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Le Subjectivisme/Des bons et mauvais usages de la logique

La bibliothèque libre.
Gastein-Serge (p. 9-11).

NOTES PRÉLIMINAIRES

des bons et mauvais usages de la logique


La logique est peut-être moins l’art de penser que l’art de parler.

La logique est un chapitre de l’esthétique. Elle enseigne les moyens de créer cette sorte de beauté que nous appelons unité. Elle permet de voir d’un coup d’œil des pensées qui, sans elle, resteraient lointaines et successives. Elle sait les points de vue heureux qui rassemblent le détail du paysage et diminuent les distances apparentes. Quelques naïfs en croient les distances réelles diminuées, et ils marchent…

La logique obtient des succès oratoires, pédagogiques et mnémotechniques. Les grains dont elle fait un collier que je tiens dans la mains sans en laisser perdre furent souvent arrachés aux coraux des mers les plus diverses.

Je respecte la logique : on m’a dit qu’il fallait respecter la religion des gens et la logique est la dernière religion de beaucoup. D’ailleurs le lien est visible et il est certain que les grains sont ensemble ; trop d’esprits me mépriseraient, si j’osais croire que le lien n’est pas aussi ancien que les grains et que le rapprochement est œuvre humaine.

Quand quelqu’un croit démontrer, je ne laisse pas voir que je souris.

Quand quelqu’un veut démontrer, je ne lui avoue pas que je me méfie de lui.

La logique est un instrument de découverte. Les hommes qui édifient la science du concret savent aujourd’hui, dans leur domaine, s’en servir utilement. Elle les conduit à des hypothèses qu’ils vérifient avec soin et que loyalement ils rejettent trois fois sur quatre. Jadis elle les conduisait à des affirmations dont l’expérience criait en vain la fausseté.

J’aime l’ordre mouvant que je mets entre mes pensées : il dessine une forme dont je jouis.

Je mets de l’ordre dans mes pensées, pour que le lecteur ou l’auditeur puisse me suivre.

… Non pour qu’il doive me suivre.

Je trace une route. Il y a déjà d’autres routes. Et on peut en construire à l’infini. Pour être entré dans mon chemin, nul n’est obligé de le suivre jusqu’au bout.

On est d’accord avec moi sur le principe apparent. Il ne s’ensuit pas qu’on doive m’accorder la conséquence apparente.

Il est prudent de garder toujours les yeux ouverts, même quand on me donne la main.

La tare des admirables dialogues socratiques : quand on lui a accordé une vérité, Socrate se croit en droit de forcer l’adversaire — quelle bizarre fantaisie d’avoir un adversaire ! — à concéder tout ce qui lui paraît, à lui Socrate, s’ensuivre. Il en résulte presque toujours que le principe même est ébranlé dans l’esprit. Autre punition de la faute de Socrate : quelques-uns de ses fils fondèrent la vaine éristique de Mégare.

Les pires chefs-d’œuvre de logique prennent dans leurs lacs quelques contemporains. La génération suivante forme d’autres logiciens qui découvrent dans le chef-d’œuvre mille fautes logiques.

Je n’attends pas ces subtils libérateurs. Je n’ai pas besoin que la toile d’araignée soit dévidée fil après fil. Je passe au travers sans me soucier d’elle.

Quand je parle à quelqu’un, je m’efforce d’enlever aux mots que j’emploie tout venin d’affirmation. Et, s’il m’arrive de raisonner, j’aime que mon raisonnement évite toute brutalité tyrannique.

À ces précautions je gagne la joie de me faire injurier par tous les faibles : lâches qui désirent s’appuyer sur autrui, ou pauvres surhommes qui, au moins au pays de la pensée, me demande de leur fournir des instruments de règne.