Le Supplice de Phèdre/02

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 20-43).
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II


Le 7 janvier 1912, soit treize ans plus tôt, le capitaine marin Michel Soré, sa toute jeune femme ayant pris froid au sortir d’un bal, s’était, à son insu, réveillé veuf, avec la charge de son fils âgé de quatre ans. Il naviguait à cette époque dans les mers de Chine. La terrible nouvelle l’avait frappé comme son navire venait d’entrer en rade de Hong-Kong, et d’autant plus désemparé, d’autant plus rompu que la dépêche lui apprenait simultanément et la maladie, et la mort.

Michel n’avait plus ses parents. Ceux qu’il tenait de son alliance habitaient Quimper ou, plus exactement, à quelques kilomètres de cette ville, une propriété assez vaste où ils menaient une vie paisible et sans prétentions. Ils y avaient recueilli Marc après les obsèques, heureux, les pauvres gens, dans leur chagrin, d’ainsi pouvoir acclimater et garder entre eux l’enfant mis au monde par leur fille.

Les toutes premières années d’un être ont toujours du charme, fussent-elles incolores, même sévères, et elles lui laissent un souvenir qui parfume sa vie tant que celle-ci, par des épreuves à l’excès blessantes, ne les a pas trop déformées. Ceci est vrai pour le jeune prince comblé d’attentions comme pour le fils de l’ouvrier né dans une mansarde et qui s’y est cru misérable. Mais, si l’on veut, par folle tendresse, doter une enfance d’une félicité sans limites, c’est la campagne qu’il faut choisir pour son développement. Là, tout désir peut s’exprimer, tout plaisir se prendre, l’indépendance ignore ses digues les plus ordinaires. Entre l’objet qui le captive et sa main tendue, le petit d’homme, à condition d’être souple et fort, ne voit se dresser nul obstacle. Les fruits et les fleurs, il s’y roule. Les animaux, pour la plupart, sont des frères agiles qui lui obéissent avec joie. Il a du sol pour son tricycle, de l’eau pour ses barques, tout le ciel, à toute heure, pour ses cerfs-volants. Enfin, pour lui, s’il est question d’encre et d’alphabet, c’est dans une chambre où l’air léger balance des parfums, que ce soit ceux de géraniums placés à deux pas ou les troublantes émanations de la terre mouillée.

Sorti, la veille, à peine conscient de son infortune, d’un appartement parisien, Marc avait vu se déployer ces immenses bonheurs sous les auspices de deux vieillards vénérant ses actes et se disputant ses sourires. Les remontrances de sa grand’mère fleuraient les pastilles et son grand-père, pour l’amuser, refoulant ses pleurs, s’ingéniait à briller sans affectation dans des bouffonneries héroïques. Par dévouement à l’insouciance et aux mille gaietés que réclamait d’eux cette jeune tête, l’amertume de leurs âmes se fondait en miel et leurs corps, humiliés d’être encore en vie, se cramponnaient passionnément à leur existence.

Le commandant apparaissait deux ou trois fois l’an. Nulle couleur ne marquait dans les entretiens cet homme adorant son métier, mais retranché dans le silence d’un amant jaloux dès que quelqu’un s’y permettait la moindre allusion. Il revenait tantôt des Indes et tantôt du Cap comme il fût rentré d’une ville d’eaux, pour se faire étourdir de potins vulgaires et déplorer la politique des gens au pouvoir. Encore celle-ci n’était-elle vue que secondairement. Rien n’offrait l’intérêt des alliances bretonnes, ni l’importance des chuchotements courant l’Armorique jusqu’à Saint-Nazaire et Cancale, pour cet esprit si limité dans ses conceptions qu’il ne pouvait chérir la France qu’au prix d’un effort, dépassés les confins de sa péninsule. Lorsque Michel suivait ainsi la chronique locale que lui détaillait son beau-père, son grand nez mince interrogeait, appréciait, notait et donnait seul toute la mesure de ses émotions. Car, de sa bouche, il ne sortait que de rares paroles et ses prunelles fixaient toujours l’interlocuteur sans qu’il en jaillît aucun feu.

Marc ne savait pas s’il l’aimait. Après chacune de ses visites, il l’oubliait presque, puis, par une lettre, on apprenait son retour prochain, et il n’avait à la pensée de revoir son père ni mécontentement, ni plaisir. On l’eût alors bien étonné en lui expliquant qu’il devait plus de sa tendresse à cet homme si triste, et d’ailleurs gracieux envers lui, qu’à sa vieille bonne, ses grands-parents, son âne et sa chèvre.

Peu de gens fréquentaient à l’Amirauté. C’était le nom qu’avaient donné les voix d’alentour au manoir habité par les Cortambert, en l’honneur du marin, trisaïeul de Marc, qui l’avait jadis fait construire. De temps à autre, une vieille voiture étonnamment vaste y transportait, derrière deux mules, le comte de Kerbrat, qu’accompagnait toujours sa fille pendant les vacances. Ce gentilhomme et l’excellent M. Cortambert nourrissaient une passion pour le jeu d’échecs qu’ils ne pouvaient, depuis longtemps, satisfaire qu’ensemble, faute de partenaires à leur taille. Elle les aidait à tuer les heures de certaines journées et les avait rendus, en outre, étroitement amis.

Marc ne plaçait rien au-dessus d’Hélène de Kerbrat. Il lui vouait cet amour qu’éprouvent les enfants pour les personnes sérieuses qui s’occupent d’eux en se mettant à leur portée avec tant d’adresse qu’elles ne leur échappent de nulle part. Ses sentiments lui inspiraient de chercher au loin des expressions chargées pour lui d’un sens mystérieux qui lui parussent dignes de leur force, « Elle est ma fiancée ! » proclamait-il. « Nous sommes unis par nos serments ! » disait-il encore, ayant, un jour, entendu lire et trouvé sublime cette naïve inscription d’une gravure ancienne, La belle jeune fille, de son côté, flattait cette passion et déclarait, pour le ravir, d’une voix pénétrée : « Inutile de chercher un parti pour moi, je suis engagée avec Marc ! » Alors, il se jetait contre ses jupes, l’escaladait comme un furieux pour saisir son cou, la tenait embrassée avec effusion.

Elle s’intéressait au bambin. Est-il une fille de dix-huit ans saine et délicate que puisse laisser indifférente un enfant sans mère ? Par la flamme instinctive qui lui brûle le sein, elle sait trop bien ce qu’il lui manque de considérable et de quoi la mort l’a privé. Puis, dans ses réflexions, dans ses manières, Marc témoignait continuellement d’un esprit sauvage dont la vivacité choquait Hélène, mais dont l’accent et l’imprévu lui semblaient exquis, l’attachaient à lui plus encore. « Que tu es mal élevé ! » disait-elle souvent. Cependant, un sourire que décochait Marc, une gentillesse placée à point, comme pour s’excuser suspendait le reproche qu’elle allait poursuivre. Et elle était heureuse enfin d’avoir sa confiance.

On la voyait quelquefois seule à l’Amirauté. C’était les jours où les morsures de ses vieilles douleurs tourmentaient M. de Kerbrat et où lui-même, impérieusement, éloignait sa fille, autant pour l’obliger à se distraire que pour pouvoir, dans son fauteuil, gémir à son aise. Hélène entrait dans le salon, la figure gracieuse, et saluait Mme Cortambert. Mais elle n’avait d’yeux que pour Marc. Il la flairait, la taquinait, lui tirait sa jupe, courait cent fois du canapé au seuil de la pièce avec l’impatience d’un jeune chien. Finalement, ils partaient sous les beaux ombrages, accompagnés de la bonne dame qu’ils quittaient bientôt pour se faufiler dans une ronce, et c’étaient des parties dont se grisait Marc jusqu’au moment où la voiture attelée de mules ramenait Hélène à Quimper.

Le commandant qui, sous la glace de son expression, sous sa manie régionaliste et ses préjugés, cachait un naturel timide et sensible, n’observait pas sans émotion, entre ses voyages, l’affectueux dévouement et la complaisance que témoignait la jolie jeune fille à son fils. Il devinait sa société profitable à Marc et l’estimait plus rationnelle que celle de vieilles gens dont le cœur débordait de toute la faiblesse qu’y avait jetée leur malheur. Marc ne pouvait rester toujours à l’Amirauté. Le curé du village voisin l’instruisait, mais c’était un saint homme sans pédagogie qui pataugeait à faire pitié dans le rudiment. Sa connaissance de la grammaire n’était plus qu’une ombre, il déclarait en riant d’aise que, pour l’addition, il devait compter sur ses doigts, sous peine de s’y reprendre indéfiniment sans jamais obtenir deux totaux semblables, quelques miracles et sainte Blandine constituaient pour lui à peu près toute l’histoire jusqu’aux Capétiens. C’était au plus si l’on pouvait, dans son enseignement, espérer que l’erreur en serait bannie quand elle eût été trop grossière. Michel Soré, médiocre esprit, mais grand travailleur, candidat malheureux à l’École Navale et qui jamais n’avait cessé de se cultiver depuis qu’il naviguait pour le commerce, ne voyait pas sans déplaisir cette incompétence préposée aux études de son seul enfant. D’autre part, la jeunesse, la beauté d’Hélène agissaient sur lui avec force, le caressant, à son insu, de la tête au cœur dans les replis d’un naturel précocement sénile.

Il avait réfléchi, hésité, lutté. L’observation était venue lui prêter son aide et la statistique ses lumières. Dans les unions entre personnes d’âges mal assortis qu’offrait alors la société de la péninsule, il avait relevé celles qui florissaient en regard de celles, moins nombreuses, où s’étaient introduits des dissentiments. Puis, un matin, considérant que la déférence l’obligeait à des formes envers son beau-père, il lui avait communiqué son très vif désir d’épouser Hélène de Kerbrat.

L’excellent homme avait mieux fait que l’encourager.

— Marc a besoin d’une direction, lui avait-il dit, et ce n’est pas de pauvres gens qu’épuise leur chagrin qu’elle peut lui venir, vous absent. Votre choix me paraît judicieux et noble. Vous saurez composer le bonheur d’Hélène, comme autrefois celui, si court, de ma pauvre fille. Si vous le permettez, mon cher enfant, je ferai moi-même la démarche !

Pressentie par son père, qui la laissait libre, Hélène, d’abord, avait bronché sur ce prétendant dont les trente-huit ans l’offusquaient. Puis, sa douceur, sa politesse et son effacement, le respect qu’elle avait de son caractère et surtout la pensée de posséder Marc s’étaient unis pour lui montrer son destin futur dans une séduisante perspective,

Elle avait fait, en s’accordant, cette unique remarque :

— Nous avons en commun quelques rares idées, mais sur beaucoup, fort importantes, nous nous divisons : êtes-vous sûr que jamais, de ces divergences, ne naîtront entre nous des difficultés ?

Michel avait considéré son splendide visage et répondu avec l’accent d’une passion totale :

— Ne craignez de moi nulle violence ! Si vous me faites la charité d’embellir ma vie, je serai trop heureux de vous recevoir et de vous garder comme vous êtes.

Par le regard qu’il va jeter sur l’esprit d’Hélène, le lecteur comprendra dans quelle aventure l’amour engageait cet homme froid.

La Basse-Bretagne est le berceau jalousement chéri de la vieille famille de Kerbrat. Aussi loin qu’on feuillette sa chronique de guerre, on y trébuche sur un Kerbrat entiché d’honneur et si, parfois, ses grandes actions font tort à l’Église, il expie son péché dans la pénitence. Tous les Kerbrat ont aussi bien adoré l’épée qu’achevé de combattre à l’aide de la croix, quand la croix leur manquait pour leurs dévotions ou que l’épée, brisée en deux, leur tombait des mains. C’étaient, pour eux, deux outils durs et interversibles qui se complétaient l’un par l’autre. Les principes différents qu’ils représentaient se confondaient dans leur amour pour n’en former qu’un qu’ils décoraient du beau nom sourd de fidélité. Beaucoup étaient morts pour sa gloire. Un seul, Louis de Kerbrat, le père d’Hélène, l’avait jugé le plus spécieux des scrupules courants.

À l’époque du mariage de sa fille unique, c’était un homme de cinquante-deux ans, large et fort, aux favoris coupés en brosse d’ancien magistrat, et dont la chevelure, épaisse, hirsute, du gris puissant et nuancé d’une fourrure de chèvre, encadrait une face léonine. Ses distractions et sa douceur étaient proverbiales. On le voyait, en toute saison, pareillement vêtu d’une redingote dont l’échancrure découvrait les bouts d’une courte cravate lavallière, pareillement coiffé d’un grand feutre, et la seule concession qu’il fît aux beaux jours était, vers juin, d’abandonner pour du coutil blanc le pantalon de teinte bleuâtre à grosses rayures noires qui, d’ordinaire, flottait en jupe autour de ses jambes.

Il habitait un vaste hôtel dont il sortait peu. Dans cet hôtel, il ne quittait sa bibliothèque, étendue sur près d’un étage, qu’au moment des repas, qu’il lui fallait gros, et le soir, vers minuit, pour s’aller coucher. Entre temps, il lisait, écrivait, fumait, déplaçait les trésors de ses étagères ou promenait sur des estampes nouvellement acquises l’étroite armature d’un compte-fils. On lui savait un immense fonds de culture latine et des connaissances en langue grecque devant lesquelles maint spécialiste inclinait la tête et devait s’avouer confondu. Mais il aimait par-dessus tout l’étude de l’histoire. Grand déchiffreur de manuscrits, grand fouilleur d’archives, il avait entrepris d’en composer une de la Bretagne dans la période révolutionnaire, dont quatre tomes, sur une dizaine qu’il en annonçait, s’étaient succédé en quinze ans. Ces quatre tomes avaient soufflé le vent du scandale. Car leur auteur était athée et républicain avec un rien de sectarisme assez malicieux qu’on voyait briller dans son encre.

La position que lui valaient dans sa ville natale des idées si contraires à la bienséance ne laissait pas, au demeurant, pour l’observateur, d’être inattendue et curieuse. Les royalistes de Quimper détestaient en lui ce qu’ils nommaient passionnément son zèle anarchiste. Mais, en même temps, son patronyme rayonnait sur eux comme un des plus purs de Bretagne et pas une main qu’il lui plaisait de solliciter ne boudait l’occasion de serrer la sienne. Pour excuser cette concession faite par les principes au prestige qu’exerçait M. de Kerbrat, on affectait de le tenir pour un frère prodigue dont le retour pourrait tarder jusqu’à sa vieillesse, mais se produirait fatalement. Ainsi, la mère d’un fils impie lui pardonne ses frasques, dans la pensée qu’il ne saurait, au seuil de la mort, rester sans contact avec Dieu.

Le digne homme savourait ces palinodies que son esprit de misanthrope assez débonnaire prenait plaisir à détailler dans leur mille nuances et, chaque printemps, faisait un feu des invitations qu’il avait reçues dans l’hiver.

Un seul objet l’intéressait plus que ses études. C’était Hélène, orpheline de mère à deux ans, traitée par lui comme une espèce de divinité, son orgueil en même temps que toute sa tendresse. Pas une infante ne voit fleurir sous ses premiers pas plus de brocarts étincelants et de roses coupées qu’il n’en avait mis sous les siens. Dans une maison que ses manies paraissaient conduire, tout s’inclinait au plus futile des caprices d’Hélène comme une forêt de vieux grands arbres étroitement mêlés sous la petite brise de l’aurore. L’allégresse y naissait de son insouciance, l’inquiétude d’un soupir qu’elle avait poussé. Jusque dans la bibliothèque, elle était chez elle. Et il fallait qu’un document fût vraiment précieux pour que son père, avec douceur, le lui prît des mains lorsqu’il la voyait s’en saisir.

Par un trait éclatant de libéralisme, Louis de Kerbrat avait voulu qu’elle reçût d’abord l’éducation traditionnelle des filles de sa race. Persuadé de l’erreur de toutes les doctrines, il n’était pas sans convenir du secours puissant que tirent souvent d’elles certains êtres et refusait de s’accorder qu’il fût de son droit d’en priver Hélène par principe. Aussi, les femmes qu’il avait mises, sous sa surveillance, à la diriger et l’instruire, de vertu rigoureuse et ferventes chrétiennes, avaient-elles pour consigne de ne lui faire grâce d’aucun exercice religieux. Lui-même feignait en sa présence une neutralité que lui rendait toujours facile son cœur d’honnête homme. Cependant, lorsqu’au cours elle répondait mal et méritait une mauvaise note pour le catéchisme, il la serrait sur sa poitrine et flattait ses nattes avec une tendresse plus marquée.

Des sourires, puis des moues, puis des réflexions étaient venus, sensiblement vers l’époque nubile, échue pour Hélène assez tôt, lui témoigner que le ferment d’incrédulité dont il avait subi l’effet dès l’âge de raison agissait sur sa fille avec la même force. Ç’avait été, pour son esprit, une puissante surprise et un positif soulagement. Qu’on se figure la joie goûtée par un affranchi à découvrir chez son enfant une conscience robuste, après avoir appréhendé des années durant, qu’il ne se complût dans les fers. Dissipée l’équivoque dont elle se voilait, la petite âme que révérait M. de Kerbrat avec un peu d’incertitude sur son étendue s’était livrée à son regard, dans toutes ses parties, comme une belle jachère sans point faible, à laquelle il suffit de donner des soins pour la tirer de son état et la féconder. Entreprise laborieuse, mais de quelle noblesse et de quelle grisante séduction ! Renonçant à s’aider d’aucun professeur, il s’était mis personnellement à instruire Hélène. Elle avait eu près de sa table un joli pupitre et une grande chaise du Moyen-Age où elle se perdait comme une dauphine de quatorze ans juchée sur un trône. Rien n’était fastidieux dans son entourage. Ses yeux pouvaient interroger les rayons garnis, parcourir les vitrines et les étagères et distraitement se prélasser des chenêts aux glaces, sans tomber sur un livre à reliure médiocre ou apercevoir une chose laide. Et, devant elle, en toute saison, tous les jours, des fleurs.

De la première leçon sérieuse donnée par son père, avait daté, pour la fillette, une vue sur l’étude à la fois surprise et charmée. Elle achevait de recevoir un plat enseignement où le visage et l’expression semblaient s’accorder pour saturer de maussaderie la science la plus pauvre et pénétrait, sur un sourire d’une divine douceur, dans le pur domaine de l’esprit. Tel était le savoir du comte de Kerbrat qu’il pouvait jouer des éléments de ses connaissances ainsi qu’un jongleur de ses balles, sans plus d’effort qu’une dentellière de ses mille bobines, et avec la même légèreté. Son affection l’avertissait du moment exact où la fatigue, en occupant la tête de sa fille, allait en chasser l’attention. Tout à coup, à l’histoire ou l’arithmétique, à la grammaire latine ou grecque, au texte épineux, succédait, sur un point de littérature, une anecdote qu’il animait de toute sa malice et rendait fertile en détours ; ou bien, du fond de son fauteuil, les mains sur les tempes, il se livrait à quelque attaque du démon frondeur qui l’avait pratiquement retranché du monde et s’étendait avec prudence et sérénité sur ses réflexions favorites.

Rien ne flattait la jeune élève, ni ne l’exaltait, comme ces conférences faites pour elle. Elle admirait passionnément son doux homme de père et trouvait merveilleuse la condescendance qu’elle le voyait mettre à l’instruire. Aussi, pas une de ses paroles ne résonnait-elle sans se graver dans sa mémoire, parfois mot à mot. Confessionnelles ou politiques, morales ou sociales, toutes les idées que répandait M. de Kerbrat dans ces longues minutes d’épanchement, toutes les doctrines qu’il exposait d’un air convaincu rencontraient en Hélène une fiévreuse adepte. Qu’il pût pécher par complaisance ou raisonner mal ne lui venait pas à l’esprit. Son enseignement avait pour elle une vertu sacrée. Dès l’instant qu’il niait Dieu, Dieu n’existait pas, et, puisqu’au nombre des principes qui lui étaient chers figurait l’excellence de la République, l’ancien régime, dans tous ses actes, éveillait sa haine où lui inspirait du dégoût. Incapable, d’ailleurs, d’une hypocrisie, elle avait renoncé délibérément à tout exercice religieux et déployait les opinions les plus subversives avec une précoce assurance.

Chez les parents de ses amies, elle faisait horreur. Ou, plutôt, elle blessait et donnait à rire, de ce rire aigre et malveillant dont l’esprit docile se complaît à cingler le libre examen, singulièrement lorsqu’il s’allie à l’extrême jeunesse. Ses amies mêmes avaient tenté d’exciter sa honte en lui décochant mille sarcasmes. Mais Hélène opposait à leurs plaisanteries une contenance imperturbable et si dédaigneuse que ces fillettes, désemparées, s’étaient bientôt tues. Dans une ville de province, la modestie règne, sinon toujours dans les manières, du moins dans les âmes, comme si l’absence de grandes promesses dans leur destinée inspirait à celles-ci la méfiance d’elles-mêmes, et quiconque y fait preuve d’un certain orgueil obtient le silence sur ses pas. Au surplus, l’agrément que goûtait Hélène dans la société de son père l’en avait assez vite rendue insatiable, l’écartant des compagnes de ses premiers jeux qu’elle ne rencontrait plus que de loin en loin.

L’amour de l’étude l’absorbait. Sans cesser pour cela d’être simple et vive, elle protestait avec bonheur, par toute sa conduite, contre le vide cérémonieux des froides existences qu’elle voyait, languir autour d’elle. À dix-sept ans moins quelques mois, elle passait, à Rennes, l’examen qui succède à la rhétorique ; pour la philosophie, en juin suivant, elle se laissait intimider et manquait l’oral, mais réussissait à l’automne.

Il fallait l’occuper jusqu’à son mariage. C’était même d’autant plus une nécessité qu’elle n’éprouvait aucun désir d’en hâter l’époque en courant les bals et les chasses. Sur sa demande, son père lui louait un appartement, y mettait quelques meubles et deux domestiques et l’envoyait, accompagnée d’une lointaine cousine, terminer ses études dans la ville de Rennes. Un goût d’enfant pour les diplômes universitaires s’était saisi d’elle tout à coup. Elle voulait obtenir la licence d’histoire. Déjà Quimper avait blâmé ses premiers succès comme entachés d’impertinence et de mauvais ton. « Quel plaisir de le jouer », se disait Hélène, « en lui présentant cette peau d’âne ! »

Pour bretons qu’ils fussent, et placides, les étudiants n’avaient pas vu sans stupéfaction Mlle de Kerbrat fréquenter leurs cours. Ni quelques-uns, il faut l’avouer, sans pensées gaillardes. Leurs compagnes habituelles étaient des filles pauvres, habillées trop vite et sans goût, intelligentes, mais dont l’esprit dénué de toute grâce constituait pour leur sexe une infirmité. Hélène, tombant au milieu d’elles, qui la décriaient, comme une paonne parmi des pintades, avait produit sur les jeunes hommes l’effet d’une princesse incitée par l’ennui à fuir les grandeurs et par l’amour du romanesque à se compromettre. Leurs dix-huit ans et leurs lectures fournissaient du corps à cette magnifique invention. Elle les échauffait, les flattait. Elle leur semblait doter à point leur honnête province de l’atmosphère pleine de délices des villes perverties. Cependant, comme Hélène était laborieuse, comme elle ne sortait jamais seule, que rien n’était plus effacé que son élégance et que pas un des soupirants qui la côtoyaient ne recevait de son visage, toujours composé, le plus léger signe d’attention, les langues, bientôt, avaient cessé de bruire sur son compte et sa personne était tombée dans l’indifférence.

Elle ne souhaitait pas meilleur sort. Son assurance ne se mêlait d’aucune coquetterie. À sa chaussure, à ses costumes, à son pas vaillant, on l’aurait prise pour une quelconque de ces jeunes Anglaises qui vont chez nous des cathédrales aux tennis de Cannes et aux patinoires dauphinoises. Dans son esprit, tout occupé de sérieuses recherches, le souci de l’amour n’avait aucune place. On ne pouvait pourtant pas dire que son cœur fût sec. La tendresse la plus vive la liait à son père et elle sentait dans sa poitrine un désir d’aimer prêt à se fondre en vigilance et en dévouement devant tout objet vraiment digne.

Deux années s’écoulaient sans qu’elle en vît un. Dans les quelques familles qu’elle fréquentait, des jeunes gens de tout âge lui faisaient la cour, mais elle était et difficile sur l’intelligence, et trop sensible aux ridicules les moins accusés. Les plus flatteuses déclarations provoquaient son rire. Précocement mûrie par l’étude, elle refusait d’examiner des projets d’union qui l’auraient mise aux mains d’un être inférieur à elle et parfois moins riche d’expérience. « Regardez leurs cravates et leur orthographe ! Des fantoches ! » disait-elle à sa vieille cousine, toutes les fois que celle-ci s’oubliait près d’elle à vanter les mérites de ses prétendants. La timide personne soupirait. On devinait, à sa manière de pincer la bouche en secouant la tête rêveusement, qu’elle-même, jadis, eût témoigné d’une exigence moindre envers des partis comme ceux-là. Mais elle devait à sa pupille un précieux bien-être et elle savait quel triste cours reprendait une vie de nouveau réglée sur ses rentes. Aussi se gardait-elle bien d’insister.

La nouvelle du mariage l’avait confondue. Un roturier sans grande fortune, capitaine marin, déjà d’un certain âge et père d’un fils, était-ce un homme d’une séduction à rendre amoureuse la sévère Hélène de Kerbrat ? « Quelle excentrique ! » s’était-elle dit en haussant l’épaule. « Se peut-il qu’elle subisse jusqu’à cette folie la triste influence de son père ? » Puis, déjà sur le point de boucler ses malles pour aller accomplir dans la ville de Rennes son troisième exercice de duègne bénévole, sans plus d’indignation, ni d’amertume, elle avait soigneusement tout remis en place dans sa maisonnette de Morlaix.

Hélène brillait par la raison plus que par l’esprit. Sur son sexe, elle avait des vues nettes et justes. Aussi loin d’abaisser, d’avilir la femme que de la grandir à l’excès, elle la tenait pour inférieure, en principe, à l’homme, mais indispensable à sa gloire. Sa fonction magnifique était, d’après elle, dans le domaine que sa naissance lui départissait ou qu’elle choisissait librement, de cultiver les éléments de grandeur du monde pour les porter au point suprême de leur perfection. Tout talent lui devait le meilleur de soi. Par un besoin d’utiliser ses vertus profondes, d’essayer son pouvoir sur des dons heureux, par une impatience de former, avec cela, pleine de pitié, comme nous l’avons dit, pour un enfant à qui manquaient les soins maternels et que livraient à ses caprices deux honnêtes vieillards dépourvus du courage d’y poser un frein, Mlle de Kerbrat s’était accordée pour se vouer à Marc entièrement. Mise à part la question inquiétante de l’âge, Michel Soré, froid, doux et digne, lui plaisait plutôt. Mais elle l’avait pris par surcroît.

Le nouveau couple était allé habiter Paris. Autant comme pied-à-terre que pour ses meubles, le commandant, après la mort de sa première femme, y avait conservé son appartement. Par une anomalie des plus curieuses, cet homme féru de sa province comme, dans un chef-lieu, l’est de sa paroisse une dévote, aimait l’animation de la grande ville, et souvent, sur le point de rallier Marseille, venait en prendre l’air quarante-huit heures avant de partir pour trois mois. Hélène, de son côté, désirait y vivre. La Sorbonne, les musées, les bibliothèques, cette atmosphère intellectuelle que, très jeune, de loin, on y croit partout répandue exerçait sur son âme, lasse de l’Armorique, une extraordinaire séduction. Il lui semblait qu’à la faveur d’un pareil milieu elle fructifierait comme une vigne. D’autre part, le souci des études de Marc la conduisait à s’inquiéter, pour un proche futur, d’un bon choix de collèges et de professeurs.

Le vaste et clair appartement de la rue Vaneau ne demandait, pour retrouver son ancienne fraîcheur, que des travaux de réfection sans grande importance. C’était donc dans la chambre, à peine modifiée, où sa mère, jadis, était morte que l’enfant avait pris les premières leçons qui lui fussent données sérieusement.

Quelle désillusion l’attendait ! De la personne qui commençait à le régenter, il ne connaissait que les grâces, et il pensait qu’au voisinage de son affection les semaines et les mois s’écouleraient pour lui dans un ravissement continuel. Excepté, quelquefois, une vivacité, jamais Hélène, en sa présence, ne s’était défaite de l’indulgente physionomie et des manières douces qu’il se délectait, à chérir. Cependant, aussitôt devenue tutrice, comme si sa voix, son expression, jusqu’à sa nature se fussent en un jour transformées, elle témoignait à son pupille de grandes exigences et, brusquement, se révélait vis-à-vis de lui d’une sévérité inflexible, Le sentiment de son devoir l’avait rendue stricte. Cette ambition qu’elle nourrissait d’obliger un être à déployer dans le travail et l’obéissance toutes ses aptitudes, tous ses dons, avait tendu son énergie et durci ses nerfs, sans lui retirer nulle tendresse. Marc s’était vu toujours distrait et toujours aimé, mais, en même temps, assujetti à de rudes efforts et, pour l’ensemble de ses actes, étroitement soumis à une impérieuse discipline.

Celle-ci, d’abord, l’avait jeté dans de sèches révoltes. Mais Hélène s’entendait à les réprimer et, convaincue de l’intérêt d’en triompher vite, elle le faisait régulièrement avec une rigueur qui l’avait bientôt assoupli. L’enfant n’avait, au demeurant, que peu de hardiesse. Comme, d’autre part, les récompenses, lorsqu’il était bon, ne lui étaient guère mesurées, la notion de justice avait crû en lui et dissipé le sentiment d’animosité qui semblait pressé d’y grandir. Sa seconde mère, au bout d’un mois, le tenait en main comme si jamais, antérieurement, il n’avait vécu sous une autre coupe que la sienne. Et non seulement elle en était absolue maîtresse, mais elle s’en savait adorée,

Résultat décisif que le temps d’école ne devait ensuite que parfaire. Si c’est, depuis 1915, vérité commune que les parents ont élargi la limite du gouffre où les poussent du pied leurs enfants, ce n’était pas dans la maison de Michel Soré qu’on eût trouvé, à nulle époque, la confirmation d’un renoncement aussi stupide et aussi honteux. Là, les principes nés de la guerre ou mûris par elle et l’extension des Droits de l’Homme aux républicains dont on coupe le pain en tartines, pour généreux que fussent le cœur et l’esprit d’Hélène, étaient ignorés solidement. Quand son beau-fils avait atteint les classes supérieures, après avoir, dans les premières, fait de bonnes études, sans jamais, cependant, en tenir la tête, loin de laisser progressivement son autorité, comme il est d’usage, s’affaiblir, elle l’avait accentuée, rendue plus jalouse, de même qu’un peintre consciencieux multiplie ses soins lorsqu’il arrive aux derniers détails d’un tableau. À mesure qu’elle gagnait en maturité, le penchant qu’elle avait pour la tyrannie ne faisait, d’ailleurs, que s’accroître, et, plus les cours que suivait Marc prenaient d’importance, plus sa nature, que passionnaient les difficultés, y puisait de goût pour sa tâche.

Son instruction lui permettait, la plupart du temps, de l’accomplir sans un effort vraiment rigoureux et, pour le reste, elle demandait à sa volonté de quoi n’y pas être inférieure.

Rien, au surplus, n’avait gêné cette puissante jeune femme dans sa laborieuse entreprise. Le commandant tenait la mer les trois quarts de l’an et, fidèle aux promesses de ses fiançailles, n’intervenait domestiquement en aucune manière lorsqu’il se trouvait en congé. Outre les exigences de sa rude vie, qui le laissaient sans étonnement ni délicatesse devant une sévère discipline, il avait, pour se fier aux méthodes d’Hélène, les arguments que lui soufflait une adoration à chaque retour plus impérieuse et plus déférente. Si, quelquefois, avec réserve, ainsi qu’on l’a vu, il se risquait à proférer une sérieuse remarque, c’était toujours pour déplorer que l’absence de foi se fît trop sentir chez sa femme. Et encore, sur ce point, rompait-il bientôt devant les rires ou les défenses qu’on lui opposait.

Hélène régnait donc sans partage. À l’époque où commence cette histoire vécue, Marc venait d’avoir dix-sept ans. Il était bachelier depuis deux grands mois. D’un physique agréable et plutôt joli, avec des cheveux blonds, une bouche petite, un regard qu’il tenait fréquemment baissé, mais que la moindre animation rendait expressif et chargeait d’un bel éclat fauve, il avait cette sveltesse de l’adolescence qui ne permet, comme aux jeunes chats leur parfaite structure, que des mouvements harmonieux. Ses épaules, cependant, accusaient la force. Son élégance était de celles que le goût d’une femme réussit encore à sauver dans un siècle où les hommes se soignent trop les mains et ne savent plus nouer une cravate.

Moralement, il manquait de tout caractère. L’éducation l’avait rompu, le travail, lassé, trop de surveillance, engourdi. C’était toujours l’enfant timide et plein d’innocence que sa belle-mère, trois ans plus tôt, envoyait au coin et tenait encore sous les verges, mais aussi qu’elle couvait sans aucune raison, lui tâtant le pouls tous les soirs et redoutant pour sa santé la température comme les exercices trop violents. Accoutumé à voir la vie à travers ses yeux et à n’agir scrupuleusement, dans les moindres cas, que sur permission explicite, il n’avait ni le goût de la volonté, ni même celui des entreprises qui excitent le sang par quelque apparence téméraire. Le dessin, la lecture et la nonchalance occupaient ses heures de loisir. Ses pensées, ni plus vaines, ni plus fausses que d’autres, ne sortaient pas, ordinairement, d’une zone tolérée, de même qu’enfant il tenait compte de certaines limites en courant derrière son cerceau. Avec cela, qu’on n’aille pas croire qu’il fût malheureux ! Au contraire, son sort l’enchantait. Une apathie, soit naturelle, soit plutôt acquise, mais dans un âge où les tendances de l’individu n’ont encore aucune fermeté, inclinait Marc à se complaire dans la soumission. Il en goûtait ingénûment les commodes dispenses et ce qu’elle procure de bien-être, presque toujours, faute d’y songer, sans réel bonheur, mais quelquefois avec une pointe de sybaritisme.

Ses sentiments envers son père, strictement honnêtes, étaient demeurés d’une teinte neutre. Le commandant restait pour lui ce passant discret que recevaient avec égard les vieux Cortambert entre deux randonnées sur les mers du globe, aventurier que l’on respecte et que l’on tutoie, de qui la présence étonne peu, dont pourtant le départ ne crée aucun vide. Sa petite sœur Marie-Thérèse l’agaçait plutôt et, bien qu’il eût au fond pour elle une certaine tendresse, il ne pouvait lui pardonner la place importante qu’elle avait prise, lui déjà grand, dans la vie d’Hélène. Car c’était à celle-ci qu’allait tout son cœur. Ni discipline intolérante, souvent abusive, ni sévérité sans faiblesse n’avaient rompu le sortilège qui le liait à elle du temps où, vive, elle le charmait, chez ses grands-parents, comme la figure même du plaisir. Il advenait que, par éclairs, en public surtout, il la souhaitât dans ses rapports d’une humeur moins prompte, d’une composition plus facile : mais sa docilité n’en souffrait pas, et rien n’était plus intrigant pour l’observateur que de le voir, sans un murmure, conformer ses actes aux plus capricieuses injonctions de cette marâtre ravissante et d’aspect si jeune qu’on la prenait ordinairement pour sa sœur aînée.