Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre XI

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Hetzel (p. 361-374).

La Mission de Santa-Juana.

XI

La mission de Santa-Juana.


Treize ans avant le début de cette histoire, la région que traversait le rio Torrida ne possédait ni un village, ni un rancho, ni un sitio. C’est à peine si les Indiens le parcouraient, lorsque la nécessité les obligeait à faire transhumer leurs troupeaux. À la surface de ces territoires, rien que de vastes llanos, fertiles mais incultivés, des forêts impénétrables, des esteros marécageux, inondés l’hiver par le trop-plein des coulières avoisinantes. Rien que des fauves, des ophidiens, des singes, des volatiles, — sans oublier les insectes et particulièrement les moustiques, — à représenter la vie animale en ces contrées presque inconnues encore. C’était, à vrai dire, le désert, où ne s’aventuraient jamais ni les marchands ni les exploitants de la République venezuelienne.

En s’élevant de quelques centaines de kilomètres vers le nord et le nord-est, on se fût perdu à la surface d’une extraordinaire région, dont le relief se rattachait peut-être à celui des Andes, avant que les grands lacs se fussent vidés à travers un incohérent réseau d’artères fluviales dans les profondeurs de l’Atlantique. Pays tourmenté, où les arêtes se confondent, où les reliefs semblent en désaccord avec les logiques lois de la nature, même dans ses caprices hydrographiques et orographiques, immense aire, génératrice inépuisable de cet Orénoque qu’elle envoie vers le nord, et de ce rio Blanco qu’elle déverse vers le sud, dominée par l’imposant massif du Roraima, dont Im Thurn et Perkin devaient, quelques années plus tard, fouler la cime inviolée jusqu’alors.

Telle était cette portion du Venezuela, son inutilité, son abandon, lorsqu’un étranger, un missionnaire, entreprit de la transformer.

Les Indiens, épars sur ce territoire, appartenaient, pour le plus grand nombre, à la tribu des Guaharibos. D’habitude, ils erraient sur les llanos, au sein des forêts profondes, dans le nord de la rive droite du haut Orénoque. C’étaient de misérables sauvages, que la civilisation n’avait pu toucher de son souffle. À peine avaient-ils des paillotes pour se loger, des haillons d’écorce pour se couvrir. Ils vivaient de racines, de bourgeons de palmiers, de fourmis et de poux de bois, ne sachant pas même tirer la cassave de ce manioc, qui fait le fond de l’alimentation du Centre-Amérique. Ils semblaient être au dernier degré de l’échelle humaine, petits de taille, chétifs de constitution, grêles de forme, avec l’estomac gonflé des géophages, et, trop souvent, en effet, pendant l’hiver, ils étaient réduits, en guise de nourriture, à manger de la terre. Leurs cheveux un peu rougeâtres tombant sur leurs épaules, leur physionomie où, cependant, un observateur eût soupçonné une certaine intelligence restée à l’état rudimentaire, une coloration de la peau moins foncée que celle des autres Indiens, Quivas, Piaroas, Barés, Mariquitares, Banivas, tout les reléguait au dernier rang des races les plus inférieures.

Et ces indigènes passaient cependant pour si redoutables que leurs congénères osaient à peine s’aventurer sur ces territoires, et on les disait si enclins au pillage et au meurtre, que les marchands de San-Fernando ne s’aventuraient jamais au-delà de l’Ocamo et du Mavaca.

Ainsi s’était établie la détestable réputation dont jouissaient encore les Guaharibos, il y avait cinq ou six ans, lorsque M. Chaffanjon, dédaignant les terreurs de ses bateliers, n’hésita pas à poursuivre sa navigation jusqu’aux sources du fleuve. Mais, après les avoir enfin rencontrés à la hauteur du pic Maunoir, il fit bonne justice de ces accusations mal fondées contre de pauvres Indiens inoffensifs.

Et pourtant, à cette époque déjà, nombre d’entre eux réunis à la voix du missionnaire espagnol, formaient le premier noyau de la Mission de Santa-Juana. La religion avait pénétré ces âmes, grâce au dévouement de l’apôtre qui leur consacrait sa vie et leur sacrifiait toutes les joies de l’existence.

Le Père Esperante eut la pensée de prendre corps à corps, — on dirait mieux, âme à âme, — ces malheureux Guaharibos. C’est dans ce but qu’il vint s’installer au plus profond de ces savanes de la sierra Parima. Là, il résolut de fonder un village qui, le temps aidant, deviendrait une bourgade. Du reste de sa fortune, il ne croyait pouvoir faire un plus généreux emploi qu’à créer cette œuvre de charité, à l’édifier sur de si solides bases, qu’elle ne menacerait pas de s’écrouler après lui.

Pour tout personnel, en arrivant au milieu de ce désert, le Père Esperante n’avait qu’un jeune compagnon, nommé Angelos. Ce novice des missions étrangères, alors âgé de vingt ans, était enflammé comme lui de ce zèle apostolique qui accomplit des prodiges et des miracles. Tous les deux, — au prix de quelles difficultés et de quels dangers ! — sans jamais faiblir, sans jamais reculer, ils avaient créé, développé, organisé cette Mission de Santa-Juana, ils avaient régénéré toute une tribu au double point de vue moral et physique, constitué une population qui, à cette heure, se chiffrait par un millier d’habitants, en y comprenant ceux des llanos du voisinage.

C’était à une cinquantaine de kilomètres dans le nord-est des sources du fleuve et de l’embouchure du rio Torrida que le missionnaire avait choisi l’emplacement de la future bourgade. Choix heureux, s’il en fût, — un sol d’une étonnante fertilité où croissaient les plus utiles essences, arbres et arbrisseaux, entre autres ces marimas dont l’écorce forme une sorte de feutre naturel, des bananiers, des platanes, des cafiers ou caféiers qui se couvrent à l’ombre des grands arbres de fleurs écarlates, des bucares, des caoutchoucs, des cacaoyers, puis des champs de cannes à sucre et de salsepareille, des plantations de ce tabac d’où l’on tire le « cura nigra » pour la consommation locale et le « cura seca » mélangé de salpêtre, pour l’exportation, les tonkas dont les fèves sont extrêmement recherchées, les sarrapias dont les gousses servent d’aromates. Un peu de travail, et ces champs défrichés, labourés, ensemencés, allaient donner en abondance les racines de manioc, les cannes à sucre, et cet inépuisable maïs, qui produit quatre récoltes annuelles avec près de quatre cents grains pour le seul grain dont l’épi a germé.

Si le sol de cette contrée possédait une si merveilleuse fertilité que devaient accroître les bonnes méthodes de culture, c’est qu’il était vierge encore. Rien n’avait épuisé sa puissance végétative. De
« Le Père Esperante… ! » cria-t-il. (Page 370.)

nombreux ruisselets couraient à sa surface, même en été, et venaient se jeter dans le rio Torrida, lequel, pendant l’hiver, apportait un large tribut d’eaux au lit de l’Orénoque.

Ce fut sur la rive gauche de ce rio, né des flancs du Roraima, que se disposèrent les premières habitations de la Mission. Ce n’étaient point de simples paillotes, mais des cases qui valaient les mieux construites des Banivas ou des Mariquitares. La Urbana, Caïcara, San-Fernando de Atabapo, auraient pu envier ces solides et confortables habitations.

Le village s’était établi tout près d’un cerro détaché de la sierra Parima, dont les premières déclivités se prêtaient à une installation salubre et agréable.

Au pied d’un talus, sous les ombrages d’un frais morichal, s’élevait l’église de Santa-Juana, de style très simple, dont la pierre fut fournie par les carrières de la sierra. À peine suffisait-elle actuellement au nombre des fidèles qu’attiraient les prédications du Père Esperante et les cérémonies du culte catholique, alors que peu à peu la langue espagnole se substituait à l’idiome des Guaharibos. Et, d’ailleurs, des blancs, d’origine vénézuélienne, — une cinquantaine environ, — étaient venus se fixer dans la Mission, bien accueillis de son chef.

C’était par l’Orénoque que, d’année en année, arrivait tout ce qu’avait exigé la création de cette bourgade, et l’on comprendra que son renom se fût étendu jusqu’à San-Fernando, puis jusqu’à Ciudad-Bolivar et à Caracas. Et pourquoi le Congrès n’aurait-il pas encouragé une œuvre si hautement civilisatrice, qui devait mettre en valeur ces territoires inutilisés, relever intellectuellement des tribus dont la dégénérescence et la misère auraient amené l’anéantissement ?…

Lorsque, du petit clocher, pointant entre les arbres, s’échappaient les battements de la cloche, qui n’eût admiré l’empressement de ces indigènes, vêtus avec décence et respirant la bonne santé ? Hommes, femmes, enfants, vieillards, s’empressaient autour du Père Esperante. Et même, dans la vive expression de leur reconnaissance, ces Indiens se fussent volontiers agenouillés, comme au pied de l’église, devant le presbytère élevé à la base du cerro, au milieu d’un massif de palmiers moriches. Ils étaient heureux, leurs familles prospéraient, ils vivaient dans l’aisance, ils échangeaient fructueusement les produits de leur sol avec les produits manufacturés qui venaient du cours inférieur de l’Orénoque, et leur situation ne cessait de s’améliorer, leur bien-être de s’accroître. Aussi, d’autres llaneros affluaient-ils à la Mission, et d’autres cases s’élevaient-elles. Aussi la bourgade s’agrandissait-elle, en mordant sur la forêt qui l’entourait de son éternelle verdure. Aussi les cultures se développaient sans avoir à craindre que le sol vînt à leur manquer, puisque ces savanes de l’Orénoque sont pour ainsi dire sans limites.

On aurait tort de croire que l’établissement de la Mission de Santa-Juana n’eût pas été soumis parfois à de dures épreuves. Oui ! c’était au prix d’un dévouement admirable, d’efforts persévérants, qu’il s’était développé. Mais, que de graves dangers au début ! Il avait fallu défendre le village naissant contre des tribus jalouses, poussées par leurs instincts meurtriers et pillards. La population s’était vue contrainte à repousser des attaques qui risquaient de détruire l’œuvre dans l’œuf. Pour résister aux bandes errant à travers la courbe de l’Orénoque ou descendues des cordillères du littoral, les plus urgentes mesures et les mieux entendues avaient été prises. Le missionnaire se révéla alors comme un homme d’action, et son courage égala ses talents d’organisateur.

Tous les Guaharibos dans la force de l’âge furent enrégimentés, disciplinés, instruits au maniement des armes. Actuellement, une compagnie de cent hommes, pourvus du fusil moderne, approvisionnés de munitions, tireurs habiles, — car ils possédaient la justesse du coup d’œil de l’Indien, — assurait la sécurité de la Mission et ne laissait aucune chance de succès à une agression qui ne pouvait les surprendre.

Et n’en avait-on pas eu la preuve, un an auparavant, lorsqu’Alfaniz, ses complices du bagne et son ramassis de Quivas, s’étaient jetés sur la bourgade ? Bien qu’ils fussent en force numérique égale, lorsque le père Esperante les combattit à la tête de ses guerriers, ils éprouvèrent des pertes sensibles, tandis que le sang ne coula que peu du côté des Guaharibos.

Ce fut, précisément, à la suite de cet échec, que les Quivas songèrent à abandonner le pays et à regagner les territoires situés à l’ouest de l’Orénoque.

Au surplus, la Mission de Santa-Juana était organisée, au point de vue de la défensive comme de l’offensive. Non pas que le Père Esperante eût la pensée de jamais faire acte de conquête, puisque le territoire dont il disposait était assez vaste pour suffire à ses besoins ; mais il ne voulait pas que l’on vînt l’insulter, ni que ces bandes de malfaiteurs de la pire espèce pussent assaillir la bourgade. Aussi, afin de prévenir tout danger, avait-il agi en militaire. Et, de fait, un missionnaire est-il autre chose qu’un soldat, et s’il a le devoir de sacrifier sa vie, n’a-t-il pas le devoir de défendre les fidèles rangés autour de lui sous le drapeau du christianisme ?

Il a été parlé plus haut des cultures qui contribuaient si largement à la prospérité de la Mission de Santa-Juana. Cependant ce n’était pas son unique source de richesses. Aux champs de céréales confinaient d’immenses plaines, où pâturaient des troupeaux de bœufs, de vaches, dont l’alimentation était assurée par les herbages de la savane et llanera-palma des fourrés. Cet élevage constituait une importante branche de commerce, et il en est d’ailleurs ainsi dans toutes les provinces de la république vénézuélienne. Puis, les Guaharibos avaient une certaine quantité de ces chevaux, dont il existait autrefois tant de milliers autour des ranchos, et nombre d’entre eux servaient au transport et aux excursions des Guaharibos, lesquels devinrent promptement d’excellents cavaliers. De là, ces fréquentes reconnaissances qui pouvaient s’étendre aux environs de la bourgade.

Le Père Esperante était bien tel que l’avaient dépeint M. Mirabal, le jeune Gomo, et aussi le faux Jorrès. Sa physionomie, son attitude, ses mouvements, indiquaient l’homme d’action, d’une volonté toujours prête à se manifester, le chef qui a l’habitude du commandement. Il possédait cette énergie de tous les instants qu’éclaire une vive intelligence. Son œil, ferme et calme, s’imprégnait d’une expression de parfaite bonté, indiquée par le sourire permanent des lèvres que laissait entrevoir une barbe blanchie par l’âge. Il était courageux et généreux, au même degré, — deux qualités qui le plus
« Nous étions arrivés au gué de Frascaès… » (Page 372.)

souvent n’en font qu’une. Bien qu’il eût dépassé la soixantaine, sa haute taille, ses épaules larges, sa poitrine développée, ses membres robustes, témoignaient d’une grande résistance physique, à la hauteur de sa force intellectuelle et morale.

Quelle avait été l’existence de ce missionnaire avant qu’il l’eût vouée à cet apostolat si rude, personne ne l’eût su dire. Il gardait à cet égard un absolu silence. Mais, à de certaines tristesses dont se voilait parfois sa mâle figure, on eût compris qu’il portait en lui les douleurs d’un inoubliable passé.

À noter que le Père Esperante avait été courageusement secondé dans sa tâche par son adjoint. Le frère Angelos lui était dévoué de corps et d’âme, et avait droit de revendiquer une large part dans le succès de cette entreprise.

Auprès d’eux, quelques Indiens, choisis parmi les meilleurs, concouraient à l’administration de la bourgade. Il est vrai, on pouvait dire que le Père Esperante, à la fois, maire et prêtre, baptisant les enfants, célébrant et bénissant les mariages, assistant les mourants à leur dernière heure, concentrait en lui tous les services de la Mission.

Et ne devait-il pas se sentir payé de toutes ses peines, lorsqu’il voyait à quel degré de prospérité en était arrivée son œuvre ? La vitalité n’était-elle pas assurée à cette création, si les successeurs du missionnaire continuaient à marcher dans la voie tracée par lui, et dont il n’y avait pas à sortir ?…

Depuis l’attaque des Quivas, rien n’était venu troubler les habitants de Santa-Juana, et il ne semblait pas que de nouvelles agressions fussent à la veille de se produire.

Or, vers les cinq heures du soir, le 1er novembre, le lendemain du jour où Jacques Helloch et ses compagnons étaient tombés entre les mains d’Alfaniz, voici qu’un commencement, sinon de panique, du moins quelques symptômes d’inquiétude se manifestèrent dans la bourgade.

Un jeune Indien venait d’être aperçu, passant à travers la savane du sud-ouest, accourant à toutes jambes, comme s’il eût été poursuivi.

Quelques Guaharibos sortirent de leurs cases, et, dès que ce jeune Indien les aperçut, il cria :

« Le Père Esperante… le Père Esperante ! »

Un instant après, le frère Angelos l’introduisait près du missionnaire.

Celui-ci reconnut tout d’abord cet enfant, qui avait assidûment fréquenté l’école de la Mission, lorsqu’il demeurait avec son père à Santa-Juana.

« Toi… Gomo ?… » dit-il.

Celui-ci pouvait à peine parler.

« D’où viens-tu ?…

— Je me suis échappé… Depuis ce matin… j’ai couru… pour arriver ici… »

La respiration manquait au jeune Indien.

« Repose-toi, mon enfant, dit le missionnaire. Tu meurs de fatigue… Veux-tu manger ?…

— Pas avant que je ne vous aie dit pourquoi je suis venu… On demande secours…

— Secours ?…

— Les Quivas sont là-bas… à trois heures d’ici… dans la sierra… du côté du fleuve…

— Les Quivas !… s’écria le frère Angelos.

— Et leur chef aussi… ajouta Gomo.

— Leur chef… répéta le Père Esperante, ce forçat évadé… cet Alfaniz…

— Il les a rejoints, il y a quelques jours… et… avant-hier soir… ils ont attaqué une troupe de voyageurs que je guidais vers Santa-Juana…

— Des voyageurs qui venaient à la Mission ?…

— Oui… Père… des voyageurs français…

— Des Français ! »

La figure du missionnaire se couvrit d’une subite pâleur, puis ses paupières se refermèrent un instant.

Il prit alors le jeune Indien par la main, il l’attira près de lui, et le regardant :

« Dis tout ce que tu sais ! » prononça-t-il d’une voix qu’une involontaire émotion faisait trembler.

Gomo reprit :

« Il y a quatre jours, dans la case que mon père et moi nous habitions près de l’Orénoque, un homme est entré… Il nous a demandé où se trouvaient les Quivas, et si nous voulions le conduire… C’étaient ceux-là qui avaient détruit notre village de San-Salvador… qui avaient tué ma mère !… Mon père refusa… et d’un coup de revolver… il fut tué à son tour…

— Tué !… murmura le frère Angelos.

— Oui… par l’homme… Alfaniz…

— Alfaniz !… Et d’où venait-il, ce misérable ?… demanda le Père Esperante.

— De San-Fernando.

— Et comment avait-il remonté l’Orénoque ?…

— En qualité de batelier, sous le nom de… Jorrès… à bord de l’une des deux pirogues qui amenaient les voyageurs…

— Et tu dis que ces voyageurs sont des Français ?…

— Oui… des Français, qui n’ont pu naviguer plus loin que le rio Torrida… Ils ont laissé leurs pirogues à l’embouchure, et l’un d’eux, le chef, accompagné du patron de l’une des falcas, m’a trouvé dans la forêt, près du corps de mon père… Ils ont eu pitié… ils m’ont emmené… ils ont enterré mon père… Puis ils m’ont offert de les conduire à Santa-Juana… Nous sommes partis… et, avant-hier, nous étions arrivés au gué de Frascaès, lorsque les Quivas nous ont attaqués et faits prisonniers…

— Et depuis ?… demanda le Père Esperante.

— Depuis ?… Les Quivas se sont dirigés du côté de la sierra… et c’est ce matin seulement que j’ai pu m’échapper… »

Le missionnaire avait écouté le jeune Indien avec une extrême attention. L’éclair de ses yeux disait quelle colère l’animait contre ces malfaiteurs.

« Tu dis bien, mon enfant, reprit-il pour la troisième fois, que ces voyageurs sont des Français…

— Oui, Père.

— Tu en comptes ?…

— Quatre.

— Et ils avaient avec eux…
le missionnaire avait écouté le jeune indien… (Page 372.)

— Le patron d’une des pirogues, un Banivas, nommé Valdez, et deux bateliers qui portaient les bagages…

— Et ils venaient ?….

— De Bolivar, d’où ils étaient partis, il y a deux mois, pour se rendre à San-Fernando, afin de remonter le fleuve jusqu’à la sierra Parima. »

Le Père Esperante, abîmé dans ses réflexions, garda le silence quelques instants. Puis :

« Tu as parlé d’un chef, Gomo ?… demanda-t-il. Cette petite troupe a donc un chef ?…

— Oui, un des voyageurs.

— Et il se nomme ?…

— Jacques Helloch.

— Il a un compagnon…

— Qui s’appelle Germain Paterne, et s’occupe de chercher des plantes dans la savane…

— Et quels sont les deux autres voyageurs ?…

— D’abord un jeune homme, qui m’a témoigné bien de l’amitié… que j’aime bien… »

Les traits de Gomo exprimèrent la plus vive reconnaissance.

« Ce jeune homme, ajouta-t-il, se nomme Jean de Kermor. »

À l’énoncé de ce nom, le missionnaire se releva, et son attitude fut celle d’un homme au dernier degré de la surprise.

« Jean de Kermor ?… répéta-t-il… C’est son nom ?…

— Oui… Jean de Kermor.

— Ce jeune homme, dis-tu, est venu de France avec MM. Helloch et Paterne ?…

— Non, Père, et, — c’est ce que m’a raconté mon ami Jean, — ils se sont rencontrés en route… sur l’Orénoque… au village de la Urbana…

— Et ils sont arrivés à San-Fernando ?….

— Oui… et… de là… ils ont continué de se diriger ensemble vers la Mission.

— Et que fait ce jeune homme ?…

— Il est à la recherche de son père…

— Son père ?… Tu as dit son père ?…

— Oui… le colonel de Kermor.

— Le colonel de Kermor ! » s’écria le missionnaire.

Et qui l’eût observé en ce moment eût vu la surprise qu’il avait d’abord montrée se doubler d’une émotion extraordinaire. Si énergique, si maître de lui qu’il fût d’habitude, le Père Esperante, abandonnant la main du jeune Indien, allait et venait à travers la salle, en proie à un trouble qu’il ne pouvait contenir.

Enfin, après un suprême effort de volonté, le calme se fit en lui, et, reprenant ses questions :

« Pourquoi, demanda-t-il à Gomo, pourquoi Jean de Kermor vient-il à Santa-Juana ?…

— C’est dans l’espoir d’y obtenir de nouveaux renseignements qui lui permettraient de retrouver son père…

— Il ne sait donc pas où il est ?…

— Non ! Depuis quatorze ans, le colonel de Kermor a quitté la France pour le Venezuela, et son fils ne sait pas où il est…

— Son fils… son fils ! » murmura le missionnaire, qui passait sa main sur son front comme pour y raviver des souvenirs…

Enfin, s’adressant à Gomo :

« Est-il donc parti seul… ce jeune homme… seul pour un tel voyage ?…

— Non.

— Qui l’accompagne ?…

— Un vieux soldat.

— Un vieux soldat ?…

— Oui… le sergent Martial.

— Le sergent Martial ! » répéta le Père Esperante.

Et, cette fois, si le frère Angelos ne l’eût retenu, il fût tombé, comme foudroyé, sur le plancher de la chambre.