Le Subjectivisme/Rires divers

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Gastein-Serge (p. 26-40).

CHAPITRE II



rires divers


Dans la petite chambre où il était bien seul, le jeune homme ferma son Rabelais. Peut-être, il y a une heure, l’avait-il ouvert pour y chercher de la grossièreté et de l’ordure. Mais, parmi le fumier, voici, il avait rencontré le choc inattendu qui éveille. Maintenant, avant de penser, — comme le musicien prélude vaguement — il songeait.

Il entendait en lui un grand bruit de démolition : des murs qui tombent et qui ébranlent le sol. Et c’était une heure d’orgueil et de déchirement.

Tout à coup il se dit :

— Qu’importe toute la science, si je ne suis pas heureux ? Que me servirait-il d’être une lumière qui conquiert, enveloppe et pénètre le monde, si je perdais mon âme et ma joie ? Non, ce n’est pas boire, c’est rire qui est le propre de l’homme. Mais souvent, je m’en souviens, lorsque j’ai essayé de rire, j’ai amené à mes yeux des larmes.

Le coude sur la table, le front dans la main, il écouta ses voix intérieures, dialogue multiple et inquiet.

D’abord son incertitude se déploya aux flottements d’une longue interrogation :

— Jusqu’ici, on t’a tenu par des récompenses et des punitions. Ton enfance sommeillait, enveloppée de sourire, aux douceurs épaisses d’une mousse ; mais des épines l’enserraient étroitement. Les piqûres arrêtaient le moindre écart, te fermaient, disait-on, les chemins du malheur et des pleurs qui ne tariront pas. Aujourd’hui, te voici, entre les lois, un peu plus d’espace et de liberté. Qu’en feras-tu ? Éveille-toi tout à fait. Regarde. Et sois sincère avec toi-même.

Mais ce fut, longuement balancé, un silence : l’hésitation immobile du voyageur au carrefour inconnu. Puis, une voix venue de loin parla :

— Récompense et punition, cette vérité de l’enfance est la vérité de toujours. Ton éducation était l’image rétrécie de la vie. Sans troubler les proportions, on avait tout rapetissé pour que tu puisses tout voir. Continue de faire bien, tu continueras d’être récompensé. Mais, si tu abusais de ta liberté pour faire mal, tu serais puni.

— Quand serai-je puni et quand récompensé ?

— En ce monde et en l’autre, chevrota la voix lointaine qui étrangement sonnait sénile et à la fois puérile. Il y a des félicités éternelles et il y a d’éternels châtiments. Mérite les délices fraîches du paradis, mais crains les flammes infernales.

Un éclat de rire mit en fuite la voix cassée. Le jeune homme crut entendre s’éloigner comme une claudication et comme un marmonnement. Des syllabes latines se mêlaient à des syllabes françaises en une ridicule malédiction. Comme une flamme mourante, l’anathème s’enfla, puis agonisa.

Bientôt un immense chuchotement lui succéda, venu d’où ? de partout. L’attention avidement persistante du jeune homme resserrait peu à peu le vaste chuchotis en une voix qui se précise. Tantôt sinueuse et caressante comme une courtisane, parfois directe et brutale comme un homme « pratique », elle disait :

— Il faut savoir saisir la flamme de vérité qui fuit et s’enfonce au mensonge des symboles. Oui, le bien est toujours récompensé ; le mal, toujours puni. Car j’appelle bien ce qui réussit et j’appelle mal ce qui échoue. Toutes choses se jugent aux résultats. Fais semblant d’écouter les paroles des hommes, et cependant regarde les gestes de leurs mains. Beaucoup de paroles sont folles, presque tous les gestes sont sages. Mais rarement les lèvres ont assez de séduction persuasive ; les mains, assez de vigueur sournoise. Sois fort et sois habile, si tu veux le succès. Le succès ! c’est-à-dire l’argent, les honneurs, les femmes !

— Hélas ! tu promets des plaisirs qui s’affadiront bien vite jusqu’à me dégoûter. En échange, tu réclames des violences et des fraudes dont la seule pensée me fait rougir, brûlure intérieure. Tu es, je commence à le deviner, la voix banale que presque tous écoutent. Or je ne suis pas le faible que ta brutalité peut émouvoir. Tu ne montes point jusqu’aux sommets que j’aime ; encore que tu cries comme une foule soudain sincère, j’ai été obligé de descendre pour t’entendre ; voix de la vallée sociale, voix des larmes lâches et des rires chatouillés qui un jour se déchirent et sanglotent, je ne t’écouterai point. Tu ferais de moi une apparence et un mouvement tournant, la bête ignoble qui rampe et serpente vers la proie qu’elle trouvera trop pourrie pour satisfaire sa faim. Je veux que ma vie soit belle…

— Précisément. Tout ce qui embellit la vie…

Mais le jeune homme, avec décision :

— Tais-toi. Tu aimes trop les ornements étrangers pour savoir ce que c’est que la beauté. Celui qui te suit parle contre sa pensée, agit contre sa parole, n’est plus que grimace et inharmonie. Je suis ma propre fin : tu me déformerais en moyen malheureux de réalisations inutiles. Les besoins animaux que tu adores comme des dieux, je sais les satisfaire à peu de prix ; et je commence à connaître des jouissances hautaines que tu ne soupçonnes point. Je veux vivre sur les hauteurs de moi-même et je ne te livrerai pas mon intelligence pour que tu en fasses de la ruse ou de la boue.

La voix rauque et sale répliqua :

— Imbécile !

Puis elle se tut. Mais d’autres, nombreuses, la remplacèrent. Toutes proclamaient :

— Puisque tu es une nature généreuse, tu m’appartiens.

— Ah ! demanda le jeune homme, vous qui parlez maintenant, ne seriez-vous pas les morales ?

Et chacune affirma :

— Je suis la seule morale. C’est à moi qu’il faut obéir.

— T’obéir ! Et au nom de quoi ?

— Au nom de Dieu, dit l’une.

Et les autres :

— Au nom du Devoir… au nom de l’Humanité… de la Solidarité… de la Patrie… de la Race.

— Solidarité, Patrie, Race, Humanité, je regarde les gestes que font les mains de vos prêtres, et je vois que vous êtes mensonges et attrape-nigauds. Dieu, je ne suis pas sûr de ton existence et, si tu es, je ne sais ni ce que tu es ni ce que tu veux. Tes interprètes, par quel moyen en savent-ils plus que moi ? S’ils affirment quand je doute, c’est que les uns ont la sincérité de l’écho, mais les autres ont l’ambition de me conduire et l’avidité de m’exploiter. Toi, Devoir, ne serais-tu pas un surnom austère et comme une ombre abstraite du fantôme divin ? Kant ne t’a-t-il pas proclamé, impératif catégorique, avec l’arrière-pensée de découvrir derrière toi le Dieu dont tu es le Verbe ? Dans tous les cas, tu es le nom d’un maître, et je ne veux pas de maître. Obéir est toujours laideur et lâcheté. Arrière, les morales d’esclaves ; arrière, tous les servilismes.

— Que veux-tu donc ?

— Je veux être.

— Alors mes seules paroles sont faites pour tes oreilles. Écoute-moi. Sois. Sois celui que, depuis toujours, le long de l’Anneau des anneaux, cherche la vie : celui qui commande. Sois la volonté de puissance qui de plus en plus se réalise. Sois le surhomme.

— Exiger l’obéissance, moi qui refuse d’obéir ! Empêcher les autres de se réaliser, moi qui veux me réaliser… Je souffrirais trop de cette contradiction intérieure, de ce déchirement, de ce cri de moi-même contre moi-même.

— Sois dur. Tout progrès exige un renforcement de l’esclavage.

— Silence, dominisme. Tu trompes comme un servilisme. Le maître est esclave de ses esclaves. Plus pauvre qu’eux, si la chaîne qui les unit vient à se briser, voici qu’ils s’éloignent en chantant, mais lui reste pleurant et dénué. Aussi, toujours préoccupé d’eux, toujours dévoré de craintes et de soupçons, toujours appliqué à les conserver par la force ou par la ruse, par la menace qui tremble ou par le sourire qui ment, sa vie est la plus instable et la plus affolée des servitudes. Je refuse d’être, sous un masque, quelque chose de plus en plus informe qu’il ronge et qui a peur. Je veux porter hardiment mon visage.

— Pourtant le surhomme !… pourtant Napoléon !…

— Plusieurs partirent pour être Napoléon, aboutirent à être Julien Sorel ; ou l’un de ces verdâtres de l’Académie que Heine compare aux cadavres de la Morgue ; ou, dans quelque sale journal, le préposé aux plus basses besognes.

— Que parles-tu de ces demi-courages, de ces demi-adresses, de ces demi-intelligences, de ces ambitions vite rassasiées, toi qui es la bravoure, la force, le cœur que rien ne remplit, et qui n’as qu’à vouloir pour devenir l’habileté… toi qui es… oui, qui es… Napoléon !

— Cesse de m’injurier, bouche naïve qui crois me louer… Napoléon ?… Si tu t’imagines m’éblouir… Cette destinée me serait accessible, je la repousserais comme le pire des cauchemars. Comment est-il mort, ton Napoléon, dans quelle solitude, dans quelle impuissance, dans quelle rage de désespoir ?…

— Mais avant !… Regarde.

— Je regarde. Je vois une vie d’extériorités lourdement brillantes et, au centre, la continuité d’un bâillement. Esclavage sans trêve, cabotinage sans repos, l’effort de plaire, l’effort de tromper, l’effort de reconstruire mille fois la victoire qui toujours s’écroule, l’effort agonisant de limiter et de chicaner la défaite. Accumulation de toutes les laideurs et de toutes les rancœurs. Plutôt être l’esclave d’un maître qu’être le maître, cet esclave de tous les hommes et de toutes les choses.

— Et la gloire, la comptes-tu pour rien ?

— Qu’appelles-tu gloire, ô voix avinée ? Je connais la gloire de Socrate, la gloire d’Épictète, la gloire de Spinoza. Mais la renommée de Napoléon, comédien et tragédien, assassin et mari ensemble complaisant et jaloux, n’est-ce pas la plus vaste des infamies ? Méprisé de ceux qui ont une âme, il doit subir, honte dernière, l’admiration des êtres de platitude et d’avidité. Il est condamné à porter à travers les siècles cette couronne de boue et de bave, l’enthousiasme de nos stendhaliens.

— Mais son œuvre ?… Gigantesque et solide… Songes-y : tu obéis encore à Napoléon.

— Je porte sur mes épaules le poids de codes qui lui furent des instruments de règne et qui semblent durer encore, cadavres pourrissants. Le malheureux ouvrier a manqué sa besogne mais il a laissé derrière lui les outils qu’il maniait avec ironie. L’édifice s’est écroulé sur lui, mais ses échafaudages ruineux dressent toujours le grotesque témoignage de son impuissance.

Et, secouant la tête, le jeune homme demanda :

— Ne rencontrerai-je donc aucun port ? Aucun idéal de vie n’émergera-t-il au-dessus de mon mépris ?

— Tu nous as toutes repoussées ! glapirent les voix.

— N’y aurait-il que vous, infâmes servilismes, et vous, dominismes brutaux ?

— Oui, nous sommes toutes les morales.

— Plus haut que les morales, je crois entrevoir deux sommets : l’Amour et la Sagesse ; le Christianisme et… comment dirai-je ?… l’Individualisme.

Vêtus de longues robes noires, des fantômes peuplèrent la petite chambre. Et ils criaient :

— Nous sommes les prêtres. Nous sommes le christianisme. Reviens à nous, toi dont l’aveuglement nous repoussa.

— Jésus vous repousserait aussi. Prêtres, n’est-ce pas vous qui l’avez crucifié ? Or vous n’êtes pas ces brutes qui tuent gratis, mais, au contraire, les plus subtils des voleurs. Vous avez escamoté le cadavre et déformé la parole. Le nom de Jésus, grand parce qu’il fut ennemi des prêtres, des tyrans et des riches, parce qu’il défendait de juger, parce qu’il détruisait la morale qu’on appelait alors Loi ou Thora, qu’en avez-vous fait ? Vous vous en êtes servis pour incliner les simples devant les puissances et les mensonges.

— Tu as raison, dit une voix forte — et cette voix sortait de la bouche d’un homme qui danse. Chasse les morales d’esclaves, les doctrines de troupeaux, les maîtres du bon sommeil. Comprends-moi, moi et ma danse. Je suis la sagesse, la puissance et la vie. Je m’appelle Nietzsche, ou encore Dionysos, ou, si tu aimes mieux, Individualisme. Tu m’as repoussé tout à l’heure, parce que tu ne me connaissais pas.

— Je t’ai repoussé, parce que je te connaissais, bête blonde qui te crois un Dieu, fauve qui t’intitules surhomme. Tu es la dernière mode de la folie. Et je te refuse le nom d’individualisme toi qui, détruisant tous les individus au profit apparent d’un seul, n’es qu’appauvrissement et égoïsme.

Le jeune homme dit encore :

— Éloignez-vous, tigres, chacals et renards. Éloignez-vous, toutes les avidités et tous les mensonges. Mes oreilles ont soif de voix sincères. Éloignez-vous pour que j’écoute Jésus et Épictète.

La méditation vaillante avait chassé toutes les doctrines d’étable : celles qu’on bêle pour les moutons et celles qui aboient dans la tête des surmoutons, chiens ou pâtres.

Le jeune homme avait dit au servilisme :

— Tu n’as aucun sens pour moi, puisque je n’ai plus la lâcheté de m’incliner devant des maîtres.

Il avait dit au dominisme :

— Tu n’as aucun sens pour moi : je veux m’affranchir des besoins lâches qui font paraître désirable la domination.

Il avait dit à l’un et à l’autre :

— Pas de maîtres sans esclaves ; pas d’esclaves sans maîtres. Vous vous nécessitez mutuellement. La morale est un Janus placé comme une gargouille. Vous êtes les deux bouches ouvertes à la saleté des eaux. Servilisme, gueule et menace vers ceux d’en bas ; dominisme, sourire à ceux d’en haut. Pour celui qui ne veut être ni dupe ni complice, vos éructations crient d’incompréhensibles folies.

Puis, évoquant des beautés émouvantes, le jeune homme avait repris :

— Salut, vous entre qui un homme peut hésiter, Amour et Sagesse, fraternisme et subjectivisme, ou, si vous préférez des noms anciens, salut, christianisme et stoïcisme ; ou, si vous aimez mieux des noms d’hommes, salut Jésus et Épictète.

J’entends vos paroles libératrices. S’ils cessaient de s’avilir à des tyrannies et à des fraudes, ceux qui osent se déclarer mes maîtres deviendraient, soudain grandis, mes égaux. Pourvu qu’ils ouvrent les yeux sur eux et sur les autres, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils sont mes égaux, ceux que la Cité menteuse proclame mes inférieurs.

Vos voix se mêlent harmonieusement, fraternisme et subjectivisme. Vous chantez d’accord comme les eaux droites du fleuve et celles qui coulent à gauche.

Jésus, comme Épictète, me veut libre, indépendant, méprisant les biens extérieurs et ceux qui les adorent, Césars ou riches, avec leur valetaille de prêtres, de juges, de soldats, de docteurs, d’orateurs et de poètes. Ce n’est pas à des hommes qu’il veut que j’obéisse ; c’est à un Père que je découvrirai au ciel de mon cœur et qui ne me parlera point par des bouches officielles. Épictète proclame aussi haut que Jésus cette fraternité universelle que les premiers stoïciens appelèrent de son nom le plus glorieux « la vaste charité du genre humain ».

L’un dit plus souvent et plus volontiers : « Aime ». L’autre recommande plutôt : « Sois » ; ou : « Sois toi-même ». Mais leurs sentiments sont semblables, semblables leurs gestes, aussi fort l’héroïsme de leur patience, aussi profonde leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Qu’importe que, chez l’un, les pensées directrices semblent monter du cœur au cerveau ; que, chez l’autre, elles semblent descendre du cerveau au cœur ?…

Suis-je obligé de choisir entre les deux grandes paroles ? Jésus veut que je me donne. Épictète veut que je me réalise. Se donner est peut-être un moyen de se créer. Se connaître et se réaliser de plus en plus permet de donner mieux et davantage.

La méthode orientale et la méthode grecque se complètent, sans doute. Amour et sagesse se supposent et se soutiennent dans la lumière des sommets comme, aux bas-fonds et aux ténèbres, servilisme et dominisme. Fraternisme et subjectivisme, ne seriez-vous pas les deux aspects de la vérité, le double mouvement de la vie, mon cœur qui se dilate et qui se contracte ?…

Pourtant mon émotion est si différente lorsque j’écoute ici et lorsque j’écoute là… Ta voix de charme, ô Jésus, me laisse plus inquiet que le verbe viril d’Épictète.

« Aime ton prochain comme toi-même ». Mais comment est-ce que je m’aime ? Tout est-il aimable en moi ? Ne s’y introduit-il pas des pensées que je repousse, ne s’y élève-t-il pas des désirs que je comprime, ne s’y chuchote-t-il pas des suggestions auxquelles je me hâte d’imposer silence ? Et tout cela peut-être n’est point moi. Mais il faut donc que, pour aimer selon ta règle, je commence par me connaître moi-même. Ton premier commandement, Jésus, a besoin d’être précédé d’un autre. Je le crains, tu débutes par la fin, tu exiges le chef-d’œuvre avant d’enseigner les éléments de l’art, tu veux moissonner ce que tu as négligé de semer.

« Aime ! » Puis-je efficacement m’adresser une telle recommandation ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir aussi direct ? Ô Jésus, artiste de vie peut-être trop spontanément grand pour avoir une méthode, pour construire les difficultés des commencements et l’effort du lent progrès, pour trouver dans ton expérience quelque souvenir utile aux pauvres apprentis que nous sommes… Tu aimais déjà quand tu te commandais d’aimer. Tu dis à tous : « Faites comme moi ». Et tu vas semant l’amour dont tu débordes.

En voici, innombrables, qui croient faire comme toi ; et ils sèment ce dont ils débordent ; de sorte que ton froment étouffe sous leur ivraie. Ô toi qui fus doux et humble de cœur, regarde ces vastes siècles : ils sont le domaine de ceux qui se réclament de ton nom. Il n’y pousse que haines, tyrannies, avidités, orgueils, inquisitions et guerres. L’amour, ton apparent triomphe et ta lamentable défaite réelle le prouvent cruellement, ne se crée pas à volonté.

Il me semble que sur ma pensée j’ai un peu plus de pouvoir. Je puis diriger mon attention, l’arrêter ici plutôt là. Aimer, je ne saurais le tenter directement ; je puis essayer de me connaître moi-même.

Oh ! mon effarement et mon recul au premier regard sur moi. Ce que j’appelle Moi, quel chaos fou ! Cette lourdeur faite de mille passivités dénouées, est-ce un vivant ? Cet enchevêtrement de mille contradictions actives, est-ce un seul vivant ? Où suis-je là-dedans ? Qu’est-ce qui est vraiment moi, qu’est-ce qui m’est étranger ? Ah ! le tri à faire, quelle œuvre longue et difficile !

— Assez difficile, mon ami, et assez longue pour devenir la joie de toute ta vie.

— Par où commencerai-je ?

— Tu n’as peut-être pas le choix. Résous aujourd’hui, grand ou petit, le problème que le Sphinx que tu nommes la vie te pose aujourd’hui. Mais que ton geste et parole n’ânonnent point une ancienne solution : peut-être elle fut toujours fausse, ne satisfit jamais à aucune question ; sûrement elle est devenue tâtonnante et naïve. Pauvre vieille facile à tromper, elle ignore, cette réponse d’hier, la forme où docteurs et pharisiens d’aujourd’hui ont emberlificoté le problème. Résous toi-même ton problème.

— Que veux-tu dire ?

— Repousse les paroles étrangères. Fais taire les affirmations des partis, des religions positives et des libre-pensées de troupeau. Fais taire les voix de ton pays et de ton siècle[1]. Tout cela n’est pas toi.

— Hélas ! quels grands lambeaux tu m’arraches. Ne vais-je pas me disperser tout entier ?…

— Ne crains rien. Tu ne te retranches que des pauvretés et des mensonges. Courage, mon fils. Évade-toi de la prison Aujourd’hui et de la prison Ici. Mais ne t’enferme en nulle patrie d’élection. Tu n’as de patrie que toi-même. Considère-toi sous l’aspect de l’éternité. En dehors de toute époque, en dehors de tout lieu…

— Tu demandes l’impossible.

— Je ne demande pas l’effort d’une fois et je n’offre pas la joie d’un jour. Que ta main prenne chaque circonstance comme un ciseau pour te sculpter. Fais tomber, débris informe, tout ce qui n’est point toi. La statue un peu chaque jour se dégagera.

— Il me semble que je n’agirai guère au dehors.

— « Abstiens-toi » est une des premières paroles que prononce la Sagesse. Elle te la répètera souvent, surtout dans les commencements.

— Quand j’aurai réussi, que me restera-t-il ?

— Il te restera toi.

— Mais encore ?… Précise. Que suis-je et que serai-je ? Quelles paroles me définiront ?

— Une richesse vivante ne s’enferme point aux pauvretés rigides d’une définition.
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Regarde, mon fils. Par un chemin sûr, tu as rejoint Jésus. Toi aussi, maintenant, tu aimes les hommes ; toi aussi, tu as soif de te donner. Va et donne-toi. Instruit à ton effort continu pour te saisir dans ta réalité, tu ne risques plus de te donner aux folies et aux mensonges, aux forces de haine qui grimacent l’amour ; tu ne risques plus de te donner à une de ces courtisanes : doctrines, partis, religions, patries. Tu es un vivant et tu n’es plus tenté de te livrer comme un cadavre et comme une arme aux puissances jalouses qui crient : « Hors de moi point de salut ! » Ce qui divise les hommes et les parque en troupeaux hostiles, cela seul t’apparaît ennemi. En ton frère, c’est l’homme profond que tu aimes, l’homme profond, non les masques superposés où grimacent notre temps et notre pays. C’est l’homme que tu aimes, te dis-je ; ce n’est pas le compatriote ou le coreligionnaire, ce n’est pas le soldat d’une cause. Une cause qui a besoin de soldats, tu ne l’ignores plus, est une mauvaise cause. Ton amour pour tous a la force de détester en chacun les chaînes naïves dont il se charge : patrie, doctrine politique, religion, règlements, statuts, lois et disciplines. Tu aimes assez tous les esclaves, serfs de la tyrannie d’autrui ou serfs de leur propre tyrannie, pour haïr tous les esclavages et mépriser tous les drapeaux. Plus tu deviens toi-même et ta réalité, plus aussi tu aimes chez autrui la réalité que les superficiels ne soupçonneront point. Maintenant, tu es. Lève-toi. Tiens-toi debout. Arme-toi uniquement de toi-même : volonté, patience et persévérance. Jusqu’à ce que la vie, le tyran ou les esclaves sourds te frappent mortellement, lutte contre les mensonges locaux et contre les mensonges actuels. Explique à tes frères que ce qu’ils croient la partie la plus précieuse d’eux-mêmes est leur pire ennemi : pauvres blessés qui, sur les points les plus sensibles, s’imaginent défendre leur intégrité, et ils protègent les gangrènes dont ils meurent.



  1. Tout à l’heure, la réponse d’hier ignorait la forme nouvelle du problème. Maintenant il faut faire taire les voix de son siècle. N’y a-t-il pas contradiction ? — Certes. Mais peut-être comme dans la souplesse changeante de la vie, comme dans la largeur flottante de la vérité. La meilleure solution d’autrefois ignorait la forme actuelle de l’immense sophisme qu’on appelle la morale. Puisque cette forme actuelle n’a d’autre but que de dérouter les hommes de bonne volonté qui adhèrent aux vieilles formules. Je ne sais si la morale progresse ; mais, à mesure qu’on la débusque d’un de ses mensonges, elle se revêt d’un autre, souple comme le Protée de la légende. — Un exemple. Quand les stoïciens eurent rendu l’esclavage odieux à toutes les demi-consciences, on inventa, pour satisfaire les demi-consciences, le servage. Aujourd’hui les demi-consciences sont heureuses et fières de la suppression du servage et le salariat, dans leur langue naïve, s’appelle liberté. — Le problème reste toujours le même : écarter les apparences. Mais les apparences varient et les problèmes semblent varier. Il est inévitable que les menteurs observent les sincères et les imitent. Dès qu’une formule de vérité a quelque succès, les habiles s’en font un masque. Malheur à celui qui, au lieu de chercher en lui-même, répète dévotement des mots qui furent nobles !