Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre VII

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Hetzel (p. 307-320).

« Aucun homme de vos équipages ne connait… »
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VII

Le campement du Pic Maunoir.


Le pic Maunoir domine la savane de la rive gauche d’une hauteur de quinze cents mètres. La chaîne, qui vient s’appuyer à son énorme masse, dont il semble être l’inébranlable contrefort, prolonge ses ramifications à perte de vue vers le sud-est.

À quatre-vingts kilomètres de là environ, pointe le pic Ferdinand de Lesseps, ainsi dénommé sur la carte de M. Chaffanjon.

C’est la contrée montagneuse qui commence, celle où le système orographique du Venezuela profile ses plus hauts reliefs. Là s’arrondissent de larges et énormes voussures. Là s’entrecroisent de capricieuses arêtes de jonction. Là l’ossature des monts prend un aspect imposant et grandiose. Là se développe la sierra Parima, qui engendre l’Orénoque. Là se dresse la « montagne Rouge », entourée de nuages, cette mère féconde des ruisseaux, disent les incantations indiennes, ce Roraima, gigantesque borne milliaire, plantée à l’intersection des frontières des trois États.

Si le fleuve s’y fût prêté, Jacques Helloch et ses compagnons eussent navigué jusqu’à la sierra Parima, de laquelle sourdent ses premiers suintements. Il fallut, à leur extrême regret, renoncer à ce mode de transport. On eût sans doute pu continuer le voyage avec les curiares des pirogues. Mais ces canots n’auraient contenu que deux personnes chacun. Puis, comment se passer de l’aide des bateliers pour la manœuvre, et comment faire en ce qui concernait les bagages ?

Le matin de ce jour, Jacques Helloch, Germain Paterne, Jean, dont les forces revenaient à vue d’œil, le sergent Martial, auxquels s’étaient joints les patrons Valdez et Parchal, tinrent conseil, — ce que les Indiens de l’Amérique du Nord appellent un palabre.

Palabre ou conseil, d’importantes décisions devaient en sortir, desquelles allaient dépendre la prolongation et peut-être aussi la réussite de cette campagne.

Ces six personnes avaient pris place près la lisière de la forêt en un endroit qui fut désigné sous le nom de campement du pic Maunoir, — quoique le pic s’élevât sur l’autre rive. Au-dessous s’étendait le palier de pierres et de sable, le long duquel les deux falcas gisaient à sec, à l’embouchure d’un rio — le rio Torrida.

Le temps était beau, la brise fraîche et régulière. À gauche, sur la rive opposée, étincelait la cime du pic, baignée de rayons solaires, et, du côté de l’est, une large plaque illuminait son flanc boisé.

Les équipages s’occupaient de préparer leur premier repas à l’avant des pirogues, empanachées d’une légère fumée que la brise déroulait vers le sud.

Le vent soufflait du nord, en petite brise, et n’eût point été favorable à la navigation, au cas qu’elle eût pu se poursuivre en amont du campement.

Du reste, ni sur le cours d’aval, ni sur la berge, ni sous les premiers arbres de la forêt, ne se montrait aucun Indien. De cases ou de paillotes, habitées ou abandonnées, on ne voyait pas vestiges. Et, cependant, d’ordinaire, ces rives étaient fréquentées à cette époque. Mais les tribus éparses à la surface de ces territoires ne se fixent nulle part. Il va de soi, d’ailleurs, que les marchands de San-Fernando ne vont jamais si loin sur le cours du fleuve, car ils seraient exposés à manquer d’eau. Et puis, avec quelle bourgade, avec quel rancho, feraient-ils leur commerce d’exportation et d’importation ? Au-delà de la Esmeralda, maintenant désertée, on ne rencontre pas même d’habitations en assez grand nombre pour former un village. Aussi est-il rare que les pirogues dépassent l’embouchure du Cassiquiare.

Le premier, Jacques Helloch prit la parole :

« Vous n’êtes jamais remonté au-delà sur le haut Orénoque, Valdez ?… demanda-t-il.

— Jamais, répondit le patron de la Gallinetta.

— Ni vous, Parchal ?…

— Ni moi, répondit le patron de la Moriche.

— Aucun homme de vos équipages ne connaît le cours du fleuve en amont du pic Maunoir ?…

— Aucun, répliquèrent Parchal et Valdez.

— Aucun… sauf peut-être Jorrès, fit observer Germain Paterne, mais cet Espagnol nous a faussé compagnie… Je le soupçonne de ne pas en être à sa première promenade à travers ces territoires, quoiqu’il ait soutenu le contraire…

— Où a-t-il pu aller ?… interrogea le sergent Martial.

— Où il est attendu, sans doute… répondit Jacques Helloch.

— Attendu ?…

— Oui, sergent, et, je l’avoue, depuis un certain temps, ce Jorrès me paraissait assez suspect d’allure…

— Comme à moi, ajouta Valdez. Après cette absence de toute une nuit au rio Mavaca, lorsque je le questionnai, il me répondit… sans me répondre.

— Cependant, fit observer Jean, quand il s’est embarqué à San-Fernando, son intention était bien de se rendre à la Mission de Santa-Juana…

— Et il n’est même pas douteux qu’il ait connu le Père Esperante, ajouta Germain Paterne.

— Cela est vrai, dit le sergent Martial, mais cela n’explique pas pourquoi il a précisément disparu, lorsque nous ne sommes plus qu’à quelques étapes de la Mission… »

Pendant ces derniers jours, l’idée que Jorrès pouvait justifier ses soupçons avait fait de sérieux progrès dans l’esprit de Jacques Helloch. S’il n’en avait parlé à personne, c’est qu’il désirait ne point inquiéter ses compagnons. Aussi, de tous, était-il celui que le départ de l’Espagnol avait le moins surpris, en même temps qu’il en concevait de graves appréhensions.

Dans cette disposition d’esprit, il en était à se demander si Jorrès ne faisait pas partie des évadés de Cayenne, à la tête des Quivas, commandés par cet Alfaniz, Espagnol comme lui… Si cela était, que faisait Jorrès à San-Fernando, lorsqu’on l’y avait rencontré ?…

Pourquoi se trouvait-il dans cette bourgade ?… Il s’y trouvait, voilà le certain, et, ayant appris que les passagers des pirogues se proposaient d’aller à Santa-Juana, il avait offert ses services au patron de la Gallinetta

Et, maintenant, Jacques Helloch, depuis que ces soupçons avaient pris corps à la suite de la disparition de l’Espagnol, se faisait ce raisonnement :

Si Jorrès n’appartient pas à la bande d’Alfaniz, s’il n’est point animé d’intentions mauvaises, si son projet était bien de se rendre à la Mission, pourquoi venait-il d’abandonner ses compagnons avant le terme du voyage ?…

Or, il était parti, alors que tout indiquait qu’il aurait dû rester. Et qui sait si, secrètement averti que les Quivas et leur chef parcouraient la savane environnante, il n’avait pas profité de la nuit pour les rejoindre ?…

Et s’il en était ainsi, à présent que les pirogues ne pouvaient plus naviguer, la petite troupe, contrainte de s’engager au milieu de ces épaisses forêts pour gagner Santa-Juana, serait exposée aux dangers d’une agression que son infériorité numérique rendrait difficile à repousser…

Telles étaient les très sérieuses craintes qui assaillaient Jacques Helloch.

Mais, de ces craintes, il n’avait fait part à personne — à peine quelques mots dits à Valdez, qui partageait ses soupçons à l’égard de l’Espagnol.

Aussi, après la question précise, posée par le sergent Martial sur l’inexplicable disparition de Jorrès, voulut-il imprimer à la conversation un cours différent, et dans un sens plus pratique.

« Laissons ce Jorrès où il est, dit-il. Il se peut qu’il revienne, il se peut qu’il ne revienne pas… C’est de notre situation actuelle qu’il importe de s’occuper, et des moyens d’atteindre notre but. Nous sommes dans l’impossibilité de continuer le voyage par l’Orénoque, circonstance fâcheuse, je le reconnais…

— Mais cette difficulté, fit observer Jean, se serait toujours présentée dans quelques jours. En admettant que nous fussions parvenus à gagner les sources mêmes avec nos pirogues, il aurait fallu débarquer au pied de la sierra Parima. De là à la Mission, puisque Santa-Juana n’est pas en communication avec l’Orénoque par un affluent navigable, nous avons toujours pensé que les dernières étapes se feraient à travers la savane…

— Mon cher Jean, répondit Jacques Helloch, vous avez raison, et, tôt ou tard, demain, si ce n’eût été aujourd’hui, nous aurions dû abandonner les falcas. Il est vrai, d’avoir fait une quarantaine de kilomètres plus à l’est, — et cette navigation eût été facile pendant la saison pluvieuse, — cela nous aurait épargné des fatigues… que je redoute… pour vous surtout…

— Les forces me sont entièrement revenues, monsieur Helloch, affirma Jean. Je suis prêt à partir dès aujourd’hui… et je ne resterai pas en arrière…

— Bien parlé, s’écria Germain Paterne, et rien que de vous entendre, Jean, cela nous rendrait lestes et dispos ! Mais concluons, et, afin de conclure, peux-tu dire, Jacques, à quelle distance nous sommes et des sources et de la Mission…

— J’ai relevé ces distances sur la carte, répondit Jacques Helloch. En ce qui concerne la Parima, nous ne devons pas en être à plus de cinquante kilomètres. Mais je ne pense pas que le vrai chemin soit de remonter jusqu’aux sources…

— Et pourquoi ?… demanda le sergent Martial.

— Parce que si la Mission est située, ainsi que nous l’avons appris à San-Fernando, et comme nous l’a confirmé M. Manuel, sur le rio Torrida, dans le nord-est de notre campement, mieux vaut essayer de s’y rendre directement, sans allonger la route en passant par la sierra Parima…

— En effet, répondit Jean. Je crois inutile de nous imposer les fatigues de ce détour, et il est préférable de marcher en droite ligne sur la Mission de Santa-Juana…

— Comment ?… demanda le sergent Martial.

— Comme nous devions le faire… comme nous l’aurions fait, une fois arrivés à la sierra Parima.

— À pied ?…

— À pied, répondit Jacques Helloch. Sur ces territoires déserts,

Où conduisait cette sente ?… (Page 319.)


il n’y a ni un sitio ni un rancho où nous puissions nous procurer des chevaux.

— Et nos bagages ?… demanda Germain Paterne. Il faudra donc les laisser à bord des pirogues…

— Je le pense, répondit Jacques Helloch, et cela sera sans grand inconvénient. Pourquoi nous embarrasser de colis encombrants ?…

— Hum ! fit Germain Paterne, qui songeait à ses collections de naturaliste plus qu’à ses chemises et à ses chaussettes.

— D’ailleurs, objecta Jean, qui sait si des recherches ultérieures ne nous conduiront pas au-delà de Santa-Juana…

— En effet, et dans ce cas, répondit Jacques Helloch, faute de trouver à la Mission tout ce qui nous serait nécessaire, nous ferions venir nos bagages. C’est ici que les pirogues attendront notre retour. Parchal et Valdez, ou tout au moins l’un d’eux, les gardera avec nos bateliers. La Mission n’est pas à une distance telle qu’un homme à cheval ne puisse la franchir en vingt-quatre heures, et sans doute les communications sont faciles avec Santa-Juana.

— Votre avis est donc, monsieur Helloch, reprit Jean, de n’emporter que l’indispensable à un voyage qui durera au plus trois ou quatre jours…

— C’est, à mon avis, mon cher Jean, le seul parti qui convienne, et je vous proposerais de nous mettre immédiatement en route, si nous n’avions pas à organiser le campement à l’embouchure du rio Torrida. N’oublions pas que nous devons y retrouver les pirogues, lorsque nous voudrons redescendre l’Orénoque pour revenir à San-Fernando…

— Avec mon colonel… s’écria le sergent Martial.

— Avec mon père ! » murmura Jean.

Un nuage de doute avait assombri le front de Jacques Helloch. C’est qu’il pressentait bien des difficultés et redoutait bien des obstacles avant d’être arrivé au but !… D’autre part, obtiendrait-on à Santa-Juana des renseignements précis qui permettraient de se lancer avec quelques chances de réussite sur les traces du colonel de Kermor ?…

Toutefois, il se garda de décourager ses compagnons. Les circonstances lui avaient fait accepter d’aller jusqu’au bout de cette campagne, et il ne reculait devant aucun danger. Devenu le chef de cette expédition, dont le succès était peut-être si éloigné, il avait le devoir d’en prendre la direction, et il ne négligerait rien pour accomplir ce devoir.

Le départ étant remis au lendemain, on s’occupa de choisir les objets que nécessitait un cheminement de trois ou quatre longues étapes à travers les forêts de la sierra.

Sur sa proposition, Valdez et deux de ses hommes furent désignés pour accompagner les voyageurs jusqu’à la Mission. Parchal et les seize autres mariniers demeureraient au campement et veilleraient sur les pirogues. Qui sait si plusieurs mois ne se passeraient pas avant que Jacques Helloch et ses compagnons eussent pu les rejoindre ?… Et alors la saison sèche tirant à sa fin, la navigation redeviendrait possible. Du reste, il serait temps d’y aviser, lorsqu’il s’agirait du retour.

Ce qui devait donner lieu à des regrets, c’était que cette région de l’Alto Orinoco fût absolument déserte. Quel avantage n’eût-on pas retiré de la rencontre en cet endroit de quelques familles indiennes ? Elles auraient assurément fourni d’utiles renseignements sur la route à suivre, sur la Mission de Santa-Juana, sur sa situation exacte dans le nord-est du fleuve.

Également, Jacques Helloch se fût enquis de savoir si la bande des Quivas d’Alfaniz avait paru aux alentours de la rive droite, car, si Jorrès avait pu la rejoindre, c’est qu’elle devait parcourir la campagne environnante.

En outre, il eût été permis, sans doute, d’engager un de ces Indiens à servir de guide pour franchir ces épaisses forêts, sillonnées seulement de quelques sentiers dus au passage des fauves ou des indigènes.

Et, comme Jacques Helloch exprimait devant Valdez le désir qu’il aurait eu de rencontrer des Indiens, celui-ci l’interrompit :

« Il se peut qu’à une ou deux portées de fusil du campement, il y ait des cases de Guaharibos…

— Avez-vous des raisons de le croire ?…

— J’en ai une au moins, monsieur Helloch, car, en longeant la lisière de la forêt à deux cents pas de la berge, j’ai trouvé les cendres d’un foyer…

— Éteint…

— Oui, mais dont les cendres étaient encore chaudes…

— Puissiez-vous ne pas vous être trompé, Valdez ! Et pourtant, s’il y a des Guaharibos à proximité, comment ne se sont-ils pas hâtés d’accourir au-devant des pirogues ?…

— Accourir, monsieur Helloch !… Croyez bien qu’ils auraient plutôt décampé…

— Et pourquoi ?… N’est-ce pas une bonne aubaine pour eux que d’entrer en relations avec des voyageurs… une occasion d’échanges et de profits ?…

— Ils sont trop poltrons, ces pauvres Indiens !… Aussi leur premier soin aura-t-il été de se cacher dans les bois, quitte à revenir quand ils croiront pouvoir le faire sans danger.

— Eh bien, s’ils se sont enfuis, Valdez, leurs paillotes, du moins, n’ont pas pris la fuite, et peut-être en découvrirons-nous quelques-unes dans la forêt…

— Il est facile de s’en assurer, répondit Valdez, en poussant une reconnaissance à deux ou trois cents pas de la lisière… Les Indiens, d’habitude, ne s’éloignent pas du fleuve… S’il y a un sitio, une case aux environs, nous n’aurons pas marché une demi-heure sans l’avoir aperçu…

— Soit, Valdez, allons à la découverte… Mais comme l’excursion pourrait se prolonger, déjeunons d’abord, puis nous nous mettrons en route. »

Le campement fut promptement organisé sous la direction des deux patrons. Bien que les réserves de viande salée, les conserves, la farine de manioc, ne manquassent pas, on résolut de garder ces provisions pour le voyage, afin de n’être point pris au dépourvu. Valdez et deux de ses hommes se chargeraient des sacs. On leur adjoindrait quelques Indiens, s’il s’en rencontrait dans le voisinage, et l’appât de quelques piastres en ferait aisément des porteurs.

Au surplus, la chasse devait fournir plus que le nécessaire à Jacques Helloch et à ses compagnons de route comme aux mariniers en relâche au campement du pic Maunoir. On le sait, ce n’était pas la question de nourriture qui eût jamais causé d’inquiétude en parcourant de si giboyeux territoires. Même à l’entrée de la forêt, on voyait voler des canards, des hoccos, des pavas, gambader des singes d’un arbre à l’autre, courir des cabiais et des pécaris derrière les épaisses broussailles, fourmiller dans les eaux du rio Torrida des myriades de poissons.

Pendant le repas, Jacques Helloch fit connaître la résolution qu’il avait prise de concert avec Valdez. Tous deux iraient dans un rayon d’un kilomètre à la recherche des Indiens Guaharibos, qui fréquentaient peut-être ces llanos du haut Orénoque.

« Je vous accompagnerais volontiers… dit Jean.

— Si je te le permettais, mon neveu ! déclara le sergent Martial ; mais j’entends que tu gardes tes jambes pour le voyage… Repose-toi encore cette journée… par ordre du médecin. »

Quelque plaisir que Jacques Helloch aurait eu à faire cette excursion en compagnie de la jeune fille, il dut avouer que le sergent Martial avait raison. Assez de fatigues attendaient la petite troupe dans ce cheminement jusqu’à Santa-Juana, pour que Jeanne de Kermor s’imposât un repos de vingt-quatre heures.

« Mon cher Jean, dit-il, votre oncle est de bon conseil… Cette journée vous rendra toutes vos forces, si vous demeurez au campement… Valdez et moi, nous suffirons…

— On ne veut donc pas d’un naturaliste ?… demanda Germain Paterne.

— On n’a pas besoin d’un naturaliste quand il s’agit de découvrir des naturels, répondit Jacques Helloch. Reste ici, Germain, et herborise à ta fantaisie sur la lisière de la forêt ou le long de la berge.

— Je vous aiderai, monsieur Paterne, ajouta Jean, et pour peu qu’il y ait des plantes rares, nous ferons à nous deux bonne besogne ! »

En partant, Jacques Helloch recommanda à Parchal d’activer les préparatifs du voyage. Quant à Valdez et à lui, ils espéraient être revenus avant deux heures, et, dans tous les cas, ils ne prolongeraient pas leur reconnaissance au-delà d’une certaine distance.

Donc l’un, sa carabine sur l’épaule, l’autre, sa hachette à la ceinture, quittèrent leurs compagnons, puis, obliquant au nord-est, disparurent sous les premiers arbres.

Il était neuf heures du matin. Le soleil inondait la forêt de rayons de feu. Heureusement, d’épaisses frondaisons s’étendaient au-dessus du sol.

Dans la région de l’Orénoque supérieur, si les montagnes ne sont pas boisées jusqu’à leur cime comme le sont les cerros du cours moyen, les forêts se montrent riches en essences variées et toutes luxuriantes des produits d’un sol vierge.

Cette forêt de la sierra Parima paraissait être déserte. Cependant, à quelques signes observés par lui, herbes foulées, branches rompues, empreintes fraîches encore, Valdez put, dès le début, affirmer la présence des Indiens sur la rive droite du fleuve.

Ces massifs d’arbres — c’est à noter — étaient formés généralement d’essences d’une exploitation facile, même pour les indigènes. Çà et là, des palmiers d’espèces très diverses sinon nouvelles aux yeux de voyageurs qui avaient remonté le fleuve depuis Ciudad-Bolivar jusqu’au pic Maunoir, des bananiers, des chapparos, des cobigas, des calebassiers, des marinas, dont l’écorce sert à fabriquer les sacs indigènes.

Çà et là, aussi, quelques-uns de ces arbres à vache ou à lait, qui se rencontrent peu communément aux approches du littoral, et des groupes de ces murichis, « arbres de la vie », si abondants au delta de l’Orénoque ; les feuilles de ces précieux végétaux servent de toiture aux paillotes, leurs fibres se transforment en fils et en cordes, leur moelle produit une nourriture substantielle, et leur sève, après fermentation, donne une boisson très salutaire.

À mesure que Jacques Helloch s’enfonçait sous bois, les instincts du chasseur se réveillaient en lui. Que de beaux coups de fusil, des cabiais, des paresseux, des pécaris, nombre de ces singes blancs nommés vinditas, et plusieurs tapirs, qui vinrent à bonne portée ! Mais se charger de tant de gibier, ni Valdez ni lui ne l’auraient pu, et, par prudence, d’ailleurs, mieux valait ne point se trahir par la détonation d’une arme à feu. Savait-on de qui elle aurait été entendue, et si des Quivas ne rôdaient pas derrière les halliers ?… Dans tous les cas, les Guaharibos, s’ils s’étaient retirés par peur, n’eussent pas été tentés de reparaître.

Jacques Helloch et Valdez marchaient donc en silence. Ils suivaient une sorte de sinueuse sente, reconnaissable au froissement des herbes.

Où conduisait cette sente ?… Aboutissait-elle à quelque clairière du côté de la sierra ?…

En somme, — cela fut facile à constater, — le cheminement ne pourrait être que très lent, très pénible, et il fallait compter avec les retards, les fatigues, les haltes fréquentes. Si les pirogues eussent pu atteindre les sources de l’Orénoque, peut-être la région de la Parima eût-elle offert une route moins obstruée vers la Mission de Santa-Juana ?

C’est à ces diverses pensées que s’abandonnait Jacques Helloch, tandis que son compagnon ne se laissait pas distraire de l’objet de cette exploration, c’est-à-dire la découverte d’un sitio ou d’une case, habitée par un de ces Indiens dont il espérait tirer de bons services.

Aussi, après une heure de marche, le patron de la Gallinetta fut-il le premier à s’écrier :

« Une paillote ! »

Jacques Helloch et lui s’arrêtèrent.

À cent pas, s’arrondissait une case en forme de gros champignon, misérable d’aspect. Perdue au plus profond d’un massif de palmiers, son toit conique s’abaissait presque jusqu’à terre. À la base de ce toit s’évidait une étroite ouverture irrégulière, qui n’était même pas fermée par une porte.

Jacques Helloch et Valdez se dirigèrent vers cette paillote et pénétrèrent à l’intérieur…

Elle était vide.

En ce moment, une détonation assez rapprochée retentit dans la direction du nord.