Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre II

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Hetzel (p. 15-26).


Caracas. (Page 25.)

II

Le sergent Martial et son neveu


Le départ de ce trio de géographes, — un trio dont les exécutants ne parvenaient point à accorder leurs flûtes, — avait été fixé au 12 août, en pleine saison des pluies. La veille de ce jour, deux voyageurs, descendus à un hôtel de Ciudad-Bolivar, causaient dans la chambre de l’un d’eux, vers huit heures du soir. Une légère brise rafraîchissante entrait par la fenêtre, qui s’ouvrait sur la promenade de l’Alameda.

En ce moment, le plus jeune de ces voyageurs venait de se lever, et dit à l’autre en français :

« Écoute-moi bien, mon bon Martial, et, avant de prendre le lit, je te rappelle une dernière fois tout ce qui a été convenu entre nous avant notre départ.

— Comme vous voudrez, Jean…

— Allons, s’écria Jean, voilà que tu oublies déjà ton rôle dès les premiers mots !

— Mon rôle ?…

— Oui… tu ne me tutoies pas…

— C’est juste !… Satané tutoiement !… Que voulez-vous… non !… que veux-tu ?… le manque d’habitude…

— Le manque d’habitude, mon pauvre sergent !… Y penses-tu ?… Voilà un mois que nous avons quitté la France, et tu m’as tutoyé pendant toute la traversée de Saint-Nazaire à Caracas.

— C’est pourtant vrai ! répliqua le sergent Martial.

— Et maintenant que nous sommes arrivés à Bolívar, c’est-à-dire au point où commence ce voyage qui nous réserve tant de joies… peut-être tant de déceptions… tant de douleurs… »

Jean avait prononcé ces mots avec une émotion profonde. Sa poitrine se soulevait, ses yeux devenaient humides. Cependant il se maîtrisa, en voyant le sentiment d’inquiétude qui se peignit sur la rude figure du sergent Martial.

Et, alors, il reprit en souriant, d’un ton câlin :

« Oui… maintenant que nous sommes à Bolívar, il t’arrive d’oublier que tu es mon oncle et que je suis ton neveu…

— Quelle bête je fais ! répondit le sergent Martial, en s’administrant une forte tape sur le front.

— Non… mais tu te troubles, et, au lieu que ce soit toi qui veilles sur moi, il faudra que… Voyons, mon bon Martial, n’est-il pas d’usage qu’un neveu soit tutoyé par son oncle ?…

— C’est l’usage.

— D’ailleurs, est-ce que, depuis notre embarquement, je ne t’ai pas donné l’exemple en te disant tu ?…

— Oui… et pourtant… tu n’as pas commencé trop…

— Trop petit !… interrompit Jean en insistant sur la dernière syllabe de ce mot.

— Oui… petit… petit ! répéta le sergent Martial, dont le regard s’adoucissait en se fixant sur son prétendu neveu.

— Et n’oublie pas, ajouta celui-ci, que « petit » cela se dit pequeño en espagnol.

Pequeño, répéta de nouveau le sergent Martial. Bon, ce mot-là !… Je le sais, puis une cinquantaine d’autres encore… guère plus, malgré tout ce que j’ai pu y mettre d’attention !

— Oh ! la tête dure ! reprit Jean. Est-ce que chaque jour je ne t’ai pas fait réciter ta leçon d’espagnol pendant la traversée du Pereire

— Que veux-tu, Jean ?… C’est terrible pour un vieux soldat de mon âge, qui a parlé le français toute sa vie, d’apprendre ce charabia des Andalouses !… Vrai ! j’ai de la peine à m’espagnoliser, comme dit cet autre…

— Cela viendra, mon bon Martial.

— C’est même déjà venu pour la cinquantaine de mots dont j’ai parlé. Je sais demander à manger : « Deme usted algo de comer » ; à boire :

« Deme usted de beber » ; à coucher : « Deme usted una cama » ; par où aller : « Enseñeme usted el camino » ; combien ça coûte : « Cuánto vale esto ? ». Et je sais dire merci : « Gracias ! » et bonjour : « Buenos días », et bonsoir : « Buenas noches », et comment vous portez-vous : « Comó esta usted ? ». Et je suis capable de jurer comme un Aragonais ou un Castillan… Carambi de carambo de caramba

— Bon… bon !… s’écria Jean, en rougissant un peu. Ce n’est pas moi qui t’ai appris ces jurons-là, et tu ferais mieux de ne pas les servir à tout propos…

— Que veux-tu, Jean ?… Habitude d’ancien sous-off !… Toute ma vie j’ai lancé des nom d’un bonhomme, des nom d’un tonnerre !… et quand on ne l’assaisonne pas de quelques sacrediés, il me semble que la conversation manque de charme ! Aussi ce qui me plaît dans ce baragouin espagnol que tu parles comme une señora…

— Eh bien, Martial ?…

— Oui… entendu !… c’est que dans ce baragouin, il y a des jurons à revendre… presque autant que de mots…

— Et ce sont ceux-là que tu as naturellement retenus le plus facilement…

— J’en conviens, Jean, et ce n’est pas le colonel de Kermor, lorsque je servais sous ses ordres, qui m’aurait reproché mes tonnerre de Brest ! »

Au nom du colonel de Kermor, on aurait pu voir s’altérer l’expressif visage du jeune garçon, tandis qu’une larme mouillait les paupières du sergent Martial.

« Vois-tu, Jean, reprit-il, Dieu viendrait me dire : “Sergent, dans une heure tu serreras la main de ton colonel, mais je te foudroierai deux minutes après”, que je lui répondrais : ”C’est bien, Seigneur… prépare ta foudre et vise au cœur !” »

Jean se rapprocha du vieux soldat, il lui essuya ses larmes, il regarda avec attendrissement ce bon être, rude et franche nature, capable de tous les dévouements. Et, comme celui-ci l’attirait sur sa poitrine, le pressait entre ses bras : « Il ne faut pas m’aimer tant que cela, mon sergent ! lui dit-il en le câlinant.

— Est-ce que c’est possible ?…

— Possible… et nécessaire… du moins devant le monde, quand on nous observe…

— Mais quand on ne nous observe pas…

— Libre à toi de me traiter avec plus de douceur, en prenant des précautions…

— Ce sera difficile !

— Rien n’est difficile, lorsque c’est indispensable. N’oublie pas ce que je suis, un neveu qui a besoin d’être sévèrement traité par son oncle…

— Sévèrement !… repartit le sergent Martial en levant ses grosses mains vers le ciel.

— Oui… un neveu que tu as dû emmener avec toi dans ce voyage… parce qu’il n’y avait pas moyen de le laisser seul à la maison… de peur de quelque sottise…

— Sottise !

— Un neveu dont tu veux faire un soldat comme toi…

— Un soldat !…

— Oui… un soldat… qu’il convient d’élever à la dure, et auquel tu ne dois pas ménager les corrections, quand il les mérite…

— Et s’il n’en mérite pas ?…

— Il en méritera, répondit Jean en souriant, car c’est un mauvais conscrit…

— Un mauvais conscrit !…

— Et lorsque tu l’auras corrigé en public…

— Je lui demanderai pardon en particulier ! s’écria le sergent Martial.

— Comme il te plaira, mon brave compagnon, à la condition que personne ne nous regarde ! »

Le sergent Martial embrassa son neveu, après avoir fait observer que nul ne pouvait les voir dans cette pièce bien close de l’hôtel.

« Et maintenant, mon ami, dit Jean, l’heure est venue de se coucher. Regagne ta chambre à côté, et je m’enfermerai dans la mienne.

— Veux-tu que je veille la nuit à ta porte ?… demanda le sergent Martial.

— C’est inutile… Il n’y a aucun danger…

— Sans doute, mais…

— Si c’est de cette manière que tu me gâtes dès le début, tu joueras bien mal ton rôle d’oncle féroce…

— Féroce !… Est-ce que je puis être féroce envers toi ?…

— Il le faut… pour écarter tous les soupçons.

— Aussi… Jean, pourquoi as-tu voulu venir ?…

— Parce que je le devais.

— Pourquoi n’es-tu pas resté dans notre maison… là-bas… à Chantenay… ou à Nantes ?…

— Parce que mon devoir était de partir.

— Est-ce que je n’aurais pas pu entreprendre ce voyage tout seul ?…

— Non.

— Des dangers, c’est mon métier de les braver !… Je n’ai fait que cela toute ma vie !… Et, d’ailleurs, ils ne sont pas pour moi ce qu’ils seraient pour toi…

— Aussi ai-je tenu à devenir ton neveu, mon oncle.

— Ah ! si mon colonel avait pu être consulté là-dessus !… s’écria le sergent Martial.

— Et comment ?… répondit Jean, dont le front s’obscurcit.

— Non… c’était impossible !… Mais, après avoir obtenu à San-Fernando des renseignements certains, s’il nous est jamais donné de le revoir, que dira-t-il ?…

— Il remerciera son ancien sergent de ce que celui-ci se sera rendu à mes prières, de ce qu’il aura consenti à me laisser entreprendre ce voyage !… Il te pressera dans ses bras en disant que tu as fait ton devoir, comme j’ai fait le mien !

— Enfin… enfin… s’écria le sergent Martial, tu m’auras tourné et retourné comme tu l’as voulu !

— C’est dans l’ordre, puisque tu es mon oncle, et qu’un oncle doit toujours obéir à son neveu… pas devant le monde, par exemple !

— Non… pas devant le monde… C’est la consigne !

— Et, maintenant, mon bon Martial, va dormir et dors bien. Demain nous devons embarquer dès la première heure sur le bateau de l’Orénoque, et il ne faut pas manquer le départ.
Le sergent Martial et Jean de Kermor.


— Bonsoir, Jean !

— Bonne nuit, mon ami, mon seul ami ! — À demain, et que Dieu nous protège ! »

Le sergent Martial se dirigea vers la porte, l’ouvrit, la referma avec soin, s’assura que Jean tournait la clef et poussait le verrou à l’intérieur. Quelques instants il resta immobile, l’oreille appuyée contre le panneau. Il entendit Jean, qui, avant de se mettre au lit, faisait sa prière dont le murmure arriva jusqu’à lui. Puis, lorsqu’il eut la certitude que le jeune garçon était couché, il passa dans sa chambre, et sa seule prière — à lui — consista à dire en se frappant la tête du poing :

« Oui !… que le Seigneur nous protège, car c’est diantrement raide tout de même ! »

Quels sont ces deux Français ?… D’où viennent-ils ?… Quel motif les amène au Venezuela ?… Pourquoi se sont-ils résolus à jouer ce rôle d’oncle et de neveu ?… Dans quel but vont-ils prendre passage à bord de l’un des bateaux de l’Orénoque, et jusqu’où remonteront-ils le grand fleuve ?…

À ces multiples questions, il est encore impossible de répondre d’une façon explicite. L’avenir le fera, sans doute, et, en réalité, l’avenir seul le peut faire.

Toutefois voici ce qu’il était permis de déduire, d’après la conversation rapportée ci-dessus.

C’étaient deux Français, deux Bretons, deux Nantais. S’il n’y a pas de doute sur leur origine, il y en a sur les liens qui les unissent, et il est moins facile de dire quelle situation ils ont l’un vis-à-vis de l’autre. Et, d’abord, qui était ce colonel de Kermor dont le nom revenait souvent entre eux et leur causait une si profonde émotion ?

Dans tous les cas, ce jeune garçon ne paraît pas avoir plus de seize à dix-sept ans. Il est de taille moyenne et semble doué d’une constitution vigoureuse pour son âge. Sa figure est un peu sévère, triste même, lorsqu’il s’abandonne à ses pensées habituelles ; mais sa physionomie est charmante, avec le doux regard de ses yeux, le sourire de sa bouche aux petites dents blanches, la carnation chaude de ses joues, assez hâlées d’ailleurs par l’air vif des dernières traversées.

L’autre de ces deux Français, — il est sur la limite de la soixantaine, — reproduit bien le type du sergent, du briscard d’autrefois, qui a servi tant que son âge lui a permis de rester au service. Ayant pris sa retraite comme sous-officier, il a servi sous les ordres du colonel de Kermor, lequel lui a même sauvé la vie sur le champ de bataille pendant cette guerre du second empire que termina le désastre de 1870-1871. C’est un de ces vieux braves qui restent dans la maison de leur ancien chef, dévoués et grondeurs, qui deviennent le factotum de la famille, qui voient élever les enfants, quand ils ne les élèvent pas eux-mêmes, qui les gâtent, quoi qu’on puisse dire, qui leur donnent leurs premières leçons d’équitation en les achevalant sur leurs genoux, et leurs premières leçons de chant en leur apprenant les fanfares du régiment.

Le sergent Martial, malgré ses soixante ans, est encore droit et vigoureux. Endurci, trempé pour le métier de soldat, et sur lequel le froid et le chaud n’ont plus de prise, il ne cuirait pas au Sénégal et ne gèlerait pas en Russie. Sa constitution est solide, son courage à toute épreuve. Il n’a peur de rien, ni de personne, si ce n’est de lui-même, car il se défie de son premier mouvement. Haut de stature, maigre pourtant, ses membres n’ont rien perdu de leur force, et à l’âge qu’il a, il a conservé toute la raideur militaire. C’est un grognard, une vieille moustache, soit ! Mais, au demeurant, quelle bonne nature, quel excellent cœur, et que ne ferait-il pas pour ceux qu’il aime ! Il semble, d’ailleurs, que ceux-là se réduisent à deux en ce bas monde, le colonel de Kermor, et Jean, dont il a consenti à devenir l’oncle.

Aussi, avec quelle méticuleuse sollicitude il veille sur ce jeune garçon ! Comme il l’entoure de soins, bien qu’il soit décidé qu’il se montrera très sévère à son égard ! Pourquoi cette dureté de commande, pourquoi ce rôle qui lui répugnait tant à remplir, il n’aurait pas fallu le lui demander. Quels regards farouches on aurait essuyés ! Quelle réponse malsonnante on aurait reçue ! Enfin, avec quelle grâce on eut été « envoyé promener ».

C’est même de la sorte que les choses s’étaient passées pendant la navigation entre l’ancien et le nouveau continent à travers l’Atlantique. Ceux des passagers du Pereire qui avaient voulu se lier avec Jean, qui avaient cherché à lui parler, à lui rendre de ces petits services si communs à bord, qui avaient paru s’intéresser à ce jeune garçon, durement mené par cet oncle bourru et peu sociable, comme ils avaient été remis à leur place, avec injonction de ne pas recommencer !

Si le neveu était vêtu d’un simple costume de voyage, large de coupe, le veston et le pantalon flottant, le chapeau-casque d’étoffe blanche sur des cheveux tondus courts, les bottes à forte semelle, l’oncle, au contraire, était sanglé dans sa longue tunique. Elle n’était pas d’uniforme, mais elle rappelait la tenue militaire. Il n’y manquait que les brisques et les épaulettes. Impossible de faire comprendre au sergent Martial que mieux valait des habits amples appropriés au climat vénézuélien, et que, par conséquent, il aurait dû les adopter. S’il ne portait pas le bonnet de police, c’est que Jean l’avait obligé à se coiffer d’un casque de toile blanche, semblable au sien, lequel protège mieux que toute autre coiffure contre les ardeurs du soleil.

Le sergent Martial avait obtempéré à l’ordre. Mais « ce qu’il se fichait pas mal du soleil ! » avec sa tête fourrée de cheveux ras et rudes, et son crâne en tôle d’acier.

Il va de soi que, sans être trop encombrantes, les valises de l’oncle et de son neveu contenaient, en fait de vêtements de rechange, de linge, d’ustensiles de toilette, de chaussures, tout ce qu’exigeait un pareil voyage, étant donné qu’on ne pourrait rien renouveler en route. Il y avait des couvertures pour le coucher, et aussi des armes et des munitions en quantité suffisante, une paire de revolvers pour le jeune garçon, une seconde paire pour le sergent Martial — sans compter une carabine, dont, très adroit tireur, il se promettait de faire bon usage à l’occasion.

À l’occasion ?… Les dangers sont-ils donc si grands à travers les territoires de l’Orénoque, et convient-il d’être toujours sur la défensive, comme en ces pays de l’Afrique centrale ?… Est-ce que les rives du fleuve et leurs abords sont incessamment battus par des bandes d’Indiens, pillards, massacreurs, anthropophages ?…

Oui et non.

Ainsi qu’il ressort de la conversation de MM. Miguel, Felipe et Varinas, le bas Orénoque de Ciudad-Bolivar à l’embouchure de l’Apure ne présentait aucun danger. Sa partie moyenne, entre cette embouchure et San-Fernando de Atabapo, exigeait certaines précautions, surtout en ce qui concerne les Indiens Quivas. Quant au cours supérieur, il n’est rien moins que sûr, les tribus qui le fréquentent étant toujours en état de pleine sauvagerie.

On ne l’a pas oublié, il n’entrait pas dans les desseins de M. Miguel et ses deux collègues de dépasser la bourgade de San-Fernando. Le sergent Martial et son neveu iraient-ils plus loin ?… Le but de leur voyage ne se trouvait-il pas au-delà de cette bourgade ?… Des circonstances imprévues ne les entraîneraient-elles pas jusqu’aux sources de l’Orénoque ?… C’est ce que personne n’était en mesure de savoir, c’est ce qu’ils ne savaient pas eux-mêmes.

Ce qui était certain, c’est que le colonel de Kermor avait quitté la France depuis quatorze ans pour se rendre au Venezuela. Ce qu’il y faisait, ce qu’il était devenu, à la suite de quelles circonstances il avait voulu s’expatrier, sans même avoir prévenu son vieux compagnon d’armes, peut-être la suite de cette histoire l’apprendra-t-elle ? On n’aurait rien pu trouver de précis à ce sujet dans l’entretien du sergent Martial et du jeune garçon.

Ce que tous deux avaient fait, le voici.

Trois semaines auparavant, après avoir quitté leur maison de Chantenay, près Nantes, ils avaient été s’embarquer, à Saint-Nazaire, sur le Pereire, paquebot de la Compagnie transatlantique, à destination des Antilles. De là, un autre navire les avait transportés à La Guayra, le port de Caracas. Puis, en quelques heures, le chemin de fer les avait conduits à la capitale du Venezuela.

Leur séjour à Caracas ne dura qu’une semaine. Ils ne l’employèrent point à visiter cette cité, sinon curieuse, du moins pittoresque, puisque, de sa partie basse à sa partie haute, la différence d’altitude se mesure par plus de mille mètres. À peine eurent-ils le loisir de monter sur sa colline du Calvaire, d’où le regard embrasse l’ensemble de ces maisons qui sont légèrement construites, afin de parer aux dangers des tremblements de terre, — tel celui de 1812, où périrent douze mille personnes.

On remarque cependant à Caracas de jolis parcs, plantés de groupes d’arbres dont la verdure est éternelle, quelques beaux édifices publics, un palais présidentiel, une cathédrale de belle architecture, des terrasses qui semblent dominer cette magnifique mer des Antilles, enfin toute l’animation d’une grande cité où l’on compte plus de cent mille habitants.

Et, cependant, ce spectacle ne fut pas pour distraire un seul instant le sergent Martial et son neveu de ce qu’ils étaient venus faire en cette ville. Ces huit jours, ils les occupèrent à réunir des renseignements relatifs au voyage qu’ils allaient entreprendre, qui les entraînerait peut-être jusqu’en ces régions lointaines et presque inconnues de la république vénézuélienne. Les indications qu’ils possédaient alors étaient bien incertaines, mais ils espéraient les compléter à San-Fernando. De là, Jean était résolu à continuer ses recherches aussi loin qu’il le faudrait, fût-ce sur les plus dangereux territoires du haut Orénoque.

Et si, alors, le sergent Martial voulait faire acte d’autorité, s’il prétendait empêcher Jean de s’exposer aux dangers d’une telle campagne, il se heurterait, — le vieux soldat ne le savait que trop, — à une ténacité vraiment extraordinaire chez un garçon de cet âge, une volonté que rien ne ferait fléchir, et il céderait, parce qu’il faudrait céder.

Voilà pourquoi ces deux Français, après être arrivés la veille à Ciudad-Bolivar, devaient en repartir le lendemain à bord du bateau à vapeur qui fait le service du bas Orénoque.

« Dieu nous protège, avait dit Jean… Oui !… qu’il nous protège… à l’aller comme au retour ! »