Le Sucre et l’Industrie sucrière

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Le Sucre et l’Industrie sucrière
Revue des Deux Mondes4e période, tome 158 (p. 869-893).
LE SUCRE
ET
L’INDUSTRIE SUCRIÈRE


I

Le sucre joue un rôle considérable dans l’alimentation ; si l’usage en est interdit ou mesuré à certains malades, relativement nombreux dans les grandes villes et surtout parmi ceux chez qui l’intensité de la vie et la fièvre du travail affaiblissent l’organisme, il n’en constitue pas moins une nourriture utile à la majorité des hommes. Il est une des ressources des budgets modernes, auxquels il apporte souvent un contingent de recettes important : en France, les droits sur les sucres figurent aux pré- visions de 1900 pour 183 millions de francs ; en Allemagne, pour 120 millions. D’autre part, la législation de cet impôt a subi, au cours du XIXe siècle, des modifications nombreuses ; elle a, en dernier lieu, été établie sur un principe nouveau, celui du dégrèvement des quantités obtenues au delà d’un rendement de la betterave fixé par la loi, et compliquée par l’octroi de primes d’exportation. Celles-ci, à leur tour, ont fait dépasser à la question la limite des frontières de chaque pays ; elle est devenue internationale, à cause de la répercussion de la législation intérieure sur le prix des quantités exportées. Des conférences se sont réunies à plusieurs reprises, en dernier lieu à Bruxelles, pour arriver à une entente, pour essayer d’égaliser les conditions de la production et de la vente ; mais elles se sont heurtées aux difficultés que fait naître le protectionnisme et ajournées sans aboutir. Quoi qu’il en soit, la question a une vaste portée et mérite d’être étudiée au point de vue financier, puisqu’elle s’applique à un produit qui nous fournit le vingtième de nos recettes budgétaires, et au point de vue diplomatique, puisqu’elle est une source de discussions avec d’autres Etats, notamment la Grande Bretagne.

Le sucre s’extrayait jadis uniquement d’une plante tropicale appelée canne ; la plus grande quantité en est aujourd’hui produite par la betterave, plante fourragère connue de chacun de nous, dont la culture a pris en Europe, au cours du XIXe siècle, une extension dont quelques chiffres vont donner une idée. La statistique nous apprend que 4 700 000 tonnes de sucre ont été fournies, en l’année 1897-98, par l’Europe qui, à l’exception de l’Espagne, ne le retire que de la betterave. Le reste du monde a donné 2 527 000 tonnes, provenant toutes de la canne, à l’exception d’une petite quantité aux États-Unis d’Amérique. Ce total de 7 227 000 tonnes représente une augmentation de 45 pour 100 en dix ans, puisque le chiffre de 1887-88 était de 4 948 000 tonnes. La consommation par tête varie de 2kil, 77 en Italie, à 39 kilogrammes en Angleterre. Certaines régions de la Chine et de l’Inde emploient un sucre impur extrait du sorgho et de l’érable, impropre à la consommation européenne.

La France produit par an 14 à 15 millions de tonnes de betteraves de toute sorte, valant de 200 à 250 millions de francs, récoltées sur environ 400 000 hectares, ce qui représente un rendement brut, à l’hectare, de 36 tonnes d’une valeur moyenne de 16 francs. La moitié environ de ces betteraves est employée à la fabrication du sucre ; le reste sert à nourrir le bétail ou à distiller l’alcool. Pour la campagne 1896-1897 (l’année sucrière va du 1er septembre au 31 août, de façon que le début en coïncide avec les premiers arrachages de la plante), il a été apporté, en France, aux 358 fabriques de sucre en exercice, 6 765 000 233 kilogrammes de betteraves, desquelles il a été extrait 668 545 000 kilogrammes de sucre, soit le dixième du poids des betteraves travaillées. Ces betteraves sucrière s’représentaient la récolte de 246 204 hectares, soit un rendement moyen de 27 477 kilogrammes à l’hectare : elles fournissent, on le voit, un poids moindre à l’hectare que la moyenne générale des betteraves ; mais elles se vendent à un prix supérieur de plus de cinquante pour cent à celui que nous avons indiqué tout à l’heure, 26 francs au lieu de 16. Il a été brûlé dans les fabriques 992 956 tonnes de charbon, c’est-à-dire 146 kilogrammes de charbon pour traiter mille kilogrammes de betteraves.-

La plante, semée en mars, avril ou mai, se récolte en septembre, octobre ou novembre de la même année. Dès qu’elle a été arrachée de terre, on en coupe les feuilles et le collet, c’est-à-dire la partie cylindrique mince qui unit le feuillage aux racines ; si les betteraves ne sont pas immédiatement travaillées, elles sont mises en silos jusqu’au jour où elles entrent en sucrerie ; elles sont alors lavées dans de grands bacs cylindriques remplis d’eau et munis d’un axe tournant à ailettes : une fois dépouillées de la terre et autres impuretés qui les enveloppaient, elles sont pesées par les employés de la régie, puis passent sous un instrument appelé coupe-racines, qui les transforme en lamelles minces dites cossettes. Ces cossettes sont aussitôt travaillées à la diffusion : celle-ci consiste en une série de douze ou quatorze bacs fermés, cylindriques ou rectangulaires, remplis d’eau chaude dans laquelle les cossettes sont macérées. L’outillage est disposé de façon que l’eau coule successivement dans chacun de ces bacs appelés diffuseurs, et se charge de sucre : entrée pure dans le premier, elle sort du dernier à l’état de jus sucré. Les cossettes, ainsi dépouillées de la plus grande partie de leur sucre, sont encore soumises à l’action d’une presse qui en achève l’extraction. Le résidu, appelé pulpe, constitue une nourriture très recherchée pour le bétail : une tonne de betteraves fournit environ une demi-tonne de pulpe.

Le jus sucré qui sort de la diffusion est additionné de chaux, puis soumis à l’action de l’acide carbonique qui précipite l’excès de chaux en le transformant en carbonate de chaux insoluble et décompose le sucrate de chaux ; le sucre est alors mis en liberté. Le mélange de jus sucré et d’impuretés est passé au filtre-presse, où se fait la séparation : les matières étrangères sont retenues sous forme de tourteaux par les voiles du filtre, et le jus sucré, ainsi épuré, est envoyé dans un appareil qui se nomme triple effet ou quadruple effet, et qui concentre le jus de façon à l’amener à un titrage d’environ 32 degrés Baume. On le cuit alors dans un appareil appelé cuite en grains, qui amène le sirop fluide à l’état de mélange de grain et de sirop : Ce mélange est passé à la turbine, où se recueille le sucre de premier jet ; le sirop qui s’écoule pendant le turbinage est mis dans des bacs, où il recristallise lentement ; au bout d’un certain temps, il est recuit, turbiné à nouveau et fournit le sucre de deuxième jet. Pendant le second turbinage, il s’écoule de nouveau un résidu, qu’on nomme égout, et qui servira de la même façon à fabriquer le sucre de troisième jet ; celui-ci, enfin, laissera comme dernier résidu la mélasse, qui n’est autre chose que l’égout du sucre de troisième jet. La proportion est d’environ trois quarts en premier jet, pour un quart de deuxième et troisième jet.

Telles sont les phases principales de la fabrication du sucre : mais la plus grande partie ne s’en consomme pas dans l’état où il sort de la fabrique. Ce sucre brut est encore l’objet d’une série d’opérations qui constituent ce qu’on appelle le raffinage et qui lui donnent la forme dans laquelle nous sommes habitués à le voir figurer sur notre table. Essayons de les décrire. Le sucre brut de premier jet, qui se présente sous l’aspect de grains légèrement jaunâtres, est désigné en général sous le nom de sucre numéro 3 et sert d’étalon aux transactions du marché de Paris ; il titre de 98 à 99 degrés de richesse saccharine et contient de 1 à 2 pour 100 de sels et d’eau. Il est apporté à la raffinerie, où il est versé dans des chaudières. Une fois refondu et ramené à l’état de sirop, il est additionné de certains produits, tels que le sang animal destiné à coaguler les impuretés, puis passé sur des filtres qui retiennent ces dernières, décoloré par le noir animal et cuit en grains dans un appareil analogue à celui qui est employé dans la fabrique de sucre. Une fois la cuite terminée, le sirop est coulé dans des formes, soit en pains, soit en tablettes, où il repose et cristallise. Lorsqu’il est arrivé à l’état solide, on le clarifie ou, en termes techniques, on le clairce, en versant un sirop de sucre pur qui passe lentement à travers la masse en la débarrassant des dernières impuretés qu’elle renferme. Le sirop écoulé est lui-même mis en bacs, où il cristallise afin d’être ensuite cuit et turbiné. Le sucre extrait de la turbine est un sucre de second jet, qui est reversé dans la chaudière à fondre. Le sirop qui s’écoule de la turbine est de nouveau mis en bacs pour cristalliser, être recuit, turbiné et constituer un sucre de troisième jet, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le sirop soit épuisé. Le dernier résidu s’appelle mélasse et sert à la distillerie d’alcool, à la fabrication de la glucose, du cirage, reçoit, en un mot, divers emplois industriels.

Lorsque les pains ont subi un nombre jugé suffisant de ces clairçages, ils sont soumis, toujours maintenus dans leur forme, à l’action d’une machine appelée sucette, qui aspire l’excès d’humidité encore contenu dans le pain : celui-ci est ensuite sorti de sa forme, placé dans une étuve et maintenu pendant plusieurs jours dans cette atmosphère chaude qui achève sa dessiccation. Le pain est alors habillé de papier et livré au commerce. Les tablettes sont l’objet d’une opération analogue : mais, comme elles peuvent être placées dans des turbines, le clairçage s’en fait en quelques minutes sous l’action de la force centrifuge. Ces tablettes sont sciées en lingots, et les lingots cassés mécaniquement et divisés en morceaux de dimensions diverses, selon les exigences des consommateurs : on produit ainsi du sucre du numéro 40 au numéro 120, c’est-à-dire qu’on fractionne une tablette d’un demi-kilogramme en 40, 50, 60, etc., ou 120 morceaux : ce dernier type est en faveur dans le Midi, tandis qu’à Paris, les numéros 60, 70 et 80 sont les plus usités, ce qui semble indiquer que les Méridionaux sont plus ménagers de la denrée que les habitans de la capitale.

Les raffineries sont peu nombreuses en France : la plupart sont de grands établissemens situés dans les centres tels que Paris, Marseille, Nantes, Bordeaux, et qui, à l’inverse des sucreries, travaillent toute l’année. Ces dernières, au contraire, ne sont guère en activité que pendant les trois mois d’automne, et sont réparties dans les départemens où la betterave est le plus cultivée, Nord, Pas-de-Calais, Aisne, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, etc., à proximité des champs qui leur fournissent la matière première : la plus ou moins grande facilité de transport des betteraves joue un rôle considérable dans le prix de revient du sucre : celui-ci, au sortir des fabriques, s’emmagasine dans les entrepôts des villes, d’où il sort pour entrer en raffinerie.

Tel est, esquissé à grands traits, l’aspect actuel, dans notre pays, de cette industrie, qui débutait en 1810 par la fondation d’un établissement où MM. Schumacher et Cie retiraient environ 2 pour 100 en sucre de la betterave, le cinquième de ce qu’on obtient actuellement. L’un des progrès les plus remarquables date de 1815, époque à laquelle on employa le noir animal, c’est-à-dire le charbon d’os, à l’épuration des jus et sirops : le charbon pur ou carbone renfermé dans ce noir animal a un pouvoir de décoloration, dont l’intensité et la régularité sont singulièrement accrues par la division en particules très minces du charbon, grâce à l’interposition du phosphate et du carbonate de chaux provenant des os. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des perfectionnemens incessans qui ont été apportés à la fabrication : nous nous bornerons à rappeler que l’effet en a été d’augmenter de plus en plus la quantité de sucre extraite de la betterave, tout en abaissant la quantité de combustible nécessaire aux diverses opérations.

Ces quelques données statistiques et techniques n’avaient d’autre but que de familiariser le lecteur avec le côté pour ainsi dire matériel du problème, dont nous allons maintenant envisager l’aspect économique.


II

Aucune législation n’a subi plus de transformations que celle qui nous occupe : aussi n’essaierons-nous pas de retracer l’histoire des innombrables lois qui se sont succédé à cet égard, et nous bornerons-nous à exposer la situation actuelle, en n’évoquant du passé que ce qui est nécessaire à l’intelligence du présent. Nous étonnerions beaucoup de nos lecteurs en leur rappelant qu’en 1843 le gouvernement déposa un projet de loi qui interdisait la fabrication du sucre en France et demandait un crédit de 40 millions pour indemniser les fabricans expropriés.

Le sucre, qui figure dans notre budget de 1900 pour une recette de 183 millions, est frappé d’une taxe de consommation normale de 60 francs par quintal de sucre raffiné. Ce droit est établi de la façon suivante : la loi admet que 100 kilogrammes de betteraves doivent produire 7 750 grammes de sucre raffiné, titrant 100 degrés, et ne frappe de l’impôt de 60 francs par quintal que 7 750 grammes de sucre pour 100 kilogrammes de betterave. Tout sucre que le fabricant parvient à extraire en plus de ces 7 750 grammes, jusqu’à concurrence de 10 500 grammes, ne paie que demi-droit, à raison de 30 francs le quintal. Au de la de 10 500 grammes, le droit n’est réduit que d’un quart et est calculé à raison de 45 francs. Le fabricant a donc intérêt à obtenir du cultivateur une betterave dont la densité, c’est-à-dire la teneur en sucre, s’approche le plus possible de 10 500 grammes. Cette betterave s’achète en général à prix débattu, par exemple sur la base de 25 francs la tonne à 7 degrés de densité ; la pulpe, résidu de la fabrication qui subsiste après que la betterave a été broyée, malaxée, que l’eau s’en est écoulée et que le sucre en a été extrait, est le plus souvent revendue, au prix d’environ 2 fr. 50 la quantité retirée d’une tonne de betteraves, par le fabricant au cultivateur pour la nourriture des bestiaux. Voici comment le calcul se fait dans un marché où le prix de 25 francs pour 7 degrés a été fixé comme base. Si la tonne de betteraves livrée titre exactement 7, elle est payée 25 francs ; pour chaque dixième de degré au- dessus ou au-dessous de 7, le prix s’élève ou s’abaisse d’une somme qui varie de 0 fr. 60 à 1 franc, supposons 0 fr. 80. Si donc la teneur en sucre est 8,5, le prix sera majoré de 15 fois fr. 80, soit 12 francs, et la tonne sera payée 37 au lieu de 25 francs.

Le droit de 60 francs, complet ou réduit à moitié ou aux trois quarts, est perçu sur la quantité de sucre contenue dans un quintal de sucre blanc raffiné, évalué comme suit. Les fabriques produisent le sucre en soumettant la betterave à trois opérations successives que nous avons décrites et dont la première fournit ce qu’on appelle les sucres de premier jet titrant de 98 à 99 ; la suivante, les sucres de second jet titrant environ 88, et la troisième les sucres de troisième jet titrant 84 ; enfin restent les mélasses, qui contiennent encore à peu près 14 pour 100 de sucre. L’analyse chimique des trois catégories indiquera pour chacune d’elles la teneur exacte en sucre, révélée par le saccharimètre, en cendres et en glucose. Pour calculer le rendement, on déduit de la teneur en sucre les cendres multipliées par 4 et la glucose multipliée par 2.


Kilogrammes.
Supposons qu’une analyse nous ait donné 97 comme teneur saccharine, 0,40 en cendres et 0,02 en glucose, on écrira : sucre saccharimétrique 97
Moins cendres 0,40 x 4 = 1, 60
— glucose 0, 02x2 = 0, 04 1,64
Reste 95,36
On retranche la fraction 0,36
95
On en déduit un et demi pour 100, bonification admise pour déchet 1,425
Et le droit sera perçu sur 93,575

c’est-à-dire qu’au lieu de 60 francs par quintal de sucre brut sorti de son usine, le fabricant n’en paiera que les 93 centièmes 575, soit 56 francs 145 millimes.

Un exemple nous montrera comment se calcule la bonification accordée au fabricant, c’est-à-dire les quantités de sucre à plein droit, à demi-droit, à trois quarts de droit.


Kilog.
Supposons que le premier jet fournisse, par quintal de betterave, en sucre blanc raffiné titrant 100, l’équivalent de 8,25
En deuxième jet 1,20
En troisième jet 0,75
Le résidu en mélasse d’environ 2500 grammes est supposé contenir 14 p. 100 de sucre, soit par quintal. 0,35
10,55
fr. c.
Le sucre à plein droit étant 7,75 il sera bonifié sur 2kg,75 par quintal le demi-droit de 30 francs, soit 0,825
Au delà de 10kg,50 la bonification n’est plus que d’un quart du droit, soit 45 francs par quintal, c’est-à-dire sur 0,05 0, 0075
Total par quintal de betterave 0,8325

Cette somme est bonifiée par l’État au fabricant sous forme de certificats appelés certificats d’enlèvement, qui sont utilisables pendant une période de quatre à seize mois, selon la date de leur création. Ainsi un certificat d’enlèvement créé le 31 août 1899 est valable jusqu’au 31 décembre 1899 ; créé le 1er septembre 1899, il est valable jusqu’au 31 décembre 1900. Ces certificats sont acceptés pour leur montant intégral par le Trésor, en paiement de droits à lui dus sur le sucre, mais à condition qu’il lui soit payé en même temps en espèces une somme égale à celle que représentent les certificats d’enlèvement présentés.

On voit, par ce qui précède, que ce n’est pas le fabricant qui paie à l’État le droit sur le sucre, et qu’au contraire il reçoit de lui la bonification sur tout le sucre produit au delà de la base fixe de 7 750 grammes par quintal de betteraves. L’impôt est dû au moment où le sucre sort de la fabrique ou de l’entrepôt, dans lequel il a été déposé et séjourne franc de droit ; lorsque, ce qui est le cas le plus fréquent, il est destiné à être raffiné, le droit n’est exigible qu’au moment où il entre dans la raffinerie. A la sortie du sucre de la fabrique, où il a été pris en charge par la Régie au moment de la pesée des betteraves, l’État délivre une pièce nommée acquit à caution et qui représente le montant du droit. Le raffineur doit décharger cet acquit, c’est-à-dire se constituer débiteur vis-à-vis du fisc, dans les dix jours. Une fois l’acquit déchargé, le fabricant de sucre est dégagé de toute obligation et ne peut plus être recherché pour le paiement du droit. Celui-ci peut s’effectuer de trois manières :

a) Au comptant en espèces ;

b) En traites à deux mois ;

c) En traites à quatre mois.

Le paiement par traites à deux mois porte le nom d’admission temporaire : il consiste, pour le raffineur, à créer des traites à deux mois, souscrites par lui au profit du Trésor, lesquelles sont exemptes du timbre proportionnel de 50 centimes pour 1 000 francs établi sur les lettres de change et effets de commerce ordinaires. Lorsque le raffineur exporte à l’étranger du sucre, il reçoit, pour le montant des droits, des certificats d’exportation, au moyen desquels il peut rembourser l’admission temporaire et qui lui permettent de payer la traite à son échéance sans y ajouter d’intérêts. Au contraire, s’il l’acquitte en espèces, il doit ajouter au montant les intérêts calculés à raison de 3 pour 100 l’an pour deux mois. S’il est fait emploi de traites à quatre mois, le timbre proportionnel de 50 centimes pour 1 000 francs est dû, ainsi que les intérêts à 3 pour 100, et le paiement ne peut être effectué qu’en espèces. Dans les deux cas, les traites souscrites pai les raffineurs doivent être avalisées par une caution, préalablement agréée par le Trésor. Ces règlemens de compte des raffineurs ont lieu par décades, trois fois par mois, et représentent un paiement mensuel à l’État d’environ 15 millions de francs.

Tel est le régime intérieur de l’impôt. Il convient d’examiner maintenant notre législation au point de vue de la sortie du sucre de France et de l’arrivée chez nous de sucres coloniaux ou étrangers.

Les primes à l’exportation ont été organisées par la loi d’avril 1897, à l’exemple de l’Allemagne, qui les avait instituées dès 1891 et augmentées en 1896. L’esprit de notre législation a été de chercher à combiner ces primes de façon à les faire supporter par la consommation et non par l’État. Le droit normal de 60 francs par quintal a été augmenté à cet effet d’une taxe dite de raffinage destinée à procurer au Trésor une somme suffisante pour lui permettre de payer les primes à l’exportation. La taxe de raffinage a été fixée à 4 francs par quintal de sucre raffiné, et à 1 franc seulement par quintal de sucre brut consommé sous cette forme : cet écart considérable met les raffineurs dans un état d’infériorité par rapport aux fabricans.

Pour la première année, les primes avaient été de :


4 fr. 50 par quintal de sucre raffiné.
4 francs — — brut blanc titrant 98° au minimum.
3 fr. 50 — — ne rentrant pas dans les deux premières catégories.

Le résultat de la campagne, pendant laquelle les primes avaient été payées sur cette base, fut un déficit pour le Trésor : aussi, en vertu de la loi qui autorise le gouvernement à fixer, tous les ans, le taux des primes, un décret d’août 1899 les établit-il comme suit pour la campagne 1899-1900 : 3 fr. 55, 3 fr. 16 et 2 fr. 76, selon les catégories indiquées ci-dessus.

Le régime d’importation des sucres étrangers consiste à les surcharger d’un droit d’entrée de 9 francs par quintal brut, de 10 francs par quintal raffiné (au tarif minimum), plus les taxes de raffinage. Le sucre exotique, c’est-à-dire le sucre de canne provenant des pays étrangers d’outre-mer, qui paie cette surtaxe à son entrée en France, en est déchargé s’il est réexporté, mais ne reçoit pas la prime d’exportation dont jouissent les sucres français. Les raffineurs qui emploient les sucres exotiques ont réclamé contre cette dernière disposition qui avantageait leurs confrères de l’intérieur, et ont obtenu ce qu’on appelle la détaxe de distance, qui a pour but de leur permettre de s’approvisionner en sucres français : elle est accordée aux raffineurs des ports de la Méditerranée et de l’Atlantique (la Manche étant exclue), pour les sucres indigènes embarqués dans un port du Nord et pour les sucres qui leur sont expédiés d’une fabrique située à plus de 400 kilomètres. Elle est de 2 francs par quintal de sucre raffiné. Le raffineur des ports de la Méditerranée ou de l’Atlantique obtient ainsi 2 francs de détaxe de distance et la bonification de sortie, puisque c’est du sucre français et non plus du sucre exotique qu’il a travaillé ; mais il ne reçoit cette détaxe de distance que quand il apure l’admission temporaire, qu’il a créée pour ces sucres, au moyen de certificats d’exportation de raffinés. Les sucres coloniaux français entrent en franchise, et bénéficient en outre d’une détaxe de distance qui varie de 2 fr. 50 à 2 fr. 75, selon qu’ils proviennent des Antilles ou de l’Océan Indien.

Il nous faut maintenant comparer notre législation à celle des pays étrangers et voir dans quelle mesure nous sommes obligés de tenir compte de cette dernière dans l’intérêt même de la production nationale.


III

Le principe de l’organisation sucrière actuelle de la France remonte à 1884. M. Teisserenc de Bort, alors ministre, s’inspira de l’exemple de l’Allemagne pour ouvrir aux fabriques de sucre des perspectives nouvelles, en leur assurant des bonifications sur le sucre extrait de la betterave au delà d’une teneur minimum instituée par la loi. C’était donner en même temps un puissant encouragement à l’agriculture, la pousser à rechercher les meilleures espèces de betterave au point de vue saccharin, et lui faire obtenir des prix de plus en plus élevés pour cette plante, que les fabriques paient d’autant plus cher qu’elle rend une plus forte proportion de sucre. Aussi, bien que la valeur de celui-ci ait baissé de près de moitié depuis quinze ans, l’industrie sucrière prospère-t-elle avec un cours de 30 francs le quintal, tandis qu’elle perdait de l’argent, avant la loi de 1884, au cours de 60 francs. La betterave, qui rendait alors de 5 à 6 pour 100 de sucre, en fournit aujourd’hui de 9 à 12 pour 100.

Cette législation a été complétée, en 1897, par l’établissement des primes à l’exportation, également imitées de l’Allemagne, et dont le principe, contestable en lui-même, a l’inconvénient d’amener des conflits avec les puissances étrangères, dont certaines vont jusqu’à frapper nos sucres bruts ou raffinés, à leur arrivée chez elles, d’une surtaxe équivalente à ces primes de sortie. C’est ici que la question devient internationale : elle se pose entre les pays qui, d’une part, comme l’Angleterre, ne produisent pas de sucre, ou, comme les États-Unis, n’en produisent que des quantités très inférieures à leur consommation, et ceux qui, d’autre part, France, Allemagne, Belgique, Autriche, en produisent beaucoup plus et sont dès lors amenés à exporter tous les ans des centaines de milliers de tonnes de brut ou de raffiné. Il semble, à première vue, que, si ces régions de l’Europe centrale sont placées dans des conditions plus favorables que d’autres pour cultiver la betterave, elles devraient arriver à fabriquer le sucre meilleur marché qu’ailleurs et à le vendre sur les places étrangères aussi bien qu’à l’intérieur de leurs frontières à un prix rémunérateur pour l’agriculture et pour l’industrie. Mais la législation fiscale en ces divers pays, et en France surtout, a surchargé le produit fabriqué d’impôts si lourds, que la consommation ne s’en est pas développée dans la mesure où elle l’aurait fait en l’absence de ces impôts. Les fabricans, cependant, ont cherché leur bénéfice, comme la plupart des industriels, dans l’accroissement de la production et ont ainsi créé un excédent annuel de plus en plus considérable de cette dernière sur la consommation intérieure. Il leur a donc fallu des débouchés au dehors, en Angleterre avant tout, où il s’importe de 1 500 à 1 600 mille tonnes de sucre par an, c’est-à-dire deux fois la production de la France, à peu près la production de l’Allemagne, le cinquième de la production du monde.

Se rencontrant ainsi sur les mêmes marchés, les exportateurs français, allemands, autrichiens, s’y sont fait une concurrence acharnée et y ont abaissé les cours à un niveau souvent inférieur au prix de revient. Comme, d’autre part, ils avaient besoin de vendre à tout prix l’excédent de leur production, ils ont été amenés à demander à leurs gouvernemens respectifs aide et protection en l’occurrence. C’est l’Allemagne qui a inauguré le système des primes de sortie, de même qu’elle avait été la première à établir la législation qui ne prélève l’impôt que sur une quantité fixe de sucre pour un poids donné de betteraves, de façon à laisser à l’agriculteur et au fabricant le bénéfice de l’excédant de richesse saccharine au delà de la limite légale. La loi d’Empire du 31 mai 1891 supprima l’impôt sur la matière qui existait auparavant, fixa à 18 marcs (environ 22 fr. 50) par quintal la taxe de fabrication, à 36 marcs le droit de douane et à des sommes variant de 1 marc à 1 marc 75 les primes de sortie. Ces taux de primes ont été élevés à 2 marcs 50, 3 marcs et 3 marcs 55, selon les classes de sucre, par la loi du 1er août 1896, qui régit actuellement la matière en Allemagne et qui a porté à 20 marcs la taxe de fabrication et à 40 marcs le droit de douane à l’entrée.

En même temps a été établi un impôt progressif additionnel sur les quantités fabriquées dans chaque usine au delà d’un certain chiffre, et une taxe supplémentaire de 2 marks 50 par quintal sur tout le sucre produit en Allemagne au delà d’une quantité totale nommée contingent et que le législateur établit. Ce contingent, qui était à l’origine de 1 700 000 tonnes, est arrêté chaque année, pour la campagne suivante, par le Conseil fédéral : celui-ci ajoute, à cet effet, au contingent en vigueur ou en retranche le double de l’excédent ou de la diminution de la consommation de l’année précédente sur la consommation moyenne des deux années antérieures. Ce contingent général est ensuite réparti entre les diverses fabriques d’après une série de facteurs, tels que l’ancienneté de leur création et la production des dernières années. Cette législation a pour effet de ralentir l’installation de nouvelles usines. Le Conseil fédéral est autorisé à réduire ou à supprimer d’une manière temporaire ou définitive les primes de sortie, aussitôt que les autres pays producteurs de sucre de betterave, qui accordent actuellement des primes à la fabrication et à l’exportation, les diminueront ou les supprimeront. Si le Conseil fédéral faisait usage de ce droit, il devrait aussitôt réduire la taxe de fabrication dans la proportion où la prime de sortie serait abaissée. Une résolution du Parlement a invité les gouvernemens confédérés à agir avec toute l’énergie possible en vue d’amener à bref délai, par voie d’entente internationale, l’abolition des primes d’exportation.

Cette législation allemande se résume en quatre points : fermeture complète du marché national au sucre étranger par l’établissement d’un droit de douane double du droit intérieur ; encouragement à la culture et à la fabrication par le dégrèvement du sucre produit au delà d’une teneur fixe de la betterave ; maintien dans de certaines limites de la production totale du pays ; octroi de primes de sortie.

Les autres pays producteurs ont plus ou moins suivi la même voie. L’Autriche-Hongrie, sans accorder de primes à la production, a établi, par la loi du 20 juin 1888, des bonifications de sortie d’environ 4 fr. 85 par quintal pour le sucre à 99 degrés et demi, 3 fr. 35 pour le sucre de 93 à 99 et demi, et 3 fr. 15 pour le sucre de 88 à 93 degrés. Si le total des sommes payées aux exportateurs de sucre dépasse 9 millions de florins, soit environ 19 millions de francs par campagne, les producteurs de sucre restituent au Trésor le surplus. La taxe de consommation est de 13 florins, soit environ 27 fr. 50 par quintal.

En Belgique, l’impôt a pour base le volume et la densité des jus de betterave. Les prises en charge sont calculées à raison de 1 900 grammes par 100 litres de jus et par degré de densité. Les fabricans sont en outre soumis à une prise en charge supplémentaire de 5,5 ou de 7,4 pour 100, s’ils emploient le procédé de l’osmose ou celui de la séparation pour retirer le sucre des mélasses provenant de leur fabrication. La totalité du jus passe par les vaisseaux mesureurs, dont l’installation doit être conforme aux prescriptions rigoureuses de la loi. Chacun d’eux est muni d’un compteur mécanique qui marque le nombre des chargemens et d’un appareil qui emmagasine, à chaque opération, une quantité constante de jus destinée à contrôler les densités. Les fabricans fournissent un cautionnement pour le paiement des droits d’accise, à raison de 45 francs par quintal. Ce droit est égal au droit d’entrée minimum sur les sucres étrangers, droit qui s’élève jusqu’à 59 francs pour la première classe de sucres candis. Le produit global de l’accise et des droits d’entrée sur les sucres est fixé à 6 millions de francs par an, y compris les droits d’entrée sur les betteraves, sirops et mélasses. Si ce produit minimum n’est pas atteint, le déficit est réparti par le ministre des finances au marc le franc des prises en charge effectuées aux comptes de fabrication des fabricans de sucre ; si le minimum légal est dépassé, l’excédent est reporté en recette dans la comptabilité de l’exercice suivant.

En Hollande, le droit d’accise varie d’environ 56 à 66 francs par quintal. Les fabriques de sucre et les raffineries sont, jour et nuit, sous la surveillance permanente des employés du fisc. Aucune fabrique ne peut être construite sans que les plans aient reçu l’approbation du ministre des finances. Le compte des sucres fabriqués est apuré par la sortie de sucre avec paiement de l’accise ; par l’exportation du sucre à l’étranger ; par la mise de sucre en entrepôt ; par la livraison de sucre à une raffinerie. Des primes sont accordées aux fabricans selon un tarif qui décroît d’année en année, depuis 2 florins 50 (soit 5 fr. 20 environ par quintal), en 1897-1898, jusqu’à 1 florin 30 (environ 2 fr. 70) pour 1905-1906 et les campagnes suivantes, et aux raffineurs, depuis 34 centièmes de florin (environ 0 fr. 70), en 1897-1898, jusqu’à 19 centièmes (environ 0 fr. 40) par quintal de sucre raffiné en 1902-1903 et pour les campagnes suivantes. Le total des primes descend d’année en année jusqu’à un chiffre de 1 700 000 florins (environ 3 millions et demi de francs) pour les fabricans, et de 250 000 florins (environ 520 000 francs) pour les raffineurs. Si le chiffre à payer par suite de l’application du tarif dépasse ces totaux, le taux est réduit proportionnellement.

En Russie, la fabrication est soumise à une patente et à un droit d’accise. La patente est de 5 roubles (environ 13 fr. 30) par 1 000 pouds (environ 160 quintaux) de sucre produits, et l’accise de 1 rouble 75 par poud (environ 28 francs par quintal). Les raffineries et les sucreries-raffineries qui soumettent au raffinage, outre les sucres bruts de leur propre fabrication, des sucres bruts provenant d’autres fabriques, sont passibles d’un droit de patente supplémentaire. En vue de régler la production en Russie, une loi de 1895 a décidé que le comité des ministres déterminerait, pour chaque campagne : 1° la quantité de sucre destinée à pourvoir aux besoins du pays et pouvant être mise sur les marchés de l’intérieur ; 2° la quantité que les fabricans de sucre sont obligés de conserver en dépôt avec interdiction de la vendre, aussi longtemps que les prix restent en deçà des limites fixées ; 3° les prix en deçà desquels ledit dépôt doit être maintenu. Le sucre produit au delà du chiffre fixé pour la consommation indigène est considéré comme excédent de production et frappé d’un impôt supplémentaire de 1 rouble 75 par poud, qui double donc le taux de l’accise. Cet excédent est réparti entre les fabriques proportionnellement à la quantité produite par chacune d’elles au delà de 60 000 pouds (environ 10 000 quintaux). L’accise est restituée sur les sucres exportés à l’étranger.

D’autres pays, comme l’Italie, qui ne jouaient, jusque dans les dernières années, qu’un rôle nul comme producteurs de betteraves, ont voulu provoquer le développement de l’industrie sucrière : le sucre y est taxé à raison de 1 500 grammes par 100 hectolitres de betterave, alors que l’extraction moyenne réelle atteint déjà près de 2 kilogrammes, si bien que le fabricant a un quart environ de sa production indemne ; aussi la production annuelle s’est-elle élevée, de 11 471 quintaux en 1893, à environ 80 000 en 1899.

Nous avons réussi en France, au moyen de la législation que nous avons exposée, et qui part d’un principe analogue à celui qui a inspiré celle de divers États de l’Europe centrale, à rendre une grande prospérité à l’industrie sucrière. Mais nous n’en devons pas moins reconnaître le côté un peu factice et fragile de la situation. Grâce à ce système, les Anglais achètent notre sucre à un prix qui n’atteint même pas la moitié de celui que nous le payons, puisque la taxe de 64 francs par quintal dépasse le double de la valeur actuelle du produit, tel qu’il sort de la fabrique ou même de la raffinerie. Le pays qui ne produit pas de sucre l’obtient à bien meilleur marché que celui qui le fabrique. Mais il ne nous a pas suffi d’exempter d’impôt le sucre que nous exportons ; nous avons constaté que ce sucre, même affranchi de tout droit, ne pouvait pas soutenir la lutte avec le sucre allemand et le sucre autrichien, parce que ces derniers, dégrevés comme le nôtre, recevaient en outre une prime à la sortie de leurs pays d’origine : nous avons alors suivi leur exemple et bonifié, à l’exportation, des primes à nos sucres indigènes. Comme nous ne pouvions prélever les millions nécessaires à ces bonifications sur les fonds généraux du budget, nous avons élevé les droits intérieurs d’une quantité proportionnelle : l’impôt a été porté de 60 francs à 61 francs sur le brut et à 64 sur le raffiné. On calcule que les primes payées à l’exportation au cours d’une campagne représentent environ 15 millions, soit le sixième ou le septième de la valeur du sucre exporté. C’est donc le consommateur français qui a vu s’élever encore le coût de cet aliment si utile, afin de permettre à une industrie de maintenir sa production à un niveau rémunérateur.

Les pays qui, comme l’Angleterre, sont plus préoccupés, dans leur législation fiscale, de l’intérêt du consommateur que de celui du producteur, ne devraient pas, semble-t-il, faire d’objections à un état de choses qui a des résultats aussi favorables pour l’ensemble de leur population. Si toutefois la Grande-Bretagne a élevé dans les derniers temps la voix pour se plaindre, c’est qu’elle a elle-même été assaillie des réclamations de certaines de ses colonies. Notre revue rapide de la législation sucrière dans les divers États ne serait pas complète si nous ne donnions quelques détails sur les préoccupations qui règnent à cet égard de l’autre côté de la Manche. A la fin de 1896, le gouvernement nommait une commission chargée d’une enquête aux Indes occidentales, c’est-à-dire la Jamaïque, la Guyane britannique, la Trinité, Tobago, Barbados, Grenada, Santa-Lucia, Saint-Vincent, Antigua, Saint-Kitts-Nevis, Dominica, Montserrat, les îles de la Vierge. Ces divers territoires renferment une population de 1 700 000 habitans, qui se plaignent de l’état de dépression dans lequel l’industrie sucrière est tombée et de l’abandon progressif des cultures de cannes. Les commissaires reçurent pour instructions d’examiner si vraiment cette industrie était en danger de mort, et comment, en cas de disparition, elle pourrait être remplacée. Ils se sont rendus dans ces diverses colonies, ont fait comparaître plusieurs centaines de témoins, y compris les raffineurs de sucre anglais, qu’ils ont entendus lors de leur retour à Londres. Plus de la moitié des exportations des Indes occidentales consiste en sucre, rhum et mélasses, c’est-à-dire les produits de la canne, dont les prix n’ont cessé de fléchir dans les dernières années. La commission s’est demandé s’il est possible d’en relever les cours ou d’abaisser le prix de revient. Les producteurs coloniaux affirment que ce sont les primes directes ou indirectes accordées en Europe au sucre de betterave qui les ruinent. On leur objecte que ces primes permettent à la Grande-Bretagne de recevoir le sucre fabriqué dans ces contrées à des prix extrêmement bas, pour le plus grand bénéfice du consommateur anglais et de toutes les industries anglaises qui emploient le sucre comme matière première. La commission considère d’ailleurs que l’abolition de ces primes n’affecterait pas très vivement les cours, puisqu’elles sont peu de chose en comparaison des énormes droits de consommation qui existent par exemple en France et en Allemagne. Mais elle reconnaît que ces primes, dont le taux est souvent modifié, introduisent dans l’industrie sucrière un élément d’instabilité qui enlève toute sécurité et par suite tout crédit aux producteurs, et, par ce motif, est d’avis qu’il faut chercher à en obtenir la suppression.

D’autre part on a proposé de répondre aux primes par l’établissement de droits compensateurs sur le sucre de betterave, à son entrée dans le Royaume-Uni ; mais il est difficile d’apprécier dans quelle mesure ce système viendrait en aide à l’industrie sucrière des Indes occidentales. La commission n’est pas favorable à l’octroi de primes de sortie, qui auraient pour premier effet de faire frapper le sucre de ces colonies d’un droit d’entrée par les Etats-Unis, leur meilleur client. Elle considère que l’Angleterre a le devoir de leur venir en aide par d’autres moyens : la situation lui paraît compromise au point qu’elle croit certaines de ces îles incapables d’équilibrer leurs budgets et de payer les intérêts de leur dette. Elle propose de leur allouer des subventions sous diverses formes. Son président, toutefois, se séparant à cet égard de ses collègues, exprime l’opinion que des droits compensateurs devraient être établis par l’Angleterre, à l’entrée chez elle de sucres venant de pays qui accordent des primes. En dehors de cette mesure, le président ne voit pas de moyen d’empêcher la production sucrière aux Indes occidentales de décroître rapidement : « Alors même, ajoute-t-il, que, par des miracles d’économie et de travail, les colonies réussiraient à abaisser le prix de revient de leur sucre, rien ne garantit que les primes, dans les pays qui en accordent, ne seraient pas élevées de façon à annihiler ces efforts. » Le président pense que, si la mère patrie se décide à adopter ce système, il pourrait être étendu à l’Inde. On voit combien cette question du sucre déconcerte les législateurs, puisqu’une nation, libre-échangiste et hostile à l’intervention de l’État comme l’Angleterre, en arrive à envisager des expédiens du genre de ceux que préconise le président de la commission.

Le tarif douanier des Etats-Unis d’Amérique a établi un droit d’entrée sur le sucre d’après le poids et la richesse saccharine (§209). À ce droit s’ajoutent, en vertu de la section V de ce tarif, une surtaxe équivalant à la prime d’exportation des pays d’origine, et un droit additionnel représentant le montant de la détaxe consentie dans ces mêmes pays sur les excédens de rendement : le gouvernement fédéral considère que cette détaxe équivaut à une prime indirecte, et frappe les sucres français de 9 fr. 62, 11 francs et 12 fr. 37 par quintal, selon les qualités. D’autre part il a conclu, en juillet 1899, des traités dits de réciprocité avec la Guyane anglaise, la Jamaïque, les Barbades et les Bermudes, qui accordent à ces colonies anglaises une détaxe de 12 pour 100 sur leur sucre importé aux Etats-Unis. Le sucre hawaïen y est depuis longtemps exempt de droit : cette exemption constitue une faveur énorme pour les planteurs américains, qui ont établi une sorte d’esclavage dans l’archipel. La question se pose maintenant de savoir si l’annexion des Philippines et de Porto-Rico n’implique pas l’entrée en franchise de leur sucre aux Etats-Unis. Les jurisconsultes estiment qu’il en est ainsi, et le président Mac Kinley a déjà, dans son Message de décembre 1899, demandé que le bénéfice en fût concédé à Porto-Rico. Pour l’obtenir, Cuba pourrait être amenée à demander son annexion comme territoire fédéral : l’Amérique renoncerait alors d’une façon générale aux droits sur le sucre de canne, qui représentent en ce moment une recette de 60 millions de dollars par an pour son budget.

Après avoir ainsi esquissé la législation des principaux pays, nous ne pouvons mieux faire, pour montrer comment se heurtent les intérêts particuliers, que de rappeler les tentatives d’entente internationale qui se sont produites et renouvelées à des intervalles plus ou moins rapprochés.


IV

A la Conférence sur le régime des sucres tenue à Bruxelles en 1898, et à laquelle étaient représentées la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, l’Espagne, la Hollande, la Russie et la Suède, le président, M. de Smet de Naeyer, ministre des finances de Belgique, déclarait que le problème que les gouvernemens s’appliquent depuis si longtemps à résoudre se résume presque tout entier dans l’abolition des primes à l’exportation ; il rappelait en même temps combien de conférences en avaient déjà cherché la solution. Dès 1863, les délégués de quatre États, France, Grande-Bretagne, Pays-Bas et Belgique, s’efforcèrent d’égaliser les conditions de la concurrence internationale, tout en sauvegardant les intérêts des finances publiques, et conclurent à cet effet la convention du 8 novembre 1864, par laquelle les puissances contractantes s’engagèrent à supprimer toute barrière douanière entre leurs marchés et à maintenir une corrélation exacte entre le montant du droit intérieur et celui du drawback, c’est-à-dire de la bonification de sortie. Cette convention resta en vigueur dix ans, mais ne fut pas renouvelée. Les cinq conférences de 1872, 1873, 1875, 1876 et 1877 n’aboutirent pas. Celle de 1887 réunit à Londres les représentans de tous les pays intéressés dans la question sucrière, et amena un accord, signé le 30 août 1888 entre les plénipotentiaires de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Belgique, de l’Espagne, de l’Italie, des Pays-Bas et de la Russie, mais qui ne put recevoir son exécution, faute de l’adhésion de la France.

Dix ans plus tard, en 1898, une nouvelle réunion se tient à Bruxelles, en vue d’examiner la question de la suppression des primes d’exportation sur les sucres et les points qui s’y rattachent. Le président expose que ces primes portent préjudice aux finances des pays qui les accordent, font peser sur la consommation nationale une charge hors de proportion avec les recettes réellement perçues par le Trésor public, et détruisent les conditions de la concurrence normale sur les marchés tiers. Après cet exposé général, il rappelle que la Belgique n’a cessé de chercher, pour sa part, à amener le résultat qu’elle désire : l’abolition des primes lui paraissant liée au régime de l’exercice, c’est-à-dire celui qui constate les quantités réellement produites et qui perçoit l’impôt au moment où le sucre est mis en consommation, elle se déclare prête à modifier sa législation intérieure en ce sens. Le comte d’Alvensleben rappelle, au nom des délégués allemans, que, dès 1887, l’Empire s’est prononcé en faveur de la suppression des primes ; que la loi de 1891 a aboli en Allemagne le système du droit sur la matière première, qui avait pour effet d’attribuer indirectement une prime aux sucres exportés, et n’a accordé à ceux-ci une prime directe que de faible importance et de courte durée ; que si, en 1896, elle a été amenée à élever le taux de cette prime, ce ne fut qu’à cause de la législation adoptée par d’autres États. Le délégué russe se déclare hostile aux primes, que la Russie n’accorde pas et dont elle souffre. Celui des Pays-Bas se prononce dans le même sens, et demande si la solution ne pourrait pas être trouvée dans l’abolition graduelle des primes. L’honorable sir Francis Plunkett, délégué anglais, déclare que les principes du libre-échange, qui ont prévalu dans le Royaume-Uni depuis un demi-siècle, veulent que les divers produits soient recherchés sans entraves sur leurs marchés naturels ; il montre que l’industrie sucrière, dans les Indes britanniques occidentales et orientales, souffre d’une concurrence créée par des moyens artificiels et que la conséquence en est le chômage d’un grand nombre de raffineries du Royaume-Uni ; il terminé en faisant entrevoir des mesures ultérieures qui pourraient devenir nécessaires, surtout dans l’intérêt des colonies britanniques, pour remédier à la situation si regrettable qui résulte du système des primes.

M. Sébline, délégué de la France, réserve la question de la législation intérieure de chaque État ; il rappelle que c’est contre la France que le régime des primes, dont elle a été la dernière à se servir, a été dirigé. Au contraire elle a été la première à établir l’impôt de consommation, l’exercice, et à le pratiquer avec une si grande rigueur que pas une parcelle de sucre n’échappe à l’impôt. Mais pendant ce temps les législations étrangères donnaient à l’industrie sucrière un développement tel que la France était menacée de perdre son propre marché. Aujourd’hui même, après qu’elle a mis en vigueur une législation en partie empruntée à l’Allemagne, elle n’exporte qu’un cinquième de ce qu’exporte cette dernière, la moitié de ce qu’exporte l’Autriche, moins que la Belgique. Sa législation a pour but de protéger son agriculture, qui a besoin de l’assolement au moyen d’une plante sarclée, autant que de favoriser une industrie. Les délégués autrichiens et allemands répondent que la question d’abolition des primes ne pourrait être discutée utilement que si les systèmes intérieurs de chaque pays, en tant qu’ils constituent des avantages accordés aux sucres exportés, étaient également examinés par la conférence. Un avant-projet essaya de définir les primes : « Tous les avantages concédés aux fabricans et raffineurs par la législation fiscale des États, et qui sont supportés directement ou indirectement par le Trésor public, notamment les bonifications directes en cas d’exportation ; les bonifications directes à la production ; les exemptions d’impôt, totales ou partielles, accordées à une partie des produits de la fabrication ; les avantages indirects résultant d’excédens ou de bonis de fabrication réalisés au delà des présomptions légales ; les bénéfices pouvant résulter d’un drawback exagéré ; la disproportion entre le taux des droits d’entrée et celui des droits de consommation (surtaxe), là surtout où les pouvoirs publics imposent, provoquent ou encouragent les coalitions entre producteurs de sucre. »

M. Sébline montra que, si les subventions en France ont eu pour objet essentiel de protéger l’agriculture, l’Allemagne n’en a pas moins réussi à réserver la production de l’alcool, à l’aide d’un système de primes fort ingénieux, à la distillation des pommes de terre et des grains, cultivés sur 300 000 hectares environ, de façon à laisser toute la betterave s’employer à la fabrication du sucre. Une discussion s’engage entre les délégués autrichien et russe au sujet de la législation sucrière de la Russie, que le premier considère comme favorisant l’exportation, et que le second montre ayant pour objet principal de la mettre en état d’alimenter la consommation intérieure qui va sans cesse croissant. Le délégué des Pays-Bas estime cependant que, pour une partie de la production russe, l’exportation est la condition que doit remplir le fabricant pour pouvoir vendre à l’intérieur.

Ces diverses discussions n’aboutirent qu’à un accord théorique, que le président résumait, à la septième et dernière séance du 25 juin 1898, comme suit : la conférence a défini les primes dont il convient de poursuivre l’abolition ; a précisé le rôle que joue la surtaxe, c’est-à-dire l’écart entre le droit d’entrée et le droit de consommation ; s’est trouvée d’accord sur le régime à adopter pour le raffinage, dans l’hypothèse d’un arrangement international ; enfin a reconnu que chaque pays devait conserver le droit de protéger son marché intérieur. Mais si, sur ces quatre points, l’accord est à peu près complet, deux courans se sont dessinés au sein de la conférence : un premier groupe, comprenant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, l’Espagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Suède, se prêterait à un accord international fondé sur la constatation du rendement réel et sur l’imposition de tous les sucres livrés à la consommation intérieure, avec suppression des primes directes ou indirectes ; les délégués d’un second groupe, France et Russie, déclarent avoir reçu des instructions leur interdisant d’accéder à tout arrangement qui aurait pour conséquence de modifier le régime intérieur des deux pays. Une formule de conciliation a été annexée au procès-verbal : elle consisterait dans l’adoption des mesures suivantes, que plusieurs délégués suggèrent, en vue de diminuer la tension existant entre les opinions divergentes : ne pourrait-on, en attendant une entente plus complète, aboutir à un accord basé sur la réduction proportionnelle des primes ? À cet effet, on se reporterait à la situation du marché du sucre, telle qu’elle existait avant l’augmentation récente de la prime en Allemagne, sans toutefois revenir simplement au passé. L’Allemagne diminuerait sa prime actuelle, en la ramenant à un taux légèrement supérieur à celui de 1896. L’Autriche et la Hongrie conserveraient leur législation, mais abaisseraient, en proportion de la réduction allemande, la somme totale consacrée aux primes d’exportation, 18 millions de couronnes (environ 19 millions de francs). La Belgique modifierait sa législation dans le sens de l’impôt au rendement et aurait le droit d’allouer une prime égale à celle de l’Allemagne. Les Pays-Bas réduiraient leur prime au taux de la nouvelle prime allemande. La France abolirait la prime directe d’exportation et maintiendrait dans son état actuel sa législation intérieure. La Russie décréterait que la quantité de sucre que les fabriques peuvent livrer à la consommation intérieure, sous paiement de l’impôt simple, serait désormais répartie d’avance, par exemple d’après une échelle correspondant à la production des dernières années, de telle manière que les fabriques ne seraient plus forcées d’exporter ; il serait entendu que les exportations russes vers la Finlande, l’Asie centrale et la Perse resteraient hors de cause. L’Espagne et la Suède conserveraient leur législation et s’engageraient à ne pas accorder de drawback à l’exportation.

Le simple énoncé des mesures, dont l’adoption est considérée comme un minimum nécessaire pour amener une entente, montre la difficulté de la tâche. Si on y ajoute la question de la législation des États-Unis, celle des colonies anglaises des Indes occidentales, des traités qui les lient à cette grande puissance, de Cuba, de Porto-Rico et des îles Hawaï, on verra quelles complications s’opposent à la solution du problème par un traité international. Tel est d’ailleurs le résultat à peu près inévitable de toute entrave apportée au libre jeu des forces humaines, soit par l’établissement de droits fiscaux élevés, soit par les mesures protectrices que les gouvernemens édictent en faveur d’industries qu’ils ont au préalable mises largement à contribution. Certes le libre-échangiste le plus convaincu ne peut aujourd’hui demander au gouvernement français de renoncer aux 180 millions que lui rapportent les divers droits établis sur le sucre. D’autre part, l’enchevêtrement de la législation fiscale intérieure et des rapports internationaux complique étrangement les choses et nous condamne à vivre au jour le jour ; il nous faut à la fois conserver une source de revenu qui représente un dix-huitième de notre budget, éviter de nuire à une industrie qui est prospère et qui rend, par voie indirecte, de grands services à notre agriculture, et avoir constamment les yeux fixés sur le dehors, afin de ne pas provoquer chez d’autres pays des mesures de représailles qui auraient leur contre-coup chez nous.

Les rêves des économistes sont d’accord avec ceux des philanthropes, lorsqu’ils entrevoient une organisation de l’humanité telle que les conditions de la production ne soient faussées ni par les impôts ni par les droits protecteurs. Mais les divers pays sont aujourd’hui trop férocement armés les uns contre les autres pour que ces rêves soient près d’être réalisés. Le seul progrès obtenu au cours des derniers siècles est que, les territoires sur lesquels existe une communauté d’intérêts devenant de plus en plus vastes, les unités indépendantes qu’il s’agit de mettre d’accord sont moins nombreuses. Il y a moins de barrières douanières et autres qu’au moyen âge. Mais ce progrès lui-même est peut-être fragile : des dispositions comme celles que nous avons indiquées pour les détaxes de distance établies en France tendent à créer une inégalité entre les divers établissemens d’un même pays adonnés à la même industrie et à empêcher, jusqu’à l’intérieur des frontières, la concurrence de s’exercer librement. Le législateur est donc condamné, du moment où il ne peut conformer ses décisions aux principes supérieurs de la logique et de la raison, aux complications et aux changemens. Il en est réduit à attendre la succession des événemens, à faire dépendre sa volonté de celle des autres, à modeler nos lois sur les leurs. Notre réglementation sucrière intérieure, que nos représentans à Bruxelles, en 1898, refusaient avec raison de soumettre à l’examen et à la discussion d’une conférence internationale, ne saurait cependant se soustraire à l’influence des événemens du dehors et des lois étrangères sur la matière. C’est un des caractères de cette législation et sur lequel nous avons tenu à attirer l’attention de nos lecteurs. Il est du reste commun à beaucoup de points de notre vie économique, qui reçoit de plus en plus le contre-coup de celle des autres pays.

En tirer des conclusions générales dépasserait les limites de cette étude. Mais il est bon d’avoir présentes à l’esprit ces conditions nouvelles du monde moderne, conditions qui s’imposent si impérieusement. Les nations ont beau vouloir se retrancher derrière leurs frontières naturelles ou artificielles, et poursuivre la recherche de leur intérêt en dépit ou au mépris des intérêts des autres ; une loi d’airain, plus forte que les volontés individuelles ou même que celles de ces individualités puissantes qui s’appellent des États de 30, 40 ou 100 millions d’hommes, les courbe sous son joug et les force à tenir compte de ceux qui vivent à côté d’eux, dont ils ont besoin et qui ont besoin d’eux. La marche de l’humanité tend à un équilibre des forces productives et consommatrices. Des obstacles divers s’y opposent : les principaux naissaient autrefois des distances et de la difficulté des communications. Le siècle qui finit a vu s’accomplir sous ce rapport des progrès, auprès desquels tous ceux des époques antérieures paraissent mesquins ; ces progrès ont provoqué de telles révolutions dans la situation respective des pays que beaucoup d’entre eux ont cherché, par leur législation douanière et fiscale, à revenir en arrière et à corriger les effets de ce rapprochement des producteurs et des consommateurs. Nous avons réussi à développer en France une culture betteravière considérable, qui sert de base à une industrie importante. Celle-ci produit plus de sucre que le pays n’en consomme. S’il est relativement facile de lui assurer le monopole du marché intérieur en frappant la marchandise étrangère d’un droit d’entrée prohibitif, il n’est pas au pouvoir du gouvernement d’assurer à nos exportateurs l’accès des marchés du dehors, où ils rencontrent une concurrence difficile à combattre. Comme, d’autre part, notre agriculture et nos fabriques sont organisées pour une production très supérieure à la capacité d’absorption ou tout au moins d’achat des Français, le problème est menaçant. Certes, si on réduisait les droits sur le sucre, qui en triplent le prix pour les habitans de la France, nous arriverions peu à peu à consommer tout ce qui se produit sur notre territoire, puisque la Grande-Bretagne, avec une population sensiblement égale à la nôtre, consomme près de deux fois plus de sucre que nous n’en fabriquons, et trois fois plus que nous n’en consommons ; mais nos budgets offrent si peu d’élasticité qu’un ministre des finances hésiterait à proposer un abaissement quelconque de droits, de nature à diminuer temporairement ses recettes, alors même que, selon toute probabilité, un allégement de l’impôt dût avoir pour effet de stimuler la production et de compenser ainsi à la longue, pour le Trésor, le déficit provisoire résultant de la détaxe.

En restant dans le statu quo, nous avons à envisager toutes les difficultés qui résultent de l’état du marché international, de ce qu’on appelle aujourd’hui le marché « mondial » du sucre. Le problème se résoudra sans doute, comme d’autres embarras économiques, par une adaptation graduelle des ressources aux besoins ; et, comme ceux-ci vont sans cesse grandissant, grâce à l’augmentation de population dans l’univers et aux exigences croissantes d’hommes plus civilisés et plus riches, ils absorberont la production, quelque développement d’ailleurs qu’atteigne celle-ci. Mais, avant d’arriver à cet état d’équilibre, nous aurons à subir des crises et à traverser des difficultés d’autant plus douloureuses que plus de moyens artificiels auront été employés à maintenir une situation anormale. Le libre-échange est le but vers lequel se meut l’humanité ; il est déjà établi à l’intérieur de chaque grand pays. Les traités de commerce sont un acheminement vers la solution ; les unions douanières, qui existent entre un certain nombre de nations groupées à cet effet, en constituent un autre. Si une législation sucrière internationale, telle que la recherchent les conférences convoquées à l’effet de la formuler, peut être établie, elle marquera une nouvelle étape dans cette voie : les efforts répétés tentés en ce sens indiquent que les gouvernemens ont conscience du caractère universel que les questions économiques revêtent de plus en plus et qui ne fera que s’accentuer au cours du XXe siècle.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.