Le Supplice de Phèdre/04

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Librairie Gallimard — Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 65-84).
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IV


Son mécontentement dura peu. Elle n’était pas rentrée chez elle qu’il n’existait plus, et lorsqu’elle s’éveilla, le jour suivant, ce qui l’avait impatientée lui fut agréable.

Il n’était pas dans sa coutume de flâner au lit. Pourtant, elle y resta, se trouvant bien, satisfaite de goûter sans remuer un membre le réconfort que dégageait sa méditation.

Dans la salle de bains, toute voisine, Marc soufflait bruyamment et s’aspergeait d’eau.

« Quel petit patricien ! » se disait Hélène. Mais elle réfléchissait, se corrigea. « Tout pesé, l’expression n’est qu’en partie juste. Les patriciens couraient au cirque avec la crapule et ici commençait leur vulgarité. Ce qui me plaît surtout chez lui, c’est sa distinction. Un tableau sublime, de beaux vers, voilà qui parle une autre langue à ses dix-sept ans que les plaisirs plus ou moins creux, plus ou moins barbares, où ses camarades se passionnent. Rien de bas ne l’amuse, et comme il le dit ! » De leur dialogue de la veille, dont certaines des répliques lui restaient présentes, s’entrelaçant dans sa mémoire et y chatoyant comme les molles vapeurs du tabac entre les murs d’une petite pièce où l’on a fumé, elle retenait cette expression : des batailles de gouapes, rendue frappante par le grand air de désinvolture que Marc, plaidant pour sa noblesse, y avait su mettre. Le dernier mot lui semblait vif, l’offusquait un peu. Elle défendait à son beau-fils d’user devant elle d’un vocabulaire aussi rude. Elle n’aimait pas non plus beaucoup que, dans ses jugements, il témoignât à brûle-pourpoint de tant d’assurance. Mais l’accent du cri sauvait tout. Quand Marc entra, net et dispos, pour lui dire bonjour, elle sentit bien que le baiser dont elle l’accueillit résonnait d’une tendresse inaccoutumée,

Cette émotion prit des racines et se fortifia durant les journées qui suivirent. Ce dont Hélène, surtout, se réjouissait, c’était que Marc se détournât de divertissements pour lesquels elle n’avait qu’un furieux dédain. Pareille attitude la flattait. Elle y voyait un résultat de son influence. Tous ses efforts avaient toujours jalousement tendu à rapprocher, dans la pratique, de la naturelle, sa maternité d’adoption. Sans souci d’observer la personne de Marc et de laisser se déployer, en les cultivant, les qualités particulières qu’il pouvait offrir, elle l’avait réglé sur elle-même, avait tout fait pour qu’au mépris de son caractère il lui ressemblât moralement. Rien n’enrageait cette passionnée d’une domination dont elle espérait des merveilles comme de noter une divergence entre ses goûts propres et quelque chose que son beau-fils lui montrait des siens. Au contraire, régnait-il de l’union entre eux, sentait-elle s’établir une communauté, sur un point quelconque, dans leurs vues, un élan plus actif la poussait vers Marc et l’affection qu’elle lui portait gagnait en grandeur.

Comme elle l’avait promis, d’un jour sur l’autre, les dépenses consacrées aux jeux athlétiques disparurent du budget de leurs distractions : le théâtre hérita des après-midi, quelquefois même des soirées vacantes qu’ils perdaient.

Le commandant vint à Paris sur ces entrefaites. Comme toujours, il rentrait de courir le monde avec la mine d’un fonctionnaire que rend à son gîte une tournée d’inspection dans la grande banlieue. Quelques nouvelles qu’il rapportait de villes australiennes n’offraient guère, dans sa bouche, d’intérêt plus vif que si elles étaient d’Orléans. Il avait su, en cours de route, par différentes lettres, la direction qu’avait donnée aux études de Marc la décision prise par sa femme. Le principal était pour lui qu’il fût occupé. Sur le Droit, il n’avait nulle idée précise.

Dans les quelques semaines qu’il passait à terre, ce taciturne à qui pesaient les devoirs mondains, mais qui révérait leur principe, ne trouvait de bonheur qu’à s’en accabler. Autant Hélène les esquivait lorsqu’elle était seule, autant il lui fallait, par complaisance, y montrer de zèle, lui présent. Alors, pour elle, reparaissaient d’étonnantes cousines, de ces amies dont on ignore, en voyant leur âge, si elles l’étaient de votre mère ou de votre aïeule, tout un lot de bonnes gens séchés dans Paris entre deux feuilles d’un Messager, deux pages de la Croix, au beau milieu d’une livraison du Correspondant. Michel, à tous, faisait honnête et sérieuse figure, la composant de telle façon qu’ils ne pussent douter qu’il venait les voir sans plaisir. Ç’aurait été, lui semblait-il, gâter ces visites et surtout leur ôter de leur caractère que d’y mêler ouvertement un peu d’allégresse. Il importait avant toute chose qu’elles fussent méritoires. Le bénéfice qu’il en tirait se chiffrait pour lui par la somme des baptêmes et des enterrements, des mariages prochains ou défaits, des médisances, des calomnies, des menus scandales qu’enregistraient, comme autrefois chez les Cortambert, ses longues oreilles sans expression poliment tendues. Par instants, sous sa veste, il cherchait sa montre, en comprimait dans sa main close le lourd boîtier d’or, paraissait s’absorber dans une réflexion et déchiffrait l’heure en louchant. Hélène savait, lorsque sa tête s’inclinait ainsi, ce que signifiait cette mimique. Elle levait alors la séance.

Si fastidieuses que fussent pour elle de pareilles corvées, on n’aurait pu ni la surprendre en flagrante posture de se dérober à une seule, ni l’accuser de s’y soumettre avec mauvaise grâce. Elle estimait de son devoir d’oublier ses goûts pour être agréable à Michel et, souvent obligée, sur des points sérieux, de le contrarier par doctrine, était heureuse de lui donner cette preuve d’attachement.

Cette fois-là comme les autres, elle se résigna. Peut-être même, le sacrifice l’occupa-t-il moins et lui parut-il plus léger. La discipline que réclamait le travail de Marc n’était plus, dans l’ensemble, aussi minutieuse et, pour sa fille, en prenant soin de la chapitrer, elle pouvait la laisser aux mains d’une servante. Marie-Thérèse, qui l’adorait, la redoutait trop pour se permettre, en son absence, de désobéir, fût-ce à la plus molle des gardiennes. Elle pouvait donc, sinon vraiment s’amuser beaucoup, du moins tirer des relations chères à son mari le comique enfermé dans leurs ridicules, sans souci des fonctions qu’elle s’était données, ni du temps sérieux qu’elle perdait. Elle en prit le parti et l’inclination. Le commandant la vit, un soir, pendue à son bras, le conjurer, avec la moue d’une femme capricieuse, de retourner le jour suivant chez une vieille cousine qu’ils avaient quittée l’avant-veille. Et comme, surpris, il accueillait une pareille demande par une question sur le motif qui la lui dictait :

— C’est si curieux, dit la jeune femme, ses corsages en pointe et ses bengalis empaillés !

Le théâtre fit mieux, pour la rendre heureuse, que de donner à son désir de tromper les heures ces satisfactions d’ironie. Marc y venait régulièrement, sauf aux pièces légères. Hélène, assise au bord d’une loge, entre les deux hommes, élégante, mais avec cette modération qu’elle cultivait, par dignité, comme le droit d’une femme à n’être pas exclusivement une bête de plaisir, s’épanouissait dans la conscience du splendide pouvoir qu’elle exerçait concurremment sur l’un et sur l’autre. Leur présence auprès d’elle dans un lieu public lui rendait plus frappante cette félicité. Ses pensées auraient pu se traduire ainsi : « Quelle existence est donc la mienne ! La fortune me comble. Nulle ne sait à quel point elle devrait m’envier, parmi toutes ces femmes qui m’entourent. Combien d’entre elles peuvent sincèrement se flatter comme moi d’avoir goûté dans le mariage un miel sans absinthe ? J’en suis encore à pardonner une parole blessante échappée à Michel dans une discussion et Marc fait preuve, à dix-huit ans, d’une docilité contre laquelle ne prévaudrait aucun entraînement. Les plus communes de mes actions prennent valeur d’exemples. Je suis jeune, je me passe de toute protection, et j’ai pourtant à ma portée cette épaule robuste et cette frêle épaule qui grandit. Car elle grandit ! » songeait Hélène en tournant la tête pour adresser à son beau-fils un rapide regard. « Elle grandit, et bientôt elle sera virile, mais je la guide, elle se laisse faire, elle subit mon poids et ce n’est, sous ma main, que celle d’un enfant » Arrivée à ce point de ses réflexions, elle éprouvait presque toujours un plaisir si vif que l’enchaînement de ses idées en était rompu. L’orgueil de soi gonflait en elle tous ses instruments. Une étrange langueur la baignait. Elle contemplait avec mépris les brillantes parures répandues aux places de l’orchestre, puis, secouant un état qu’elle jugeait absurde, interrogeait parfois Michel et plus souvent Marc sur ce qu’ils pensaient du spectacle.

Le commandant n’avait qu’un mot : « C’est intéressant ! » Il donnait l’impression, l’air méditatif, de le choisir au fond de lui comme avec une pince et le lâchait en inclinant sévèrement la tête, même s’il s’agissait d’une pièce gaie. C’était un homme qui, par défaut d’imagination, prenait au sérieux toute la vie. Marc, au contraire, ordinairement, ne répondait pas, mais un coup d’œil de son côté instruisait Hélène qu’il n’avait même pas entendu. Tout son jeune être appartenait au jeu des acteurs. Appuyé des deux coudes à la balustrade, on le voyait tantôt frémir, la joue pâle ou pourpre, et mordiller du bout des dents sans discontinuer son mouchoir roulé en tampon, tantôt, saisi d’une gaieté folle, rire à bouche cousue, dominé par la crainte de perdre un plaisir en étouffant quelque réplique sous son propre éclat. Hélène, alors, le désignait d’un geste amusé à son mari qui, docilement, se penchait un peu. Puis ses yeux revenaient se fixer sur Marc.

— Ah ! se disait-elle, comme il vibre ! C’est grâce à moi ! lui plaisait-il de se répéter, l’esprit tendu vers les étapes de sa longue tutelle.

De nouveau, la fierté pénétrait son âme, et elle sentait confusément, dans toute sa personne, courir une chaleur délicieuse.

Ce ne fut guère que lorsqu’en mars Michel l’eût quittée pour un voyage de quatre mois sur un navire neuf qu’Hélène, redevenue plus attentive à la vie ordinaire du jeune étudiant, crut remarquer dans sa conduite certaines libertés. Comme l’année précédente, au début des cours, il parlait haut, riait plus fort, sifflait et chantait, se donnait volontiers des mines importantes, montrait, en somme, dans ses manières, cette audace trop crue, cette désinvolture un peu gauche qui ressemble à l’aisance, dont elle se réclame, comme le croquis d’un collégien à celui d’un maître. D’autre part, il était beaucoup moins exact. À tout instant, se produisaient, dans l’après-midi, sur ses heures normales de rentrée, des retards, quelquefois assez étendus, dont s’impatientait sa belle-mère.

Elle lui fit sur ce point des observations : il invoquait pour s’excuser tantôt une rencontre et, plus souvent, l’obligation où il s’était vu d’assister à l’École à une conférence.

Hélène finit par s’aviser au bout d’un grand mois que, sauf exceptions négligeables, c’était toujours le mercredi et le vendredi qu’il se montrait irrégulier le moins discrètement. Cette constatation l’alarma. Fallait-il croire de ses absences qu’elles fussent concertées ? En admettant qu’à l’occasion il prit du bon temps, quelle raison de flâner jusqu’à des six heures pouvait-il avoir à jours fixes ? Un mercredi, par une fenêtre, à la nuit tombante, elle le vit accourir, débouchant d’une rue, d’un pas rapide qu’il modéra, pour souffler un peu, parvenu à vingt mètres de la maison. En même temps, il tira son mouchoir de poche et, soigneusement, s’en essuya la nuque et les tempes.

Hélène se demanda :

— Que me cache-t-il ?

Le vendredi suivant, elle prit un fiacre et se fit conduire rue Saint-Jacques.

La démarche était loin de la révolter. Elle manquait de noblesse, elle était gênante, mais, pour elle, n’était-ce pas un devoir d’état que de surveiller son beau-fils ? Se faisait-elle, naguère, scrupule de fouiller ses poches lorsque, parmi les vingt objets qu’elle savait y être, elle pensait y trouver des choses interdites ? De la voiture qui stationnait le long du trottoir devant la porte principale de la Faculté, elle guettait tranquillement la porte ordinaire, sans autre crainte que de faillir à distinguer Marc s’il venait, par hasard, à quitter l’École dans un flot important de ses camarades. Quelques minutes après quatre heures, il sortit enfin. Hélène le vit se séparer de deux étudiants et se diriger seul vers la rue Soufflot. Elle abaissa une glace du fiacre et dit au chauffeur :

— Regardez ce jeune homme en pardessus gris ! Je désire savoir où il va. Il faut le suivre discrètement, sans qu’il s’aperçoive…

Elle ajouta vite :

— C’est mon fils,

L’homme ricana sous sa moustache. Hélène devint rouge et pensa, dépitée, en se rencognant :

— Pour le bénéfice que j’en tire, j’aurais pu m’épargner cette dernière parole !

Le locatis avait grimpé la raide rue Saint-Jacques et tourné en roulant à l’allure du pas. Hélène voyait Marc devant elle. Il cheminait assez vivement le long des boutiques. Elle essaya de supputer le but de sa course, mais aucune hypothèse ne la contenta. À vrai dire, l’inquiétude lui mordait les nerfs. C’était curieux comme, jusque-là, même en l’attendant, elle avait peu imaginé, lancé dans Paris, ce garçon mince et net qu’elle regardait fuir. Pourvu surtout que le chauffeur pût garder contact ! « Si je descendais ? » pensa-t-elle. « Sur le trottoir, les embarras ne sont pas à craindre. Mais il marche plus vite et me distancerait ! » Soudain, la voiture s’arrêta. Marc stationnait à quelques mètres, au coin du boulevard. Hélène, tremblant d’être aperçue, se dissimulait, lorsque, venant du côté gauche de la longue artère, elle vit arriver une jeune fille. Son beau-fils lui baisa gracieusement la main, puis, côte à côte, ils traversèrent, se pressant un peu, la chaussée qui grondait sous les véhicules,

Le temps d’un saut, de payer l’homme, de passer elle-même, indifférente aux mille dangers que présente l’endroit, sans quitter des yeux le jeune couple : elle entra derrière lui dans le Luxembourg.

Ni indignation, ni chagrin. Nul des signes apparents de contrariété qu’on aurait attendus d’une nature si prompte. La stupeur l’emportait sur tout sentiment. À peine savait-elle qu’elle marchait. « Marc est avec une femme… Il voit une femme… » ces quelques mots brillaient en elle comme, dans les ténèbres, l’inscription lumineuse tendue sur un toit, seul vibrant phénomène de la masse des ombres et pensée unique de la nuit. Les deux jeunes gens avaient gagné, à travers les groupes, une partie du jardin à peu près déserte et, tendrement, ils cheminaient, trop occupés d’eux pour que l’on eût à redouter d’en être aperçu. Hélène les suivait à vingt pas. Machinalement, elle étudiait la forme et la coupe de la robe qui frôlait la silhouette de Marc. « C’est celle d’une jeune fille », songea-t-elle. Elle réfléchit et renchérit : « Même d’une très jeune fille ! » Tout à coup, elle sentit comme un ébranlement. « Mais j’ai déjà vu cette personne ! » Un effort de mémoire à peine laborieux et le nom qu’elle cherchait lui montait aux lèvres : « La petite Vulmont ! Oui, c’est elle ! Maigre et jaune, parfaitement, elle n’a pas changé depuis leurs tennis du mois d’août ! » Les amoureux, timidement joints, semblaient s’alanguir. Alors, elle marcha vite, les atteignit et posa sa main droite sur l’épaule de Marc.

— Que fais-tu là ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.

Il tressaillit, ouvrit la bouche, demeura sur place et ne put trouver un seul mot.

— Que fais-tu là ? reprit Hélène, lui secouant l’épaule, guère plus gênée de cet éclat dans un lieu public que de quelque semonce dans l’intimité, Depuis quand t’ai-je permis de flâner en route ? À la fin, suis-je ta mère ou ta domestique ? Me croirais-tu faite pour t’attendre ? Où as-tu pris cette péronnelle qui traîne à tes trousses avec des allures de chienne chaude ?

Une voix grêle monta :

— Mais, madame…

Ce fut assez pour détourner la colère d’Hélène. Comme si son cœur se fût réjoui de cette occasion, elle fit un pas vers la jeune fille et, l’index pointé :

— Vous, ma petite, s’écria-t-elle, vous êtes une coquine ! Commencer à votre âge à courir les hommes, c’est faire preuve d’une nature singulièrement trouble. Et pleine de promesses, croyez-moi ! Je plaindrais vos parents, s’ils le méritaient ! Puisqu’ils vous laissent vagabonder à la longueur du jour, ce qui leur arrive est fort bien, il faudrait que je fusse la dernière des bêtes pour m’apitoyer sur leur compte. Cependant, retenez, de ma part, ceci : je vous invite une fois pour toutes (son accent vibra, l’autorité qu’elle sut donner à cette injonction était réellement d’une grande dame), une fois pour toutes, répéta-t-elle en scandant les mots, à cesser tout rapport avec mon beau-fils. Marc n’est pas un fantoche pour gamine vicieuse. Libre à vous d’essayer, par vos manigances, de le ressaisir malgré moi. Mais alors, vous verrez comme j’y mettrai fin !

Elle suspendit son algarade. La jeune fille pleurait. Hélène grinça des dents, haussa l’épaule, se redressa pour accabler d’une dernière injure le timide visage convulsé, le parcourut encore une fois d’un regard furieux. Puis, s’éloignant d’un pas rapide, sans tourner la tête :

— Viens, dit-elle à Marc, nous partons !

Devant la grille, elle s’assura qu’il marchait près d’elle et fit signe à un fiacre, où elle le poussa. Dans le trajet du Luxembourg à la rue Vaneau, ils n’échangèrent pas une parole.

Marc fila dans sa chambre, aussitôt rentré. La confusion et le dépit lui brûlaient les joues. Surpris par Hélène en plein tort, il n’avait ni songé à la résistance, ni même frémi devant l’outrage fait à sa compagne avec une violence passionnée. En bousculant et gourmandant, blessant et rompant, sa belle-mère lui semblait exercer un droit. Ce n’était qu’en voiture qu’il s’était repris. Alors, tandis qu’au bord des rues circulait une foule dont s’emplissaient machinalement ses regards bornés par le cadre obscur d’une portière, qu’à son côté se durcissait un silence farouche, il avait eu présente au cœur, le désespérant, la figure d’Alice tout en larmes et sa propre conduite l’avait humilié. De quel nom la traiter, qui fût assez fort ? De quelle épithète la flétrir ? Différait-elle assez à fond de celle des grandes âmes que lui décrivaient ses lectures ! Chez celles-ci, tout était générosité, combative ardeur, zèle brûlant, lui souffrait qu’un affront fût publiquement fait à la jeune fille qui s’était crue sous sa protection. Une occasion se présentant de parler en homme, il avait eu peur comme un mioche ! Fallait-il qu’il fût lâche et de faible amour !

Ses réflexions prirent plus d’ampleur dans la solitude. Elles le tourmentèrent davantage. Un instant même, il supposa le jeune corps d’Alice tombant en syncope derrière eux, après un geste désolé qu’il n’avait pas vu, puisqu’aussi bien, obéissant au premier appel, il avait déguerpi sans se retourner. Et qui savait si l’algarade qu’elle avait subie n’aurait pas des suites plus funestes ? Chaque matin, les journaux n’annonçaient-ils pas quelque suicide ayant pour cause un fait du même genre ? Le désespoir ou le remords, la crainte du scandale, les reproches d’un parent y poussaient une fille. Soudain, passant du drame si proche à son auteur même et jugeant sa belle-mère pour la première fois, il détesta, non le seul rôle qu’elle avait tenu vis-à-vis d’Alice interdite, mais ses principes, ses prétentions, son intransigeance et son caractère tout entier. Que signifiait cet espionnage dont elle l’entourait ? Depuis quand un jeune homme sorti du lycée portait-il encore des lisières ? Désireux de goûter dans son amertume tout l’exceptionnel de son cas, il recherchait, parmi la foule de ses condisciples, quelque visage où se trahît manifestement une adolescence opprimée et ne voyait s’en détacher que de fiers garçons respirant la vigueur et l’indépendance. La plupart, sinon tous, avaient des maîtresses. Ils s’en flattaient, buvaient comme elles, se contaient leurs frasques et les escortaient sans vergogne. N’était-ce pas plus coupable, et surtout moins digne, que de flâner au Luxembourg, deux fois par semaine avec une jeune fille de son rang ? « Je m’affranchirai ! » pensa-t-il. Mais ce propos tintait en lui d’un accent plus vif que profondément convaincu. Il couvrait : « Espérons qu’elle m’affranchira ! »

Marc s’était jeté sur son lit. Ce trait seul dénotait son effervescence, car il savait comme, en plein jour, une pareille mollesse lui était restée défendue. Les yeux fixés sur la corniche qui courait au mur, à observait machinalement le progrès des ombres que le crépuscule y versait. La jolie pièce bien décorée lui semblait maussade, lui faisait l’effet d’une prison. Constamment l’obsédait le visage d’Alice et quelquefois des pleurs brûlants mouillaient ses paupières.

Sur le coup de six heures, sa belle-mère entra. Elle avait l’air un peu plus calme et la face moins dure. Marc sauta sur ses pieds en l’apercevant. Elle ne parut ni triompher de l’avoir surpris, ni se rendre compte de son trouble et lui dit en prenant tranquillement une chaise :

— Maintenant, mon petit, nous allons causer ! Ta faute de conduite est très grave. Si tu veux qu’entre nous la confiance renaisse, tu vas répondre exactement à toutes mes questions. Où as-tu rencontré cette écervelée ?

— Au Quartier Latin, souffla-t-il.

— Vers quelle époque ? demanda-t-elle. Qu’y venait-elle faire ?

Il pressentit avec humeur une sérieuse enquête et garda le silence en baissent les yeux.

— Allons, reprit Hélène, sois raisonnable ! Ce n’est pas sans motif que je t’interroge. Tu sais fort bien qu’en cette matière, comme d’ailleurs dans toutes, ton intérêt seul me conseille et que j’aurais moins d’inquiétude si je t’aimais moins. C’est notre rôle, à nous, les mères, qui avons vécu, de vous faire profiter de notre expérience. On ignore trop les déceptions qu’elle peut épargner ! Réfléchis, sois sincère, et j’oublierai tout. Depuis quand revois-tu mademoiselle Vulmont ?

Cette douceur de langage fit effet sur Marc qui, méditant de se dresser contre sa belle-mère si quelque violence l’y poussait, se trouva désarmé par son attitude.

— Mettons deux mois, murmura-t-il. C’était avant mars.

— Avant mars ? fit Hélène en l’interrompant. J’aurais cru plus tard, mais passons ! Vous étiez séparés depuis les vacances et, bien entendu, sans rapports, car, tout de même, je me refuse à vous croire si fous que d’avoir échangé secrètement des lettres. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Il répliqua :

— Je vous l’ai dit : au Quartier Latin.

— Mais ce n’est pas une circonstance, le Quartier Latin ! Je te demande une circonstance, tu me cites un lieu.

— Elle y prend des leçons de piano, dit Marc.

— Des leçons de piano ? Et elle vient seule ?

Il exprima d’un signe de tête que c’était ainsi.

— Bien ! dit Hélène. N’insistons pas. De la plaine Monceau, elle vient seule ! Il y a des parents qui sont à gifler ! Laisser courir, s’écria-t-elle, une fille de son âge dans une ville réputée pour ses mauvaises mœurs ! Alors, un jour, vous vous êtes vus, vous vous êtes parlé, vous avez fait sur le trottoir quelques pas ensemble… et, depuis lors, régulièrement, deux fois par semaine…

Marc baissa la tête.

— Oui, c’est ça !

— C’est quoi ? fit-elle, impatientée. Je veux tout savoir | Je t’ai promis l’impunité si tu étais franc et je ne reviens pas sur ma parole. Tu peux donc t’expliquer, te confier sans crainte. À quoi se passaient vos rencontres ?

Il répondit :

— Vous l’avez vu ! Nous nous promenions.

— Toujours au Luxembourg ?

— Mais oui, toujours.

— Et jamais ailleurs ?

— Non, jamais.

Elle fit entendre un léger rire, agacé, nerveux.

— Quelle exemplaire fidélité ! C’est attendrissant ! Et alors, ces sornettes te divertissaient ? Tu les attendais avec fièvre ? Réellement, tu trouvais un certain plaisir à débiter des compliments pendant trois quarts d’heure à cette péronnelle sans conduite ?

— Elle n’est pas sans conduite, osa-t-il répondre, Et ce n’est pas une péronnelle. Vous la jugez mal !

La jeune femme parut réfléchir.

— Admettons-le ! dit-elle enfin, d’un air méprisant.

Et, posément, elle ajouta :

— Je connais sa mère. Comme je la crois, dans ce qu’elle fait, plus sotte que méchante, il est bon, malgré tout, que je l’avertisse. C’est même un devoir de conscience !

— Que voulez-vous dire ? gronda Marc.

Piqué au vif par cette menace, il avait bondi. Ses pommettes se couvrirent d’une rougeur foncée et ses sourcils se contractèrent, donnant à son masque une expression qui paraissait également empreinte d’énergie virile et d’enfance. Elle touchait en même temps qu’elle faisait sourire. Hélène le regarda sans souffler mot. Puis, lorsqu’il eut deux ou trois fois parcouru la chambre en prodiguant, la bouche serrée, des signes de colère dont la violence prit quelque chose de systématique dès qu’il se sentit observé :

— Parfaitement ! fit-elle, de conscience ! Certaines faiblesses ne se cachent pas, d’une mère à une autre. Nous avons entre nous des obligations qui dépassent quelquefois de beaucoup vos têtes.

— Mais quelles obligations ? Que pensez-vous ?

— Qu’à votre âge, dit Hélène, dans un certain monde, on ne laisse pas encore courir deux écervelés comme un garçon de magasin avec une modiste !

— Et alors, les penchants ? fit pompeusement Marc. C’est bon pour la gare, les penchants ? Mais nous sommes fiancés ! cria-t-il soudain. Fiancés ! reprit-il sur une note plus haute, en considérant sa belle-mère.

Elle entr’ouvrit la bouche, battit des cils, leva les mains et les secoua d’un air de pitié, puis se renversa pour mieux rire.

— Dieu, que c’est ravissant ! Ah ! la belle surprise ! Je m’attendais à bien des choses, mais pas à celle-ci. Toute l’époque ! jeta-t-elle, à moitié sérieuse. Ils sont là d’avant-hier, ils ne savent rien, on n’est pas sûr qu’ils aient mangé leur dernière bouillie, et, tranquillement, ils vous font part de leurs fiançailles ! La fessée se marie avec le pain sec…

Elle insista sur cette boutade et elle rit encore. Tout à coup, se tournant pour regarder Marc et, cette fois, vraiment agressive :

— Tu t’es, hélas ! trompé d’adresse, mon beau soupirant ! Ta folie méritait un accueil plus chaud, Elle aurait touché bien des mères. Moi, que veux-tu, malgré le siècle et malgré la mode, j’ai le droit de garder un certain bon sens. Au surplus, fit-elle, brisons-là ! Depuis quand ai-je besoin de me justifier ? Avec ou sans ton agrément, qu’il te plaise ou non, j’écrirai dès ce soir à la mère d’Alice ou j’irai la voir ces jours-ci. De toute façon, tu peux compter qu’elle saura par moi la manière dont sa fille occupe ses loisirs !

Marc changea d’attitude et joignit les mains.

— Et si je vous promets ? Si nous rompons ?… Si je vous jure que, quoi qu’elle fasse, j’aurai l’énergie… Réfléchissez ! murmura-t-il d’un ton suppliant.

Elle leva les épaules.

— C’est tout fait ! dit-elle.

— Cependant, petite mère, vous admettrez bien…

— Assez, fit Hélène. Plus un mot !

Il tourna en silence pendant une minute. Deux sentiments, dans son esprit, se livraient un duel où la rébellion l’emporta. Et, soudain, se postant devant sa belle-mère :

— Mais, vous rendez-vous compte que c’est ignoble ? prononça-t-il en insistant sur le dernier terme avec une grimace dégoûtée.

La face d’Hélène eut, un instant, cet aspect tragique, cette expression de saisissement mêlé d’épouvante que revêt un visage dans une catastrophe.

Lorsqu’elle eut retrouvé un peu d’équilibre :

— Ah ! tais-toi ! cria-t-elle. Ah ! tais-toi ! tais-toi ! Me parler ainsi, c’est trop fort ! Quel toupet ! Voilà donc où mène l’indulgence ! À genoux, mauvaise tête, et plus vite que ça ! Ici ! fit-elle, comme à un chien, l’index étendu, les yeux chargés d’une colère folle et la bouche tremblante.

Il s’était réfugié derrière un fauteuil. Quand elle crut lire dans ses prunelles qu’il lui résistait, elle courut vers lui, la main haute.