon. Tableau des Mœurs du Temps (Dialogue IX.)


Je racontai tout à Sauvier, qui m’écouta avec une visible curiosité.

Quand j’eus fini de lui détailler mon histoire, il hocha les épaules et dit :

— Mon vieux, tu t’enfonces dans une façon de drame médiéval qui ne dit rien de bon. Je te le dis tout simplement, avec d’ailleurs la certitude que tu n’écouteras pas mes conseils : mais tes rapports avec cette femme et l’autre finiront mal. Tu as séparé deux êtres dangereux comme le cobra et bien plus riches en ruses. Prends garde !

— Que puis-je faire, Sauvier ?

— Donne-moi carte blanche et je fais prendre ta rouquine. On la mènera à l’hosto. Là elle sera soignée, sinon aussi amoureusement que chez toi, du moins honnêtement. Si elle doit s’en tirer, elle le fera là-bas aussi bien qu’entre tes mains. De cette façon tu éviteras de participer au drame que je prévois.

— Tu vois noir.

— Mon vieux, il n’est pas besoin d’avoir comme toi parcouru les cinq mondes pour deviner que la May, avec son aspect de fillette impubère est un des plus sales petits animaux qui vivent à Paris. Et il y en a de dangereux, crois moi, qui ne doivent pas lui aller à la cheville. En sus, celle-ci ne m’inspire aucune confiance non plus. C’est dire que tu joues un rôle ingrat, sans bénéfices à attendre, car les deux femmes s’aiment férocement.

— On change le cours d’une rivière…

— Oui, essayes de déplacer le Niagara !…

— Enfin, tout ça c’est des mots. Rubbia me plaît, je veux la soigner, la guérir et m’en faire aimer.

— Ne t’y fies pas !

 

De ce jour, Sauvier vint voir Rubbia tous les matins. À cause de la blessure et des commentaires à craindre, il comprenait que je ne voulusse point de garde-malade et j’avais même congédié la femme de ménage qui auparavant venait quatre heures chaque jour donner un peu de correction à mon home. Par chance je sais faire tout ce qui constitue à la fois la sauvagerie et la civilisation. C’est d’un grand secours que de n’ignorer ni l’art culinaire ni la science et le maniement de la machine à laver. En vérité, je suis un individu fait pour vivre dans les coins inhabitables de la planète. Le hasard ne m’y avait point mené jusque-là, mais il ne faut jamais désespérer…

Je soignai donc ma femme rousse avec un dévouement de mille et un instants. Cela m’amusa tout de suite. C’était une partie que je jouais contre la mort. Je gagnai…

Il y eut, certes, une semaine pénible. Rubbia paraissait vivre à la limite même de sa propre vitalité. On eût dit qu’il dût suffire d’un rien, d’un cheveu, pour la faire passer outre, là où l’être se définit au négatif.

J’admirai la résistance de cette fragile machine humaine qui est certes à la merci d’un rien, mais pourtant, dispose de prodigieuses ressources.

Je connus cependant des heures d’angoisse, où, revenu aux superstitions enfantines, il me semblait percevoir une présence horrible à mes côtés, celle de l’ange fatal…

Les jours coulèrent. D’abord Rubbia eut sans cesse besoin d’être ranimée. Je la devinais au bord même du gouffre. Le courage ne lui faillit jamais pourtant. Dans ses défaillances, quand le cœur paraissait s’arrêter, je la vis toujours sourire comme pour un défi.

Elle était d’une admirable docilité, en tant que malade. Ce qu’ordonnait Sauvier s’exécutait en perfection. S’il lui fallait ne pas bouger, elle restait vingt-quatre heures sans remuer un doigt.

Elle parlait peu. Et seulement de son mal, par phrases douces et lentes. Je la sentis longtemps hésitante sur sa propre vie. Une grande résignation l’habitait, quoique elle n’eût aucune foi dans l’au-delà.

Quant à moi, jamais je n’aurais soupçonné avant cette aventure mes propres ressources de dévouement et de patience. L’homme qui professait le mépris de tout, qui déprisait les sentimentalités et les fièvres altruistes, l’individualiste catégorique et sans respect pour rien, hors soi, s’était totalement effacé de mon esprit. Je prenais joie à marcher sur le bout des pieds pour ne pas éveiller ma belle rousse. Je m’amusais à prévoir les caprices de la malade pour les satisfaire et trouvais à cela une joie enfantine.

Et notez bien que je ne désavouais rien de mes idées antérieures. Il s’agissait d’une exception, si j’ose dire, qui confirmait la règle. Nous sommes tous ainsi faits que les dessous de notre personnalité démentent souvent en temps de crise notre réel caractère. Le plus beau fut qu’à ce rôle inattendu, mi-nourrice et mi-moniale, qui me ressemblait si peu, en vérité, je prisse un authentique plaisir.

— Dis-le nous donc franchement, tu étais amoureux ?

— Ouais, ouais, c’est bien facile à trouver cette solution-là !

C’est le « tarte à la crème » de tous les comportements mâles lorsqu’ils quittent le plan de l’égoïsme pur en présence d’une femme. Amoureux ? Faudrait-il exposer ce que ce mot désigne encore ? J’ai lu dans ma vie une pièce de quinze mille romans, presque tous d’amour. Il est entendu que la plupart des romanciers ne connaissent rien de ce dont ils parlent, mais, tout de même, quelques-uns en ont une lueur ? Or, s’il faut délimiter d’après leur opinion la valeur profonde de l’amour, la clef commune en apparaît le désir de possession. Je n’avais justement aucun désir de posséder cette étonnante blessée. Bien plutôt m’amusais-je de sa présence dans ma vie comme les femmes se divertissent parfois de l’existence d’un enfant. Je ne l’envisageais même pas du tout comme une maîtresse éventuelle. Le sentiment dont je me sentais possédé comportait une sorte de tendresse, c’est entendu, mais sous réserve que derrière ce vocable on sente en quelque sorte l’affection d’une douce parenté.

Et dans mon affection pour elle, je gardais une sorte d’horreur, comme devers un serpent venimeux. Elle me faisait peur parfois tant je la devinai anormale. Je n’oubliais pas en sus le coup de revolver tiré à la volée sur le taxi qui m’emmenait avec May vers les Batignolles. Et j’avais toujours présents à l’esprit les moments où cette terrible femme voulait me faire avouer où May se cachait.

En tout cas je goûtais une vraie satisfaction à cultiver la vie de ce joli monstre. Cela valait bien l’entretien d’un de ces arbustes japonais centenaires qui tiennent dans un chapeau haut de forme.

 

Le temps coula. Rubbia se remit peu à peu. Je vis ses belles lèvres retrouver leur carmin.

Ses joues cessèrent de vêtir d’aussi près le squelette des pommettes. La face s’éclaira et les yeux reprirent un éclat vif.

Elle commença de remuer et je connus une grande joie de ces gestes prompts, ardents et harmonieux qui emplissaient mes regards.

Elle parla aussi plus familièrement, d’abord très réservée, puis se livrant mieux, mais jamais tout à fait.

Elle erra enfin dans mon appartement. Je guettait passionnément ses pas et ses gestes pour y découvrir la preuve d’ennui qui annoncerait son départ. Aucune idée ne me venait de tenter qu’elle restât. Je savais avoir peu de prise sur cette âme fière, capricieuse et indépendante. J’attendis.

Elle ne laissa rien voir, une fois remise, qui témoignât de son souci d’aller ailleurs, de rentrer enfin chez elle. Sans doute, avec cette finesse qui est héréditaire chez les femmes, devina-t-elle ma secrète curiosité. En ce cas, elle sut admirablement dissimuler ses pensées. Dire qu’elle parût vivre au sein de la félicité serait excessif. Elle allait, venait ; s’installait à lire ou à rêver, toujours sans nulle impatience, et sans perdre à ma vue un sourire mi-ironique mi-affectueux qui m’enchantait.

Mais ce fut tout.

J’admirais cette forme gracile et indolente. Elle meublait admirablement mon logis. Je ne recevais plus personne, en mon désir de garder cet être bizarre et fascinant bien à moi. Elle avait le secret des poses sphingiennes, et trouvait à elle seule, moyen d’évoquer toutes les déesses de l’antiquité. Son rire ambigu créait une sorte d’atmosphère. Son corps souple se disposait spontanément comme celui d’un félin qui se love. Cette étrangeté d’apparence lui conférait un charme prenant, plein de réminiscences poétiques et dont je ne pouvais me lasser.

Nous passâmes près de deux mois ainsi, amis familiers couchant à deux pas l’un de l’autre sans que rien de galant se passât entre nous.

Pourtant, il est probable que j’eusse été pris un jour, je veux dire d’amour, si…

— Ah ! non, mon cher Paul, tu exagères. Déjà tu abandonnas May après avoir préparé une idylle à la Théocrite. Tu ne vas pas perdre Rubbia de la même façon ? Ce serait une trahison…

— De fait. Il ne m’étonne plus du tout que Paul n’ait point réussi dans la littérature. Il a un chic spécial pour faire avorter les plus rares des histoires qu’il conte.

— Paix, vous ! Je n’invente rien, en ce moment. C’est dans toute son horreur une aventure arrivée et d’une authenticité éprouvée, que je dévide en ce moment. Il ne dépend donc pas de moi que les péripéties en soient raisonnables. Où donc avez-vous jamais vu des suites logiques d’événements ailleurs que dans les romans ? La vie est la mort du rationnel. Dans le réel il n’est jamais ni fin ni commencement à rien. Tout y est contingent et né du hasard, lequel est une rencontre de circonstances fantaisistes. Mais pourtant cette philosophie est encore inutile où j’en suis de mes souvenirs. J’ai dit que sans doute l’amour me serait venu à la fin pour Rubbia si…

— Si quoi ?

— Si parbleu il n’était pas venu à Rubbia d’abord…

— Quoi, comme tu nous l’a décrite, elle aurait fini par s’enflammer ?

— Tout arrive, Kate, je me sens indigne, comme l’abbé Guitrel de ce bon Anatole France, mais cela n’exonérait point Guitrel d’être, quoique indigne, ambitieux autant et plus qu’autrui…

Et vous jugerez, soit à travers les détails que j’ai à vous dire, soit d’après vous-mêmes si l’amour de Rubbia fut une charité, un cadeau, un remerciement ou…

— Mais voici exactement la scène :

Un jour, Rubbia tournait languissamment dans l’appartement. Il pleuvait, et la lumière, entrant par les portes-fenêtres, avait cette teinte sale et savonneuse qui est bien dans nos climats un des plus sûrs créateurs de neurasthénies à forme suicidaire.

Je la regardais aller et venir. Elle le sentait et jouait à provoquer en moi un genre d’émotion, mi-sexuelle mi-esthétique, dont j’ai longtemps poursuivi en vain le renouvellement depuis la fin de cette histoire. Nous ne disions rien l’un ni l’autre. Enfin elle s’arrêta, debout au chambranle d’une porte. Elle portait, je m’en souviens, une robe molle et floue de soie brochée dont les dessins figuraient d’absurdes géométries polychromes. Sous l’étoffe, ses formes grêles se dessinaient nettement. Des mules de cuir écarlate vêtaient ses pieds minces et brefs. Elle prit une cigarette dans la coupe de cuivre ciselé, sise sur une console, et l’alluma. Ses yeux agrandis reflétaient la lumière. Le cou dégagé montrait la naissance de la gorge et jalonnait avec précision le jeu des courbes savantes menant de ce fût charnu et lisse aux volutes du menton haut levé.

Elle aspira deux ou trois fois la fumée, la renvoya en anneaux bleus, puis d’un geste de colère jeta la cigarette. Je vis ses mains nerveuses se fermer et s’ouvrir. Son pied fit un pas de théâtre, étiré à la façon des pointes de danseuses. Soudain sa jambe droite écartée revint se plaquer sur l’autre, sèchement, prenant la soie entre les deux mollets serrés.

Alors, elle dit, d’un ton que je n’avais jamais entendu, où passaient une sorte d’impatience, de colère et de désir :

— Paul !

Je demandai :

— Ma chérie ?

— Viens !

Je m’approchai.

— Plus près !

Je vins à la toucher, docile et sans réflexion, l’esprit occupé par une prochaine discussion d’affaires.

Ses deux mains me prirent aux épaules, elle m’aplatit sur son corps tendu, aussi violemment qu’un amant étreint et possède sa maîtresse, et…

— Elle le devint ?…

— Tu l’as dit. Mon étonnement dura, on peut le croire, assez peu. Mais enfin il exista, et c’est bien la preuve qu’au sens ordinairement admis je n’étais pas amoureux d’elle. Toutefois, si je puis dire, il y eut alors une réaction singulièrement puissante. Si Rubbia se conduisit d’abord en bacchante, je ne tardai donc pas, pour faire honneur à la caste mâle, de surmonter la stupeur annihilante du début, au bénéfice d’une attitude « combative ». Et sans doute toute une force refoulée en moi depuis longtemps s’extériorisa-t-elle d’un trait, car j’eus le dernier mot. Il ne faudrait pas croire que ce fût facile.

 

Rubbia devint ma maîtresse et nous nous aimâmes de ce jour avec une fougue magnifique. Il y eut d’ailleurs, les premiers temps, entre nous une sorte de lutte pour la suprématie qui ne laissa pas de corser nos joies. La femme molle et docile de naguère devenait d’un trait autoritaire et despotique. Notre union ne ressembla à rien de ce que content les romanciers. À chaque fois qu’il nous arrivait de nous étreindre c’était une lutte neuve et toujours aussi cruellement irritante. Cette femme ne voulait pas être prise.

Une sorte de colère mortelle fonçait ses yeux et pinçait ses narines lorsqu’elle se sentait vaincue. Et le plaisir ne limita jamais en cette âme bizarre et ambiguë une inextinguible volonté de maîtrise intime.

Elle para ma vie d’une sculpture de proue fascinante et splendide, révélatrice de mystères et créatrice de secrets nouveaux.

Ah l’étrange et affolante existence qu’elle me fit mener ! Pour tenter de définir cette amoureuse il faut dire d’abord combien elle resta sauvagesse à réflexes animaux. Voluptueuse jusqu’à la cruauté, et aimant autant créer de la joie en autrui que subir le délire sensuel, elle n’abandonna pourtant en rien son propre contrôle et son esprit restait toujours froid.

Elle se dominait donc, même dans les plus folles convulsions charnelles, et ne me révéla, ni dans le calme, ni dans la fièvre, pas un atome de sa vie ou de son passé. De sa demeure, de May, de toute cette cryptographie constituée par une vie qu’on devinait originale jusqu’à sortir de la nature, elle ne laissa, tant qu’elle vécut avec moi, tomber un seul mot.

Parfois elle jetait avec une ironique crispation de la bouche, des interjections sibyllines, mais il était vain à moi de chercher leur sens et leur portée. Cette femme était une énigme vivante, le symbole même de tout ce que les hommes désirent connaître et qu’ils ignoreront jusqu’à la tombe.

On comprendra fort bien tout ce que cette âme ténébreuse avait d’excitant et de possessif. Je m’adonnai à cet amour fantastique avec une passion fauve. Et cela d’autant que je me demandais obstinément si l’amour qu’elle me manifestait n’était pas, au fond, une sorte d’artifice, une charité qu’elle me fît. M’a-t-elle aimé ? Qui le sait et qui le saura ? Chez les femmes plus que chez les hommes, les détours et les complexités de la sensibilité ont créé un si prodigieux mécanisme d’amour.

Une femme peut ne pas aimer, vouloir aimer, parfois y réussir et revenir à l’indifférence le contact passé. Contrairement à l’opinion courante en psychologie, l’amour de ces êtres est plus intellectuel et logique que le nôtre. Mais cette logique et cette raison ne sont pas logique et raison des livres, sans contacts avec le réel. Ce sont des données mentales pures, c’est-à-dire freinées ou accélérées, agrandies ou rapetissées par mille contingences physiologiques ou morales qui échappent au calcul, et cela dans n’importe quel élément de durée.

Ainsi s’explique donc ce que nous nommons l’instabilité spirituelle des femmes. Les équations sentimentales et sensuelles, chez elles, comportent de nombreuses solutions parce que, naturellement, les polynômes y intègrent des variables et des incommensurations.

Que peut-il, au demeurant, y avoir de plus normal que la transformation du mode affectif avant, pendant et après la possession ? Il ne s’agit pas ici de plus ou de moins, mais de valeurs qualitatives, absurdes si l’on veut les réduire à la quantité.

VI

Le Danger

Depuis quelques temps, dit Vaudreuil, la mode est de se battre en caleçons rouges. Si vous n’en avez pas de tout faits, je vous en ferai apporter une paire…
Prosper Mérimée. Chronique du règne de Charles IX (X.)


Nous vécûmes en amants égaux, ardents, attentifs et étrangers à toute tendresse purement platonique. Pourtant ce platonisme nous emplissait l’âme. Car j’aimais Rubbia moins pour ce qu’elle s’était révélée le jour où le désir l’avait vaincue, que pour l’avoir en quelque façon sauvée de la destruction. Elle avait transformé le coureur d’aventures, que j’étais avant de la connaître, en un amoureux timide, puéril et quasi-chaste, du moins de cœur. Je lui en gardais une infinie reconnaissance. On ne sait jamais tout ce que cèlent de possibilités l’âme et le corps. Rien n’est donc si digne d’inspirer l’affection que de vous accoucher de vous-même. Ce que je dis ramène au Gnothi Seauton socratique. Telle est bien ma pensée. Le prestige de Socrate et le secret des dévouements qu’il inspira tiennent à ce qu’il sût, par sa maïeutique, montrer à ses familiers ce que cachait leur personnalité tant en vertus qu’en connaissances, si l’on peut dire, inconnues. Ainsi étais-je avec Rubbia. Je devinais de plus, en tous ses actes, un tact miraculeux, un désir étonnamment habile d’éviter tout conflit avec moi partout où nos volontés couraient risque de s’affronter. Quelle plus splendide preuve d’amour, sinon d’amitié supérieure à l’Amour ?

Elle était énergique, je ne manquais point de volonté. Le rôle de garde-malade assumé à son endroit ne m’avait aucunement amolli. Ainsi nous opposions-nous sans jamais combattre. Même nos étreintes étaient des espèces d’Iliades. Non point que Rubbia se refusât. C’est tout au contraire qu’il lui fallait se donner en semblant prendre. Et il ne fallait consentir à vaincre en paraissant subir la loi du vainqueur…

Elle était d’ailleurs initiée à tous les jeux amoureux. Beaucoup plus que moi, mais avec une imagination moins fertile aussi. Elle avait dû vivre en Orient, car parfois elle qualifiait d’un mot sanscrit ou arabe un acte que les gens d’Occident n’ont pas encore catalogué, soit par vergogne, soit par ignorance. Il en est beaucoup. Mais elle disait cela sans aucun autre souri que de rappel érudit et avec un rien de moquerie. Ainsi la salacité n’avait, en cet être curieux, ni la pudeur comme base, ni la curiosité comme moyen d’action. En somme c’était chez elle une sensualité chaste que je cultivais. Avec cela, dans le courant de notre vie, elle abondait en conseils fins et délicats, témoignant d’une singulière expérience.

Sur tous les sujets que les hommes aiment à verbaliser, ses réflexions avaient l’acuité saisissante d’axiomes philosophiques formulés par un grand esprit. Et rien, en ce cerveau original, de déjà vu, rien qui utilisât la mémoire. Tout y était spontané.

Rubbia connaissait aussi les mœurs intimes et le comportement le plus secret des peuples proches ou lointains.

Elle rappelait son savoir dans des circonstances qui sembleraient devoir exclure tout travail mental purement rationnel. Et j’en demeurais pantois, avec seulement un très vif et naturel désir de ne pas sembler trop inférieur à cette créature, transcendante, quoique totalement dépourvue de vanité.

Je finis par songer faire de Rubbia ma femme même, tant j’avais sujet d’admirer en elle le corps, l’esprit, le sentiment et les sens. Non que j’attribue au mariage une valeur morale. Je suis affranchi de ces préjugés. Mais les problèmes d’intérêt et les voyages sont plus commodément abordables entre mari et femme qu’entre amants. À mes avances elle répondit par un sourire ambigu que je ne pus interpréter, mais elle ne dit pas non.

 

Les jours coulèrent lentement. Notre amour ne diminuait pas. Bien plutôt se compliquait-il de tout ce que nous nous révélions l’un à l’autre de pensées secrètes et de confidences, non point matérielles, mais psychiques. Car, on l’a remarqué, l’amour disparaît à la suite d’un défaut de contact entre les âmes. Dès que les amants s’avisent de limiter leur sincérité, l’affection commence à fondre entre eux et bientôt de désir.

Nous sortîmes souvent dans Paris. Rubbia semblait toutefois s’y résoudre avec peine et je crus lui deviner une sorte d’inquiétude semblable à celle que May, le jour où je la vis, cultivait visiblement. Mes efforts pour pénétrer ce mystère furent totalement vains.

Une nuit, nous étions allés voir jouer la pièce si curieuse de Fanny Bloch : Le Mont de Vénus. Au sortir du théâtre je songeai mener Rubbia prendre un verre de champagne à Suburre. Elle hésita et ne consentit, les sourcils froncés, que sur mon insistance. Nous étions installés dans la petite salle qui fait angle droit, comme chacun sait, avec celle où l’on danse. Je parlais alors avec lenteur d’un restaurant de nuit viennois, vraiment extraordinaire, vu durant que j’exerçais mon office d’agent secret. Brusquement les yeux de Rubbia se mirent à battre sans que son visage bougeât. Je vis son regard aller de gauche à droite, suivant certainement quelqu’un. C’est là qu’il fallait user de sang-froid. Me tourner pour savoir qui retenait son attention eût été une de ces erreurs qui séparent irrémédiablement deux amants comme nous étions. Ma curiosité pourtant était violemment excitée. Je crus enfin deviner que la personne aperçue s’arrêtait. Pendant ce temps je parlais toujours, mettant toute ma volonté à conserver un débit normal et sans trous, quoique ma curiosité fût attirée ailleurs.

Le visage de ma belle androgyne était d’une telle mobilité que je crus alors y lire une émotion. Je pensai : On l’a saluée ou on a fait un signe de connaissance. Mais d’un coup le regard reprit son mouvement vers la porte, plus vite que tout à l’heure. À la vue de Rubbia on se sauvait peut-être ? Je ne verrais rien…

Cependant les lèvres de ma maîtresse avaient pâli. Signe de quoi ? On n’a jamais, que je sache, enregistré cette marque d’émotion. Elle se manifestait clairement sous ma vue, aiguisée, rehaussée par une lumière éblouissante qui ne laissait aucune ombre voiler les visages et les gestes.

Doucement, et sans sembler y attacher aucune importance, je tournai alors la tête vers la porte pour y saisir le personnage qui allait passer, le mystérieux être dont la vue émouvait ma compagne. En même temps, afin de détourner l’attention aiguë de Rubbia, je tendais la main vers mon verre de champagne. J’encastrai aussitôt dans mes rétines le rectangle ouvert devant lequel un maître d’hôtel en frac se tenait debout, et vis soudain de dos une forme féminine, petite et hâtive qui fila sans me laisser le temps de l’identifier ou de prendre des repères de reconnaissance.

Était-ce May ?

La question se formula avec force et brutalité. En même temps, contrepartie de la minute précédente, le regard de Rubbia se posa sur ma face pour y lire ce que je pensais.

Je demeurai de glace, du moins le crois-je. Comme elle jugeait sans doute n’avoir rien laissé transpercer de l’émoi que pourtant j’avais deviné, nous nous tûmes, également soucieux.

Dans un envol de jupe et montrant deux jambes d’une délicate sveltesse, la forme féminine entrevue s’était définitivement éclipsée. Restait-il un autre témoin ?

Je pivotai avec lenteur sur moi-même, bus trois gorgée de champagne et posai mon verre, puis je regardai la salle.

Et mon attention fut retenue à cinq pas par un jeune homme assis qui évidemment venait d’entrer. Il était tourné vers moi et nos deux regards se croisèrent. Je lus chez lui une sorte de haine immédiate. Aussitôt, d’ailleurs, son visage se dirigea avec une indifférence affectée vers l’orchestre qui préludait.

Je devinai un étranger, probablement un homme des bords du Danube. Ce nez aigu et busqué se marie rarement ailleurs à une chevelure de lin blond. Il unissait le masque tatar au sémite avec un rien de l’élargissement du crâne qui caractérise les hommes nés entre l’Adriatique et les Karpathes, où vit une race de brachycéphales particulière et unique au monde. Et tandis que je détaillais sa face, je le reconnus.

En 1917, durant mon séjour en Autriche comme agent secret, je faillis, à Vienne, être pris au sortir d’un café. C’est dans de telles occasions que la maîtrise de soi permet seule d’échapper à un traquenard implacable.

En effet, ce jour-là, comme je franchissais la porte de l’établissement où je venais de déjeuner, deux hommes partis de dix mètres se dirigèrent vers moi, venant de droite et de gauche. Et je lus l’intention agressive dans l’enfoncée des deux mains droites au fond de poches où je devinais deux revolvers armés.

La minute fut tragique. D’un coup je pris connaissance de tout mon horizon, assez bref. Les deux individus s’approchaient à pas courts, par prudence et afin de ne point me donner l’éveil. Moi, je venais de franchir une porte à tambour, fermée sur mon dos, et je me trouvais presque immobile. À vingt pas, sur l’avenue, une file de cinq ou six camions militaires arrivait cependant à grand bruit de moteurs.

Je tirai mon porte-cigares, et pris une cigarette cubaine à bout rouge. Les deux hommes avaient ralenti. Ils guettaient le moment où je serais distrait et les deux mains en l’air, pour me sauter dessus.

Le premier camion arrivait. Sautant alors en avant comme un coureur olympique, je m’élançai, calcul fait, devant l’énorme auto. Je passai si près que mon pied gauche toucha le radiateur. Et sitôt cet obstacle dépassé, d’un crochet je me mis à filer vertigineusement le long de la file des camions.

Comme je tournais, une balle de revolver me siffla aux oreilles. Trop tard d’un dixième de seconde.

J’entendis alors des cris et des appels. Inutiles. Je m’étais jeté dans une ruelle accrochée à la grande avenue et filais comme un lièvre, dans l’étonnement apeuré des gens. Au premier croisement je ralentis et me mis à marcher au pas, puis un taxi passa, je le pris et me vis sauvé.

Or, l’homme qui m’arrivait dessus ce jour-là, à gauche, l’assaillant de droite étant un bas-officier en uniforme, se trouvait devant moi à Suburre, et buvait en ce moment une bouteille de Heidsieck.

Ho !… Ho !… pensais-je, allons-nous mêler maintenant, quand les fastes guerriers sont disparus, le souvenir et les rancunes du temps où nos métiers étaient soldatesques aux problèmes passionnels qui, eux, gagnent à rester pacifiques ?

Évidemment, j’avais devant moi un espion. Il nous rendait à Paris aujourd’hui ce que nous avions fait chez lui jadis. Je ne lui en voulais pas pour si peu. Mais je craignais qu’il eût conservé, comme tous ces métis d’asiates, une rancune tenace et désireuse de s’extérioriser. M’avait-il reconnu ? Sans nul doute. Nuls êtres au monde n’ont la mémoire des êtres et des langues à la façon des balkaniques.

Il m’avait suffi, pour penser toutes ces choses et évoquer un souvenir à la fois heureux et fâcheux, d’une couple de secondes. En même temps j’admirais une femme, aux neuf dixièmes nue, dansant avec un nègre habillé en sauvage, je veux dire avec un pagne comme tenue de soirée.

Enfin je me tournai vers Rubbia.

Elle me dit avec une sorte de tremblement dans la voie :

— Tu connais le Viennois, là ?

— Oui, dis-je sans étonnement, tant à maintes reprises elle m’avait donné les preuves d’une prodigieuse perspicacité.

Elle eut un rire faux :

— Où l’as-tu vu ?

— Chez lui. Il a failli me faire fusiller ou pendre.

Elle reprit :

— Va-t-en. Je te retrouverai chez… nous.

Elle disait toujours « chez toi », mais je voulus deviner qu’elle adoptât mieux encore ma demeure depuis qu’elle avait vu l’étranger.

Je répondis brutalement :

— Non, ce doit être une bête dangereuse. Je ne te quitterai pas.

Je ne lui demandais aucun renseignement. Mais il me sembla qu’elle voulût lui parler, et ma foi, la jalousie jouait aussitôt dans mes nerfs.

Elle reprit, un peu pâle :

— Je veux que tu partes. Sinon, il y aura danger pour nous deux.

— Que m’importe. Je ne suis pas un gosse. Il y aura danger aussi pour les autres, crois-le.

— Je le crois. Mais…

Elle se tourna passionnément vers moi :

— Pars, Paul. Je serai chez toi dix minutes au plus après toi. Ou mieux, attends-moi sur le trottoir, devant la maison !

Le ton était si objurguant que je pliai. Il fallait donner à cette femme les mêmes droits qu’à un ami fidèle, robuste et sûr de lui.

J’appelai le maître d’hôtel, jetai deux billets de cent francs sur la nappe, puis me levai. D’un pas saccadé je gagnai la porte avec une envie atroce de me retourner vers l’inconnu, ou même de revenir à ma place. Je n’y succombai pas. Je pris mon pardessus, descendis les escaliers et fus dans la rue. Dix autos attendaient, rangées au bord du trottoir par files de deux. Je faillis regarder si dans une d’elles ne guettait pas la femme aux mollets sveltes et haut découverts que Rubbia suivait du regard tout à l’heure.

Je ne le fis point. D’abord je marchai un peu, puis craignant d’être suivi, je m’embusquai dans un coin obscur. Une voiture passa aussitôt, une huit cylindres à grand silence, dont l’intérieur était vide.

Alors je frêtai un taxi et me fis conduire au coin de la rue Drouot. Là, je descendis, examinai le boulevard et vins m’embosser à peu de distance de chez moi.

Tout cela me semblait, à vrai dire, absurde.

Quel danger pouvais-je courir ? Le danubien vu tout à l’heure ne devait tout de même pas songer aujourd’hui à tirer vengeance sanglante de l’équipée viennoise où je lui échappai. Quant à Rubbia, que pouvait-elle avoir à dire et quel comportement mystérieux voulait-elle me dissimuler ?

Mais à quoi bon me tourmenter sur tant de problèmes insolubles. J’allumai un cigare et me mis à faire les cent pas sur le boulevard Montmartre, désert à cette heure.

Soudain, une voiture sortit de la rue Drouot et embouqua à grande vitesse la rue de Richelieu. Une autre suivit. Puis le silence revint.

Je ne sus pourquoi ces deux autos me firent passer un frisson sur l’échine.

Un quart d’heure coula. Alors, sortant de la rue Vivienne, une forme féminine hâtive glissa le long des devantures. J’avais reconnu Rubbia. La porte fut ouverte au premier coup de sonnette et nous rentrâmes chez moi.

Sitôt dans l’appartement, je repris le masque de sereine tranquillité, indispensable avec ma maîtresse.

— Rubbia, ma chérie, tu m’as fait attendre plus de dix minutes.

Elle rit :

— Oui, ma foi. Mais l’homme est mort.

Je sursautai :

— Tu vas vite en besogne, murmurai-je d’un ton badin.

— Il fallait bien, Paul, il était dangereux.

— Où l’as-tu tué ?

— Chez lui.

Je me tus, le cœur traversé par une sorte de pointe aiguë.

Elle me regardait de ses yeux calmes. Son masque gardait une effrayante impassibilité. Je lui pris la main, le pouls ne battait même pas plus que de coutume

— Alors, Rubbia, nous sommes tranquilles ?

Elle hocha la tête :

— Je ne sais, Paul. Tu verras bien. En tout cas fais mettre des serrures inviolables à la porte d’entrée. Tu te souviens avec quelle facilité je l’avais ouverte.

— Ce sera fait.

Elle parut avoir un mot encore à prononcer. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, puis elle se reprit et ne dit rien. Je ne l’interrogeai pas.

Nous nous retrouvâmes amants, sans que rien parût avoir jeté d’ombre entre nous. Mieux, il me sembla que Rubbia ardait plus profondément que de coutume. Et j’en éprouvai une sorte de rage jalouse.

VII

Le Stylet

Je vous jure, monseigneur, qu’il n’est aucun crime dans le monde capable de m’effrayer. Il n’en est pas un seul que je ne commette avec délices.
Donatien-Alphonse-François de Sade. Juliette.


Le matin fleurissait la chambre de clartés blondes. Rubbia encore au lit me regardait lire le courrier.

Comme, après un sourire indifférent pour des lettres multicolores, je commençais à défaire les bandes des journaux, je pris un air informé pour dire :

— Le fait divers dont tu es responsable n’y doit pas, j’imagine, figurer encore ?…

Elle rit franchement :

— Non, certes, il ne faut pas demander à cette petite presse parisienne de connaître les crimes avant leur mise en acte.

— Ce serait trop beau, fis-je doctement. En ce cas il y aurait grand soupçon de complicité.

— Bah !… Quoique ce soit peu visible, ne penses-tu pas que certains crimes doivent bien parfois être connus en haut lieu quelque temps avant d’être réalisés.

— Oui, affirmai-je, j’en ai su moi-même, de ceux-là, des crimes diplomatiques.

— Et d’autres, ma foi. Pourquoi voudrais-tu que les personnages occupant des postes éminents aient perdu pour si peu les sentiments de haine, de rancune, de jalousie qui les animaient, comme tous, lorsqu’ils étaient encore de la foule anonyme ?

— C’est juste, dus-je approuver.

— Hé bien, la puissance des moyens dont ils disposent ne les exonère pas de se satisfaire en faisant couler le sang d’autrui. Mais ils usent de moyens plus habiles.

— Le curieux c’est qu’on n’ait jamais accusé un ministre d’assassinat.

— On l’a fait, rarement, à vrai dire, et dans l’indifférence générale. Mais là plus que partout joue la solidarité de puissance.

— Ne se haïssent-ils pas entre eux ?

— Bien entendu, comme les tricheurs de casinos, ou les grands voleurs internationaux. Mais as-tu jamais entendu dire qu’un de ces hommes déposât contre son semblable ?

— Tu as raison, fus-je forcé d’approuver.

Elle reprit, de bonne humeur :

— Tu ne sembles pas avoir d’idées nettes en criminologie, que je nommerai distinguée, ou artiste, mais qu’il faudrait sans doute appeler, à la Florentine, magnifique.

— Non, Rubbia, je pressens cela, mais sans spéciales clartés.

Elle haussa les épaules :

— Pas besoin de lumières originales pour comprendre ce que je te disais il y a une minute, à savoir que le désir de satisfaire ses haines ne disparaît pas dans une âme d’homme parce que l’individu parvient au-dessus du commun. Tout au contraire s’aggraverait-il.

Elle prit un temps, puis dans un souffle :

— Je le sais bien puisque May, le Viennois que tu as vu et moi-même avons été des instruments de mort au service de l’autorité.

Je béai, d’un coup, regardant Rubbia avec stupeur.

Elle reprit, enhardie par mon silence :

— Quoique tu sois, Paul, un cerveau très lucide et un homme très fort, tu as tendance à réduire les dessous de la civilisation à des formes trop simple et trop conformes aux préjugés de moralité.

La morale est un masque, imposé à la masse qui souvent s’y conforme même de bonne foi. Mais tous ceux qui veulent devenir riches ou très puissants ambitionnent au fond d’échapper à cette règle dont ils sentent les liens leur peser. Un bourgeois pris dans le bois de Boulogne, de jour, à caresser une fille, attrape en correctionnelle trois ou quatre mois de prison ; mais un député, un membre de l’Institut ou un ecclésiastique à qui même aventure advient restent indemnes. Un académicien fut pris un jour en plein tribunal, je l’ai su par un avocat de mes amis, en flagrant délit de faux témoignage. Toi, Paul, qui a rendu à l’État de grands services et couru de terribles dangers pour cela, tu n’aurais pas coupé de coucher en prison. La loi est formelle. L’autre n’a même pas subi une petite demande de rectification du substitut. Quant au président, il parut ne s’être aperçu de rien.

Je pourrais te dire bien des choses encore à ce sujet. Mais à quoi bon. Il suffit de voir l’ensemble. Les détails ressortissent à la plus provinciale des curiosités.

Je sus ce que Rubbia voulait dire et ne la questionnai pas malgré mon désir.

Alors elle continua :

— Ah ! Paul, il faut connaître les vrais dessous de ce Paris, non pas la basse crapule qui n’est rien que l’ordure périodiquement balayée par les tribunaux, mais le secret des actes et des événements notoires. Il existe des groupements, des associations, des forces grégaires d’une inconcevable puissance, et dont les actes, nettement supérieurs à la loi commune, se passent exactement comme si nous étions encore au temps de la pierre éclatée, c’est-à-dire qu’une vie humaine compte autant devant leurs yeux qu’une chiquenaude. Cela lutte, cela aime, cela hait ou détruit, cela acquiert et jouit malgré toutes les inhibitions des codes. Tiens, Paul, sais-tu que soixante pour cent des crimes impunis et mystérieux dont on parle ne furent jamais, comme il est dit partout, des crimes de passions violentes, dus au hasard, à la colère, au rut, à la jalousie ou à la rancune ?

— Vraiment ! Et que sont-ils ?

Rubbia, d’un geste coquin et sournois, s’étira. Son corps cambré en arc fit glisser les draps. Je la vis, pareille à une oréade de légende, mi-femme, mi-bête, mi-femme, mitige de fleur. Mon regard dut marquer, malgré ma maîtrise intime, le désir qui me traversa d’un trait fulgurant. Elle eut un sourire de nargue et se recouvrit prestement :

— Pourquoi, dit-elle, prends-tu parfois le masque d’un faune de la tradition picturale, lorsqu’il se jette sur une proie ?

Je répondis avec douceur :

— Parce que, Rubbia, les artistes ont peint sans doute d’après nature. Je ne respecte pas, ce faisant, une simple tradition, mais la vie. Je ressemble à tous les mâles qu’une femme provoque…

Elle s’assit à la turque, l’air grave :

Elle semblait vraiment une démone, sa pose était étrangement impudique et tout l’enfer flambait dans sa chevelure rutilante. En même temps, son visage exprimait une ironie satanique.

— Oui, la plupart des crimes dont on renonce à poursuivre les mobiles et les auteurs sont le fruit de décisions prises par des hommes notables, qui ont des moyens infaillibles de les faire accomplir.

Note encore qu’il disparaît bon an mal an, dans une ville comme Paris, trois ou quatre cents personnes dont nul n’entend plus jamais parler. Sens-tu là les moyens effrayants dont usent ceux qui opèrent, toute la science et le mécanisme même des pouvoirs publics sont à leur service.

Je poussai un sifflement admiratif, sans vouloir interrompre.

— Et jamais tu ne pourrais comprendre le monde moderne sans tenir compte du crime comme une donnée aussi normale que l’amour. Songes que tous les jours il y a des héritages obtenus par assassinat et on tue aussi parce qu’il faut abolir des créances, interdire la sortie de documents dangereux, créer des veuvages, faire disparaître des concurrences, satisfaire des haines implacables. Les mobiles ne manquent pas…

Elle ajouta comme pour m’avertir :

— Et tu as désormais une meute à tes trousses, Paul.

— Je croyais, dis-je moqueusement, que tu avais opéré toi-même le nettoyage de la tranchée ?

Elle haussa les épaules :

— Tu ne vas pas croire qu’une seule personne soit tout le crime, je pense. Il y en a d’autres…

Je vins à elle et l’embrassai, devinant que son discours-avertissement fût enfin clos. Son corps sentait le lit, et un mélange d’odeurs charnelles, de sueur, de cheveux que rehaussait je ne sais plus lequel de ces parfums aphrodisiaques qu’a subtilement créés la parfumerie de grand art. Je l’étreignis. Sa chair était pulpeuse et douce. Elle avait des sursauts de félin endormi qu’on chatouille. Elle me redit à l’oreille :

— Prends garde ! Si tu te laisses atteindre, je ne t’aimerai plus.

Je dis à mon tour :

— Je sais qu’il faut beaucoup aimer pour pardonner une défaite.

Elle agita la tête :

— C’est cela même. Je ne t’aime pas assez…

Je sentis un petit frisson me passer sur les vertèbres. Entre May que je commençais de deviner une femme jouant de son aspect enfantin pour des buts tragiques et redoutables, et cette Rubbia dont l’amour ne possédait qu’une branlante stabilité, il était difficile de me croire en sûreté. Rubbia m’aimait, mais elle avait voulu me tuer, et, où diable cela aboutirait-il ?

À ce moment, j’eus une sorte de sous-perception dont ma conscience ne prit pas connaissance nette et qui pourtant ébranla en moi des réflexes de défense. Je me levai d’un saut du lit où j’étais allongé près de ma maîtresse. Qu’avais-je entendu ? Je ne sus si même si cela était du domaine de l’ouïe. Mais j’eus connaissance qu’il se passât un événement anormal dans le vestibule de l’appartement.

Je m’élançai vers la porte. Comme si elle savait, Rubbia ne me retint point, ne demanda aucun renseignement, ne manifesta pas une ombre d’étonnement de mon acte.

À la porte de la pièce voisine, menant au couloir d’arrivée, un craquement me fut perceptible ; je me jetai violemment vers l’entrée. J’en étais à cinq pas quand je vis la porte donnant sur le palier qui s’ouvrait avec lenteur.

Elle livra passage à une force mince, vêtue de noir. Dans la face pâle tournée vers moi luisaient de grands yeux fauves.

May !

Elle me vit et leva la main. D’instinct je m’aplatis au sol ; un cinglement passa et un bruit sec retentit derrière moi.

Levé déjà, je me lançai sur la jeune fille, mais elle avait repassé dehors avec une agilité simiesque.

Je voulus ouvrir. C’était facile, mais l’énervement me fit manquer la prise du levier. Lorsque je pus enfin bondir au dehors, il n’y avait plus rien. Seule la rampe d’escalier vibrait comme un gong. Je devinai que, l’enfourchant, May descendait ainsi, dans des conditions que je n’affronterais certes pas. Je me penchai. Rien n’était plus visible. Elle devait déjà arriver en bas.

Sale garce !

Je rentrai chez moi et vérifiai la fermeture. Il faudrait changer illico ces serrures vétustes et placer des verrous en haut et en bas.

Rubbia me l’avait déjà conseillé. Elle devinait de loin…

Mais que voulait cette poupée féroce de May en arrivant à cette heure me surprendre ?

Je plaçai froidement une vis en bas de la porte, sur le parquet. Tant qu’elle serait là, personne ne pourrait plus ouvrir.

Ensuite je revins voir l’objet que May m’avait jeté de loin avec une rapidité si parfaitement dépouillée des hésitations de son sexe.

Je trouvai un poignard, enfoncé à hauteur du cœur dans le mur, et droit au-dessus de l’endroit où j’avais fait le plongeon.

Je venais d’éviter la mort, grâce à un réflexe d’une spéciale rapidité.

Le coup avait été magistral, et d’une vigueur peu commune. J’eus de la peine à retirer l’arme bien fichée roidement et sans déviation de l’horizontale. On voyait là que cette pseudo-gamine était bien éduquée dans l’art d’occire le prochain…

Voici le poignard. C’est un « stiletto » italien, et vraiment admirable dans le détail. May, dite Stiletta, tue en artiste…

Je le tourne et retourne avec curiosité. Il ferait le bonheur d’un collectionneur. Et quelle puissance, quel équilibre ! L’arme a quinze centimètres de longueur. Sa coupe est un losange avec une gorge sur la déclivité de chaque talus. La pointe fait la langue de carpe, par l’amincissement des taillants qui terminent en quatre angles curvilignes. Tout est admirablement affûté. De côté, malgré l’épaisseur de l’acier, cela coupe comme un rasoir, des quillons à l’extrémité. Je soupèse cette lame étonnante. Son seul poids entaille ma peau. Est-ce du sang que ces deux taches de rouille, près du bout, non réduites malgré un parfait polissage ?

Sans discussion, cet outil d’assassin est magnifique. Et non pas certes à l’usage du vulgaire. Il sent le crime du monde… La forme ramassée de l’instrument le destine d’ailleurs aux coups de traîtrise. On voit ce stylet aux mains d’un Italien de la belle époque, je veux dire du temps de ce bon Cellini, qui ne détestait pas de tuer ses ennemis, voire ses amis…

Le ricasso qui unit la lame à la soie est quadrangulaire et orné de rinceaux. Les deux quillons courts, déportés en avant, affectent la forme de feuilles de menthe. Entre eux est un blason gravé, au centre je reconnais une hamaïde et au-dessus un lambel. En bas est une hie. Le tout est tiercé en fasce, mais je ne puis deviner tous les émaux. Autant qu’il semble, le chef est de gueules, le pied d’or. Cet écu n’est pas italien, quoique l’arme vienne évidemment de l’autre côté des Alpes. Aurais-je là le témoignage, précieux parce que rarissime, d’une adoption vénète ou toscane de quelque famille française, partie, comme il en fût, pour l’Italie, avec Louis XII, et qui restèrent là-bas ?

Peu importe, au demeurant, le problème historique posé par l’étrange bibelot de vitrine promu, par une femme dangereuse, au rang de surin. Je continue à détailler mon stylet. La poignée est ciselée. On y voit Satan avec une fourche, heureux et la gueule hilare. Cette ironie est bien vénitienne. Cela signifie que l’on n’admirera pas le stylet sans devenir aussitôt bon pour les chaudières infernales. Le pommeau forme une sphère sur laquelle on a dessiné trop légèrement des choses invisibles. Les pièces en ont été montées avec un art patient. Une marque de fondeur siège sur le ricasso, une licorne ou un cheval.

Dans la main, chose curieuse, ce bibelot donne spontanément envie de tuer. On voudrait le voir rentrer vite dans une chair. Il plairait de percevoir, sitôt que les quillons ont heurté le vêtement, et que la lame est toute insérée où il faut, la stupeur horrifiée de celui qui va tomber, et mourir tandis que vous remettrez l’arme sur vous, dans sa cachette, à la hanche, où doit l’attendre un fourreau de cuir, voire dans l’étui plat qui sert en sus de bouclier inconnu et invisible sur le ventre.

Je rêve longtemps devant ce témoignage de haine homicide. Il fut un temps ou tout le monde sortait avec cela dissimulé en un pli du vêtement, à la jarretière pour les femmes.

Et maintenant, en plein vingtième siècle, ne me voyais-je pas menacé comme on le fut aux temps heureux de la dague intime ? Combien faut-il de temps, en effet, même dans la rue, pour enfoncer cela dans une poitrine humaine et disparaître ?

La ciselure de la poignée apportait à mes réflexions son cocasse commentaire : Prépare-toi à venir me trouver… semblait dire le diable.

Je haussai les épaules et revins voir Rubbia. Mon étonnement fut grand quand je la vis dormir. Avait-elle entendu quelque chose ? Comment se faisait-il qu’elle n’eût aucune curiosité, aucune inquiétude, aucun souci en me voyant sauter comme un fou vers la porte et ne point revenir ? Et pourtant un instinct me disait qu’elle eût autant que moi à redouter.

Mais l’âme des femmes connaît des formes de courage qui nous sont inconnues.

Et je me mis à lire les journaux, réfléchissant toujours au drame qui se préparait, et dont je ne pouvais deviner l’issue. Je me sentais désarmé devant la harde farouche que Rubbia avait su si curieusement évoquer, tout à l’heure, avec un arrière désir de me faire peur vraisemblablement. Quoique…

Je ne connais d’ailleurs pas la peur. Je ne perçus donc en moi qu’une inquiétude ennuyée, par conviction acquise d’une différence trop abyssale entre les moyens d’attaque de ces gens et mes procédés de défense.

Il faut dire aussi qu’au fond, un vague romantisme me faisait peut-être grossir au delà des possibilités admissibles la puissance de cette May et de ses alliés. Car il ne faut tout de même pas sortir de la raison, plus en criminologie qu’en affaires. Et n’y avait-il pas de ma part excès et hyperbole à juger tous les actes futurs de cette équipe comme comparables à la visite deux fois reçue chez moi de Rubbia et de May. Au vrai, si mes portes fermaient mieux…

Mes songes allaient ainsi sous la lumière. Ma maîtresse dormait, dans sa chevelure rouge pareille à un incendie, et, par la fenêtre, le bruit de Paris me venait trouver, multiple et confus, tandis qu’une pluie lourde tapotait mes vitres emplies d’un ciel cendreux.

VIII

Guet-Apens

Et ils reprenaient le silence, en se serrant les mains, car ils n’osaient pas se dire, ce qu’ils savaient pourtant si bien, que c’était un signe de malheur.
Maurice Barrès. L’Ennemi des Lois (Chap. III).


Deux jours après ce que je nommerai l’acquisition du stylet en langue de carpe, je passai rue Auber devant la rue Budreau. Comme je traversais la chaussée, une puissante voiture auto, de marque italienne, vira derrière moi avec une magnifique prestesse et m’eût écrasé si, en vieux rôdeur du monde, je n’avais pas des oreilles partout. Sans rien voir, j’entendis sur mes pas le ronflement saccadé. D’un geste rapide je fis alors un crochet qui m’écarta de la distance utile.

La voiture me frôla. Elle était vide L’idée d’un chauffeur prenant à cinquante à l’heure une rue pareille en plein après-midi me sembla extravagante, mais je n’eus toutefois pas idée qu’il y eût là un essai savant et bien combiné d’écrasement.

L’auto s’arrêta, d’un coup de frein solide, devant l’entrée du square de l’Opéra. Le chauffeur ne se retourna pas. Je continuai donc mon chemin sans penser plus à cet événement. J’ai couru assez de risques dans mon passé pour n’en point tenir exacte comptabilité.

Le lendemain, je dus me rendre à l’Emporium. Mon espoir n’était pas disparu de me faire envoyer par Eldyx en quelque pays lointain. J’irais tout aussi bien enquêter sur les plantations de Java, les mines d’or d’Australie, les espoirs commerciaux des Nouvelles-Hébrides ou les pétroles de Sakhaline. Ces questions valent bien les problèmes dont on passionne les foules en ce pays : Concours du fauteuil le plus confortable dans la tradition mobilière, de la meilleure façon d’accommoder la merluche, du plus beau coq-à-l’âne de la littérature, de la plus esthétique forme de pot-de-chambre, de l’arbre le plus chéri, pour les gens d’humeur bucolique, et de l’actrice la plus chaste dont parle l’histoire. (Ce dernier surnommé le concours de la rosière aux trois coups.) Il a été encore organisé sérieusement des plébiscites sur ces admirables sujets : Dormez-vous sur le dos ou sur le ventre ? Quel est à vos yeux le plus estimable arrondissement de Paris ? Regrettez-vous de ne pas avoir six doigts de pieds ? Quel est votre écrivain favori, de Lycophron et d’Aristide Bruant ? Combien faut-il de boutons à la capote du soldat pour qu’il remporte la victoire ? Considérez-vous qu’il soit sain et bienfaisant d’apprendre aux enfants à marcher sur les mains ? Faut-il enseigner le tango dans les lycées de jeunes filles ? Clovis était-il bègue ? Que faites-vous des journaux après les avoir lus ? Comment allez-vous dénommer votre troisième enfant ? Faut-il créer un impôt sur les stylographes ? Une jeune fille de bonne éducation peut-elle dire « je m’en fous » ? Faut-il assimiler les Prix Littéraires au vol qualifié ? Quel est le plus célèbre imbécile contemporain ? Quelles seront, de nos célébrités actuelles, celles qui, dans dix ans, seront atteintes de paralysie générale ? Combien y a-t-il de fripons, en moyenne, dans une Chambre des députés ? Aimeriez-vous mieux avoir la jaunisse ou le Grand Prix Gobert ? Comment étaient les cheveux de votre maîtresse préférée ? Faut-il pour la prospérité française encourager la pêche au saumon ou la pêche au goujon ? Quelles sont vos impressions sur l’île de la Grande-Jatte ? Avez-vous mangé des pieds d’éléphants à l’étouffée, et pensez-vous que cette cuisine remarquable ait chance de se populariser ? Faut-il créer dans nos administrations gouvernementales, un système de pistonnage muni de tous les perfectionnements scientifiques, à l’exemple du moulin à prières des Thibetains, mais mû à l’électricité ?… etc…, etc…

Il est évident, devant ce questionnaire, qu’il ne serait pas moins intéressant de connaître les secrets de la cyanuration dans les mines d’or, chose qui peut en somme trouver une utilisation pratique le jour ou on s’apercevra que l’hippodrome du Tremblay, par exemple, est un terrain aurifère. Et qui sait si les planteurs de cacao de Java, interviewés par moi, ne donneront pas, à un de nos si distingués ruraux, idée d’acclimater en France une race savamment sélectionnée de cacaoyers ou de vanille mâle ?…

Enfin, j’avais fini par convaincre à demi cet Eldyx, qui s’était trouvé fort déçu par Théopipe. Mais il fallait cinquante mille francs et le drille regimbait. Le chantage, tout comme la terre à blé, ne rendait plus selon les statistiques. Quant à la publicité, elle tendait à devenir exclusivement lupanaresque. Or, Eldyx avait des scrupules. Moraux d’abord, puis autres, parce qu’il lui répugnait, ayant des intérêts dans une maison de tolérance, de se ruiner en prônant dans son canard la concurrence des maisons de rendez-vous. Malgré les tiraillements, je pensai bien vaincre mon homme et ce jour-là je me rendais chez lui d’un pas allègre, avec des arguments fourbis à neuf.

L’Emporium se trouve boulevard Haussmann. À droite et à gauche on édifie des gratte ciel, au moins de petit module, mais enfin assez confortables, puisque la municipalité a autorisé d’atteindre le douzième étage.

Or, j’arrivais d’un pas tranquille aux palissades qui s’étendent jusqu’aux trottoirs et venais de descendre sur le pavé de bois quand derrière moi plusieurs autos à la file arrivèrent.

Je remontai par une porte sur la partie réservée aux maçons, pour éviter les carrosses qui me faisaient souvenir du coup de la rue Boudreau. Alors, au-dessus de ma tête j’entendis une sorte d’ébranlement et je fis aussitôt un bond de côté, sans savoir pourquoi et avant d’avoir réfléchi.

Au même moment, une énorme pierre, pesant bien dans les cent kilos, tombe à ma gauche et s’enfonce profondément dans les gravats en faisant une poussière énorme et en ébranlant le sol.

Diable ! Je ne réfléchis pas et m’élançai sans attendre dans la vaste bâtisse presque déserte. À vingt pas une échelle m’apparut. Je sautai sur ses degrés. Au premier étage, constitué par des poutrelles de fer ou des planches faisaient des passages, je courus à la recherche d’une autre échelle. Trouvée, je la gravis aussi vite. Je pensais que la pierre vint de là ou de l’étage au-dessus ; je voulus donc regarder si quelqu’un s’y trouvait, à contempler le boulevard, et par suite devenait propre à encaisser les responsabilités de cette tentative d’assassinat.

Je ne vis pas un chat. Alors je montai plus haut. Mais j’eus beau gagner les combles, il me fut impossible de mettre la main sur l’individu qui venait de me laisser choir sur le sinciput, en vain, heureusement, un bloc propre à réduire la victime à l’état de limande. L’auteur de l’aventure avait sans nul doute ménagé ses derrières et fui dès qu’il m’entrevit montant au pas accéléré.

Je fus quinaud, et mieux, je dus offrir des excuses à un monsieur en redingote, armé de plans et de graphiques, qui m’avait vu dans mon ascension et faillit appeler la police tant sans nul doute je devais avoir l’air agressif.

Le danger couru ne m’empêcha point de fournir à Eldyx, peu après, des aperçus savants sur ce que j’attendais de lui. Mais il resta encore une fois de glace. J’ai appris depuis qu’il eût câblé aux divers pays parmi lesquels on choisirait finalement pour mon voyage-enquête. Et il tentait d’extraire des gouvernements et des entreprises du cru des fonds considérables, qui fissent avant mon départ une affaire déjà bénéficielle de ce vaste reportage.

Bien entendu, si je m’acharnais à vouloir partir, c’était pour emmener Rubbia et perdre ainsi tout contact avec la clique dangereuse et menaçante dont elle m’avait esquissé la force et les exploits. Rentrant le soir chez moi, pour la première fois je pris des précautions soigneuses afin de ne me laisser approcher ni toucher. Je n’eus aucune honte de me retourner souvent et de surveiller mes entours comme le roi Jean à Poitiers. Mais, lorsqu’on se méfie, votre méfiance engendre des fantômes, et c’est bien comme cela que les gens prédisposés à la folie de persécution voient les faits quotidiens enjoliver et nourrir leur manie.

Le certain est que je me découvris — illusoirement sans doute — entouré de gens menaçants. Un nègre surtout m’inquiéta un peu. Il semblait me suivre. Et sa main enfoncée dans une poche avait tout l’air de tenir une arme prête. S’il m’avait frôlé, je lui eusse administré le plus formidable uppercut que jamais boxeur amateur ait descendu sur la face d’un inconnu. Mais sans doute — au cas où ses desseins fussent fâcheux — ce qui n’est pas prouvé — eut-il le pressentiment de ma mise sous pression, car il disparut devant la rue du Helder. Après avoir traversé là le boulevard et juste comme je passais devant la porte centrale du Crédit Lyonnais, trois hommes qui causaient ensemble, immobiles, se tournèrent de mon côté. Je fis un détour pour ne pas les approcher. Cela finit de m’exaspérer. Je n’ai pas l’habitude de ces prudences froussardes. Bon quand j’étais espion et que je pouvais orgueilleusement dire avoir contre moi tout un État, du premier au dernier de ses habitants. En ce cas, on n’a aucune honte d’agir selon les règles d’une crainte calculée. Les dangers sont énormes et il a fallu déjà un fier souffle pour aller au devant d’eux. Mais ici, en plein Paris, à cinq heures du soir, ce rôle de lièvre pourchassé m’excédait.

Sitôt rentré chez moi, et mon pyjama revêtu, je songeai exposer tout à Rubbia. Elle s’était éprise de peinture, subitement Je la trouvai en train d’aquareller sur une feuille de papier chinois une estampe galante du pays jaune. Elle avait vraiment une sorte de divinatoire habileté en tous arts. J’admirai son paysage simple et savant, avec les repères juste suffisants pour maintenir dans l’esprit les intentions descriptives de l’auteur. Rien de plus et surtout pas de détails. L’art chinois a cette merveilleuse supériorité sur le nôtre qu’il ne représente pas, ne figure pas, mais veut procurer des évocations par synthèse. En somme il se rapproche du langage écrit et ses intentions sont idéographiques. Rubbia avait réussi à merveille ce dessin un peu figé, mais si complet, quoique en vérité ne contenant rien.

Je lui dis :

— Rubbia, tu es une grande artiste d’Extrême-Orient.

Elle se mit à rire :

— J’ai vécu à Canton, dit-elle.

— Cela ne saurait suffire pour donner ce sens que tu me parais avoir d’une forme d’art si évoluée.

— Je reconstruis une estampe vue jadis.

— Où çà ?

Elle me regarda avec ironie :

— Dans un palais dont on venait de tuer les propriétaires.

— Pas pour toi ?

— Non, mais enfin, j’avais aussi intérêt à leur mort

— Fichtre ! Tu me rappelles les gens qui m’ont poursuivi aujourd’hui et n’ont manqué ma mort que de peu.

Elle tourna vers moi un visage anxieux. Son visible tourment me fit un plaisir infini, car je quêtais d’elle tout ce qui pût témoigner d’un véritable amour.

Alors je lui contai tout avec précision, et son visage se détendit :

— Tu es l’homme qui sait se défendre, dit-elle enfin dans une sorte de soupir admiratif.

— Je le voudrais, Rubbia, parce que je devine que tu ne saurais aimer un faible.

Elle leva une main en l’air, et les plis de sa bouche tombèrent :

— Sait-on jamais, Paul ? La faiblesse, la timidité et même la peur ont leur charme.

Je me tus, fouillant son visage de toute ma curiosité. J’avais la face durcie et méchante sans doute.

Elle me regarda, soutenant froidement mes pupilles fixes et j’eus le sentiment d’un abîme entre nous que rien jamais ne saurait combler.

Pourtant, je ne voulais que l’aimer. Mieux, ce que je sentais de si profondément mystérieux et rebelle en son âme cuirassée m’apparaissait un attrait de plus en cette forme charnelle si virile. Je n’en souffrais pas comme font tant d’amants. Qu’importe, après tout, que les amants ne se comprennent et ne se confient jamais. Même quand ils croient le faire, les mots n’ont jamais un sens semblable dans leurs deux esprits. Je l’avais déjà bien souvent remarqué. C’est chimère que cette fusion des cerveaux dont on voudrait instinctivement compléter la fusion des corps. On doit trouver toute sa joie à aimer, et n’attendre de réciprocité que selon les apparences…

Ma pensée flottait sur ces questions de l’amour si souvent traitées dans les livres et devenues plus obscures à mesure que la littérature les commente.

L’Amour est un mot qui désigne tout ce qu’on veut. Ainsi le mot homme désigne aussi bien des êtres inférieurs au singe que des génies, avec une totale indifférence, et une moqueuse égalité…

Je compris soudain que notre conversation était engagée dans une de ces impasses que chérissent les amoureux parce qu’ils goûtent un sadique plaisir à se quereller, mais je me dominai et pris un cigare :

— Rubbia, dis-moi si cette peinture chinoise est un plaisir pour toi, ou simplement un moyen de penser hors tes pensées habituelles, ou enfin une distraction quasi-indifférente ?

— Tu es curieux, dit-elle. Je te le dirais volontiers, mais je l’ignore. Dans les livres de philosophie seulement les sentiments et impulsions humaines se distinguent nettement et s’isolent de telle sorte qu’on puisse désigner un fait spécial avec tel vocable qui le distingue de tel autre nommé par tel autre mot. Dans nos âmes tout est confus et multiple. Il m’est impossible de dire ce que j’éprouve.

Je revins brutalement à ma préoccupation de principe :

— Les journaux n’ont point parlé de l’homme que tu as tué ?

— Il n’est pas mort, dit-elle doucement. Je l’ai vu dans un écho que tu n’as pas remarqué.

— Je te croyais meurtrière avertie.

— Les poignards sont silencieux, mais trompeurs. Je l’ai vu et d’ailleurs tu le sais…

— Il sera calmé, en tout cas ?

Je disais ces choses insignifiantes avec espoir de la voir se couper ou laisser tomber une parole indicatrice. Car toute cette fable me restait incompréhensible, et de May et du Viennois et de Rubbia et des crimes aristocratiques, inconnus et impunis.

Elle répondit :

— Sans doute, il est d’une race où l’on reconnaît la valeur des avertissements. Mais je n’avais en somme rien à craindre. C’est pour toi que j’agissais…

Allais-je voir clair ?

— … Tu te trouves être un ennemi personnel de cet homme.

— Moi ?

— Oui, il n’a pas oublié le jour où tu lui échappas à Vienne. Et tu lui as coûté cher.

— Coûté quoi ?

— Ta tête était à prix. Il t’a guetté six mois, sa fortune était faite si tu lui étais tombé dans les mains.

— Quelle fortune ?

— La direction de la police secrète dans un pays où elle rapporte plus que d’être banquier.

Je restai bouche bée. Cette Rubbia avait une façon de vous faire des confidences à retardement !

— Alors, il veut se venger de cela ?

Elle fit oui de la tête.

— Il te l’a dit T

— Oui. Je l’ai prié de me laisser vivre en paix, durant le temps du moins que je t’aimerais.

— Longtemps, Rubbia ?

— J’espère. Il a répondu : « Non, nous avons un compte à régler. » Alors, je dis adieu et, de la porte, lui envoyai, comme fait May, une lame qui devait l’atteindre mortellement. Il vit encore. Je me suis donc trompée.

— Et May, si tu l’avais vue ainsi ?…

Elle ne répondit pas.

— Et moi, si je la voyais ?

— Tue-là !…

IX

La Dent de Serpent

… Je conclus donc que ces gens m’avaient administré, dans une petite écuelle de sauce fort bien accommodé et fort agréable au goût, une dose de sublimé…
Benvenuto Cellini,
Mémoires (t. II. p. 603).


Deux jours passèrent encore, sans qu’aucun événement nouveau manifestât la rancune de mes ennemis. Je méditais, à m’en casser la tête, sur leur haine, connue de Rubbia, et touchant laquelle nul conseil utile ne sortait pourtant de sa bouche. Elle ne connaissait qu’un seul acte de protection : tuer. Le reste lui semblait une vaine et burlesque littérature. Jamais elle ne me parlait de quitter Paris, chose qui, à mon sens, eût cependant pu nous protéger. Elle semblait même ne tenir aucun compte des dangers qui la menaçaient elle-même, tout comme moi. Je me perdais dans les détours secrets de cette âme subtile, mystérieuse et surtout amoureuse de ses propres caprices.

Pour moi, j’eusse volontiers fait un tour en province. Un mois de promenades par les routes du pays aurait eu, j’en restais assuré, un bienfaisant effet sur mes nerfs. Mais l’idée de passer pour peureux m’interdisait toute proposition en ce sens. Aller en Asie ou en Australie, soit, c’est mon métier. Et au surplus ce n’est pas absolument inoffensif. Mais aller à Clermont-Ferrand ou à Pau, à Marseille ou à Poitiers, je ne voulais pas le proposer.

Nous sortîmes peu après deux fois ensemble et sans incident. Elle ne parut pas inquiète et je me demandais si un secret avertissement ne l’informait pas des dangers à courir à date fixe. Il est vrai que j’entourais notre passage dans Paris de précautions dignes d’un politicien pourchassé, car on sait que ces gens sont les plus fins organisateurs de fuites, ou de mises à l’abri, en quelque façon, parfaites.

Rentrant du théâtre un soir, à minuit moins vingt, nous eûmes toutefois une surprise assez fâcheuse. En effet, comme nous passions dans le faubourg Montmartre, devant la rue Richer, la glace, à gauche de notre portière, sauta en éclat d’un coup.

Avait-on tiré un coup de revolver d’une autre auto, en passant ? Il eût fallu pour cela une habileté et une certitude ahurissantes.

Était-ce plutôt une pierre jetée, ayant ensuite roulé dehors ? Je n’en sus rien, et d’ailleurs n’en tirai, toute réflexion faite, qu’un maigre souci. Nous n’avions couru sans doute qu’un petit danger.

Une fois rentrés, nous conversâmes néanmoins de l’accident :

— Qui est-ce, Rubbia ?

— Là, je ne sais pas du tout. C’est un genre d’accident qui arrive quelquefois. Il est possible que le coup ne nous ait pas visé. Un homme, certain de ne pas être pris, avec une arme ne faisant aucun bruit, a pu jouer ce petit jeu au hasard. Nous étions dans une voie où les aventuriers de tout poil qui y pullulent se jettent aussi souvent de ces sortes de défis. Mais tu dois comprendre à cette occasion combien de choses sont faciles qu’on croirait irréalisables, et qui justifient ce que je disais sur les crimes secrets impunis ?

— Oui. Lorsqu’on applique sa raison à ce problème inattendu, on vérifie que dans Paris tout est possible à un homme décidé disposant de moyens puissants, et tout aussi bien que s’il se trouvait en pleine brousse.

Je dormis mal cette nuit-là. Rien n’est plus agaçant pour un civilisé que de se trouver, dans une grande ville, attaqué comme en pleine sauvagerie. C’est encore un état d’âme né de ce que je nommerai la séparation des genres. Selon les cuistres, il est des abîmes entre le poème épique et le poème lyrique, entre le drame et la comédie. Nous apprenons cela tout enfants et nous prenons aussitôt l’habitude de tout classer dans la vie selon les mêmes lois. Il est désormais à nos yeux des pays où l’on doit se promener avec un revolver dans sa poche, d’autres où c’est avec un fusil et tout un équipement, d’autres où rien n’est à redouter.

Les dangers, se figure-t-on dès lors, sont régulièrement rationnels et classables par gradations. Quelle plaisanterie, et combien elle me semblait amère en ce moment ! J’avais été agent secret, quatre années durant, mais c’était encore une convention que celle des menaces, très réelles d’ailleurs, qui pesaient sur moi. On me poursuivait par des moyens classés, contre lesquels je me défendais avec méthode et en sachant très bien de quelle façon il eut été possible de me mettre la main au collet. En ce moment, au contraire, je me trouvais hors toutes normes. Les attaques subies déjà prouvaient chez mes agresseurs un mépris complet des « usages », si je puis dire du crime. Je me trouvais, de ce chef, démuni pour leur répondre et même me défendre. Ils avaient des complices nombreux sans doute, et moi je me trouvais seul. Ils ne craignaient absolument rien, tandis que je ne voulais tout de même pas me faire appréhender dans la rue pour des extravagances apparentes, ou le comportement d’un fou persécuté. Je vivais par suite dans un embarras si complet qu’aucune solution ne m’apparaissait possible. Partir sans doute, et gagner l’Orient, était le plus indiqué. Mais cet Eldyx était toujours rétif…

Au matin, après avoir tourné et retourné ces idées jusqu’à la complète hypnose, je finis par m’endormir. Il était huit heures et demie lorsque je m’éveillai.

J’avais affaire au dehors et me crus en retard, aussi m’habillais-je vite. Enfin, embrassant Rubbia somnolente, je m’en allai.

Dans le vestibule, lorsque je prenais mon chapeau et ma canne, je ne sus pourquoi une méfiance naquit en moi, subitement.

Je regardai la porte avec ses nouvelles clôtures savantes et métalliques, qui ne laissaient au cambrioleur, même s’il eut été jadis policier à Vienne, aucun espoir de réussite.

Bien entendu, je ne vis rien, durant cette contemplation, qui pût m’inquiéter. Je vins alors ouvrir. Je ne sais quel instinct, au fond de ma pensée, disait :

— Regarde bien partout.

Je suivis ce conseil. Porte tirée, je sortis sur le palier, examinant bien les choses autour de moi, puis je levai la main afin de refermer la porte pour tourner les clefs, car j’avais quatre fermetures à opérer.

À ce moment mon bras levé s’immobilisa.

À l’entrée même de la serrure, là où je devais placer le tube à gorges qui commandait les trois verrous centraux, j’avais vu une sorte de petit bout de je ne sus quoi. Cela paraissait avoir été jeté par le vent, comme un brin de laine. L’extrémité un peu pendante ressortait de quatre centimètres.

Je contemplai cet objet insignifiant avec une risible attention. N’importe qui, ou bien ne s’en serait pas occupé, ou bien d’un revers de main l’eût fait tomber.

Je me gardai d’un geste aussi catégorique. Penché et le regard aigu, je restai en attente comme si cela allait parler ou me faire comprendre un secret.

Enfin, avec la clef je touchai l’étrange bibelot. J’avais cru que ce fût mou et prêt à choir. Mais, en vérité, la chose s’attestait dure et bien fixée. Ma curiosité s’accrut aussitôt et les plus délirantes hypothèses me vinrent à l’esprit.

La vraie, seule, bien entendu, ne m’apparut point au début, mais elle se décela peu à peu lorsque, rentrant chez moi et prenant des outils, je pus enlever le petit ornement et l’emporter, puis l’examiner de près.

C’était une dent de serpent, d’une minceur et d’une finesse étonnantes. Elle était prolongée par une sorte de mèche dure, et fixée à la serrure avec de la dissolution. Le tout d’une couleur brunâtre, comme le panneau de porte. Grattant la dent avec soin, je crus deviner que son enduit était une décoction végétale, peut-être du poison.

Je me précipitai chez un chimiste de mes amis et lui soumis l’objet en contant une fable sur les circonstances qui l’avaient amené dans les mains. Il l’examina, fit des essais, tenta des réactions et me confia avec jovialité :

— Mon vieux, c’est on ne peut plus empoisonné, et d’un poison que je connais, car un collectionneur de fétiches nègres en est mort voici peu. Cet imbécile ayant acheté une statuette, qui portait une petite excroissance de ce genre au bas du ventre, à cru que ce n’était qu’une innocente obscénité. Il s’est piqué, car c’était une dent de serpent comme celle-ci. Et, à l’analyse, suivie d’essais, nous avons trouvé que, sans antidote possible, cet enduit s’attestait un des plus foudroyants poisons connus. Les convulsions tétaniques sont presque immédiates.

Je poussai des cris d’émerveillement et emportai mon trésor avec précaution. Il ne subsistait aucun doute. Sans cette sorte d’avertissement secret qui m’avait ordonné de faire attention à tout avant de sortir, je n’aurais rien eu de plus pressé, sitôt sur le palier, que de fermer mes serrures et de m’accrocher la main à cette astucieuse dent de serpent, placée de telle sorte que fatalement, pour tourner la clef, il me fallait la heurter avec la paume.

Une chance somptueuse venait de me faire échapper à la mort la plus stupide que puisse rêver un civilisé.

Je revins en réfléchissant à tout cela, et une conclusion finit par sortir de ma pensée : Il faut quitter Paris un temps. Cela m’était en vérité prodigieusement désagréable. L’idée de capituler devant la mystérieuse meute qui me poursuivait semblait surtout amère. Toutefois, que concevoir de pratique et d’utile pour durer parmi des dangers inconnus, effarants et quotidiens ?

Il y avait à séparer désormais le rêve du réel. Le rêve c’était de persister à me soumettre sottement, par honneur, par dignité, aux prestigieuses habiletés meurtrières de mes ennemis. Je ressemblais à un simple cobaye, sans défense, sur lequel on eut tenté des expériences mortelles. Devais-je garder cette imbécile attitude ?

Il y avait certes des solutions de fantaisie, comme d’avertir la sûreté et de me mettre aux trousses une équipe de policiers privés ou publics. En serais-je plus défendu ? La garde se verrait fort bien, et les autres s’en garderaient jusqu’au jour où je reparaîtrais seul. Car enfin je ne pouvais espérer payer des mois un « guet » policier, et moins encore qu’on distrairait de leurs occupations les meilleurs limiers de la Sûreté Générale, pour les offrir à un journaliste vraisemblablement atteint du délire de la persécution.

Il devenait beaucoup plus pratique et intelligent d’abandonner Paris. Au surplus, ce ne serait sans doute pas facile du tout. On devait me surveiller de près jour et nuit. Comment deviner cette surveillance sur un boulevard aussi vivant que le mien ? Et des cafés, en nombre imposant, situés partout, près de chez moi, permettaient de sept heures du matin à deux heures du lendemain matin une surveillance simple comme tout quoique insoupçonnable.

Et puis, partir pour où ?

Il ne devait pas s’agir d’un voyage du hasard, sans calcul, même après une très habile fuite, dépourvue de prévoyance. Nécessité apparaissait d’aller quelque part, en un lieu secret, confortable et charmant, où Rubbia et moi pussions ensuite séjourner incognito dans la plus parfaite sérénité. Et cela devait être bien étudié.

Les préparatifs de ce départ se montrèrent, à mesure que j’y songeais, encore plus délicats et difficiles que je ne le supposais au début. Tant mieux ! car justement cette complication seule me ferait accepter une issue dont, malgré les meilleures raisons, je restais irrité.

Je décidai d’abord de ne rien dire à Rubbia et de faire tout le nécessaire dans le plus grand secret. Elle me suivrait selon mon gré, l’heure venue. Cela je ne le mettais point en doute.

Par conséquent, je ne jugeai pas utile de lui dire la dernière et si astucieuse tentative d’assassinat subie en sortant de chez moi. Ma décision prise, je fus allégé d’autant. Comme notre fuite devenait une opération extrêmement curieuse et pleine d’écueils, elle méritait de me passionner dorénavant.

Je retrouvai Rubbia d’une humeur toujours égale. Elle lisait un roman et me regarda de près avec une attention que je devinai être une sorte d’expertise.

— Tu n’as rien, Paul ?

— Rien, que mon amour pour toi, Rubbia.

— Est-ce vraiment tout ce que tu contiens ?

— J’ai de la peine à le contenir tout entier. Il est grand.

Elle rit.

— Les amants sont portés à l’illusion.

— Je ne suis pas poète, pourtant !

— Tu es mieux que poète, tu es logicien.

— Est-ce un compliment, Rubbia, ou une moquerie ?

— C’est autre chose, un constat d’huissier.

— Sans verge ?

Elle éclata d’un rire sonore et amusé. Sa joie était la chose la plus exquise que, de ma vie, j’aie connue. Elle y apportait un enthousiasme grandiose et plein. Elle riait comme elle aimait, de toutes ses forces, dans un abandon total. Et cela se faisait sans disgrâce, sans tortillements et grimaces, avec une eurythmie dont le souvenir me brûle encore.

L’après-midi, je partis donc pour mettre au point notre retraite de Russie. J’eus soin d’inspecter la porte, avant de la refermer, avec une extrême minutie. Je n’eus pas tort. À trois centimètres du sol, dans la plinthe, une aiguille était fichée, pointe en avant, sur laquelle mon pied avait chance de venir buter. Comme elle était très aiguë et prodigieusement mince, cela eut traversé d’un coup le cuir des souliers. Je ne mis point en doute que cette aiguille fut subtilement empoisonnée, et la brisais d’un coup de talon.

Pour fuir toute poursuite ou la découvrir, je pris en bas un taxi, et me fis conduire à Saint-Cloud. Je vis alors nettement qu’on ne me pourchassait point. On se tenait pour certain de me retrouver. C’était heureux. Je revins donc par une autre route et me rendis dans une grande agence de locations. Je voulais une demeure campagnarde dans un département pauvre, en un lieu isolé, avec une propriété enclose de murs. On n’avait rien de ce genre. Je fis dix agences sans rien trouver. Enfin, désespéré de mettre la main sur le gîte à mon gré, j’eus idée de consulter des journaux de modes comportant une page de publicité locative. Là, je découvris une annonce qui m’intéressa, et courus sans perdre une minute chez l’annonceuse, une femme de l’avenue Victor-Hugo. C’était quelque ancienne actrice, sur le retour, à qui je dus plaire. Elle me conta l’histoire du petit nid galant, situé dans le Puy-de-Dôme, où rien n’avait été négligé pour réjouir les premiers occupants, la propriétaire elle-même et un jouvenceau que tant de délicatesses n’avaient pourtant su retenir. Il y avait un mobilier moderne, des tapis à foison, des livres, et tout le confort possible. Un couple de ruraux discrets et obscurs gardait ce trésor. La maison se trouvait au centre d’un vaste jardin bien muré. C’était le rêve. Le prix de location ne manquait d’ailleurs pas de majesté aussi… Je louai pourtant, sans marchander, et sur-le-champ, ce castel amoureux, puis revins, enchanté de mon après-midi.

Rubbia vit que j’étais heureux. Elle demanda :

— Tu as occis un de nos ennemis, Paul ?

— Non, Rubbia !

— À te voir, on dirait que tu reviens pourtant de son enterrement.

Je souris sans répondre.

Je n’avais point manqué de prendre des précautions croissantes en montant mon escalier. Bien m’en fit, car une autre pointe, sans doute mortelle aussi, se trouvait placée sur la rampe, tout en bas de la montée. On venait certainement, quand j’arrivai, de la poser là, fixée habilement, en un tournemain, dans un trou de vrille oblique, de façon à me faire empaler la dextre. Or, j’avais vu entrer, juste devant moi, dans la maison, une face inconnue, assez louche. Mais il y a dans un semblable immeuble, cent locataires qui peuvent chacun avoir cent amis ou visiteurs. L’individu attendait peut-être dans l’escalier que je fusse rentré chez moi, et dans ce cas je pouvais le découvrir, mais il pouvait aussi s’être rendu chez le dentiste, chez l’agent de publicité, chez le photographe, etc… Je renonçai donc à le poursuivre ou guetter.

Quatre jours pour préparer mon exode, quatre jours encore, et je pourrais enfin dormir en paix, me lever sans souci et ne point imaginer que tous les gens rencontrés fussent des assassins. Que je dure ce court laps, et je pourrais affirmer mon triomphe. Ensuite, on verra bien.

Je vous prie de croire que je vérifiai avec un soin minutieux les fermetures de mon logis avant de me coucher, ce soir là. Rubbia chantonnait doucement ; nous nous regardâmes un instant en silence. Qu’y avait-il derrière ce front lisse et bombé ? Comme je brûlais de savoir le fin mot de cette âme fuyante et mystérieuse ! Elle semblait se dire aussi : Que pense-t-il ? Et, tels deux sphinx, nous restions assis, les yeux fixés sur le secret vivant qui nous faisait face : symbole douloureux des millions d’amants qui sont morts sans savoir ce qui se passait dans l’esprit et le corps dont s’inspirait leur amour…

X

Le Refuge

Elle dort… Elle est certainement belle, bien que ses cheveux soient coupés comme ceux d’un athlète. Mais cet étrange visage, cette poitrine virile, ces hanches étroites…
Pierre Louys.
Les chansons de Bilitis (II-2).


Nous partîmes un lundi matin, je m’en souviendrai toute ma vie. Ce fut épique, un peu ridicule, mais savant comme un traquenard florentin. J’avais, durant trois jours, acheté ce qu’il nous fallait, à Rubbia et à moi, pour vivre dans notre nouveau gîte sans rien emporter. Tout avait été expédié en grande vitesse, et les gardiens de la demeure perdue se trouvaient avertis. Y avait-il des livraisons de colis postaux ou messageries, là bas ? On verrait bien.

Mes acquisitions furent faites dans un mystère complet, soit à la fermeture des magasins, après que j’eusse passé deux heures dans la banlieue, certain de n’être point suivi, soit à l’ouverture même. Rubbia ne fut avertie de rien. Le dimanche soir, je lui proposai d’aller souper, à minuit, dans une boîte de nuit. Cela ne dut lui plaire qu’à demi, mais ma perspicace amie devina dans ma demande imprévue le point de départ d’actes importants et prochains, qu’il ne fallait pas contrecarrer. Elle ne pouvait d’ailleurs songer s’opposer à ce que je concevais d’utile. Aussi la vis-je s’habiller en hâte, et nous sortîmes. Je pris toutes précautions pour que, descendant l’escalier, elle ne put heurter le mur ni la rampe.

Un taxi nous mena au Kharakho, rival de Suburre, où nous nous amusâmes fort. C’était soir de fête, et la débauche spéciale du lieu, grâce à des prix doublés, se donnait pleine licence. Je m’étais arrangé pour que nous fussions placés de manière à surveiller la porte et les entrants. Mais il ne parut quiconque dont il eut été possible de prendre ombrage. Si notre sortie inattendue avait gêné les gens chargés de la surveillance, ils ne crurent pas bon de nous suivre. On devait juger cette vadrouille comme un accès de mauvaise humeur né entre gens trop seuls, trop enfermés, et qu’une fois par hasard le désir de faire la noce venait de prendre. Mais la sortie du Kharakho, vers quatre heures du matin, et le retour devenaient choses difficiles. Une voiture de garage, nous avait amenés. Elle attendait en bas. Supposant qu’on y put placer, durant cette station, quelque truc dangereux, puisque mes ennemis possédaient une si belle imagination pour inventer des pièges à mort inédits, j’avais averti un autre chauffeur de venir nous prendre, vers quatre heures, à la sortie secrète du Kharakho, sur une rue voisine.

Nous nous en allâmes donc par l’issue réservée aux amants en danger, aux amis de la maison, et sans doute aux agents de sûreté emmenant un brigand, lorsque cela advient, et c’est assez fréquent. Car, en ce cas, il serait fâcheux d’épouvanter la clientèle par l’étalage des élégances policières…

La voiture était là ; nous nous enfournâmes dedans, et je commandai au chauffeur de nous mener au Bois, grand train.

Nous y fûmes à soixante-dix à l’heure, dans le Paris matinal, où les agents ne donnent plus de contraventions pour excès de vitesse. Je guettai anxieusement au carreau arrière de la voiture pour voir si nous étions suivis.

La piste resta vide.

Alors, j’ordonnais de nous conduire à la gare de Lyon, où partait, dans quelques minutes, un train pour le Bourbonnais.

Je dis à Rubbia :

— Ma chérie, nous quittons Paris.

Elle dit : Ah !

Son visage exprimait une enfantine curiosité.

Je l’embrassai :

— Oui, j’ai subi depuis ces jours une série d’attaques fort dangereuses, et n’ai pas cru pouvoir y échapper indéfiniment, car nos gens sont de trop dangereux coquins. J’ai donc loué une maisonnette, au diable, bien abritée et douée du confortable auquel tu tiens. J’ai acheté tout ce qu’il nous faut pour y vivre, sans rien de plus, deux mois ou trois. Et je veux croire que tu ne m’en voudras pas ?

Elle dit :

— Cela m’enchante. J’aime infiniment cette surprise.

Aucune fêlure dans cette profession de foi, aucune hésitation. Je la dévisageai âprement et fus assuré que ce départ ne lui déplaisait point.

Nous parvînmes en foudre à la gare. J’avais les billets. Le train allait partir. Il fallut nous accrocher aux mains courantes pour pénétrer dans le compartiment, comme le convoi s’ébranlait. Ç’avait été combiné magistralement. Personne, absolument personne ne monta derrière nous. D’ailleurs, il eut été impossible de prendre un billet pour nous rattraper. Lorsque nous entrâmes dans la gare, le coup de sifflet était donné pour le départ.

Nous avions chacun une pelisse sur nos costumes de soirée, que personne ne vit, et tout alla bien.

Le rapide descendit roidement vers le midi de la France.

J’avais étudié les horaires.

Nos changements de trains se firent avec le minimum d’intervalles et de façon que, lancé sur nos traces, personne, par le train suivant, ne put nous rattraper. Cette fuite prestigieuse, véritable escamotage, faisait rire Rubbia.

Nous dûmes passer une nuit dans je ne sais plus quelle ville, où se raccordent deux réseaux. Enfin, trente-trois heures après notre départ, nous arrivions dans le village qui dessert la campagne où gîtait notre nouvelle demeure.

Un télégramme à l’aubergiste lui avait fait préparer une voiture. On nous prit aussitôt dans un cabriolet et on nous mena chez nous.

Cette fois, si nous n’étions pas en sûreté, c’était à disparaître tout à fait. Nous prîmes possession de la demeure, puis du lit. Pour la première fois depuis fort longtemps, je dormis comme un ange dans ma nouvelle chambre.

Il faut l’avouer, si la plupart des gens qui louent sur plans et photos ont des désillusions, une fois rendus sur les lieux, nous échappâmes à ce sort commun des amoureux de villégiatures. Nous trouvâmes une vraie bonbonnière, meublée avec un luxe fort peu attendu pour ce coin perdu de la campagne auvergnate. Il était visible que la propriétaire n’eut regardé à rien pour garder dans ses filets galants l’adolescent dont elle voulait le bien, et même le mieux. Fort riche, certes, elle avait dépensé une fortune ici. Je l’en louai secrètement et pus jouir de la curiosité amusée et satisfaite de Rubbia.

Il y avait une bibliothèque, avec des livres d’une galanterie fort poussée, et même pire ; des tableautins mythologiques, où les pâmoisons et les abandons se trouvaient si abondamment jetés que c’en devenait de la prodigalité. Et, par les fenêtres du premier étage, on voyait la campagne et ses monts, ses vallées, son ciel et sa terre offrir des harmonies changeantes…

Nous fûmes heureux. Le souvenir de la guerre sournoise et féroce qui nous était faite à Paris s’effaça en moi. Comme Freud l’a bien vu dans ses études sur le refoulement psychologique, il y a une force d’oubli chez les êtres sains, qui les pousse à chasser hors du champ de conscience ce qui est amer, pénible ou déplaisant. Je me vis hors d’atteinte, et mon bonheur fut donc complet. À vrai dire, j’espérais que Rubbia, dans le laisser aller de cette vie rurale, dans ce déracinement et grâce aux douceurs qu’il permet ou ordonne, me ferait des confidences nouvelles sur la mystérieuse bande qui me pourchassait avec elle. J’eusse, bien entendu, voulu que cela lui vint spontanément. Comme elle gardait le silence, je le provoquai. Combien il est difficile, je le remarquai, alors, d’interpréter un silence !… Nul refroidissement ne s’en suivit, mais je lui gardai une sorte de rancune de ne pas comprendre que ma vie pouvait dépendre d’un avis et d’un conseil intelligents, d’un avertissement qui levât un peu ce rideau de mystère derrière lequel se dérobaient les agissements de cette May, de ce Viennois et de leurs complices. Rubbia semblait partout et toujours se trouver en sûreté. Pourtant, le coup de stylet de May prouvait qu’elle ne fut pas plus que moi à l’abri du danger. D’où venait sa sérénité ?

Je ne le sus jamais. Sans nul doute, je touchais là au secret profond de l’âme féminine. Cette indifférence aux contingences, cette sorte de certitude de se trouver hors les atteintes du malheur voisin, sont le fruit d’une éducation millénaire, qui a détruit dans la femme le sens de la responsabilité sous lequel je pliais à Paris pendant la traque. Il faut avouer d’ailleurs que les civilisations modernes favorisent beaucoup les êtres qui ne veulent jamais calculer et dont l’existence se projette de jour en jour, sans aucun principe d’organisation intérieure. Il y a comme cela, à Paris, des centaines de milliers d’humains qui se lèvent le matin sans un sou, sans gîte et sans espoir apparent. Et quand le soir arrive, ils ont bu et mangé, ils trouvent un lit pour s’étendre, mais n’ont rien de plus, et devront recommencer le lendemain. J’ai remarqué là dessus que les hommes soumis à ce type d’existence sont toujours des loques et des vaincus, mais les femmes y restent généralement bien armées et se tirent à l’occasion sans accrocs de leur vase, où il semblerait qu’elles dussent rester ensevelies. Ainsi, Rubbia, femme supérieure à tant d’égards, et si réellement que je n’ai jamais vu la limite de sa raison, de son savoir et de son goût, Rubbia n’en gardait pas moins cette âme nuageuse, indifférente au futur, emplie du seul présent et purement passive, qui caractérise tant de petites prostituées du trottoir parisien. Sans doute, peut-on dire que c’était là, en elle, une conséquence de l’amour. La passion affaiblit et réduit les facultés chez les femmes. La légende des Amazones est puissamment juste, comme tous les mythes grecs. Peut-être, d’ailleurs, le saphisme est-il, plus que l’amour viril, favorable à l’énergie, à l’ardeur intime, à l’individualisme féminins ? En ce cas Rubbia perdrait avec moi ses vertus les plus fortes. Ce sont questions incertaines. J’avais, comme on peut le croire, acheté une série de pistolets automatiques, qui ornaient notre chambre à coucher, au premier, et notre salle à manger, au rez-de-chaussée. Il faut penser à tout… En les voyant, ma maîtresse dit seulement :

— Tu as bien choisi les meilleurs marques.

Je demandai :

— Tu t’y connais ?

— Oui, j’ai beaucoup tiré, tiens !

Elle prit un Mauser, le chargea méthodiquement et sortit dans le jardin. Sur le mur, à vingt pas, il y avait près d’un long ceps noueux de vigne, rampant jusqu’à trois mètres de hauteur, un pampre étalé seul comme une cible.

— Tu vois le pampre, là-bas ? Je le perce au centre.

Elle tira, presque sans viser, comme font les hommes du wild américain, gardeurs de troupeaux, bandits ou aventuriers cherchant au hasard leur chance, tous d’une miraculeuse adresse.

Je vins voir, il y avait une déviation de côté, mais le pampre se trouvait écorné. Rubbia parut mécontente.

— Ils ne sont pas si justes que cela, tes Mausers.

— J’ai des Smith.

— Montre !

Elle prit un Smith et Wesson et tira avec.

— Ta main se perd, Rubbia. Trop à gauche tout à l’heure, trop à droite maintenant.

— Veux-tu que je te fasse le coup de Guillaume Tell ?

— Merci. Ce sont jeux dangereux.

Nous rentrâmes. Je la vis hargneuse un peu et fis tout pour la dérider. Mais qui me dira pourquoi une femme peut être mécontente de ne pas, avec un pistolet inconnu, trouer exactement au centre, et à vingt pas, un but large comme les deux mains ?

Cela me passionnait, mais aussi m’irritait profondément, cette ténèbre chaque jour épaissie autour d’une personnalité par ailleurs aussi attirante.

Nous nous aimions toutefois sans défaillances. Jamais nous n’eûmes de vraies querelles. Il est vrai que certains jugent les querelles indispensables aux amants. Nous étions trop maîtres de nos cœurs et de nos corps pour suivre les primesauts de la colère, si elle naissait en nous.

Cependant la satiété vint de cette existence bucolique. Paris nous manqua. Nous étions d’âme trop liée aux bruits, à l’activité de la grande cité, aux éréthismes constants qu’apporte le frottement avec des millions d’êtres, pour ne pas souffrir de ce brusque isolement.

Nous n’en fîmes rien ni l’un ni l’autre, mais je méditai une diversion.

Un jour je dis mon désir d’aller au chef-lieu pour divers achats. Rubbia approuva.

Je sais conduire toutes sortes de montures et de chars. J’achetai donc une motocyclette avec le side-car, le tout puissant, capable d’affronter les côtes et de ne pas flancher sur les routes auvergnates.

Et je revins avec mon instrument, certain d’avoir découvert ce qu’il fallait pour nous divertir.

Rubbia, me voyant sur ma moto, poussa les rires entrecoupés que je savais exprimer chez elle un degré majeur de joie. J’en fus ravi.

Après dîner je lui expliquai mon plan :

— Ma chérie, nous allons parcourir toute cette province. Ce sera délicieux. Nous avons encore deux mois avant l’automne, juste ce qu’il faut pour connaître à fond le pays. Il est pittoresque, pas trop peuplé, propre à satisfaire en nous les instincts solitaires et les sociaux. Nous irons de village en village, pendant une huitaine, puis, lassés, nous reviendrons au bercail, deux, trois, huit jours, pour repartir ensuite sur une autre voie, selon notre caprice.

Elle battit des mains :

— Paul, tu as une façon de génie pour me plaire.

Je saisis la balle au bond :

— Si j’avais aussi le génie de te confesser, mon bonheur serait plus grand encore.

— Tu n’es pas prêtre.

— Un amant est sacerdotal.

— C’est bien, répartit-elle en pouffant, la première fois que je l’entends dire. Et une maîtresse ?

— Plus haute dans la hiérarchie, elle est papale.

— Alors elle ne confesse pas ?

— Comme tu le dis, elle a son confesseur.

— Toi ?

— Je voudrais que tu l’admisses.

Elle devint sérieuse :

— Écoute, Paul, tu es un enfant.

— Monté en graine…

— Même pas, car tu fais semblant de n’avoir même pas lu tes classiques.

— Fichtre, Rubbia, je me flatte de les assavoir par cœur.

— Eh bien, souviens toi de la légende de Pandore…

— Tu lui ressembles, en effet.

— En quoi donc ?

— Ah ! tu vois, c’est moi qui te colles. En ce que, comme cette fille d’Héphaïstos, tu sembles née pour un homme seulement… J’aimerai seulement savoir ce que tu fus auparavant ?

— Je n’ai pas été en tout cas fabriquée et animée par un dieu.

— Soit. Nul dieu ne t’a certes offert les dons que j’aime et qui sont spontanés en ton esprit et en ton corps. Mais un secret…

— Pandore avait une boîte qu’il ne fallait pas ouvrir. Il n’en devait sortir que des maux. Ainsi en est-il de ce qui n’a pas été dit malgré ton vœu ?

— Rubbia, les maux sortis il restait l’espérance, et c’est le plus grand des biens. Mais moi, je sais bien que demain…

Elle posa sa bouche sur mes lèvres :

— Rêveur !

Ce fut tout.

Nous commençâmes, le lendemain, à parcourir les environs avec notre moto.

C’est resté dans ma mémoire comme un temps de délices.

Nous allions de bourg en ville et de hameau en chef-lieu de canton. Le peuple que nous rencontrions aime d’instinct le voyageur cossu et je suis généreux. Nous étions partout accueillis courtoisement, souvent avec enthousiasme, rarement sans plaisir.

Nous pûmes connaître tous les systèmes d’auberges et d’hôtels de la vieille France, avec leurs agréments. Je revivais les errances voyageuses des siècles passés, hormis mon moyen de locomotion très moderne. Il reste pourtant encore assez primitif par ce qu’il comporte de brutal, car il vous met en contact avec la boue, la pierraille, la poussière et les autans, exactement comme au temps des chars romains.

La première semaine de voyages passa comme un éclair. À peine revenus au gîte, nous éprouvâmes le désir de reprendre les chemins. Je conçus pour la première fois le secret amour qui fait à certains oublier le malheur de la gueuserie et de la mendicité, pour, en échange, leur donner cette joie parfaite et sereine d’aller devant soi au hasard. Ceux-là seuls aiment la nature. Ils vivent dans ce spectacle du monde que l’homme des villes cherche en vain à récréer de façon portative, mais que l’errant seul possède bien à lui.

Ah ! certes, l’humanité nomade est la seule qui puisse atteindre au bonheur et à l’amour de la vie…

XI

Le Drame

L’amour parmi nous ne porte ni troubles ni fureurs…
Montesquieu,
Lettres Persanes (LI).


Lorsque je rappelle ces choses, j’éprouve une des plus agaçantes sensations qui soient. C’est que l’époque évoquée est peut-être ensemble la plus heureuse et la plus sombre de mon passé. Le bonheur est une réalité fugace et délicate qu’il faut vivre sans la comprendre et même sans conscience nette. Il est indispensable seulement de savoir que l’on n’est pas malheureux. Le danger, l’espérance, le désir sont alors les plus forts toniques de félicité parce qu’ils aident à vivre la minute présente avec le maximum d’acuité. Ainsi, je revois ces jours curieux et charmants avec la certitude d’y avoir touché aux cîmes du bonheur. Et pourtant je sais aussi que ce bonheur était la préface d’un drame farouche où le sang coula.

Ah ! quel rêve amer et délicieux j’évoque pourtant encore avec ces longues randonnées au long des routes ingrates ! Les paysages se déroulaient dans une sorte de paix coite, troublée seule par le halètement de mon moteur. Pics lointains noyés dans le bleu, perspectives infléchies comme torses de femmes lasses, champs géométriques, bois mystérieux et sauvages, maisons accroupies au bord des routes et villages, sommés dans les lointains, de clochers essaimant aux heures rituelles leurs angelus, leurs glas ou ces grelottements satisfaits dont j’ignorais le sens exact. Routes dures et pierreuses, chemins timides à peine tracés, ponts arqués sur des torrents secs, pentes roides ou passaient des chèvres, odeur surie des marronniers, sucrée des tilleuls, amère des platanes, acide des pins ; je retrouve cela avec une secrète colère. Nous passions ainsi, Rubbia à la chevelure ardente, et moi souvent occupé à régler la foudre domestiquée des explosifs aux cylindres de ma moto. Les campagnards, petits et râblés, face tannée et maigre, moustaches serrant des bouches cupides, nous regardaient comme jadis ils devaient admirer le carrosse du seigneur venu vers quelque source thermale en ce pays des eaux thérapeutiques. Le vent, tantôt nous coupait la figure, tantôt nous poussait vers un but inconnu. Nous allions, heureux et libres. Les soirs en tombant nous trouvaient encore errants sur les routes et sans savoir où nous allions. Qu’importait ? Nous étions les vrais conquérants modernes : Trois brownings dans mes fontes comme un cavalier du far-west, de l’or dans mes poches, un carnet de chèques pour renouveler, si besoin était, les richesses à dépenser, et le mépris d’hier comme de demain. Tel était notre faix. Je me sentais le seul désir de vivre, nez au vent, mains étreignant le réel, corps attendant la manne de tous les plaisirs humains. J’étais roi. À côté de moi une femme que j’aimais, dans ma tête le souvenir de toutes les randonnées accomplies par le vaste monde et qui rehaussaient d’originalité ce voyage fait au hasard dans un pays civilisé. Comment aurais-je pu refuser de sourire, de vivre et d’être heureux ?

Je vois les arrivées dans des auberges minuscules et dérisoires. Le poulet qu’on attrape, plumé dans un envol de duvets, vidé au bénéfice de quelque chien attentif, et qu’on fait rôtir devant une cheminée primitive, qui sent les siècles perdus.

Nous dînions sous une lampe incertaine, dans des assiettes à fleurs. Nous goûtions des vins inattendus, aux saveurs rustiques et toujours neuves, des eaux-de-vie fraudées qui sentaient le bois et la fumée, des confitures emplies de relents forestiers, La nuit nous entourait de son tissu d’ombres, le silence prenait partout une redoutable majesté. Les aubergistes regardaient ces inconnus si étranges. Leur ébahissement devant Rubbia m’emplissait d’orgueil. Et les heures coulaient, tandis que je songeais à mes ennemis de Paris, occupés sans doute à fourbir de nouvelles armes.

Nous parlions, ma maîtresse et moi, à ces moments-là, de nos voyages plus lointains, et dont le souvenir faisait une toile de fond pittoresque à notre présence en ce lieu. Elle connaissait les îles de la Sonde et Tucuman, Mexico et Tchita, Kaboul et Santiago-du-Chili. Nous rapprochions nos itinéraires de jadis et comparions nos souvenirs. En telle ville perdue nous avions tous deux remarqué un reliquaire dans une église, un mendiant lépreux, une couleur de ciel, une potence garnie, une femme, une cuisine, des moustiques… Nous jacassions en toutes langues, et autour de nous des gens, qui devaient mourir sans avoir quitté le coin de sol où ils étaient nés, nous écoutaient avec une sacrée terreur, comme si nous fussions quelques démons reconnaissables à cette sorcellerie erratique.

Ensuite nous nous couchions dans des lits étroits, aux draps frais, sentant la cendre et l’iris. J’ouvrais une trop petite fenêtre pour regarder, avant le sommeil, tourner un peu les étoiles. Rubbia admirait aussi. Nous rêvions.

Je ressentais alors aigument ce besoin d’anthropomorphisme qui tient les hommes au fond de leur chair. Les noms des groupes stellaires passaient dans mon esprit avec les légendes qui les accompagnent. Algol et ce mystérieux satellite qui tous les jours réduit sa lumière, Arcture qui dirigeait jadis les navigateurs, Cassiopée et Aldebaran, Betelgeuse et Orion. Là haut une infinitude tragique faisait ressortir la dérisoire brièveté de notre destin. Devant les durées suprahumaines, la voie lactée s’enroule sans doute comme la fumée d’une cigarette et se dissoudra pareillement. Tout ce qui meuble les espaces doit être agité aussi follement que les particules moléculaires le sont par le mouvement brownien ; cela flotte, se heurte et se brise, danse sans rythme et sans raison, selon les contingences de l’absolu. Et notre vie est si brève, les multiples de notre vie si minimes, au plus puissant agrandissement que puisse leur donner notre esprit, que tout dans l’infini nous semble pourtant immuable et immobile…

Chère Rubbia, je te vois levant vers les astres nocturnes ta face étroite aux yeux froids. Mon bras te tenait par l’épaule, tournait sur le torse et se rabattait sur un sein qui possédait ma main plutôt que ma main ne l’étreignait. Je sentais ton corps des genoux à l’épaule, la chaleur m’en grisait, et ma rêverie métaphysique nous faisait donner un instant plus tard à notre amour la féroce et douloureuse ambition d’éternité qui est l’âme du plaisir des sens.

 

Lors du troisième retour à la maison charmante qui nous servait de refuge, Rubbia se sentit un peu lasse. Nous décidâmes d’attendre plus que de coutume avant de repartir pour la dernière fois de la saison.

Ce fut une semaine de tranquillité, nerveuse pourtant, car je ne savais quelle inquiétude me poignait chaque jour au lever pour me posséder jusqu’à la nuit. J’attribuai cela au souci de devoir bientôt parler du retour et de Paris.

Nous avions décidé de recommencer les voyages au matin du lundi, le surlendemain. Or sur une lettre reçue, et que je ne vis point, les deux campagnards muets et paisibles qui nous servaient comme de fidèles ombres vinrent me dire la nécessité où ils étaient de s’absenter trente-six heures, à savoir du samedi soir au lundi matin. Il s’agissait, paraît-il, d’un deuil avec visite chez le notaire, et je ne sais quoi encore, le tout devant se passer à dix lieues de là.

Ils partirent le jour même à dix heures du soir, après avoir accompli tous les actes de leur office. Oh ! ils étaient admirables de conscience. Ils emmenèrent, je ne sais pourquoi, le chien de garde.

La nuit se passa comme de coutume, sans que rien marquât l’absence de ces bons serviteurs. Le dimanche matin naquit et je préparai ma moto pour le départ du lendemain.

Il était cinq heures du soir et nous étions, Rubbia et moi, assis sous un arbre, dans le jardin, lorsque je la vis prendre une figure inquiète. Je suis si habitué à lire sur ses traits que je lui demandai la raison de cette subite lassitude, ou du moins de ce que je crus être de la lassitude.

Elle me répondit avoir un peu la migraine, et décida de rentrer.

Nous montâmes dans la chambre et je vis que ma conversation la fatiguait. Désirant son repos, je lui dis de s’étendre sur le lit et me mis à lire un roman. Je me souviens que le coupe-papier dont j’usais alors fut le stylet en langue de carpe avec lequel May s’était efforcée de m’assassiner. C’est Rubbia qui l’avait apporté, je ne sus comment. Elle le gardait sans doute sur elle durant la nuit passée au Kharakho avant notre départ.

Mais le temps orageux m’agaçait Je perdais mon attention et pris le parti de sortir. Jusqu’à la nuit, j’arpentais, dans un énervement nouveau et dont l’origine me restait obscure, toutes les allées du jardin ; le soir vint, avec ses somptueuses draperies crépusculaires, puis, du levant, la ténèbre envahit tout. Je rentrai.

Rubbia dormait. Je ne voulus la réveiller et bus un peu d’alcool pour dissiper un incompréhensible malaise. Jamais je ne m’étais senti si seul et si faible. Faible devant quoi ? Je ne savais.

Je revins voir Rubbia. Elle s’était réveillée :

— Paul, je suis mal, excuse-moi de ne pas dîner.

— Que veux-tu prendre ?

— Rien, j’ai les nerfs si agacés que tout m’irrite.

Ses yeux flambaient étrangement, et je lui confiai :

— Ma chérie, je suis un peu comme toi, je vais donc aller me promener dehors un moment, puis je monterai au-dessus et m’y placerai comme un veilleur. Comme cela je ne te dérangerai pas.

Au mot veilleur elle eut un sorte de crispation du visage, mais ne dit mot.

Il était neuf heures. Je m’en allai dans le jardin et j’eus du plaisir à rêver solitairement sur un banc.

J’entendis dix heures sonner à l’intérieur de la maison, tant le silence était parfait.

La fraîcheur naquit. Je grelottai. Peut-être Rubbia s’était-elle enrhumée ainsi, elle qui aimait tant songer dans la nuit. Je revins au gîte.

Le grenier où j’avais élu domicile pour laisser ma maîtresse reposer en paix était une grande pièce vide, avec deux vastes fenêtres se faisant face, une au Nord, l’autre au Sud. J’avais, je ne sais pourquoi, monté les pistolets automatiques de la chambre. Je m’assis d’abord sur une chaise, apportée de la salle à manger, et je regardai le ciel étoilé, la campagne muette, le mystère né de toute obscurité.

Une heure passa. Maintenant une nervosité irritée me tenaillait les muscles, j’avais envie de faire de la gymnastique, de courir, de sauter, de me battre. Levé, je me mis à ambuler de long en large. Le grenier par chance était carrelé et je ne faisais aucun bruit avec mes chaussures d’appartement.

Mon état de fièvre crût encore. Je m’accoudai à la fenêtre donnant sur le jardin et la fraîcheur de l’air sembla me calmer. Soudain il me parut, comme en bas minuit sonnait, qu’un bruit étouffé de moteur vint au loin de la route, lent et assourdi.

On ne percevait pas la moindre lumière. J’écoutai activement, mais n’entendis plus rien.

Encore un peu de temps, je somnole accoudé ainsi, et ne sais plus si je suis à une fenêtre ou dans mon lit, en Puy-de-Dôme ou à Paris…

Brutalement, comme si une main froide me frôlait l’échine, je me redresse et m’éveille, j’ai entendu des voix…

Des voix tout près, dans le jardin même, au-dessous de moi.

Une horreur énorme me bouleverse d’un coup. Vais-je avoir peur ?

Je sens mes cheveux se hérisser sur mon front et une mollesse distendre mes forces, annihilant ma coutumière combativité.

Ces deux mots me parviennent :

— Pose l’échelle, c’est la chambre.

Je domine cette émotion affolante qui me transforma une demi-minute en chiffon, puis je me redresse, coléreux :

Je ne vais tout de même pas me laisser dominer comme cela. Ce sont des cambrioleurs de campagne qui comptent faire main basse sur des trésors. Ils trouveront à qui parler.

Je me précipite dans l’escalier et descends en foudre dans la chambre. Tout y est éteint. Je reste saisi par cette obscurité inaccoutumée et tâte pour trouver une lampe, ou des allumettes. Je ne sais si je cherche mal, ou si les choses ont été déplacées, je renverse un fauteuil, je me débats sans rien découvrir.

La voix de Rubbia, à peine reconnaissable, d’une raucité atroce, me vient :

— C’est toi, Paul ?

Violemment, je réponds :

— Qui veux-tu que ce soit ?

Un silence, puis la voix, effrayée, avec un tremblement, demande :

— Que cherches-tu ?

— De quoi allumer, il y a quelqu’un dans le jardin.

— Ah !

Je n’entends que ce cri étrange et mystérieux. Je dis brutalement :

— Mais enfin, où as-tu mis les choses, je ne trouve rien ?

Rubbia dit d’une voix entrecoupée :

— Moi… moi…

Dans ma colère, je mets la main sur un pistolet. Pourquoi est-il là, car j’avais monté au grenier ceux de la chambre ? D’ailleurs je les y ai justement oubliés, en véritable imbécile que je suis. Mais j’ai toujours cette arme. Voici aussi le stylet et je le mets dans ma poche.

Alors, pistolet en main, je vais droit à la fenêtre, très maître de moi.

J’ouvre avec force, d’un geste si véhément qu’une vitre saute.

J’entends Rubbia qui dit d’un ton que je ne connaissais pas :

— Paul… Paul…

Je me penche, l’arme prête, et mets les mains sur les montants d’une échelle. D’un effort puissant je la repousse.

J’entends alors un cri en bas dans le jardin, puis une détonation claque. Une balle me frôle et rebondit sur la pierre.

À la clarté du coup de feu j’ai vu trois personnes dans l’allée et une quatrième sur les degrés de l’échelle.

J’ai tiré, cela rate ; je recommence, rien ne part.

Mon browning a été déchargé.

Un autre coup part d’en bas, et une seconde balle me touche légèrement l’épaule

Fou de rage, je recule. Une troisième et une quatrième balles arrivent dans la fenêtre que j’ai quittée.

J’entends alors une voix de femme, une voix légère et harmonieuse, qui pousse une sorte d’appel :

— Rub…bia… Rub…bia… Rub…bia.

Acculé dans la chambre obscure, je frissonne et sens une brusque sueur mouiller mes tempes

— C’est May.

La voix reprend :

— Rubbia… Viens…

Rubbia se tait.

Écumant, je saute encore à la fenêtre, armé cette fois du poignard. Un homme arrive juste à ma hauteur. Il tire, et me manque ; je lui porte un formidable coup de stylet. Je sens l’acier pénétrer dans sa chair, et je recule sans laisser l’arme. Le corps s’affaisse lourdement. Je l’entends choir sur la terre.

— Rubbia… Rubbia…

May jette dans la nuit un appel de chatte en folie. Les deux syllabes taraudent le silence et s’en vont comme des êtres, je les sens frôler mon cerveau fou.

— Rubbia… Rubbia…

Je grince des dents et retourne à la fenêtre pour injurier cette femelle miaulante. Un coup de revolver me chasse une fois de plus et j’ai vu qu’un autre homme montait à l’échelle, courageusement.

— Rubbia… Viens !

Alors, un corps presque nu s’accroche au mien, un corps semblable à un tentacule de poulpe, qui se dérobe à ma défense et pourtant l’annule, une sorte de forme insaisissable qui m’immobilise à-demi.

C’est Rubbia.

Ah ! ça, je suis en plein cauchemar.

J’éloigne cette forme, elle revient, nerveuse et acharnée.

De sa bouche sort un cri farouche :

— May… Viens, je le tiens !

Je veux écarter cette démente, mais son énergie calculée de félin domine mes réflexes troublés, et dirais-je enfin que j’hésite encore à la meurtrir.

Je dis :

— Rubbia, laisse-moi, tu es folle, laisse… laisse…

Je la traîne après moi dans le noir sans pouvoir m’en débarrasser. Cependant, du jardin monte un cri délirant, une sorte d’hosanna :

— Oui… Oui…

Et, à la fenêtre, une voix d’homme demande :

— Cette fois, il est bien à nous.

D’un geste où je condense toute ma vigueur, je parviens à écarter ma maîtresse, puis je recule dans un angle, à la porte même, genoux pliés comme un fauve acculé.

Rubbia me saute encore dessus en hurlant :

— May… May… Je t’aime !

D’une main je la frappe brutalement, l’autre main tient le stylet Mais, quand elle revient, c’est le redoutable acier qui, cette fois, lui fait face. Je l’ai ramené devant moi. Instinctivement mon bras se détend…

Rubbia a commencé le cri d’amour à May, la lame pénètre dans son corps que j’ai tant aimé, elle s’enfonce avec rage jusqu’à bout de course, et les quillons viennent butter au flanc nu.

Et cela, Rubbia ne le redira jamais plus.

Elle s’abat avec une sorte de cri mortel, sans expression et sans voyelles, un cri qui participe déjà du tombeau.

J’ai frappé au même endroit que May jadis, mais mon geste tourne à gauche et je sais bien qu’au milieu de l’enfoncée, ce corps dur qui plia avant de se laisser pénétrer, cette chair plus serrée, c’était le cœur.

Je recule. À mes pieds le corps roule et fait bloc.

 

J’ai sous ma main la porte qui mène par un escalier, au rez-de-chaussée et vers la route. Les dieux parlent. J’ouvre et referme du dehors. La clef était là.

J’entends deux coups de revolver que doit tirer l’homme de l’échelle, au hasard pour finir mon destin.

Et je perçois encore le cri de May qui se répand comme une prière dans la ténèbre tiède :

— Rub…bia…

Je ricane sinistrement :

— Appelle-là, va !

Me voici au bas de l’escalier, je sais où sont les allumettes. Je tends la main, je frotte, la clarté jaillit.

Devant moi est la porte bien fermée qui donne sur la route. La moto prête pour notre voyage, se trouve à côté.

J’ouvre mécaniquement. Je tire la motocyclette dehors. Au Nord, la lune se lève. Une lueur filtre dans une vallée charmante où souvent nous fûmes rêver.

Huile et essence garnissent les réservoirs ; d’un coup de pédale violent je lance le moteur. Je m’assied sur la selle et j’embraye…

— Adieu, Rubbia !

J’ai à peine fait vingt mètres que derrière moi une sorte de sanglot emplit la nuit, un cri de douleur déchirante et surhumaine, le dernier témoignage d’un amour accompli.

 

Au rythme de l’échappement, le poil encore hérissé et l’âme emplie d’horreur, je fuis sur le chemin pâle. La lune éclaire ma route. Je crois sentir son regard maléficieux. Elle traîne aussi une sorte de chevelure rousse, un halo couleur de feu…

Mon moteur secoue l’air calme et répand ses hoquets brutaux dans la campagne endormie. Lui aussi semble crier à l’assassin…

Et, devant moi, une ombre vague se dilue et se reforme sans répit, qui glace mes vertèbres et fait trembler mes poignets. Rubbia, maintenant hors du monde, me menace, me poursuit et me possède encore…

Je m’enfonce éperdument dans les perspectives obscures. Je ne vais pas assez vite encore… J’accélère. Si un être humain me voit passer, il croira à une sorte de fantôme pourchassé par le remords.

 

Va, mon ami, va vite, plus vite, s’il se peut. Jamais le monde ne sera assez vaste ni ta vitesse assez vertigineuse, pour qu’en fuyant le souvenir de cette nuit atroce et désespérée tu perdes jamais contact avec ton crime, non plus qu’avec cet amour hideux et chéri. Accélère encore ! C’est en vain… Comment pourrais-tu oublier ces mots qui toujours te brûleront et dont le seul rappel entr’ouvre une tombe, ces mots dits par ta maîtresse au moment où tu la tuais, ces mots entrés en toi comme le stylet entra dans une chair ennemie et adorée, ces mots qui te hanteront désormais en tous lieux du monde, ces mots pareils à la mort même, ce « je t’aime » qui te reniait…