Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre II

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Hetzel (p. 231-246).

Valdez accepta son offre. (Page 233.)

II

Première étape.


La Gallinetta et la Moriche étaient commandées, ainsi qu’elles l’avaient été depuis leur départ de Caïcara, par les patrons Parchal et Valdez. Avec Parchal et ses hommes, Jacques Helloch et Germain Paterne n’avaient éprouvé aucune difficulté pour la prolongation du voyage. Engagés en vue d’une campagne d’une durée indéterminée, peu importait à ces braves gens qu’elle eût pour résultat l’exploration de l’Orénoque jusqu’à ses sources ou de tout autre de ses affluents, du moment qu’ils étaient assurés d’un bon salaire.

En ce qui concernait Valdez, il avait fallu établir les conditions d’un nouveau marché. L’Indien ne devait conduire le sergent Martial et son neveu que jusqu’à San-Fernando, ceux-ci n’ayant pu traiter que de cette façon, puisque tout dépendait des renseignements qui seraient recueillis dans la bourgade. Valdez, on le sait, était originaire de San-Fernando, où il demeurait d’habitude, et, après avoir pris congé du sergent Martial, il comptait attendre l’occasion de redescendre le fleuve pour le compte d’autres passagers, marchands ou voyageurs.

Or, le sergent Martial et Jean avaient été extrêmement satisfaits de l’habileté et du zèle de Valdez, et ce n’est pas sans regret qu’ils s’en fussent séparés pour cette seconde partie de la campagne, la plus difficile assurément. Aussi lui proposèrent-ils de rester à bord de sa pirogue la Gallinetta au cours de cette navigation sur le haut Orénoque.

Valdez consentit volontiers. Toutefois, des neuf hommes de son équipage, il ne put en conserver que cinq, quatre devant s’employer à la récolte du caoutchouc, qui leur vaut de plus grands bénéfices. Le patron trouva heureusement à les remplacer, en engageant trois Mariquitares et un Espagnol, de manière à compléter l’équipage de la Gallinetta.

Les Mariquitares, qui appartiennent aux tribus de ce nom répandues sur les territoires de l’est, sont d’excellents bateliers. Et même ceux-ci connaissaient le fleuve sur une étendue de plusieurs centaines de kilomètres au-delà de San-Fernando.

Quant à l’Espagnol, nommé Jorrès, arrivé depuis quinze jours à la bourgade, il cherchait précisément une occasion de se rendre à Santa-Juana où, disait-il, le Père Esperante ne refuserait pas de l’admettre au service de la Mission. Or, ayant appris que le fils du colonel de Kermor avait résolu de se rendre à Santa-Juana, et dans quel but il entreprenait ce voyage, Jorrès s’était empressé de s’offrir comme batelier. Valdez, auquel il manquait un homme, accepta son offre. Cet Espagnol paraissait être doué d’intelligence, bien que la dureté de ses traits, le feu de son regard, ne prévinssent pas trop en sa faveur. Il était, d’ailleurs, de tempérament taciturne et peu communicatif.

Il est bon d’ajouter que les patrons Valdez et Parchal avaient déjà remonté le fleuve jusqu’au rio Mavaca, un des tributaires de gauche, à trois cent cinquante kilomètres environ en aval du massif de la Parima, d’où s’épanchent les premières eaux du grand fleuve.

Il convient de faire remarquer aussi que les pirogues employées sur le haut Orénoque sont ordinairement de construction plus légère que celles du cours moyen. Mais la Gallinetta et la Moriche, de dimensions restreintes, n’avaient point paru impropres à ce genre de navigation. On les avait visitées avec soin, radoubées dans leurs fonds, remises en parfait état. Au mois d’octobre, la saison sèche n’a pas encore abaissé à son minimum l’étiage du fleuve. Sa profondeur devait donc suffire au tirant d’eau des deux falcas. Mieux valait ne pas les changer pour d’autres, puisque leurs passagers y étaient habitués depuis plus de deux mois.

À l’époque où M. Chaffanjon accomplissait son extraordinaire voyage, il n’existait, en fait de carte, que celle de Coddazzi, généralement peu exacte, et dont le voyageur français avait dû rectifier en maint endroit les erreurs. En conséquence, ce dut être la carte dressée par M. Chaffanjon qui allait servir pendant cette seconde partie de la campagne.

Le vent était favorable, une assez forte brise. Les deux pirogues, voiles hissées à bloc, marchaient rapidement, à peu près sur la même ligne. Les équipages, groupés à l’avant, n’avaient point à faire usage de leurs bras. Beau temps, avec un ciel semé de légers nuages chassant de l’ouest.

À San-Fernando, les falcas avaient été ravitaillées de viande séchée, de légumes, de cassave, de conserves, de tabac, de tafia et d’aguardiente, d’objets d’échange, couteaux, hachettes, verroterie, miroirs, étoffes, et aussi de vêtements, de couvertures, de munitions. Mesure prudente, car, en amont de la bourgade, il eût été malaisé de se procurer le nécessaire, sauf pour la nourriture. En ce qui concernait l’alimentation du personnel, d’ailleurs, le Hammerless de Jacques Helloch et la carabine du sergent Martial devaient y pourvoir largement. La pêche ne manquerait pas non plus d’être fructueuse, car le poisson fourmille aux embouchures des nombreux rios qui grossissent le cours supérieur du fleuve.

Le soir, vers cinq heures, les deux pirogues, bien servies par la brise, vinrent s’amarrer à l’extrême pointe de l’île Mina, presque en face du Mawa. Un couple de cabiais furent tués, et il n’y eut lieu de toucher aux provisions ni pour les passagers ni pour les équipages.

Le lendemain, 4 octobre, on repartit dans des conditions identiques. Après une navigation en droite ligne sur les vingt kilomètres de cette portion de l’Orénoque, à laquelle les Indiens donnent le nom de cañon Nube, la Moriche et la Gallinetta relâchèrent au pied des étranges rocs de la Piedra Pintada.

C’est la « Pierre Peinte » dont Germain Paterne essaya vainement de déchiffrer les inscriptions, en partie recouvertes par les eaux. En effet, les crues de la saison pluvieuse maintenaient au-dessus de l’étiage normal le niveau du fleuve. Du reste, on rencontre une autre Piedra Pintada au-delà de l’embouchure du Cassiquiare, avec les mêmes signes hiéroglyphiques, — signature authentique de ces races indiennes que le temps a respectée.

D’habitude, les voyageurs de l’Alto Orinoco préfèrent débarquer pendant la nuit. Dès qu’est établi une sorte de campement sous les arbres, ils suspendent leurs hamacs aux basses branches, et dorment à la belle étoile, et les étoiles sont toujours belles au firmament vénézuélien quand elles ne sont pas voilées de nuages. Il est vrai, les passagers s’étaient contentés jusqu’alors de l’abri des roufs à bord de leurs pirogues, et ils ne pensèrent pas qu’il y eût lieu de les abandonner.

En effet, outre que les dormeurs risquent d’être surpris par des averses soudaines et violentes, assez communes en ces contrées, d’autres éventualités peuvent se produire, qui ne sont pas moins inquiétantes.

C’est ce que firent observer, ce soir-là, les deux patrons Valdez et Parchal.

« Si cela défendait contre les moustiques, expliqua le premier, mieux vaudrait camper. Mais les moustiques sont aussi malfaisants sur la berge que sur le fleuve…

— En outre, ajouta Parchal, on est exposé aux fourmis, dont les piqûres vous donnent des heures de fièvre.

— Ne sont-ce pas celles qu’on appelle « veinte y cuatro », demanda Jean, très renseigné par la lecture assidue de son guide.

— Précisément, répondit Valdez, sans compter les chipitas, des petites bêtes qu’on distingue à peine, qui vous dévorent de la tête aux pieds, les termites, si insupportables qu’ils obligent les Indiens à fuir leurs cases…

— Et sans compter les chiques, ajouta Parchal, et aussi ces vampires, qui vous sucent le sang jusqu’à la dernière goutte…

— Et sans compter les serpents, amplifia Germain Paterne, des culebra mapanare et autres, longs de plus de six mètres !… Je leur préfère encore les moustiques…

— Et moi je n’aime ni les uns ni les autres ! » déclara Jacques Helloch.

Tous furent de cet avis. Aussi, le couchage à bord des falcas devait-il être maintenu, tant que quelque orage, un coup de chubasco, par exemple, n’obligerait pas les passagers à chercher refuge sur les berges.

Le soir, on avait pu atteindre l’embouchure du rio Ventuari, un important tributaire de la rive droite. À peine était-il cinq heures, et il restait deux heures de jour. Toutefois, d’après le conseil de Valdez, on fit halte en cet endroit, car, au-dessus du Ventuari, le lit, obstrué de roches, présente une navigation difficile et dangereuse qu’il serait imprudent de tenter aux approches de la nuit.

Le repas fut pris en commun. Le sergent Martial n’y pouvait plus faire d’objections, maintenant que le secret de Jean était connu de ses deux compatriotes. Visiblement même, Jacques Helloch et Germain Paterne apportaient une extrême réserve dans leurs rapports avec la jeune fille. Ils se seraient reprochés de la gêner par trop d’assiduité, — Jacques Helloch surtout. Si ce n’était pas de l’embarras, c’était du moins un sentiment particulier qu’il éprouvait, lorsqu’il se trouvait en présence de Mlle  de Kermor. Celle-ci n’aurait pu ne point s’en apercevoir, mais elle ne voulait y prendre garde. Elle agissait avec la même franchise, la même simplicité qu’autrefois. Elle invitait les deux jeunes gens à se réunir dans sa pirogue, le soir venu. Puis, l’on causait des incidents de la navigation, des éventualités que présentait l’avenir, des chances de succès, des renseignements qui seraient sans doute recueillis à la Mission de Santa-Juana.

« Et c’est de bon augure qu’elle porte ce nom, fit alors observer Jacques Helloch. Oui ! de bon augure, puisque c’est précisément votre nom… mademoiselle…

— Monsieur Jean… s’il vous plaît… monsieur Jean ! interrompit la jeune fille en souriant, tandis que se fronçait le gros sourcil du sergent Martial.

— Oui… monsieur Jean ! » répondit Jacques Helloch, après avoir indiqué du geste qu’aucun des mariniers de la falca n’avait pu l’entendre.

Ce soir-là, la conversation s’engagea sur cet affluent à l’embouchure duquel les pirogues avaient pris leur poste de nuit.

C’est un des plus considérables de l’Orénoque. Il lui verse une
« Est-ce que je ne vous ai pas déjà vu quelque part ? » (Page 241.)

énorme masse d’eau par sept bouches disposées en delta, à travers une des courbes les plus prononcées de tout son système hydrographique, — un coude en angle aigu, qui mord profondément sa coulière. Le Ventuari descend du nord-est au sud-ouest, alimenté par les inépuisables réservoirs des Andes guyanaises, et il arrose les territoires ordinairement habités par les Indiens Macos et les Indiens Mariquitares. Son apport est donc plus volumineux que celui des affluents de gauche, qui se promènent lentement à travers la plate savane.

Et c’est ce qui amena Germain Paterne à déclarer, en haussant quelque peu les épaules :

« En vérité, MM. Miguel, Varinas et Felipe auraient là un beau sujet de discussion ! Voici ce Ventuari, qui le disputerait non sans avantage à leur Atabapo et à leur Guaviare, et s’ils avaient été ici, nous en aurions eu pour toute la nuit à entendre les arguments qu’ils s’envoient en pleine poitrine.

— C’est probable, répondit Jean, car ce cours d’eau est le plus important de la région.

— Au fait, s’écria Germain Paterne, je sens que le démon de l’hydrographie s’empare de mon cerveau !… Pourquoi le Ventuari ne serait-il pas l’Orénoque ?…

— Si tu penses que je vais discuter cette opinion… répliqua Jacques Helloch.

— Et pourquoi pas ?… Elle est aussi bonne que celles de MM. Varinas et Felipe…

— Tu veux dire qu’elle est aussi mauvaise…

— Et pour quelle raison ?…

— Parce que l’Orénoque… c’est l’Orénoque.

— Bel argument, Jacques !

— Ainsi, monsieur Helloch, demanda Jean, votre opinion est conforme à celle de M. Miguel…

— Entièrement… mon cher Jean.

— Pauvre Ventuari ! répondit en riant Germain Paterne. Je vois qu’il n’a pas de chance de réussir, et je l’abandonne. »

Les journées des 4, 5 et 6 octobre exigèrent une grande dépense de forces, qu’il fallut demander aux bras des équipages, soit pour le halage, soit pour la manœuvre des pagaies et des palancas. Après la Piedra Pintada, les pirogues avaient dû contourner pendant sept à huit kilomètres un encombrement d’îlots et de rochers qui rendait la marche très lente et très difficile. Et, bien que la brise continuât à souffler de l’ouest, se servir des voiles eût été impossible à travers ce labyrinthe. En outre, la pluie tomba en tumultueuses averses, et les passagers furent contraints de se consigner sous leurs roufs durant de longues heures.

En amont de ces rochers avaient succédé les rapides de Santa-Barbara, que les pirogues franchirent heureusement sans avoir été obligées à aucun transbordement. On n’aperçut point en cet endroit les ruines de l’ancien village, signalées par M. Chaffanjon, et il ne semblait même pas que cette portion de la rive gauche du fleuve eût jamais été habituée par des Indiens sédentaires.

Ce ne fut qu’au-delà des passes de Cangreo que la navigation put être reprise dans des conditions normales, — ce qui permit aux falcas d’atteindre dès l’après-midi du 6 octobre le village de Guachapana où elles relâchèrent.

Et si les patrons Valdez et Parchal y firent halte, ce fut uniquement pour accorder une demi-journée et une nuit de repos à leurs équipages.

En effet, Guachapana ne se compose que d’une demi-douzaine de paillotes depuis longtemps abandonnées. Cela tient à ce que la savane environnante est infestée de termites, dont les nids mesurent jusqu’à deux mètres de hauteur. Devant cet envahissement des « poux de bois », il n’y a qu’un parti à prendre, leur céder la place, et c’est ce que les Indiens avaient fait.

« Telle est, observa Germain Paterne, la puissance des infiniment petits. Rien ne résiste aux bestioles, lorsque leur nombre se chiffre par myriades. Une bande de tigres, de jaguars, on peut parvenir à la repousser, même à en débarrasser un pays… et on ne décampe point devant ces fauves…

— À moins qu’on ne soit un Indien Piaroa, dit Jean, d’après ce que j’ai lu…

— Mais, dans ce cas, c’est bien plus par superstition que par crainte que ces Piaroas prennent la fuite, ajouta Germain Paterne, tandis que des fourmis, des termites finissent par rendre un pays inhabitable. »

Vers cinq heures, les mariniers de la Moriche purent s’emparer d’une tortue de l’espèce terecaïe. Ce chélonien servit à la confection d’une soupe excellente, et d’un non moins excellent bouilli, auquel les Indiens donnent le nom de sancocho. Au surplus, — ce qui permettait d’économiser sur les approvisionnements des falcas, — à la lisière des bois voisins, singes, cabiais, pécaris, n’attendaient qu’un coup de fusil pour figurer sur la table des passagers. De tous côtés, il n’y avait qu’à cueillir ananas et bananes. Au-dessus des berges se dispersaient incessamment, en bruyantes volées, des canards, des hoccos au ventre blanchâtre, des poules noires. Les eaux fourmillaient de poissons, et ils sont si abondants que les indigènes peuvent les tuer à coup de flèches. En une heure, on aurait rempli les canots des pirogues.

La question de nourriture n’est donc pas pour préoccuper les voyageurs du haut Orénoque.

Au-delà de Guachapana, la largeur du fleuve ne dépasse plus cinq cents mètres. Néanmoins, son cours est toujours divisé par de nombreuses îles, qui créent des chorros, violents rapides dont le courant se déroule avec une très gênante impétuosité. La Moriche et la Gallinetta ne purent rallier ce jour-là que l’île Perro de Agua, et encore faisait-il presque nuit lorsqu’elles y arrivèrent.

À vingt-quatre heures de là, après une journée pluvieuse, maintes fois troublée par des sautes de vent qui obligèrent de naviguer à la palanca en amont de l’île Camucapi, les voyageurs atteignirent la lagune de Carida.

Il y avait jadis, en cet endroit, un village qui fut abandonné, parce qu’un Piaroa avait succombé sous la dent d’un tigre, — ainsi que le fait fut certifié à M. Chaffanjon. Le voyageur français, d’ailleurs, ne trouva plus en ce village que quelques cases, utilisées par un Indien Baré moins superstitieux ou moins poltron que ses congénères. Ce Baré fonda un rancho dont Jacques Helloch et ses compagnons reconnurent le parfait état de prospérité. Ce rancho comprenait des champs de maïs, de manioc, des plantations de bananiers, de tabac, d’ananas. Au service de l’Indien et de sa femme, on comptait une douzaine de péons, qui vivaient à Carida dans la plus heureuse entente.

Il eût été difficile d’opposer un refus à l’invitation que fit ce brave homme de visiter son établissement. Il vint à bord des pirogues, dès qu’elles eurent accosté la grève. Un verre d’aguardiente lui fut présenté. Il ne l’accepta qu’à la condition qu’on irait boire le tafia et fumer les cigarettes de tabari à l’intérieur de sa case. Il y aurait eu mauvaise grâce à décliner cette invitation, et les passagers promirent de se rendre au rancho après leur dîner.

Un petit incident se produisit alors, auquel on n’attacha pas, et on ne pouvait même attacher grande importance.

Au moment où il débarquait de la Gallinetta, le Baré avisa un des hommes de l’équipage, — ce Jorrès que le patron avait engagé à San-Fernando.

On n’a point oublié que l’Espagnol n’avait offert ses services que parce que son intention était de se rendre à la Mission de Santa-Juana.

Et alors le Baré de lui demander, après l’avoir regardé avec une certaine curiosité :

« Hé ! l’ami… dites-moi… est-ce que je ne vous ai pas déjà vu quelque part ?… »

Il y eut un léger froncement des sourcils de Jorrès, qui se hâta de répondre :

« Pas ici… toujours, l’Indien, car je ne suis jamais venu à votre rancho.

— C’est étonnant… Peu d’étrangers passent à Carida, et l’on n’oublie guère leur figure, quand ils l’ont montrée… ne fût-ce qu’une seule fois…

— C’est peut-être à San-Fernando que vous m’aurez rencontré ? répliqua l’Espagnol.

— Depuis combien de temps y étiez-vous ?…

— Depuis… trois semaines.

— Non, ce n’est pas là… car il y a plus de deux ans que je ne suis allé à San-Fernando.

— Alors vous vous trompez, l’Indien… Vous ne m’avez jamais vu, déclara l’Espagnol d’un ton brusque, et j’en suis à mon premier voyage sur le haut Orénoque…

— Je veux vous croire, répondit le Baré, et pourtant… »

La conversation prit fin, et si Jacques Helloch entendit ce bout de dialogue, du moins ne s’en préoccupa-t-il pas autrement. En effet, pourquoi Jorrès aurait-il tenu à cacher qu’il fût déjà venu à Carida, si cela était ?

D’ailleurs, Valdez n’avait qu’à se louer de cet homme, qui ne reculait point devant la besogne, quelque fatigante qu’elle dût être, étant vigoureux et adroit. Seulement, on pouvait observer, — non pour lui en faire un reproche, — qu’il vivait à l’écart des autres, causant peu, écoutant plutôt ce qui se disait aussi bien entre les passagers qu’entre les équipages.

Cependant, à la suite de cet échange de paroles entre le Baré et Jorrès, il vint à la pensée de Jacques Helloch de demander à ce dernier pour quelle raison il se rendait à Santa-Juana.

Jean, vivement intéressé à tout ce qui concernait cette mission, attendit non sans impatience ce que l’Espagnol allait répondre.

Ce fut très simplement, sans témoigner l’ombre d’embarras, que celui-ci dit :

« J’étais d’Église dans mon enfance, novice au couvent de la Merced, à Cadix… Puis, l’envie me prit de voyager… J’ai servi comme matelot sur les navires de l’État pendant quelques années… Mais ce service m’a fatigué, et, ma première vocation reprenant le dessus, j’ai songé à entrer dans les missions… Or, je me trouvais à Caracas, sur un navire de commerce, il y a six mois, lorsque j’ai entendu parler de la Mission de Santa-Juana, fondée depuis quelques années par le Père Esperante… La pensée m’est alors venue de l’y rejoindre, ne doutant pas que je serais bien accueilli dans cet établissement qui prospère… J’ai quitté Caracas, et, en me louant comme batelier, tantôt à bord d’une falca, tantôt à bord d’une autre, j’ai pu gagner San-Fernando… J’attendais là une occasion de remonter le haut Orénoque, et mes ressources, c’est-à-dire ce que j’avais économisé durant le voyage, commençaient à s’épuiser, lorsque vos pirogues ont relâché à la bourgade… Le bruit s’est répandu que le fils du colonel de Kermor, dans l’espoir de retrouver son père, se préparait à partir pour Santa-Juana… Ayant appris que le patron Valdez recrutait son équipage, je lui ai demandé de me prendre, et me voici naviguant sur la Gallinetta… Je suis donc fondé à dire que cet Indien n’a jamais pu me voir à Carida, puisque j’y suis arrivé ce soir pour la première fois. »

Jacques Helloch et Jean furent frappés du ton de vérité avec lequel parlait l’Espagnol. Cela ne pouvait les surprendre, étant donné, d’après son propre récit, que cet homme avait reçu, dès sa jeunesse, une certaine instruction. Ils lui proposèrent alors d’engager un Indien pour la manœuvre de la Gallinetta et de le conserver comme passager à bord de l’une des pirogues.

Jorrès remercia les deux Français. Habitué maintenant à ce métier de batelier, après l’avoir fait jusqu’au rancho de Carida, il le continuerait jusqu’aux sources du fleuve.

« Et, ajouta-t-il, si je ne trouve pas à entrer dans le personnel de la Mission, je vous demanderai, messieurs, de me ramener à San-Fernando, en me prenant à votre service, et même en Europe, lorsque vous y retournerez. »

L’Espagnol parlait d’une voix tranquille, assez dure cependant, bien qu’il s’efforçât de l’adoucir. Mais cela allait avec sa physionomie rude, son air déterminé, sa tête forte à la chevelure noire, sa figure colorée, sa bouche dont les lèvres minces se relevaient sur des dents très blanches.

Il y avait aussi une particularité, dont personne ne s’était aperçu jusqu’alors, laquelle, à dater de ce jour, fut maintes fois observée par Jacques Helloch : c’était ce regard singulier que Jorrès jetait de temps à autre sur le jeune garçon. Avait-il donc découvert le secret de Jeanne de Kermor que ne soupçonnaient ni Valdez, ni Parchal, ni aucun des hommes des deux falcas ?

Cela rendit Jacques Helloch assez inquiet, et l’Espagnol méritait d’être surveillé, bien que la jeune fille ni le sergent Martial n’eussent conçu le moindre soupçon. Si ceux de Jacques Helloch se changeaient en certitudes, il serait toujours temps d’agir radicalement, et de se débarrasser de Jorrès en le débarquant dans quelque village, — à la Esmeralda, par exemple, lorsque les pirogues y relâcheraient. On n’aurait même aucune raison à lui donner à cet égard. Valdez réglerait son compte, et il se transporterait comme il l’entendrait à la Mission de Santa-Juana.

Toutefois, à propos de cette Mission, Jean fut conduit à interroger l’Espagnol sur ce qu’il en pouvait savoir, et il lui demanda s’il connaissait le Père Esperante, près duquel il désirait se fixer.

« Oui, monsieur de Kermor, répondit Jorrès, après une légère hésitation.

— Vous l’avez vu ?

— À Caracas.

— À quelle époque ?…

— En 1879, alors que je me trouvais à bord d’un navire de commerce.

— Était-ce la première fois que le Père Esperante venait à Caracas ?…

— Oui… la première fois… et c’est de là qu’il partit pour aller fonder la Mission de Santa-Juana.

— Et quel homme est-ce… ajouta Jacques Helloch, ou plutôt quel homme était-ce à cette époque ?…

— Un homme d’une cinquantaine d’années, de haute taille, de grande vigueur, portant toute sa barbe, déjà grise, et qui doit être blanche à présent. On voyait que c’était une nature résolue, énergique, comme le sont ces missionnaires, qui n’hésitent pas à risquer leur vie pour convertir les Indiens…

— Une noble tâche… dit Jean.

— La plus belle que je connaisse ! » répliqua l’Espagnol.

La conversation s’arrêta sur cette réponse. L’heure était venue d’aller rendre visite au rancho du Baré. Le sergent Martial et Jean, Jacques Helloch et Germain Paterne, débarquèrent sur la berge. Puis, à travers les champs de maïs et de manioc, ils se dirigèrent vers l’habitation où demeurait l’Indien avec sa femme.

Cette case était plus soigneusement construite que ne le sont d’ordinaire les paillotes des Indiens de cette région. Elle contenait divers meubles, des hamacs, des ustensiles de culture et de cuisine, une table, plusieurs paniers servant d’armoires, et une demi-douzaine d’escabeaux.

Ce fut le Baré qui en fit les honneurs, car sa femme ne comprenait pas l’espagnol dont il se servait couramment. Cette femme n’était qu’une Indienne, demeurée à demi sauvage, et certainement inférieure à son mari.

Celui-ci, très fier de son domaine, causa longtemps de son exploitation, de son avenir, manifestant le regret que ses hôtes ne pussent visiter le rancho dans toute son étendue. Ce ne serait d’ailleurs que partie remise, et à leur retour les pirogues y séjourneraient plus longtemps.

Des galettes de manioc, des ananas de première qualité, du tafia que le Baré tirait lui-même du sucre de ses cannes, des cigarettes de ce tabac qui pousse sans culture, simples feuilles roulées dans une mince écorce de tabari, tout cela fut offert de bon cœur et accepté de même.

Seul, Jean refusa les cigarettes, malgré l’insistance de l’Indien, et il ne consentit qu’à mouiller ses lèvres de quelques gouttes de tafia. Sage précaution, car cette liqueur brûlait comme du feu. Si Jacques Helloch et le sergent Martial ne sourcillèrent pas, Germain Paterne, lui, ne put retenir une grimace, dont les singes de l’Orénoque eussent été jaloux, — ce qui parut procurer une véritable satisfaction à l’Indien.

Les visiteurs se retirèrent vers dix heures, et le Baré, suivi de quelques péons, les accompagna jusqu’aux falcas, dont les équipages dormaient d’un sommeil profond.

Au moment où ils allaient se quitter, l’Indien ne put s’empêcher de dire, par allusion à Jorrès :

« Je suis pourtant sûr d’avoir vu cet Espagnol aux environs du rancho…

— Pourquoi s’en cacherait-il ?… demanda Jean.

— Il n’y a là qu’une ressemblance, mon brave Indien », se contenta de répliquer Jacques Helloch.