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Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre IV

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Hetzel (p. 41-54).
« J’aurais bien dû prendre mon fusil… »

IV

Premier contact.


C’est à Las Bonitas, sa résidence officielle, que demeure le gouverneur militaire duquel relève le Caura, c’est-à-dire le territoire arrosé par cet important tributaire. La bourgade occupe, sur la rive droite du fleuve, à peu près l’emplacement que possédait autrefois la mission espagnole de l’Altagracia. Les missionnaires ont été les véritables conquérants de ces provinces hispano-américaines, et ils ne voient pas sans jalousie les Anglais, les Allemands, les Français chercher à convertir les Indiens sauvages de l’intérieur. Aussi des conflits sont toujours à craindre.

Le gouverneur militaire se trouvait alors à Las Bonitas. Il connaissait personnellement M. Miguel. Ayant appris son départ pour le cours supérieur de l’Orénoque, il se hâta, lorsque le bateau eut pris son poste, de venir à bord.

M. Miguel présenta ses deux amis au gouverneur. Il y eut sympathique échange de civilités entre ces divers personnages. Une invitation pour déjeuner le lendemain à la résidence fut acceptée, — ce que permettait la relâche du Simon-Bolivar, qui devait se prolonger jusqu’à une heure de l’après-midi.

Il suffisait, en somme, de partir à cette heure-là, et le steamboat arriverait le soir même à Caïcara, où débarqueraient les passagers qui n’étaient pas à destination de San-Fernando ou autres bourgades de la province de l’Apure.

Le lendemain donc, — 15 août, — les trois collègues de la Société de Géographie se rendirent à l’habitation du gouverneur. Mais, avant eux, le sergent Martial ayant ordonné à son neveu, — sur la proposition de celui-ci, — de débarquer, tous deux se promenaient déjà à travers les rues de Las Bonitas.

Une bourgade, en cette partie du Venezuela, c’est à peine un village, quelques cases éparses sous les frondaisons, noyées au milieu de l’épaisse verdure de la zone tropicale. Çà et là se groupaient de magnifiques arbres, qui témoignaient de la puissance végétative du sol — des chapparos au tronc tortu comme celui d’un olivier, couverts de feuilles rudes à odeur forte, des palmiers copernicias aux branches épanouies en gerbes et dont les pétioles se déploient comme des éventails, des palmiers moriches, qui constituent ce qu’on appelle le morichal, c’est-à-dire le marécage, car ces arbres ont la propriété de pomper l’eau du sol au point de le rendre fangeux à leur pied.

Puis c’était des copayferas, des saurans, mimosées géantes, avec une large ramure, au feuillage d’une fine contexture et d’un rose délicat.

Jean et le sergent Martial s’enfoncèrent au milieu de ces palmeraies qui sont naturellement disposées en quinconce, à travers un sous-bois dégagé de broussailles, où poussaient, par myriades, d’élégants bouquets de ces sensitives appelées dormideras ou dormeuses, — d’une si attrayante couleur.

Entre ces arbres passaient, gambadaient, voltigeaient des bandes de singes. Cette engeance pullule sur les territoires vénézuéliens, où l’on ne compte pas moins de seize espèces, aussi inoffensives que bruyantes, — entre autres ces aluates ou araguatos, des hurleurs dont la voix est effrayante pour qui n’a pas l’habitude des forêts tropicales. D’une branche à l’autre sautillait tout un monde ailé, des trupials, qui sont les premiers ténors de ces orphéons aériens, et dont le nid pend à l’extrémité d’une longue liane, des cochets de lagunes, charmants oiseaux, gracieux et caressants ; puis, cachés dans les fentes des trous, et attendant la nuit pour sortir, nombre de ces guarharos frugivores, plus communément appelés diablotins, qui ont l’air d’être brusquement poussés par un ressort, lorsqu’ils s’élancent au sommet des arbres.

Et, tout en gagnant les profondeurs de la palmeraie, le sergent Martial de dire :

« J’aurais bien dû prendre mon fusil…

— Veux-tu donc tuer des singes ?… demanda Jean.

— Des singes, non… Mais… s’il y a par ici des bêtes peu commodes…

— Sois sans inquiétude, mon oncle ! Il faut aller fort loin des habitations pour rencontrer des fauves dangereux, et il n’est pas impossible que nous ayons plus tard à nous défendre…

— N’importe !… Un soldat ne doit pas sortir sans ses armes, et je mériterais d’être consigné !… »

Le sergent Martial n’eut point à se repentir de ce manquement à la discipline. La vérité est que les félidés, grands ou petits, les jaguars, les tigres, les lions, les ocelots, les chats, fréquentent de préférence les épaisses forêts du haut fleuve. Peut-être risque-t-on aussi d’y rencontrer des ours, mais ces plantigrades sont d’humeur débonnaire, vivant de poissons et de miel, et quant aux paresseux — le bradypus trydactylus, — ce sont des pleignards dont il n’y a pas à se préoccuper.

Au cours de cette promenade, le sergent Martial n’aperçut que de timides rongeurs, entre autres, des cabiais et quelques couples de ces chiriquis, habiles au plongeon, inhabiles à la course.

Quant aux habitants du district, c’étaient généralement des métis, mêlés à des familles d’Indiens, plus disposés à se cacher au fond de leurs paillotes qu’à se montrer au-dehors, — les femmes et les enfants surtout.

C’est bien au-delà, en amont du fleuve, que l’oncle et le neveu se trouveraient en communication avec les farouches indigènes de l’Orénoque, et sans doute, le sergent Martial ferait-il bien de ne jamais oublier sa carabine.

Après une assez fatigante excursion de trois bonnes heures aux alentours de Las Bonitas, tous deux revinrent à bord pour le déjeuner du Simon-Bolivar.

À la même heure, MM. Miguel, Felipe et Varinas, réunis dans la case résidentielle, s’asseyaient à la table du gouverneur.

Si le menu du repas fut très simple, — et, franchement, on ne peut attendre d’un gouverneur de province ce qu’on eût attendu du Président de la république vénézuélienne, — les convives furent l’objet d’un très cordial accueil. On causa naturellement de la mission que s’étaient donnée les trois géographes, et le gouverneur, en homme avisé, se garda bien de prendre parti pour l’Orénoque, le Guaviare ou l’Atabapo. L’essentiel était que la conversation ne dégénérât pas en dispute, et, plus d’une fois, il dut l’aiguiller fort à propos sur un autre sujet.

Et, à un certain moment où les voix de MM. Felipe et Varinas prenaient une intensité provocante, il sut opérer une diversion en disant :

« Savez-vous, messieurs, si, parmi les passagers du Simon-Bolivar, il en est qui remonteront l’Orénoque jusqu’à son cours supérieur ?…

— Nous l’ignorons, répondit M. Miguel. Cependant il semble bien que le plus grand nombre compte soit s’arrêter à Caïcara, soit continuer par l’Apure jusqu’aux bourgades de la Colombie…

— À moins que ces deux Français ne se dirigent vers le haut Orénoque, fit observer M. Varinas.

— Deux Français ?… demanda le gouverneur.

— Oui, répondit M. Felipe, un vieux et un jeune, qui se sont embarqués à Bolivar.

— Où vont-ils ?…

— Personne ne le sait, répondit M. Miguel, car ils ne sont pas précisément communicatifs. Lorsque l’on veut entrer en conversation avec le jeune, le vieux, qui a toute l’apparence d’un ancien soldat, intervient d’un air furibond, et si l’on persiste, il envoie brutalement son neveu, — car il paraît que c’est son neveu, — réintégrer sa cabine… C’est un oncle qui a des façons de tuteur…

— Et je plains le pauvre garçon qu’il a sous sa tutelle, répliqua M. Varinas, car il souffre de ces brutalités, et, plus d’une fois, j’ai cru voir des larmes dans ses yeux… »

Vraiment, cet excellent M. Varinas avait vu cela !… Dans tous les cas, si les yeux de Jean sont quelquefois humides, c’est parce qu’il songe à l’avenir, au but qu’il poursuit, aux déceptions qui l’attendent peut-être, et non parce que le sergent Martial le traite avec trop de dureté. Après tout, des étrangers pouvaient s’y méprendre.

« Enfin, reprit M. Miguel, nous serons fixés, ce soir même, sur le point de savoir si ces deux Français ont l’intention de remonter l’Orénoque. Je n’en serais pas étonné, parce que le jeune garçon consulte sans cesse l’ouvrage de ce compatriote à lui, qui a pu atteindre, il y a quelques années, les sources du fleuve…

— Si elles sont de ce côté, dans le massif de la Parima… s’écria M. Felipe, tout indiqué pour faire cette réserve, en sa qualité de partisan de l’Atabapo.

— Et si elles ne sont pas dans les montagnes des Andes, s’écria M. Varinas, au lieu même où naît cet affluent improprement appelé le Guaviare… »

Le gouverneur comprit que la discussion allait recommencer de plus belle.

« Messieurs, dit-il à ses hôtes, cet oncle et ce neveu dont vous parlez piquent ma curiosité. S’ils ne s’arrêtent pas à Caïcara, s’ils ne sont pas à destination de San-Fernando de Apure ou de Nutrias, en un mot, s’ils ont l’intention de poursuivre leur voyage sur le cours du haut Orénoque, je me demande quel est leur but. Les Français sont hardis, j’en conviens, ce sont d’audacieux explorateurs, mais ces territoires du Sud-Amérique leur ont déjà coûté plus d’une victime… le docteur Crevaux, tombé sous les coups des Indiens dans les plaines de la Bolivie, son compagnon, François Burban, dont on ne retrouve plus même la tombe dans le cimetière de Moitaco… Il est vrai, M. Chaffanjon a pu parvenir jusqu’aux sources de l’Orénoque…

— Si c’est l’Orénoque !… répliqua M. Varinas qui n’aurait jamais laissé passer cette affirmation monstrueuse sans une énergique protestation.

— En effet, si c’est l’Orénoque, répondit le gouverneur, et nous serons définitivement fixés sur ce point géographique après votre voyage, messieurs. Je disais donc que si M. Chaffanjon a pu revenir sain et sauf, ce n’est pas faute d’avoir couru plus d’une fois le risque d’être massacré comme l’ont été ses prédécesseurs. En vérité, on dirait que notre superbe fleuve vénézuélien les attire, ces Français, et sans parler de ceux qui sont parmi les passagers du Simon-Bolivar

— Au fait, c’est vrai, fit observer M. Miguel. Il y a quelques semaines, deux de ces intrépides ont entrepris une reconnaissance à travers les llanos, dans l’est du fleuve…

— Parfaitement, monsieur Miguel, répondit le gouverneur. Je les ai reçus ici même, des hommes jeunes encore, de vingt-cinq à trente ans, l’un, Jacques Helloch, un explorateur, l’autre, nommé Germain Paterne, un de ces naturalistes qui risqueraient leur vie pour découvrir un nouveau brin d’herbe…

— Et, depuis, vous n’en avez aucune nouvelle ?… demanda M. Felipe.

— Aucune, messieurs. Je sais seulement qu’ils se sont embarqués sur une pirogue à Caïcara, qu’on a signalé leur passage à Buena Vista et à la Urbana, d’où ils sont partis pour remonter l’un des affluents de la rive droite. Mais, à dater de cette relâche, on n’en a plus entendu parler, et les inquiétudes qu’ils donnent ne se justifient que trop !

— Espérons que ces deux explorateurs, dit M. Miguel, ne sont pas tombés entre les mains de ces Quivas, pillards et assassins, dont la Colombie a rejeté les tribus sur le Venezuela, et qui ont maintenant pour chef, assure-t-on, un certain Alfaniz, forçat évadé du bagne de Cayenne…

— Est-ce que le fait est positif ?…. interrogea M. Felipe.

— Il paraît l’être, et je vous souhaite de ne point rencontrer ces bandes de Quivas, messieurs, ajouta le gouverneur. Après tout, il est possible que ces Français n’aient pas été attirés dans un guet-apens, possible qu’ils poursuivent leur voyage avec autant de bonheur que d’audace, possible enfin que, d’un jour à l’autre, leur retour s’opère par un des villages de la rive droite. Puissent-ils réussir comme a réussi leur compatriote ! Mais on parle également d’un missionnaire qui a été plus loin encore à travers ces territoires de l’est : c’est un Espagnol, le Père Esperante. Après un court séjour à San-Fernando, ce missionnaire n’avait pas hésité à dépasser les sources de l’Orénoque…

— Le faux Orénoque ! » s’écrièrent à la fois MM. Felipe et Varinas.

Et ils jetèrent un regard de provocation à leur collègue, qui inclina doucement la tête en disant :

« Aussi faux qu’il vous plaira, mes chers collègues ! »

Et M. Miguel ajouta en s’adressant au gouverneur :

« N’ai-je pas entendu dire que ce missionnaire avait réussi à fonder une mission…

— En effet… la Mission de Santa-Juana, dans les régions voisines du Roraima, et qui paraît être en voie de prospérité.

— Une tâche difficile… affirma M. Miguel.

— Surtout quand il s’agit, répondit le gouverneur, de civiliser, de convertir au catholicisme, de régénérer, en un mot, les plus sauvages des Indiens sédentaires qui errent sur les territoires du sud-est, ces Guaharibos, pauvres êtres relégués au bas de l’échelle humaine ! Et l’on ne se figure pas ce qu’il faut de courage, d’abnégation, de patience, en un mot de vertu apostolique, pour accomplir une telle œuvre d’humanité. Pendant les premières années, on est resté sans nouvelles du Père Esperante, et, en 1888, le voyageur français n’en avait pas entendu parler, bien que la Mission de Santa-Juana ne fût pas très éloignée des sources… »

Le gouverneur se garda bien d’ajouter : de l’Orénoque, afin de ne pas mettre le feu aux poudres.

« Mais, continua-t-il, depuis deux ans, on a eu de ses nouvelles à San-Fernando, et il se confirme qu’il a fait là, parmi ces Guaharibos, œuvre miraculeuse de civilisation. »

Jusqu’à la fin du déjeuner, la conversation porta sur les faits relatifs aux territoires traversés par le cours moyen de l’Orénoque, — cours qui, lui, n’était pas en discussion, — sur l’état actuel des Indiens, de ceux qui sont apprivoisés comme de ceux qui se soustraient à toute domination, c’est-à-dire à toute civilisation. Le gouverneur du Caura donna des détails circonstanciés à propos de ces indigènes, — détails dont M. Miguel, si savant qu’il fût en matières géographiques, devait faire et fit son profit. Bref, cette conversation ne dégénéra point en dispute, car elle ne mit pas aux prises MM. Felipe et Varinas.
« vous allez à San-Fernando ? » dit le gouverneur. (Page 52.)


Vers midi, les hôtes de la résidence quittèrent la table, et se dirigèrent vers le Simon-Bolivar, dont le départ devait s’effectuer à une heure de l’après-midi.

L’oncle et son neveu, depuis qu’ils étaient rentrés pour prendre leur part de l’almuerzo, n’avaient plus remis le pied à terre. De l’arrière du pont supérieur, où le sergent Martial fumait sa pipe, ils aperçurent de loin M. Miguel et ses collègues qui regagnaient le bord.

Le gouverneur avait voulu les accompagner. Désireux de leur donner une dernière poignée de main et un dernier adieu à l’instant où le bateau larguerait ses amarres, il embarqua et monta sur le spardeck.

Le sergent Martial dit alors à Jean :

« C’est au moins un général, ce gouverneur-là, bien qu’il ait un veston pour tunique, un chapeau de paille pour bicorne, et que sa poitrine manque de décorations…

— C’est probable, mon oncle.

— Un de ces généraux sans soldats, comme il y en a tant dans ces républiques américaines !

— Il a l’air d’un homme fort intelligent, fit observer le jeune garçon.

— Possible, mais il a surtout l’air d’un curieux, répliqua le sergent Martial, car il nous regarde d’une façon qui ne me va qu’à moitié… et, à vrai dire, pas du tout ! »

En effet, le gouverneur s’obstinait à dévisager particulièrement les deux Français, dont il avait été question pendant le déjeuner.

Leur présence à bord du Simon-Bolivar, le motif pour lequel ils avaient entrepris ce voyage, la question de savoir s’ils s’arrêteraient à Caïcara, ou s’ils iraient au-delà, soit par l’Apure, soit par l’Orénoque, cela ne laissait pas d’exciter sa curiosité. Les explorateurs du fleuve, ce sont généralement des hommes dans la force de l’âge — tels ceux qui avaient visité Las Bonitas, il y avait quelques semaines, et dont on n’avait plus de nouvelles depuis leur départ de la Urbana. Mais ce jeune garçon de seize à dix-sept ans, et ce vieux soldat de soixante, il était difficile d’admettre qu’ils fussent en train d’effectuer une expédition scientifique…

Après tout, un gouverneur, même au Venezuela, a bien le droit de s’enquérir des motifs qui amènent des étrangers sur son territoire, de leur poser des questions à ce sujet, de les interroger au moins officieusement.

Le gouverneur fit donc quelques pas vers l’arrière du spardeck, en causant avec M. Miguel, que ses compagnons, occupés dans leur cabine, avaient laissé seul à lui tenir compagnie.

Le sergent Martial comprit la manœuvre :

« Attention ! dit-il. Le général cherche à prendre contact, et, pour sûr, il va nous demander qui nous sommes… pourquoi nous sommes venus… où nous allons…

— Eh bien, mon bon Martial, il n’y a point à le cacher, répondit Jean.

— Je n’aime pas qu’on s’occupe de mes affaires, et je vais l’envoyer promener…

— Veux-tu donc nous attirer des difficultés, mon oncle ?… dit le jeune garçon en le retenant de la main.

— Je ne veux pas qu’on te parle… je ne veux pas que l’on tourne autour de toi…

— Et moi, je ne veux pas que tu compromettes notre voyage par des maladresses ou des sottises ! répliqua Jean d’un ton résolu. Si le gouverneur du Caura m’interroge, je ne refuserai pas de répondre, et il est même désirable que j’obtienne de lui quelques renseignements. »

Le sergent Martial bougonna, tira de rageuses bouffées de sa pipe, et se rapprocha de son neveu, auquel le gouverneur dit en cette langue espagnole que Jean parlait couramment :

« Vous êtes un Français…

— Oui, monsieur le gouverneur, répondit Jean, qui se découvrit devant Son Excellence.

— Et votre compagnon ?…

— Mon oncle… c’est un Français comme moi, un ancien sergent à la retraite. »

Le sergent Martial, bien qu’il fût très peu familiarisé avec la langue espagnole, avait compris qu’il s’agissait de lui. Aussi se redressa-t-il de toute sa hauteur, convaincu qu’un sergent du 72e de ligne valait bien un général vénézuélien, fût-il gouverneur de territoire.

« Je ne crois pas être indiscret, mon jeune ami, reprit ce dernier, en vous demandant si votre voyage doit se prolonger au-delà de Caïcara ?…

— Oui… au-delà, monsieur le gouverneur, répondit Jean.

— Par l’Orénoque ou par l’Apure ?…

— Par l’Orénoque.

— Jusqu’à San-Fernando de Atabapo ?…

— Jusqu’à cette bourgade, monsieur le gouverneur, et peut-être plus loin encore si les renseignements que nous espérons y recueillir l’exigent. »

Le gouverneur, à l’exemple de M. Miguel, ne pouvait qu’être vivement impressionné par l’air de ce jeune garçon, la netteté de ses réponses, et il était aisé de voir qu’il leur inspirait à tous deux une réelle sympathie.

Or, c’était contre ces trop visibles sympathies-là que le sergent Martial prétendait bien le défendre. Il n’entendait pas que l’on regardât son neveu de si près, il ne voulait pas que d’autres, étrangers ou non, se montrassent touchés de sa grâce naturelle et charmante. Et ce qui l’enrageait davantage, c’est que M. Miguel ne cachait point les sentiments qu’il éprouvait pour ce jeune garçon. Le gouverneur du Caura, peu importait, puisqu’il resterait à Las Bonitas ; mais M. Miguel était, lui, plus qu’un passager du Simon-Bolivar… il devait remonter le fleuve jusqu’à San-Fernando… et lorsqu’il aurait fait connaissance avec Jean, il serait bien difficile d’empêcher ces relations, qui sont comme obligées entre voyageurs pendant un long itinéraire.

Eh bien, pourquoi pas ?… voudra-t-on demander au sergent Martial.

Quel inconvénient y aurait-il eu à ce que des personnages de haute situation, à même de rendre quelques services au cours d’une navigation sur l’Orénoque, laquelle n’est pas sans danger, se fussent mis en une certaine intimité avec l’oncle et le neveu ?… Cela n’est-il pas dans l’ordre ordinaire des choses ?…

Oui, et, cependant, si l’on eût prié le sergent Martial de dire pourquoi il avait l’intention d’y faire obstacle :

« Parce que cela ne me convient pas ! » se fût-il borné à répondre d’un ton cassant, et il aurait fallu se contenter de cette réponse, faute d’une autre que, sans doute, il se refuserait à donner.

Au surplus, en ce moment, il ne pouvait envoyer promener Son Excellence, et il dut laisser le jeune garçon prendre part à cet entretien, comme il l’entendait.

Le gouverneur fut alors tout porté à interroger Jean sur l’objet de son voyage.

« Vous allez à San-Fernando ?… lui dit-il.

— Oui, monsieur le gouverneur.

— Dans quel but ?…

— Afin d’obtenir des renseignements.

— Des renseignements… et sur qui ?…

— Sur le colonel de Kermor.

— Le colonel de Kermor ?… répondit le gouverneur. C’est la première fois que ce nom est prononcé devant moi, et je n’ai pas entendu dire qu’un Français ait jamais été signalé à San-Fernando depuis le passage de M. Chaffanjon…

— Il s’y trouvait, cependant, quelques années auparavant, fit observer le jeune garçon.

— Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer ce fait ?… demanda le gouverneur.

— Sur la dernière lettre du colonel qu’on ait reçue en France, une lettre adressée à l’un de ses amis de Nantes, et qui était signée de son nom…

— Et vous dites, mon cher enfant, reprit le gouverneur, que le colonel de Kermor a séjourné il y a quelques années à San-Fernando ?…

— Ce n’est pas douteux, puisque sa lettre était datée du 12 avril 1879.

— Cela m’étonne !…

— Et pourquoi, monsieur le gouverneur ?…

— Parce que je me trouvais à cette époque dans la bourgade, en qualité de gouverneur de l’Atabapo, et si un Français tel que le colonel de Kermor avait paru sur le territoire, j’en eusse été certainement informé… Or, ma mémoire ne me rappelle rien… absolument rien… »

Cette affirmation si précise du gouverneur parut faire une profonde impression sur le jeune garçon. Sa figure, qui s’était animée pendant la conversation, perdit sa coloration habituelle. Il pâlit, ses yeux devinrent humides, et il dut faire preuve d’une grande énergie pour ne pas s’abandonner.

« Je vous remercie, monsieur le gouverneur, dit-il, je vous remercie de l’intérêt que nous vous inspirons, mon oncle et moi… Mais, si certain que vous soyez de n’avoir jamais entendu parler du colonel de Kermor, il n’est pas moins acquis qu’il était à San-Fernando, en avril 1879, puisque c’est de là qu’il a envoyé la dernière lettre qu’on ait reçue de lui en France.

— Et qu’allait-il faire à San-Fernando ?… » demanda M. Miguel, question que le gouverneur n’avait pas encore posée.

Ce qui valut à l’honorable membre de la Société de Géographie un formidable coup d’œil du sergent Martial, lequel murmurait entre ses dents :

« Ah çà ! de quoi se mêle-t-il, celui-là ?… Le gouverneur, passe encore… mais ce pékin… »

Et pourtant, ce pékin, Jean n’hésita pas à lui répondre :

« Ce qu’allait faire le colonel, monsieur, je l’ignore… C’est un secret que nous découvrirons, si Dieu nous permet d’arriver jusqu’à lui…

— Quel lien vous rattache donc au colonel de Kermor ?… demanda le gouverneur.

— C’est mon père, répondit Jean, et je suis venu au Venezuela pour retrouver mon père ! »