Le Supplice de la frégate

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Le supplice de la frégate[1].



Sur l’onde froide où meurt une lueur céleste
L’immense oiseau surpris promène au loin les yeux.
Son aile auparavant tumultueuse et leste
S’agite sans espoir sous le flot écumeux,
En un spasme troublant, tel un suprême geste.

Tout à l’heure il chassait près des sillons mouvants
Que creuse sur le flot un souffle de colère.
Comme un prodige ouvrant son aile immense aux vents,
Tragique, il tournoyait dans un vol circulaire.
L’œil, plein du fauve éclat d’un ciel crépusculaire,
Fixe, interrogeant l’onde aux secrets émouvants,

Il sortait des hauteurs troublantes et des drames
Où — pirate de l’air — il vit avec l’éclair.
Tout d’un coup, laissant choir ses deux soyeuses rames,
Comme dans un vertige il avait quitté l’air
Et roulait ébloui dans l’écume des lames…

La lutte avec la vague épuise enfin l’oiseau.
Vainement il frémit dans sa vaste envergure ;
Imbibée, alourdie, impuissante dans l’eau,
Son aile enfonce, inerte ; et la morne figure

Du voyageur pensif et de funeste augure
Emerge, contemplant son liquide tombeau.

On dirait dans l’orage une voile qui sombre !
Battu des flots vainqueurs et regrettant l’essor,
L’aigle touche à son terme, et dans un rêve sombre,
Tel qu’un esprit s’envole affranchi par la mort,
Sa pensée erre et fuit scrutant l’espace et l’ombre.

Il regarde et se tait, jouet du gouffre obscur.
Tel un miroir tremblant où pleure une buée,
Son œil gris réfléchit le terne et vague azur,
L’immensité s’y tient toute, diminuée,
A travers comme un voile. Il songe à sa nuée,
Plus ému qu’un mortel ne l’est du ciel futur.

Son rêve intérieur, qu’il contemple, voyage
Indéfiniment loin. Il revoit son berceau
Flottant, immense, où tout un mouvant paysage
S’éclaire, ondule, fuit, emporté dans l’assaut
Des vents… Il rêve encor qu’il chevauche l’orage.

Il évoque, exalté, le fécond firmament
Qui soudain se dévoile, ouvrant des perspectives
Sans fin, dans les splendeurs et le frémissement
Des soleils merveilleux ; et, ses ailes captives,
Tout là-haut, parmi des torrents de lueurs vives,
Il les revoit noyer son éternel tourment…

Soudain un frisson brusque agite son plumage ;
Et, comme pour chercher enfin un confident
A son grand désespoir muet, vers le nuage
Il se retourne, il pousse un cri rauque et strident,
Sinistre et vain appel jeté dans un naufrage !

Puis il ferme les yeux, accablé de stupeur,
Et se berce, enivré de tristesse profonde,
Dans une immensité de silence et d’horreur…
Comme après une épave, en un instant, le monde
Des basses eaux se presse, avide, au sein de l’onde,
Dévorant le captif taciturne et sans peur…

O poète altéré de rêve et de mystère !
Aigle esseulé, sublime en ton vol ondoyant !
Heurtant les astres d’or, perdant sous toi la terre,
Météore animé, tu passais, flamboyant !
Un éclair signalait ta course solitaire…

Mais ta chute égale ton essor !… Eperdu,
Roulant aux plus profond des souffrances amères,
Dans l’abîme insondable à tes pieds étendu,
Te voilà, moribond ivre encor de chimères !…
Il te restait un cri pour clamer tes misères :
Ce cri, tu l’as poussé, strident !… il s’est perdu !

  1. Extrait des Poèmes de la Mort (1898-1905), Fischbacher, éditeur, Paris. — La frégate est un oiseau palmipède qui saisit les poissons à la surface de la mer ; mais, quand ses grandes ailes sont mouillées par l’eau, elle devient la proie des animaux marins. Son nom vient de celui du navire à voiles, le plus grand et le plus rapide. En allemand, Fregatten-Vogel ; en anglais, sea-swallow ; en italien, fregata.