Le Suicide bulgare/01

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LE SUICIDE BULGARE

AUTOUR D’UNE COURONNE

NOTES ET SOUVENIRS
1878-1915
I
LE CONGRÈS DE BERLIN ET LA BULGARIE SOUS LE PRINCE ALEXANDRE


I

Voici tantôt quarante ans qu’à la suite de la guerre qu’avait entreprise la Russie pour arracher les pays balkaniques au joug musulman, le traité de San Stefano, imposé le 3 mars 1878 par les Russes victorieux aux Turcs vaincus et révisé depuis par le Congrès de Berlin, constituait la principauté de Bulgarie ; il ciselait ainsi une couronne du plus grand prix. Elle était aussitôt convoitée par plusieurs princes, dépourvus d’apanage, quoique alliés à des maisons royales, et que leur naissance semblait rendre dignes de régner sur un peuple dont le passé glorieux, bien qu’interrompu par cinq siècles de servitude, légitimait les vastes espoirs qu’à peine délivré, il concevait en vue de l’avenir.

Depuis cette époque et sous le règne de deux souverains dont le second occupe encore le trône, la Bulgarie a beaucoup fait parler d’elle. C’est comme portée par une longue suite d’événemens souvent dramatiques qu’au mépris de ses intérêts les plus évidens et sous l’influence de son roi, Ferdinand de Cobourg, elle a pris parti dans la guerre actuelle contre les alliés de qui elle n’avait reçu que des bienfaits.

Alors qu’en devenant le complice de Guillaume II et de François-Joseph, le monarque bulgare a assumé une part de leurs responsabilités et attiré sur sa tête le châtiment auquel ils sont voués, il m’a paru intéressant de convier les lecteurs de la Revue, ainsi que je l’ai déjà fait pour le prince de Bismarck, à une promenade à travers les événemens qui ont créé dans les Balkans la situation telle qu’elle existe aujourd’hui. Tel est l’objet de ce travail qui n’ambitionne autre chose que d’être une contribution à l’histoire définitive des origines et des causes de la guerre de 1914.

A la mi-décembre 1877, la guerre turco-russe touchait à sa fin ; la capitulation de Plevna après une défense héroïque, la marche rapide des armées du Tsar vers Constantinople et la conquête foudroyante des Balkans par le général Gourko avaient acculé les Turcs à une situation désespérée. Le Sultan déclarait à l’Angleterre qu’il était prêt à demander la paix et le Cabinet de Londres s’empressait de transmettre cet avis à Saint-Pétersbourg, désireux de s’assurer de l’accueil qui serait fait par l’empereur Alexandre II à des ouvertures pacifiques.

Sans s’associer officiellement à cette démarche, la France déclarait que l’influence morale dont elle pouvait disposer officieusement était entièrement acquise à la cause de la paix ; son ministre des Affaires étrangères, Waddington, chargeait le général Le Flô, notre ambassadeur en Russie, de parler dans ce sens au chancelier prince Gortchakof et de lui exprimer l’espoir que, pour arrêter l’effusion du sang et surtout pour prévenir les complications qu’amènerait un dissentiment plus grave avec l’Angleterre, le Cabinet de Saint-Pétersbourg ne ferait rien qui put froisser inutilement les susceptibilités anglaises.

Il tenait à Londres un langage analogue. « La même recommandation n’a pas moins d’opportunité à Londres, en ce qui concerne la Russie, écrivait-il au marquis d’Harcourt, et il importe, selon nous, essentiellement, que le gouvernement anglais évite soit dans l’attitude, soit dans le langage tout ce qui pourrait paraître de la hauteur ou de la défiance. »

En ces circonstances un armistice était conclu entre les belligérans, bientôt suivi de la signature des préliminaires de paix et du traité de San Stefano. L’Angleterre s’était montrée disposée « à laisser faire aux Russes tel acte militaire et telle négociation avec le Sultan qu’ils voudraient. » Mais elle protestait contre tout arrangement contraire aux traités antérieurs et nuisible aux intérêts européens. Le gouvernement austro-hongrois prenait la même attitude, et les deux gouvernemens invitaient la France à les imiter. La conclusion de cet accord, dans lequel entrait bientôt l’Italie, entraînait forcément la réunion d’une conférence ou d’un congrès auquel seraient soumises les stipulations du traité de San Stefano.

La Russie ne prétendait pas se soustraire à cet examen, mais les conditions qu’elle mettait à sa participation au congrès donnèrent lieu d’abord à des débats qui prirent parfois un caractère irritant.

Le 24 février, la situation était extrêmement tendue ; les Anglais menaçaient de se résoudre à la guerre ; leur flotte venait d’arriver devant Constantinople. On ne savait rien des négociations qui se poursuivaient entre Saint-Pétersbourg et Londres, et, de toutes parts, on sentait gronder la menace. A Pesth, les Magyars s’exprimaient en termes violens contre les Russes et leur excitation rejaillissait sur les Viennois, quelque effort que fissent l’empereur François-Joseph, l’archiduc Albert et le comte Andrassy pour apaiser les velléités belliqueuses. A Berlin, le prince de Bismarck ne dissimulait pas ses inquiétudes. Il entrevoyait la possibilité d’une guerre entre la Russie et l’Angleterre seule ou unie à l’Autriche ; ses propos ne trahissaient rien de ses intentions futures, qui sans doute n’étaient pas encore arrêtées. Mais il était d’avis que l’Autriche ne devait pas s’engager dans une aventure.

— Je sais que, sans désirer cette guerre, la Russie ne la redoute pas, disait-il au comte de Saint-Vallier ; elle n’a rien à craindre de l’Allemagne, qui ne voudrait pas tirer l’épée contre l’allié séculaire. Je suis donc convaincu que c’est l’Autriche qui devra céder et dès lors il ne faut pas l’encouragera la résistance.

L’empereur Guillaume renchérissait sur ces pronostics pessimistes et faisait part de ses craintes à l’ambassadeur de la République.

— Nous n’éviterons pas la guerre. L’Angleterre la veut, et si elle ne rompt pas tout de suite, c’est qu’elle désire attendre que le printemps amène la fonte des glaces et lui permette de brûler les ports russes de la Baltique.

L’état de choses que nous rappelons se prolongea durant plusieurs semaines. Toutes les Puissances étaient d’avis que les difficultés pendantes ne pouvaient être résolues que dans un congrès. Mais on discutait aigrement sur les questions qui seraient soumises aux plénipotentiaires, si l’on parvenait à les réunir. Cependant, peu à peu les dispositions réciproques s’amélioraient. Le chancelier Gortchakof déclarait qu’il n’avait pas d’objection à faire « à la réunion d’une conférence qui réviserait les modifications introduites par le traité de San Stefano dans les traités antérieurs. » A la fin de mars, il envoyait à Berlin le général Ignatieff, diplomate habile et subtil, porteur d’une lettre du Tsar à Guillaume Ier, sollicitant son intervention en souvenir de l’antique alliance des trois empereurs. En quittant Berlin, Ignatieff se rendait à Vienne, chargé de désintéresser l’Autriche. Il en repartait peu satisfait du comte Andrassy, qui ne semblait pas plus satisfait de lui. Le ministre austro-hongrois disait railleusement :

— Avant de venir à Vienne, Ignatieff savait ce que l’Autriche ne veut pas ; il sait maintenant ce qu’elle veut.

Mais, au commencement d’avril, il écrivait confidentiellement au prince de Bismarck et le priait d’accepter le rôle de médiateur entre le Cabinet de Saint-Pétersbourg et ceux de Londres et de Vienne. Le chancelier convoquait aussitôt successivement les ambassadeurs des grandes Puissances, leur faisait part de la proposition dont il était saisi ; mais, tout en se montrant disposé à y répondre affirmativement, il déclarait qu’il n’interviendrait que si sa médiation était demandée par les gouvernemens et surtout par l’empereur de Russie. C’était un pas décisif dans la voie de l’apaisement. Le 26 mai, la réunion du Congrès à Berlin était assurée ; le chancelier l’annonçait officiellement. La date en était fixée au 13 juin ; il avait été convenu qu’il le présiderait. Il avait rédigé lui-même l’invitation adressée à, l’Allemagne, à l’Autriche-Hongrie, à la France, à la Grande-Bretagne, à l’Italie, à la Russie et à la Turquie, d’accord avec le comte Schouvaloff, ambassadeur russe à Londres. A la demande de lord Salisbury, il y était dit « que la totalité du traité de San Stefano serait soumise aux décisions du Congrès. » Constatons en passant que le Tsar, qui d’abord avait repoussé cette exigence qu’il jugeait inadmissible pour sa dignité et pour l’honneur de la Russie, s’était ensuite résigné à la subir et avait consenti à ce qu’elle figurât dans l’invitation.

Il était nécessaire d’évoquer ces souvenirs comme prologue au récit qui va suivre, parce que les événemens qu’on y rappelle et qui ont agité les pays balkaniques jusqu’à en faire le berceau de la guerre de 1914 ont été la conséquence des décisions imprévoyantes et contradictoires arrêtées au Congrès de Berlin.

Il convient aussi de rappeler qu’avant qu’il ne s’ouvrît, plusieurs des États qui devaient y siéger avaient déjà pris leurs précautions pour s’assurer des avantages. La France seule et peut-être l’Italie y arrivaient sans songer à en tirer quelque profit, tandis que l’Autriche en attendait des gains appréciables et ne le dissimulait pas. Voyant avec inquiétude le slavisme se réveiller dans les Balkans, elle cherchait le moyen d’en entraver les manifestations. Mais ne pouvant le faire efficacement qu’à la condition de résider au cœur du pays, elle avait résolu de s’emparer de la Bosnie et de l’Herzégovine, les deux provinces les plus proches de sa frontière, que le traité de San Stefano, tout en stipulant que la Turquie devrait y opérer des réformes, avait laissées au pouvoir du Sultan. Dès le mois d’avril, c’est-à-dire plusieurs semaines avant que la réunion du Congrès eût été résolue, le Cabinet austro-hongrois communiquait ses desseins aux grandes Puissances. Le comte Andrassy en faisait part le 17 mai au marquis de Vogüé, ambassadeur de France à Vienne. A l’en croire, l’Autriche ne voulait pas conquérir des provinces turques, mais elle devait faire cesser l’état de trouble qui régnait sur sa frontière :

— Si nous sommes ainsi amenés à prendre certaines précautions, disait-il, ce sera d’accord avec la Turquie et sans essayer de soustraire nos actes à l’examen de l’Europe.

En dépit de ces promesses, son parti était pris de se passer de l’adhésion de la Turquie, « d’empêcher l’extension exagérée de la Serbie et du Monténégro, » la jonction éventuelle de ces deux Etats, qui aurait à ses yeux pour conséquence l’absorption de la Bosnie et de l’Herzégovine dans un grand Etat slave et sans doute aussi de la Dalmatie.

— Si nous sommes placés entre la perte certaine de la Dalmatie et l’occupation de la Bosnie, déclarait-il, nous n’hésiterons pas.

— Même avant le Congrès ? lui demandait l’ambassadeur.

— Même avant le Congrès. Certainement, je préférerais lui soumettre la question et lui en demander la solution. Mais si les circonstances l’exigent et que nous ne puissions différer sans compromettre nos intérêts vitaux, nous devrons prendre nos mesures. Du reste, nous ne ferons rien, je le répète, sans la sanction de l’Europe.

Ce qu’Andrassy ne disait pas, c’est qu’il rêvait d’étendre jusqu’à Salonique les frontières douanières de l’Empire austro-hongrois au moyen d’un Zollverein dans lequel entreraient la Bosnie et l’Herzégovine à titre de provinces autrichiennes, le Monténégro et la Serbie à titre d’États indépendans, et l’Albanie et la Macédoine à titre de provinces relovant plus ou moins de l’Empire ottoman ; ce serait au profit de l’Autriche la suppression de toute concurrence étrangère.

Mais le ministre austro-hongrois n’avouait pas cette partie de ses desseins ; il s’appliquait uniquement à convaincre les Puissances que l’occupation des deux provinces qu’il convoitait était pour son pays une nécessité nationale.

— Je vous verrai sans défiance les occuper, lui avait répondu l’Angleterre ; mais je ne ferai aucune démarche pour vous aider à obtenir le consentement de la Turquie.

— Même en des termes aussi réservés votre adhésion me suffit, répliquait Andrassy.

Il disait à la France :

— Je ne vous demande qu’une adhésion semblable à celle de la Grande-Bretagne.

Ainsi, peu à peu, il gagnait à sa cause tous les gouvernemens, sauf, bien entendu, la Sublime Porte. Elle se disait arrêtée par des scrupules religieux.

— Nous ne pouvons, d’après le Coran, consentir à perdre des provinces ni les donner, ni les abandonner ; nous ne pouvons y renoncer que si on nous les prend de force.

Mais l’Autriche était si bien décidée à passer outre que, sans attendre la réunion du Congrès et malgré l’opposition que ses projets rencontraient parmi ses sujets de Hongrie, elle mobilisait l’armée qui devait entrer dans les Balkans, et faisait voter par les Délégations les crédits que nécessitait l’entreprise, tout en laissant entendre qu’elle se contenterait d’occuper et d’administrer les provinces au nom du gouvernement turc, assertion mensongère sous laquelle se cachait le parti déjà pris de procéder tôt ou tard à une annexion pure et simple des pays occupés lorsqu’on les aurait autrichiennisés. Sur ces divers projets, on négociait déjà avant la réunion de Berlin ; Bismarck y avait donné son assentiment et l’entente était complète lorsque, dans la séance du 28 juin, l’un des plénipotentiaires anglais, lord Salisbury, qui se faisait en cette circonstance l’avocat de l’Autriche, proposa de lui adjuger la Bosnie et l’Herzégovine. La proposition fut votée sans soulever d’autres protestations que celles des plénipotentiaires ottomans. Le chancelier y coupa court en déclarant que la mesure adoptée à l’unanimité par les grandes Puissances « n’était pas seulement l’exercice d’un droit, mais encore l’accomplissement d’un devoir, car il fallait prévenir dans les Balkans le retour des secousses périodiques qui avaient ébranlé l’Orient. »

Waddington s’était rallié par avance à cette opinion en disant :

— C’est une mesure de police européenne.

Le chancelier termina sa harangue par des paroles que le compte rendu officiel de la séance n’a pas reproduites dans leur dureté, mais que le comte de Mouy, secrétaire du Congrès et rédacteur des protocoles, nous a conservées dans ses attachans Souvenirs diplomatiques [1].

« L’Europe, déclara Bismarck, n’est pas réunie pour sauvegarder les positions géographiques de la Porte ; celle-ci ne peut, en acceptant les bénéfices de l’intervention des Cours, en répudier les désavantages et les mettre dans le cas d’aviser, en dehors d’elle, à leurs propres intérêts. L’accord des Puissances est irrévocable, et le Protocole reste ouvert pour recevoir l’adhésion de la Turquie. »

Quelques jours après la clôture du Congrès, une lettre écrite de Berlin appréciait son œuvre en ces termes :

« L’œuvre accomplie apparaît comme une transaction où, à part des exceptions honorables, les intérêts particuliers ont tenu plus de place que le sentiment de la solidarité européenne et le respect des principes ; elle a consacré au profit de quelques-uns le premier partage de la Turquie et assuré les positions prises en vue du second. »

Comme pour confirmer ce jugement, la nouvelle se répandait que, par une convention particulière conclue avec la Porte, le Cabinet de Saint-James s’était fait attribuer le gouvernement de l’ile de Chypre.

Ainsi, tandis que le Congrès de Berlin avait eu pour objet avoué de ne pas laisser les Russes porter atteinte aux stipulations du traité signé à Paris en 1856 et de maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman, les Puissances ne s’étaient pas fait faute d’arracher à cet empire quelques plumes de ses ailes, et surtout au profit de l’Autriche. Quant à la Russie, elle perdait plusieurs des avantages qu’elle devait à ses victoires ; les conditions qu’elle avait imposées aux vaincus, afin de libérer les Etats balkaniques et de les rendre plus accessibles à sa propre influence, se trouvaient profondément modifiées à son détriment comme à celui des intérêts slaves, et notamment en ce qui touche la Bulgarie.

Le traité de San Stefano avait formé de tous les pays bulgares et de la Macédoine une seule province constituée en principauté autonome, tributaire de la Porte, avec un gouverneur chrétien et une milice nationale, étant entendu que le prince de Bulgarie serait élu par la population et confirmé par la Sublime-Porte avec l’assentiment des Puissances. Le traité de Berlin coupait la Bulgarie en deux. De celle du Nord, il formait une principauté sur les bases du traité de San Stefano, avec Sofia pour capitale. Mais celle du Sud, sous le nom de Roumélie orientale, restait au pouvoir du Sultan, dans des conditions d’autonomie administrative et avec un gouverneur général chrétien, désigné par lui, et la ville de Philippopoli comme siège du gouvernement. On lui laissait aussi la Macédoine, en exigeant de sa part l’engagement d’y procéder à des réformes. Grâce à ces concessions, on lui donnait une satisfaction relative, et ce qui, dans la pensée des plénipotentiaires austro-allemands, était autrement important, on entravait, par opposition à la Russie, les progrès du slavisme.

En s’associant à ces arrangemens, l’Angleterre suivait sa politique traditionnelle, cette politique dont elle devait reconnaître un jour les périls, et à laquelle elle renonça en 1904. Mais on ne saurait s’expliquer que la France s’y soit également associée, alors que trois années à peine s’étaient écoulées depuis la crise de 1875, et qu’elle ait paru oublier qu’elle avait alors reçu de la Russie un secours décisif, si l’on ne se rappelait que la reine Victoria était intervenue aussi pour nous aider à conjurer le péril qui nous menaçait.

Ce qui est moins explicable, c’est que les auteurs de tant de combinaisons dépourvues de justice aient pu croire que les Bulgares de Roumélie se résigneraient à être séparés de leurs frères de race et à rester sous le joug musulman, alors que ceux-ci en étaient délivrés. L’imprévoyance des diplomates est ici éclatante. Par leurs décisions, ils préparaient la révolution qu’on vit éclater à Philippopoli, en septembre 1885, et qui détruisit en quelques heures l’édifice fragile si laborieusement construit par le Congrès de Berlin. N’empêche que, le 13 juillet, le prince de Bismarck, qui l’avait présidé, rendait hommage aux plénipotentiaires, au moment où ils allaient se séparer, pour l’œuvre qu’ils venaient d’accomplir. En terminant son allocution d’adieux, il leur disait :

« Je ne crains pas d’affirmer que le Congrès a bien mérité de l’Europe. S’il a été impossible de réaliser toutes les aspirations de l’opinion publique, l’Histoire, dans tous les cas, rendra justice à nos intentions, à notre œuvre, et les plénipotentiaires auront la conscience d’avoir, dans les limites du possible, rendu et assuré à l’Europe le grand bienfait de la paix si gravement menacée. J’ai le ferme espoir que l’entente de l’Europe, avec l’aide de Dieu, restera durable, et que les relations personnelles et cordiales qui, pendant nos travaux, se sont établies entre nous, affirmeront et consolideront les bons rapports entre nos gouvernemens. »

C’était se couvrir de fleurs à peu de frais.

Tandis qu’à Berlin le Congrès délibérait, les populations balkaniques attendaient anxieusement le résultat de ses travaux. Elles avaient applaudi avec enthousiasme aux victoires russes et à l’écrasement des Turcs. Cet enthousiasme s’était particulièrement manifesté lorsque les armées du Tsar étaient entrées à Sofia et à Philippopoli. La nouvelle de la signature du traité de San Stefano, salué comme l’aube de la délivrance, avait mis le comble à la joie publique. Mais, sur cette joie, l’intervention des grandes Puissances, tout à coup, jetait une ombre. En apprenant qu’elles prenaient fait et cause pour la Turquie et revendiquaient le droit de réviser le traité, les populations étaient retombées sous l’empire de leurs craintes et de leurs angoisses, à l’idée que les Turcs pouvaient revenir.

Ce fut bien pire quand on connut les décisions du Congrès de Berlin. En ce qui touche la Bulgarie, elles ne donnaient satisfaction à personne. La population arrachée au joug musulman se plaignait d’avoir été diminuée et séparée de frères ayant la même origine qu’elle et parlant la même langue, et ceux-ci s’irritaient d’être maintenus sous ce joug sans qu’il existât une bonne raison pour justifier le traitement dont ils étaient l’objet. Vainement les autorités russes qui occupaient encore le pays, sous la haute direction du prince Dondoukoff-Korsakoff, s’efforçaient de prêcher la résignation, déclaraient que le Tsar étant résolu à exécuter loyalement le traité de Berlin, il fallait se soumettre, les contrées sacrifiées ne renonçaient pas à leurs espérances. Le Turc restait pour elles l’ennemi séculaire auquel elles ne se soumettraient jamais volontairement.

Par la suite, cet état de choses s’aggravera, mais dès ce moment et tel qu’il existe, il maintient dans les cœurs des patriotes des ressentimens et des espérances qu’ils manifestent en toute occasion. Lorsque, au mois de mai 1879, le chrétien Aleko-Pacha, sujet ottoman, est nommé, par le Sultan, gouverneur de la Roumélie orientale, il est averti confidentiellement par les Russes qui vont lui céder la place que s’il se présente à Philippopoli, coiffé d’un fez, l’ordre sera troublé et que s’il veut ne pas provoquer une émeute, il doit se coiffer du kalpak bulgare. Il proteste, il déclare que cette exigence est attentatoire à la dignité de son souverain. Il faut une nouvelle insistance pour le convaincre de la nécessité de changer sa coiffure et finalement, comme par hasard, il découvre un kalpak dans ses bagages, ce qui lui vaut une réception enthousiaste. La situation n’en reste pas moins très grave par suite du ressentiment des Rouméliotes et de leurs fureurs ; elle l’est à ce point que l’empereur Alexandre se croit obligé d’enfler la voix pour faire entendre qu’il ne transigera pas sur l’exécution du traité de Berlin. Il la veut complète et entière. Le général Vitalis, son envoyé à Philippopoli, le déclare durement, non sans regretter d’être obligé de morigéner les partisans de la Russie. « Ceux-là sont bien audacieux, dit-il, qui en Roumélie orientale veulent avoir une politique différente de celle de l’Empereur. Vous n’avez à contrecarrer ni à juger ses décisions. Le sang que ses troupes ont versé pour la cause des chrétiens lui donne le droit d’exiger que vous vous soumettiez à ce qu’il a cru bon de faire pour la Roumélie. »

Sous l’impression de cette douche, le parti d’action se calma, au moins en apparence, mais il n’était pas résigné au sort qui lui était fait ; il rongeait son frein et, cinq ans plus tard, à bout de patience, il le brisa.

Dans la Bulgarie proprement dite, les événemens suivaient leur cours, conformément au programme du traité de Berlin. Il était dit, dans ce traité, que le prince de Bulgarie serait élu librement par la population, après qu’une assemblée de notables, convoquée à Tirnovo, aurait élaboré le statut organique de la principauté, autrement dit : sa constitution. Cette assemblée s’était réunie le 22 février ; elle avait voté à l’unanimité le projet de constitution présenté par le « Tsar libérateur ; » le procès-verbal de la séance avait été signé par les agens étrangers, à l’exception du consul ottoman qui s’était retranché dans un refus silencieux.

Cette constitution pouvait se résumer comme suit : elle édictait la formation d’une assemblée unique, élue pour cinq ans au suffrage universel, les électeurs devant avoir vingt et un ans et les éligibles trente ; elle établissait la responsabilité ministérielle, l’inviolabilité parlementaire, la publicité des séances, le droit d’initiative et le vote du budget. C’était, on le voit, une constitution ultra-moderne, démocratique au plus haut degré, difficilement applicable, semblait-il, dans un pays où les populations rurales longtemps asservies étaient étrangères à toute vie politique et où les citoyens allaient user pour la première fois du droit électoral qui leur était conféré. Ne pouvait-on craindre qu’elle suscitât des conflits, favorisât les intrigues des ambitieux et créât l’anarchie dans l’Etat ? C’est ce qu’appréhendait le délégué russe, Dondoukoff. Il écrivait : « Je me crois maître de la situation, mais je ne le suis pas de l’avenir. »

Quelques jours plus tard et conformément à la décision prise par l’assemblée des notables, des élections avaient lieu pour former la grande Assemblée nationale qui devait élire le prince de Bulgarie. L’attrait d’une couronne avait suscité déjà plusieurs candidatures, et la liste où elles figuraient s’allongeait de jour en jour. A la veille du vote, elle ne comprenait pas moins de sept noms, encore que le Tsar eût déclaré qu’il n’y permettrait pas l’inscription d’un membre de sa famille directe et que les grandes Puissances, en ce qui les concernait, eussent fait une déclaration identique. Mais entre ces noms, il n’en était que deux sur qui parussent devoir se porter les suffrages : celui du prince Waldemar, fils du roi de Danemark et frère du roi de Grèce, et celui du prince Alexandre de Battenberg, d’une branche collatérale de la maison régnante de Hesse-Darmstadt. On sait que le frère aîné de ce prince s’allia plus tard à la famille royale d’Angleterre par son mariage avec la princesse Béatrix, fille de la reine Victoria. Le candidat au trône de Bulgarie était lui-même neveu par alliance de l’impératrice de Russie. Aucun de ces éligibles n’avait été consulté et n’avait donné son agrément ; mais tout portait à croire que celui qui serait élu ne refuserait pas la couronne. Néanmoins, et quoique leurs chances parussent égales, l’avantage, à y regarder de près, restait à Alexandre de Battenberg. Outre qu’il était ouvertement patronné par le Cabinet de Saint-Pétersbourg, il bénéficierait probablement du doute qui régnait quant à l’acceptation du rival qui lui était opposé. On craignait en effet que le roi de Danemark ne consentît pas à laisser son fils monter sur un trône où il serait le vassal de la Turquie, et l’on prévoyait que le prince Alexandre réunirait la majorité des suffrages.


II

Le 25 avril 1879, l’ambassadeur de Russie à Berlin offrait un bal au monde de la Cour et à l’élite sociale de la capitale. Parmi les invités, on distinguait un jeune homme de haute taille et de tournure aristocratique, revêtu de l’uniforme des gardes du corps et qui eût attiré l’attention, celle des femmes surtout, par l’impressionnante beauté de son visage et l’expression charmante de son regard, si le nom qu’il portait ne la lui eût assurée et si, ce soir-là, il n’y avait eu des raisons pour qu’elle se fixât sur lui avec une persistance particulière. C’était Alexandre de Battenberg. Il avait appris dans la journée, en même temps que la nouvelle s’en répandait dans Berlin, que la grande Assemblée, réunie à Tirnovo, l’avait élu, à l’unanimité et par acclamation, prince de Bulgarie.

Quoiqu’il atteignit à peine sa vingt-deuxième année, il pouvait déjà s’enorgueillir d’un brillant passé militaire. Officier dans l’armée allemande, la guerre russo-turque l’avait trouvé lieutenant aux dragons hessois ; ayant alors obtenu par l’entremise de sa tante l’impératrice de Russie de prendre rang pendant la durée de la guerre dans les troupes russes et attaché d’abord à l’état-major du grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, puis à celui du prince Eugène de Leuchtenberg, il avait assisté à la plupart des grandes actions de cette campagne et s’y était distingué. Rentré en Allemagne après la guerre, il venait d’être nommé lieutenant aux gardes du corps de l’Empereur, lorsque à l’improviste l’élection de Tirnovo le jetait dans une carrière nouvelle et ouvrait à ses jeunes ambitions un avenir inespéré. Néanmoins, il semblait plus ému qu’entièrement heureux ; ce n’est pas sans quelque embarras qu’il recevait les félicitations qui lui étaient prodiguées par les diplomates et par les gens de cour.

— Avant d’accepter, disait-il, je veux consulter mon père ; je tiens aussi à m’assurer de l’adhésion verbale de l’empereur de Russie.

Autour de lui on s’étonnait de ses hésitations, on en suspectait, non sans ironie, la sincérité et on lui attribuait le dessein de se faire prier avant de donner son consentement. C’était le méconnaître et presque le calomnier. S’il hésitait, c’est que, grâce aux informations qu’il avait déjà recueillies sur l’état de l’âme bulgare, il pouvait mesurer l’étendue de la tâche qui s’offrait à lui, et craignait qu’elle ne fût au-dessus de ses capacités et de ses forces. On a raconté qu’à ce moment le prince de Bismarck se serait approché et, témoin de ses perplexités, lui aurait dit :

— Acceptez ; vous pourrez au moins vous dire un jour que vous avez fait un beau rêve.

Quoique le chancelier aimât la raillerie et ne se fît pas faute de le prouver en la mêlant parfois à ses propos, nous doutons qu’il ait tenu au jeune prince un langage aussi peu diplomatique. C’eût été avouer qu’il n’avait aucune confiance dans la durée des arrangemens faits à Berlin relativement à la Bulgarie, et un tel aveu en ce moment eût été une imprudence qu’il était incapable de commettre.

Le prince Alexandre partait le lendemain pour Darmstadt où résidait son père. Nous ne savons qu’imparfaitement ce qui se passa entre eux, mais le peu que nous en savons nous montre le chef de famille particulièrement soucieux de ne pas laisser son fils courir une aventure dont l’issue pourrait lui être funeste. Ayant pris connaissance de la constitution votée à Tirnovo, il l’avait trouvée incomplète, pleine de pièges et grosse de périls pour le prince chargé de l’appliquer. Usant de son autorité paternelle, il lui conseillait de refuser la couronne bulgare, si la constitution n’était pas profondément modifiée. Ses conseils revêtirent parfois un caractère si pressant, que le prince Alexandre disait plus tard :

— Mon père m’avait défendu d’accepter la dignité princière, si la constitution était maintenue ; que ne l’ai-je écouté !

Quelques jours après sa visite à la maison paternelle, il se présentait à Livadia où se trouvait alors l’empereur Alexandre II. Là, il entendit un tout autre langage ; le souverain insista pour qu’il ne se refusât pas à ce qu’on attendait de lui.

— Acceptez cette couronne dans les conditions où elle vous est offerte ; plus tard, on révisera la constitution, et ce sera d’autant plus facile qu’on en aura vu les inconvéniens.

Le jeune prince était arrivé à Livadia à peu près résolu à repousser les offres bulgares ; mais, après son entrevue avec le Tsar, il considéra comme un devoir de ne pas persévérer dans son refus. Quoique inquiet de l’avenir et le cœur déchiré à la pensée de quitter sa famille et son pays, il consentit à régner. Il l’annonça lui-même à une députation de la grande Assemblée nationale bulgare qui, ne l’ayant pas trouvé à Darmstadt, était venue lui apporter à Livadia le résultat du vote. Il partit aussitôt pour la tournée diplomatique qu’il avait projetée ; il était assuré d’être partout favorablement reçu, tous les gouvernemens ayant approuvé son élection.

Le 28 mai, après avoir passé par Vienne, il était à Berlin ; il en partait le lendemain pour Paris où il restait jusqu’au 4 juin, se rendait alors à Londres, terminait son voyage par une visite au Sultan son suzerain et enfin, dans l’après-midi du 8 juillet, il arrivait a Tirnovo, portant l’uniforme des généraux bulgares et ayant suffisamment appris la langue du pays pour répondre dans cette langue aux discours qui lui furent adressés.

Tout ce début de règne semble annoncer des jours heureux. La grâce personnelle du prince, l’accent pénétrant de sa parole, son visage qui trahit tout à la fois la droiture, l’intelligence et la bonté et enfin le prestige dont le pare aux yeux de ses sujets le patronage de la Russie, tels sont les dons et les avantages qui lui assurent les sympathies de la foule. Lorsque, à Tirnovo, après avoir assisté au Te Deum solennel, chanté pour célébrer son avènement, il se rend à l’Assemblée afin de prêter le serment prescrit par la constitution ; lorsque le 13 juillet, il entre en grande pompe à Sofia, accueilli avec enthousiasme par l’armée et par le peuple sur qui il vient régner, il faudrait une expérience supérieure à la sienne pour prévoir qu’à de telles prémisses succéderont bientôt les incidens les plus douloureux et qu’après quelques années d’incessans efforts dont le bonheur de sa patrie d’adoption a été l’unique but, il abdiquera, découragé par leur inutilité, à l’heure même où une contre-révolution vient de le venger du traitement indigne que lui a fait subir une poignée de conspirateurs.

Pour se rendre compte de sa situation dans ce pays où tout était nouveau pour lui, il faut d’abord se rappeler le passé du peuple bulgare, passé de gloire et d’humiliation, de grandeur et de décadence, de domination et de servitude, au cours duquel ce peuple, dont l’existence dix fois séculaire a été plus souvent tragique qu’heureuse, s’était fait une âme défiante et rusée, belliqueuse et brutale, voire cruelle, et pour tout dire une âme de révolutionnaire et de conspirateur. Lorsque le Congrès de Berlin l’avait délivré partiellement de la tyrannie musulmane, il sortait d’une épreuve effroyable, ces massacres de 1876, que la Conférence de Constantinople avait en vain voulu arrêter et qui ne prirent fin que lorsque, la Russie étant accourue au secours des chrétiens, la Turquie dut s’avouer vaincue. Il portait, en outre, le lourd fardeau du long despotisme qui s’était exercé sur lui ; ses épaules en restaient encore toutes meurtries et son cœur entièrement endurci. Une nation qui a vécu longtemps privée de liberté, sans jamais cesser de nourrir l’espoir que la liberté lui sera rendue, est lente à comprendre, après l’avoir recouvrée, le prix et la nécessité de la discipline matérielle et morale, qui commande la soumission aux lois et dont aucun peuple ne peut se passer s’il veut prospérer. Avant d’être délivrés par la Russie, les patriotes bulgares n’avaient pas cessé de comploter, de prêcher secrètement la révolte contre leurs oppresseurs et de violer autant qu’ils le pouvaient la légalité qui leur était imposée et qu’ils considéraient comme une chaîne. Ils avaient pris ainsi des habitudes de désordre et de rébellion qui survivaient à la délivrance, rendaient difficile un prompt retour à une existence régulière et normale et les disposaient, lorsque la légalité les gênerait, à recourir à des procédés révolutionnaires pour s’en débarrasser, chose facile dans un pays où la majeure partie de la population était restée dans l’ignorance de ce qui se passait en Europe et vivait à la remorque de quelques groupes de politiciens, divisés entre eux, dont elle subissait aveuglément les avis et les directions.

L’indiscipline des partis, voilà donc la première difficulté qu’allait voir se dresser devant lui le prince de Bulgarie. Sur celle-là s’en greffait une autre plus grave encore, résultant du régime parlementaire octroyé aux Bulgares par l’imprévoyance de leurs protecteurs et qui ouvrait une tribune aux ambitions et aux intrigues de personnages qui jusqu’à ce jour n’avaient guère pris la parole que dans des conciliabules secrets. : A peine entrée dans la voie de la liberté, la Bulgarie souffrira de la multiplicité des factions et de leur rivalité. A l’exemple des pays cil fonctionne ce régime, on voit se former dans celui-ci des groupemens dont les étiquettes plus ou moins trompeuses ne dissimulent qu’imparfaitement les ambitions personnelles et surgir des hommes obscurs, inconnus jusque là, qui, sans expérience de la vie publique, se croient néanmoins dignes de gouverner et poursuivront inlassablement la chasse au portefeuille. Tel est le spectacle qu’offrira la Bulgarie pendant le règne d’Alexandre de Battenberg et qui, dès le début, mettra en vedelte quelques hommes, toujours les mêmes : Zancof, Karavélof, Grécof, Natchovitz, d’autres encore parmi lesquels prendra place ultérieurement le plus entreprenant et le plus habile de tous, Stamboulof.

C’est entre ces personnages, issus pour la plupart des plus humbles milieux sociaux, que le prince Alexandre sera contraint de recruter son personnel de gouvernement et avec leur aide que la Bulgarie fera son apprentissage du régime parlementaire, dénaturé et faussé, dont l’a dotée le Congrès de Berlin. Les renversemens de ministères et les dissolutions de Chambres ne se compteront plus ; conservateurs et libéraux se livreront, pour la conquête du pouvoir, des luttes acharnées, commettront les mêmes fautes, subiront les mêmes chutes, sans qu’on puisse signaler une amélioration ou des progrès dans la marche du gouvernement.

La situation se complique encore par suite du conflit qui s’engage entre les partisans de l’influence russe qui la défendent dans la personne de ses agens en souvenir des services rendus à la Bulgarie par le Tsar libérateur, et ceux qui la redoutent comme attentatoire à l’indépendance bulgare. Nous touchons ici à la cause principale des agitations dont la Bulgarie a été le théâtre jusqu’au jour où, en 1896, Ferdinand de Cobourg, plus habile ou plus heureux que ne l’avait été Alexandre de Battenberg, se réconcilia avec le gouvernement russe, en des circonstances que relatera la suite de ce récit. Mais on n’en était pas encore là, au début du règne d’Alexandre, alors qu’on pouvait pressentir le malentendu qui allait naître, se développer et s’envenimer entre les protecteurs avides d’une gratitude que méritaient leurs bienfaits et les protégés qui ne voulaient pas en pousser le témoignage jusqu’à paraitre abdiquer leur nationalité.

Nous devons passer sur ces épisodes dont il serait aussi peu intéressant qu’opportun de rappeler les péripéties déjà lointaines et les acteurs depuis longtemps voués à l’oubli. Ce qu’il faut seulement en retenir comme l’une des causes des malheurs du prince Alexandre, c’est qu’il se trouva bientôt placé entre ce qu’exigeait sa reconnaissance envers l’Empereur, à qui les Bulgares devaient la liberté et lui-même la couronne, et ce que lui commandait la nécessité de ne pas froisser leur patriotisme en se prêtant à l’influence russe sous toutes ses formes et dans tous ses effets.

D’abord, il naviguera assez habilement à travers ces écueils. Mais, alors qu’il règne depuis dix-huit mois à peine, le premier ministère qu’il a formé avec le concours des conservateurs, qui représentent l’élite, est l’objet d’attaques violentes de la part des libéraux, qui représentent le nombre, et, dans ce pays qu’on supposait devoir rester rebelle aux intrigues de couloirs et aux finasseries de la lutte pour le portefeuille, tout se passe comme dans les États rompus depuis longtemps aux mœurs parlementaires. L’opposition ne désarmant pas et battant en brèche le ministère, le prince fait appeler l’homme qui la dirige, le député Karavélof, et à qui elle obéit en quelque sorte automatiquement ; il le charge de former un nouveau Cabinet, en lui déclarant qu’il le laisse entièrement libre d’appeler au pouvoir qui bon lui semblera.

Autrefois étudiant à Moscou, Karavélof ne possède à aucun degré les qualités d’un homme de gouvernement. Un fonctionnaire de la Cour de Sofia qui l’a beaucoup connu nous le présente sous les traits « d’un agitateur sordide, haineux, détraqué par momens, ours mal léché aux traits amers, dont la tête ombragée d’une forêt de cheveux noirs longs et bouclés s’enfonce dans les épaules, type de politicien de brasserie, étranger à tout raffinement de vie [2]... » C’est aussi un tribun dont l’éloquence fougueuse entraîne les foules, non par des appels à leur cœur et à leur générosité, mais par des excitations véhémentes à la haine et au mépris de quiconque ne partage pas leurs convictions.

Devant un tel portrait, il est aisé de comprendre que le prince Alexandre ait eu quelque mérite à confier les affaires de son gouvernement à ce Rabagas dont la mentalité diffère tant de la sienne et que lui impose une majorité toujours prête à obéir aux intrigans, aux ambitieux et aux fauteurs de désordre. Mais il n’oublie pas qu’il est souverain constitutionnel et c’est avec une entière bonne foi, et même en souhaitant à son mandataire un prompt et brillant succès qu’il le convie à exercer le pouvoir. L’effort de Karavélof aboutit à un échec, faute d’hommes de valeur dans le parti avancé et aussi parce que ses égaux en influence et en talent se croient les mêmes droits que lui à la présidence ou veulent, dans un intérêt personnel, lui dicter des conditions inacceptables. Après vingt jours de négociations et de démarches, Karavélof est obligé d’avouer son impuissance, et, comme aucun autre que lui ne pourrait réussir là où il a échoué, la situation apparaît sans issue. La dissolution pourrait seule la dénouer. Mais un groupe important de la Chambre qui obéit à Stamboulof conteste au prince le droit de dissoudre. Le futur dictateur que l’Assemblée a validé, bien qu’il n’ait pas encore l’âge d’éligibilité, prend parti dans cette crise avec tant d’ardeur qu’Alexandre incline à reculer devant le conflit qui s’annonce par des votes attentatoires à ses droits et à ses attributions. Ne ferait-il pas mieux d’abdiquer et de fuir un pays où, à peine arrivé, il est déjà traité en ennemi par un groupe de politiciens qui veulent le contraindre à se soumettre ou à se démettre ? Il hésite cependant à recourir à cette mesure extrême non plus qu’à toute autre qui pourrait être interprétée comme un coup d’Etat. Il se rappelle que l’empereur de Russie lui a dit :

— Prudence et patience.

Il suivra ce conseil ; il dédaigne celui que lui donne l’Autriche, qui, toujours désireuse d’embrouiller les cartes dans les Balkans, le pousse à faire appel à l’Europe. Il se contentera d’user du droit de dissolution, maigre le parti qui le lui conteste, et, sa résolution définitivement arrêtée, il en fait part au représentant de la France.

— Je ne veux ni troubles ni coup d’Etat ; je ne songe qu’à l’organisation de la principauté. Je ne veux pas entendre parler de la Roumélie orientale, et je désirerais même que l’Europe oubliât la Bulgarie. Je sais que la moindre commotion ici pourrait avoir un contre-coup en Europe et entraîner des complications très graves que je dois à tout prix éviter.

Décidé à conformer sa conduite à ses paroles et à ne recourir qu’à ses droits constitutionnels pour résoudre les difficultés que lui suscitait l’opposition, le prince Alexandre, lassé d’une crise ministérielle qui durait depuis un mois, prenait acte de l’impuissance de Karavélof et prononçait la dissolution du Sobranié. Une Chambre nouvelle était élue et se réunissait le 23 mars 1880. Il fallait bientôt reconnaître qu’elle ne valait pas mieux que la précédente. Les conservateurs y étaient en minorité et ne pouvaient espérer d’arriver au pouvoir. Quant aux libéraux, étant donné leur division en deux groupes, le plus modéré dirigé par l’ancien maître d’école Zancof, le plus avancé obéissant comme un seul homme à Karavélof, il était évident qu’ils n’arriveraient à former un gouvernement que s’ils faisaient trêve à leurs querelles. Lorsqu’ils s’en furent convaincus, ils se rapprochèrent. Grâce à leur entente, un Cabinet était enfin constitué sous la présidence de Zancof, avec Karavélof comme ministre des Finances. Voulant soustraire l’armée à l’influence des politiciens, le prince avait fait attribuer le portefeuille de la Guerre au général Ehrenroth, Finlandais de naissance venu de Saint-Pétersbourg avec les missions russes et qui, dès son arrivée, avait gagné sa confiance par la fermeté de sa parole, la sagesse de ses vues et les témoignages de son loyal dévouement.

Dans ce ministère, Karavélof devenait promptement le maître. Son autorité s’exerçait souverainement, comme celle d’un dictateur et au point, disait-on, de devenir un danger public. Le prince la subissait par amour de la paix. Impuissant à réagir, il laissait dire et laissait faire, autant parce qu’il ne savait encore comment s’y prendre pour se délivrer du tyran que parce qu’il craignait d’échouer dans sa tentative.

Pendant ce temps, Karavélof semblait s’ingénier à lui prodiguer, les témoignages de son hostilité ; il s’efforçait de l’exclure de toute participation aux affaires et ne perdait aucune occasion de rabaisser son prestige aux yeux des populations. D’autre part, il exigeait de ses collègues une soumission absolue à ses volontés. A l’exception du général Ehrenroth, tous courbaient la tête devant lui. Le général s’était donné pour but de l’empêcher de mettre la main sur l’armée et il y réussissait. Mais partout ailleurs, Karavélof était le maître :

« Les lois votées ne sont pas appliquées, écrivait-on. Karavélof révoque, emprisonne, met les gens en jugement et en toutes choses n’en fait qu’à sa volonté. Il va jusqu’à intercepter les pétitions et les télégrammes adressés au prince. »

Celui-ci gémissait d’être désarmé par la constitution à laquelle il avait prêté serment.

— Ce serment, déclarait-il à ses confidens, je veux le tenir et je le tiendrai. Mais je suis dans l’alternative de faire réviser la constitution ou d’abdiquer.

En attendant de prendre un parti, il décidait de voyager et disparaissait pour quelques semaines après avoir confié la lieutenance de la principauté non pas à Karavélof seul, mais au ministère tout entier. Il y comptait un homme dévoué à sa cause, Ehrenroth, qui s’était fait son défenseur et qui l’entretenait souvent de la nécessité de mettre un terme à son esclavage ; il savait que ce serviteur fidèle saurait protéger l’armée contre les intrigues du ministre des Finances.

Lorsqu’il rentra à Sofia, au bout de quelques semaines, la situation, loin de se modifier, était devenue plus intolérable encore. Mais alors, Ehrenroth intervenait et, secondé par Stoïlof, haut fonctionnaire ami du prince, il lui suggérait un projet qui, selon lui, devait délivrer le pays de la dictature du premier ministre. Ce projet consistait d’abord à exiger la démission du Cabinet tombé dans une complète impopularité et à le remplacer avec l’agrément des agens des Puissances par des conservateurs que le prince présenterait à la nation dans un manifeste. On convoquerait alors la grande Assemblée et, en attendant sa réunion, on procéderait, pour la lui soumettre, à une vaste enquête sur l’état du pays. Enfin le prince lui demanderait la révision de la constitution et les pouvoirs nécessaires pour gouverner seul pendant sept ans. Si sa demande était repoussée, il abdiquerait. C’est à Sistowo que la grande Assemblée devait délibérer. Les auteurs du projet avaient choisi cette ville à dessein ; le prince y comptait de nombreux partisans et il serait possible d’y tenir à sa disposition un bateau à vapeur sur lequel, en cas d’échec, il pourrait quitter immédiatement la Bulgarie.

C’était, on le voit, un véritable coup d’État qu’Ehrenroth proposait à l’agrément du prince. Alexandre n’hésita pas à y donner son approbation, mais celle des Puissances et plus particulièrement de la Russie ne lui était pas moins nécessaire. Il se préparait à la solliciter, lorsque, le 15 mars 1881, on apprenait à Sofia que l’empereur Alexandre II venait de périr à Saint-Pétersbourg, assassiné par des nihilistes. Le prince convoquait aussitôt les ministres et ceux-ci décidaient son départ immédiat pour la Russie. Comme pendant son absence précédente, c’est le Conseil tout entier qui était investi de la lieutenance ; il eût été plus dangereux que jamais de déléguer à Karavélof seul la plénitude du pouvoir ; on n’ignorait pas ses relations avec les révolutionnaires russes et l’on savait aussi que le nihilisme comptait en Bulgarie de nombreux partisans, surtout parmi les Bulgares qui avaient reçu leur éducation dans les gymnases et les universités de l’Empire.

De retour au mois de mai, le prince rapportait de son voyage une adhésion formelle de la chancellerie impériale ; il se félicitait en même temps d’avoir reçu du tsar Alexandre III un accueil plus bienveillant que celui auquel l’avait accoutumé en ces derniers temps Alexandre II.

— L’Empereur m’a semblé peu se soucier de la Bulgarie, disait-il au représentant de la France, et m’a laissé la liberté d’agir d’après mes propres inspirations^ Pour lui, c’est ma personne qui représente le pays ; c’est à moi que sont liées l’existence et les destinées de la principauté. Il admet même, pour le cas où je devrais abdiquer, la dictature d’une commission formée des agens des grandes Puissances pour gouverner la Bulgarie. A Vienne et à Berlin où la situation du pays est exactement connue, j’ai trouvé des sentimens analogues. A Darmstadt, j’ai reçu de mon père le conseil de modifier légalement l’état de choses existant. Je regrette de n’avoir pu aller en France et en Angleterre. Quelque désir que j’aie d’exposer ma situation à Paris et à Londres, je dois renoncer pour le moment à voyager en Europe afin de parcourir la Bulgarie et de préparer les populations à l’exécution de mes plans.

Ainsi, il revenait de son excursion à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin, raffermi, rassuré et résolu d’aborder de front les obstacles que la passion des partis avait jusque là dressés sous ses pas. A ce moment déjà, ses intentions n’étaient plus un secret ; on en parlait parmi les hauts fonctionnaires, dans les consulats ; les journaux eux-mêmes y faisaient allusion. Zancof qui n’était plus ministre, Karavélof qui allait cesser de l’être, se préparaient aussitôt à faire échouer le plan dont l’adoption mettrait fin à l’anarchie créée par leur politique imprévoyante et désordonnée. Ils multipliaient les démarches auprès des agens des Puissances, sollicitaient leur intervention pour empêcher un coup d’Etat. Mais partout ils échouaient ; Zancof ayant écrit en Angleterre au ministre Gladstone, celui-ci répondait par une fin de non-recevoir. Karavélof et ses amis ayant envoyé une dépêche à Pétersbourg, l’agent russe en recevait une où il était dit : « Faites-leur savoir qu’il ne leur sera envoyé aucune réponse. »

Entre temps, le prince Alexandre, à la date du 9 mai, adressait aux Bulgares un message sensationnel, dans lequel il exposait le programme qu’il avait adopté et dont l’exécution était confiée à un nouveau ministère présidé par le général Ehrenroth. Il entreprenait ensuite ce voyage à travers la principauté, sur lequel il comptait pour accroître sa popularité et gagner ainsi la partie solennelle qu’il engageait. Cette tournée le conduisait en plusieurs étapes à Sistowo. Là, le 15 juillet, la grande Assemblée votait à l’unanimité les propositions qu’il lui avait soumises et qui faisaient de lui, avec l’agrément des Puissances, pour une durée de sept ans, le maître de la Bulgarie. Telle était du moins la perspective que le vote permettait d’entrevoir. Malheureusement, la coalition des politiciens ne désarmait pas et préparait, à travers des incidens tumultueux, l’avortement des patriotiques espoirs de ce prince, à qui n’a manqué pour être un souverain accompli qu’un peu plus d’habileté et d’énergie, qu’un peu plus de persévérance dans ses desseins. Pour les faire aboutir, il s’était entouré des agens de Russie, amis sincères assurément, mais dangereux parce qu’ils ne comprenaient pas comme lui l’orientation qu’il convenait de donner à la politique bulgare.

Au mois de septembre 1883, il constate qu’ils menacent l’indépendance nationale et que lui-même, isolé et paralysé dans la puissance nominale qui lui est dévolue, n’a pas assez d’autorité pour défendre cette indépendance gravement menacée. Devant le péril qui grandit d’heure en heure, les partis, qui, la veille encore, semblaient prêts à en venir aux mains, se réconcilient et s’accordent pour exiger du gouvernement la restauration du régime parlementaire, considéré comme le seul instrument qui puisse garantir l’autonomie bulgare contre les périls qui montent autour d’elle. Il est fait droit à leur requête et, dans un geste généreux, le prince abandonne volontairement les pouvoirs extraordinaires qui lui avaient été dévolus à Sistowo ; il n’en conserve rien et retombe ainsi au pouvoir des factions qui déchirent la Bulgarie, tandis que son retour à l’ancienne constitution le brouille irréparablement avec la Russie. Le gouvernement impérial rappelle les officiers russes engagés dans l’armée bulgare, ainsi que les personnages politiques qu’il avait mis au service de la principauté ; le prince Alexandre se trouve de nouveau à la merci des agitateurs.

Dès ce moment, son existence, déjà si remplie de cruelles épreuves, devient un véritable calvaire. On ne saurait être surpris qu’une fois de plus un amer découragement s’empare de lui, qu’il se désintéresse dans une certaine mesure des affaires de l’Etat et qu’il en laisse la direction à ses ministres.

Ses excursions à travers la principauté deviennent de plus en plus fréquentes. La distraction en est l’unique but ; tantôt c’est la chasse, tantôt des manœuvres militaires. Il lui arrive aussi de s’arrêter pour plusieurs jours dans quelque monastère, au sein des montagnes, et d’y chercher dans une solitude bienfaisante un repos réparateur. A Sofia, il ne reçoit que des intimes, les voyageurs de marque, les agens étrangers ; la vie de Cour, qui, dans son ménage de garçon, a toujours été dépourvue d’apparat, est maintenant entièrement suspendue.

Les témoins de cette existence sont tentés de croire qu’il songe à abdiquer ; il semble en effet que, dans la situation qui lui est faite, ce serait le parti le plus digne et le plus honorable. Toutefois, son attitude et son langage n’autorisent pas à penser qu’il entrevoit ce dénouement, soit qu’un légitime orgueil le retienne à son poste et l’empêche de se dérober, soit que, malgré tout, il ne juge pas que la partie soit perdue pour lui.

A cette époque, un événement considérable, susceptible de transformer sa destinée s’est produit et a ranimé ses ambitions, en train de s’éteindre sous l’avalanche des déceptions qu’il a subies et subit encore. Se trouvant à la Cour d’Angleterre à laquelle son frère, le prince Henri de Battenberg, vient de s’allier par son mariage avec une fille de la Reine, il a rencontré une princesse, toute charmante dans la fleur de ses vingt ans, et de laquelle il s’est trouvé subitement rapproché par une sympathie visible et partagée ; elle est la fille du Kronprinz Frédéric, le futur empereur d’Allemagne, et la petite-fille de la souveraine britannique.

Celle-ci ne tarde pas à s’apercevoir que ces jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre, et possédée, comme beaucoup de vieilles grand’mères, de l’innocente manie de faire des mariages, elle met en avant le projet d’unir le prince Alexandre à la princesse Victoria. Elle écrit même à son ami l’empereur Guillaume Ier ; elle intéresse à son désir l’impératrice Augusta, étant assurée déjà du consentement des parens de la princesse. Tout marcherait donc à souhait, si le prince de Bismarck ne s’appliquait aussitôt à détruire l’édifice encore fragile qu’essaie d’élever la reine d’Angleterre. Il invoque la raison d’Etat ; il laisse entendre à son maître que le prince de Bulgarie court le risque d’être renversé et qu’il serait imprudent d’exposer une princesse prussienne à être expulsée un jour ou l’autre de Sofia.

L’Empereur se laisse convaincre et, craignant d’ailleurs que ce mariage ne le brouille avec la Russie, il refuse son consentement. Mais à Londres pas plus qu’à Berlin, on ne se décourage. Alexandre, en retournant dans sa principauté, emporte l’espérance que son désir étant partagé se réalisera. On sait qu’il ne devait pas se réaliser, mais ce fut en 1888 seulement que le prince en eut la certitude. L’adolescente dont il avait gagné le cœur lui était restée fidèle jusque là, quoiqu’il eût cessé de régner, et c’est alors seulement que la raison d’Etat prévalut. Mais, en 1885, le roman commençait à peine ; le dénouement devait se faire encore longtemps attendre et sans doute l’espoir d’Alexandre entrait-il pour une part dans la volonté de ne pas abdiquer dont à cette date témoigne encore sa conduite.

Du reste, au même moment se préparait un événement qui allait retentir dans les Balkans comme un coup de foudre et apporter dans son existence, jusque là si tourmentée, une diversion assez puissante pour l’autoriser à croire que ses déceptions touchaient à leur terme et qu’une ère réparatrice s’ouvrait pour lui.


III

Quoique, pour ne pas altérer ses rapports déjà si troublés avec la Russie, le prince Alexandre se fût imposé comme règle de conduite d’éviter dans ses discours des allusions à l’éventualité d’une réunion prochaine de la Roumélie orientale à la principauté, la question lui était trop à cœur pour qu’il s’en désintéressât. Il l’avait toujours présente à l’esprit, convaincu que, le jour où elle serait résolue par la formation d’un grand Etat enclavant toutes les contrées bulgares, la perpétuité de son règne serait assurée ; il pourrait alors se marier et fonder une dynastie. Jusque là, quand il parlait de la Roumélie, il devait mesurer ses paroles et dissimuler ses aspirations et ses espérances.

Il n’avait pu cependant empêcher que fréquemment des mouvemens se fussent dessinés dans les pays rouméliotes, en faveur de l’annexion et eussent revêtu parfois un caractère d’émeute ou même dégénéré en rixes sanglantes, comme pour rappeler à l’Europe qu’il existait une nation dont les arrêts du Congrès de Berlin prolongeaient l’esclavage. Il s’était toujours efforcé de modérer par ses conseils ces manifestations dont on s’irritait à Saint-Pétersbourg, mais qu’il n’aurait pu condamner ouvertement sans encourir de la part de son peuple un blâme qui eût peut-être abouti à l’impopularité. Toutefois, nul n’ignorait que l’annexion à la patrie bulgare des contrées restées sous le joug musulman, était pour lui, comme pour ses sujets chrétiens, une nécessité nationale. On savait qu’il brûlait de leur donner cette satisfaction patriotique et de se la donner à lui-même.

En attendant, cette cause ne cessait de recruter des adeptes. En Roumélie, leurs rangs se grossissaient sans relâche et les habitans des campagnes y figuraient pour une large part. Dans les villes, les boutiquiers, les petits rentiers, les professeurs, les avocats, les publicistes, l’armée elle-même, ne pensaient pas autrement que les paysans, et si quelques-uns étaient d’avis qu’il fallait encore ajourner l’union par égard pour la Russie, tous s’accordaient pour reconnaître que l’ajournement devait être de courte durée.

Dans les garnisons de Roustchouk et de Philippopoli, l’opinion était dirigée par des officiers énergiques, résolus et violens, accoutumés à une politique d’intrigues et de complots et qui n’avaient pas toujours reculé devant le crime. Préparés à user de tous les moyens pour réaliser leurs vues, ils poussaient l’intolérance jusqu’à menacer des pires traitemens ceux de leurs camarades qui n’approuvaient pas leurs plans.

L’un d’entre eux, que ses exploits contre les Turcs avaient rendu populaire en Bulgarie, tenait dans sa main ces groupes d’énergumènes, toujours disposés à le suivre là où il lui plairait de les conduire. Jeune, actif, entreprenant, doué d’une force herculéenne, accoutumé à frayer avec la basse population des villes et des champs, il parlait son langage et possédait au plus haut degré l’art de la convaincre et de l’entraîner. Il se nommait Panitza et avait le grade de major. Nous le retrouverons plus tard, mêlé à des drames sombres, et victime lui-même des passions qu’il avait déchaînées. Contentons-nous de rappeler, en attendant, que ceux qui l’ont connu le représentent comme un condottiere, un reitre du Moyen Age, bon à tout, prêt à tout ; véritable type d’aventurier et de provocateur de troubles, qui avait pris part à diverses émeutes et s’était fait un renom de cruauté qui le rendait redoutable. On n’exagérait pas en disant de Panitza que c’était un chef de brigands.

C’était aussi un politicien non dépourvu d’habileté ; il le prouva en constituant un comité révolutionnaire, qu’on vit fonctionner à Philippopoli pendant l’été de 1885 et qui eut bientôt fait de soumettre à ses directions toute la Roumélie, en exerçant un véritable terrorisme. C’est par les ordres de ce comité soumis à l’autorité de Panitza qu’une insurrection éclate à Philippopoli le 18 septembre, au lever du jour. Elle s’annonce d’abord par une invasion de la ville, où pénètrent à l’improviste quelques centaines de paysans, aux cris de : « Vive l’union ! Vivent les Bulgaries unies ! Vive le prince Alexandre ! » Aux envahisseurs se mêlent bientôt la garnison, ses officiers et les habitans. Panitza, aidé de quelques-uns de ses camarades, a vite fait de mettre de l’ordre dans ce désordre. En quelques instans, est organisé un gouvernement local provisoire, qui proclame l’annexion à la Bulgarie et qui se hâte d’envoyer sa soumission à Sofia.

A cette heure matinale, le gouverneur turc était encore couché. Réveillé par les coups de feu, par les cloches des églises et par les clameurs de la rue, il se lève en toute hâte afin de s’enquérir de ce qui se passe. Mais avant d’avoir pu s’en rendre compte, il est arrêté, jeté dans sa voiture et conduit sous bonne escorte à la frontière, après avoir été préalablement averti qu’il ne lui sera fait aucun mal. En même temps, le major Nicolaïef et le capitaine Filof, que Panitza s’était adjoints, haranguaient les troupes et prenaient des mesures militaires pour résister aux Turcs, s’ils étaient tentés de s’opposer au grand mouvement national qui venait de s’accomplir.

On s’est maintes fois demandé si le prince Alexandre avait été complice de cette violation du traité de Berlin et de ce coup de force qui réduisait à néant les décisions des Puissances, les volontés de la Russie et la suzeraineté du Sultan. Il a toujours laissé entendre que l’événement ne l’a pas surpris, mais qu’il ne s’y attendait pas à la date où il s’est produit. Au surplus, la question est de peu d’importance, alors qu’on le voit se conduire comme s’il était préparé à l’agrandissement de la principauté. En recevant à Varna la nouvelle de la révolution rouméliote, il adresse une proclamation à ses nouveaux sujets ; il leur annonce sa prochaine arrivée à Philippopoli, leur déclare que l’union est définitive et il signe : « Prince de la Bulgarie du Nord et du Sud. » C’est ainsi qu’en quelques heures, s’accomplit le coup de théâtre qui résout, contre la volonté des Puissances, une question pendante depuis sept ans et qu’elles redoutaient d’aborder. L’événement jette dans la stupéfaction les chancelleries européennes ; surprises et déconcertées, elles avouent qu’elles ne l’avaient pas prévu et n’auraient pu croire qu’un tel défi leur serait porté. D’ailleurs, elles ne savaient que répondre et, tout au plus, paraissaient-elles disposées à reprocher au jeune prince d’avoir agi sans prévenir personne.

Le 25 août, les empereurs François-Joseph et Alexandre III s’étaient rencontrés en Moravie dans la résidence fastueuse du prince-archevêque d’Olmütz. Chacun des deux empereurs était accompagné de son fils et l’impératrice Elisabeth est venue saluer le monarque russe. Le prince de Bulgarie a été admis dans cette auguste réunion : il s’est entretenu particulièrement avec l’empereur de Russie et il est resté muet quant à ses intentions sur la Roumélie orientale. A Franzesbade, ayant rencontré le premier ministre russe, le comte de Giers, il s’est tenu sur la même réserve ; il a également gardé le silence envers l’empereur d’Autriche qui l’avait invité à assister aux grandes manœuvres de Bohême.

C’est surtout ce silence que la Russie ne lui pardonne pas, Les officiers et les fonctionnaires russes restés en Bulgarie sont rappelés et, dès ce moment, la rupture entre Pétersbourg et Sofia est définitive, bien que le prince Alexandre ait sollicité l’agrément du Tsar à la révolution et demandé son appui pour le cas où la Sublime-Porte voudrait s’opposer par la force à l’événement qui vient de s’accomplir. Mais la Turquie, puissance suzeraine, de qui toutes les Cours attendaient au moins une protestation, se tait malgré la violation de ce traité de Berlin qui la protège encore contre le dépouillement total dont elle est menacée.

La diplomatie est gémissante, elle déplore que personne n’intervienne pour faire respecter ce que le Congrès avait laissé debout. « Tout sera remis en question ; déjà la Serbie ronge son frein et bientôt ce sera à qui voudra avoir un morceau de l’Empire ottoman. » On ne s’explique donc pas l’indolence de la Sublime-Porte et l’on se demande si cette attitude ne lui est pas conseillée par l’Angleterre qui, en fin de compte, ne semble pas trop défavorable à l’union bulgare. On se pose la même question au sujet de l’Autriche soupçonnée d’avoir approuvé d’avance l’événement par lequel les Balkans vont être de nouveau troublés, ce qui ne peut que favoriser sa politique et ses desseins. Quant à Bismarck, il ne paraît pas mécontent. Ce qui vient de se passer envenimera, pense-t-il, la rivalité de la Russie et de l’Autriche dans les pays slaves et de ce chef l’alliance austro-allemande sera fortifiée.

Le langage qu’il tient à cet égard au baron de Courcel, ambassadeur de France en Allemagne, est significatif.

— La Russie, dit-il, voit partir, au moment où elle s’y attend le moins, des torpilles et des mines qu’elle a posées elle-même. Peut-être le gouvernement russe fait-il la réflexion que s’il a trouvé la principauté bulgare insuffisamment docile à ses directions quand elle ne comprenait qu’une seule province, il a peu de chances d’être plus satisfait de sa condescendance quand elle sera doublée par l’adjonction de la Roumélie orientale.

Il ne résulte pas de ces critiques que le chancelier d’Allemagne ait conçu le désir de s’opposer à l’agrandissement de la Bulgarie. Comme toutes les Puissances, et tout en boudant plus ou moins ouvertement l’extraordinaire audace du prince qui a osé braver l’Europe, il laisse entendre qu’il n’y a qu’à s’incliner. C’est la politique du laisser faire qui triomphe. L’annexion serait donc définitivement accomplie, si tout à coup n’entraient en scène la Serbie et son souverain, le roi Milan.

Impulsif, agité, mobile et parfois envieux, ce prince n’a pas toujours conduit et maintenu dans les voies de la prudence et de la sagesse le grand et noble pays qu’il gouverne. Il s’inquiète de l’agrandissement de l’Etat rival et prétend avoir droit à des compensations territoriales.

Cette prétention est encore une des conséquences du traité de Berlin. L’Autriche, maîtresse de la Bosnie-Herzégovine, et la Bulgarie, devenue plus vaste par l’adjonction de tous les pays bulgares, la Serbie se trouvait en quelque sorte encerclée de tous côtés ; c’est l’unique excuse qu’on puisse invoquer en faveur de l’imprudente et injuste agression à laquelle recourt le roi Milan. Quelques jours après la proclamation d’Alexandre qui annonçait à l’Europe qu’il n’y avait plus de Roumélie orientale et qu’à sa place était constitué un grand Etat bulgare, l’armée serbe entrait en campagne avec le dessein d’occuper Sofia et les territoires que le roi Milan prétendait se faire attribuer.

C’était à la mi-novembre.

Le 24, cette armée franchissait la frontière, et après quelques actions relativement peu importantes, elle rencontrait devant la petite ville de Slivnitza, sur la route de Sofia, les troupes bulgares solidement fortifiées.

Il n’y a pas lieu d’évoquer ici les péripéties de cette campagne de quelques jours, durant laquelle le prince Alexandre témoigna de qualités militaires qui lui donnèrent la victoire à Slivnitza.

Le 25 novembre, alors qu’il marchait sur Belgrade, le roi Milan lui fit demander un armistice pour traiter de la paix.

— Je veux la signer dans sa capitale, répondit Alexandre.

Il continua son chemin.

Mais, le 27, il recevait à son quartier général la visite du comte de Khevenhüller, ministre d’Autriche en Serbie, qui lui présentait une dépêche télégraphique envoyée de Vienne par le comte Kalnocky, chef du gouvernement austro-hongrois et ainsi conçue :

« Prévenez le prince Alexandre que, s’il refuse l’armistice qui lui est demandé et poursuit sa marche, il trouvera l’armée autrichienne sous les murs de Belgrade. »

On voit s’épanouir dans cet ultimatum la politique astucieuse de l’Autriche. Elle intervient en faveur de la nation serbe, bien qu’elle rêve déjà de l’anéantir, parce qu’elle ne veut pas laisser cet anéantissement se consommer au profit de la nation bulgare. Par un avertissement préalable donné au roi Milan, elle aurait pu empêcher cette guerre. Si elle n’est pas intervenue, c’est qu’elle espérait que les deux adversaires sortiraient de la conflagration également affaiblis. Mais quand elle voit la Serbie gravement menacée et la Bulgarie triomphante, elle élève la voix en faveur du vaincu, non par humanité, mais afin que le vainqueur ne puisse pas puiser dans la victoire plus de force et d’autorité sur les populations de la péninsule des Balkans, où elle entend dominer seule, afin de prévenir l’extension du slavisme, que protège la Russie.

Arrêté sur la route de Belgrade par le télégramme impératif de Kalnocky et hors d’état de résister à cette injonction comminatoire, Alexandre est contraint d’obéir, d’autant qu’à l’exemple de l’Autriche-Hongrie, les Puissances signataires du traité de Berlin se mettent en mouvement pour lui imposer la paix. Elle est signée le 3 mars 1886 à Bucarest, mais n’apporte aux Bulgares ni compensations en argent ou en territoires, ni profits d’aucune sorte. Le seul gain qu’ils en retirent, c’est que personne ne leur conteste plus la possession de la Roumélie, et que la Turquie elle-même consent à leur octroyer le gouvernement de la province annexée. Mais cette satisfaction accordée à l’orgueil national ne suffit pas aux ambitions et aux espérances de l’armée. Elle reproche au prince de n’avoir pas rendu suffisamment hommage à la valeur des soldats, d’avoir laissé sans récompense les plus valeureux de ses officiers, et peut-être, en effet, ne s’est-il pas assez préoccupé de payer leur vaillance. La presse se fait l’écho de ces reproches, et le prince, qu’au lendemain de la victoire, on couvrait de fleurs, est l’objet de critiques amères, dont la plupart sont sans fondement et lui arrivent parfois sous la forme de lettres anonymes.

Il n’avait jamais eu une grande confiance dans l’attachement du peuple ; mais il se croyait sûr de l’armée, surtout depuis qu’il l’avait conduite à la victoire ; aussi lorsque quelque avis mystérieux venait le mettre en garde contre les sentimens hostiles attribués à des officiers mécontens, en tenait-il peu de compte. N’empêche qu’après la conclusion de la paix boiteuse à laquelle il n’a pu se dérober, il sent naître autour de lui une sorte de malveillance, qui remplit son cœur d’amertume, surtout lorsqu’il est de la part de ses ministres ou de la Chambre l’objet de quelque procédé désobligeant, comme par exemple celui qui consiste à supprimer sans l’en avoir averti le crédit qui lui était alloué pour l’entretien de ses gardes du corps. Il constate ainsi avec un douloureux regret qu’il règne sur un peuple dont les sentimens ne sont pas d’accord avec les siens, qu’il est privé de toute initiative par la constitution, contrecarré dans tous ses plans par des ministres hostiles et abandonné par les Puissances. Son sort ne fut jamais moins enviable ; il est las de cette couronne si lourde à porter. Cependant, il n’abdique pas, retenu peut-être par l’espoir du brillant mariage auquel il n’a pas cessé de penser et qui transformerait sa destinée, ou par la crainte d’apparaître à l’Europe comme un prince sans énergie et sans volonté.

Nous avons dit qu’à la suite de la paix de Bucarest, des officiers bulgares en grand nombre s’étaient offensés de n’avoir pas reçu les récompenses qu’ils avaient méritées. Parmi les mécontens, beaucoup s’étaient résignés à ce déni de justice et dans la plupart des régimens, la discipline n’avait pas été atteinte. Dans quelques autres, au contraire, la rébellion, quoique timide encore, s’annonçait en paroles ardentes, sans que toutefois le gouvernement s’en fût alarmé au point de craindre une sédition. C’est cependant une sédition qui se préparait.

Elle éclata dans la nuit du 20 au 21 août à Pernick, petite localité située dans la grande banlieue de Sofia. Un régiment, fort de deux bataillons et désigné sous le nom de régiment de Kustendil y tenait garnison. Quelques officiers appartenant à d’autres corps s’y présentent, la nuit venue, font appel à la solidarité de leurs camarades et les entraînent avec leurs troupes à marches forcées sur la capitale.

Aux portes de la ville, les insurgés se heurtent à un bataillon d’infanterie, qui d’abord veut les arrêter et qui se laisse ensuite désarmer. Le passage devenu libre, ils traversent la ville, précédés d’un détachement d’élèves de l’Ecole militaire, cernent le palais et envahissent la chambre du prince Alexandre. Ils l’arrêtent dans son lit et, lui mettant une plume dans les mains en lui présentant une feuille de papier, ils le somment d’abdiquer.

Sans leur répondre autrement que par une protestation dédaigneuse contre le traitement dont il est l’objet, il trace d’une main ferme une seule ligne : « Dieu protège la Bulgarie ! » Ce n’est pas une abdication, mais les insurgés, redoutant l’approche du jour qui sans doute mettrait fin à leur équipée, n’en demandent pas davantage. Le prince, à peine vêtu, est conduit en voiture au Ministère de la Guerre où il peut achever sa toilette et où son jeune frère, François-Joseph de Battenberg, qui était alors en villégiature à Sofia, vient le rejoindre. Quelques heures plus tard, les deux princes sont internés dans lin couvent à quatre lieues de la capitale, où ils attendront de pouvoir sortir de la principauté.

Ils en sortent le 23, par le Danube, et arrivent le 24 à la frontière russe. Là, les conspirateurs veulent les livrer aux fonctionnaires impériaux, mais ceux-ci refusent de recevoir les prisonniers sans en avoir référé à Saint-Pétersbourg. La réponse arrive le 25. Elle porte l’ordre de remettre immédiatement le prince en liberté, mais de le diriger vers le territoire autrichien.

Il semble donc que c’en est fait de la couronne d’Alexandre et qu’il en est définitivement dépossédé. Mais à l’improviste lui arrive un défenseur. C’est Stamboulof. Le célèbre agitateur se jette impétueusement dans la bagarre, se déclare partisan de l’ordre et de la légalité représentés par le prince et, à la faveur de la révolution qu’il est parvenu à écraser, il inaugure le pouvoir dictatorial que nous allons le voir exercer pendant plusieurs années et jusque sous le règne de Ferdinand de Cobourg.


ERNEST DAUDET.

  1. Un volume in-8o. Plon-Nourrit.
  2. E. Queillé, Les Commencement de l’indépendance bulgare, Paris, Bloud.