Le Surmâle/2

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Édition de la Revue blanche (p. 35-42).

II

LE CŒUR NI À GAUCHE NI À DROITE

Sauf pour naître, André Marcueil n’eut d’abord point de contact avec la femme, étant allaité par une chèvre, comme un simple Jupiter.

Jusqu’à douze ans, élevé, son père mort, par sa mère et une sœur aînée, il avait vécu une enfance d’une pureté méticuleuse — si le catholicisme a raison d’appeler pureté la négligence, sous la menace de peines éternelles, de certaines parties du corps.

À douze ans, vêtu encore d’une blouse lâche et de culottes bouffantes, les jambes nues, il atteignit la solennité de sa première communion, et un tailleur lui prit mesure de son premier costume d’homme.

Le petit André ne comprit pas très bien pourquoi les hommes — qui sont les petits garçons qui ont plus de douze ans — ne peuvent plus être habillés par une couturière… et il n’avait jamais vu son sexe.

Il ne s’était jamais regardé que tout vêtu dans une glace, au moment de sortir. Il se jugea très laid sous le pantalon noir… et pourtant ses jeunes camarades étaient si fiers de l’inaugurer !

Le tailleur, du reste, trouvait aussi que le costume de sa façon n’allait pas très bien. Quelque chose, au-dessous de la ceinture, faisait un gros pli disgracieux. Le tailleur chuchota quelques paroles embarrassées à la mère, qui rougit, et Marcueil perçut vaguement qu’il avait quelque difformité — sans quoi on n’aurait pas parlé de lui, en sa présence, à voix si basse — … qu’il n’était pas fait comme tout le monde.

« Être fait comme tout le monde, quand il serait grand », devint une obsession.

— À droite, disait le tailleur, mystérieusement, comme pour ne pas effrayer un malade. Sans doute entendait-il : le cœur est à droite.

Et pourtant, le cœur peut-il être, même chez les grandes personnes, au-dessous de la ceinture ?

Le tailleur restait perplexe, lissant, sans penser à mal, l’endroit insolite avec son pouce.

Réessayage le lendemain, après retouche, et sur nouvelles mesures, qui ne s’ajustèrent pas mieux.

Car, entre à gauche et à droite, il y a une direction : au-dessus.

André, de qui sa mère, comme toutes les mères nées et même les autres, voulait faire un soldat, se jura de ne plus être une cause de laissés-pour-compte chez les tailleurs, et calcula qu’il avait huit ans pour corriger sa difformité avant la honte de la dévoiler devant le conseil de révision.

Comme il restait assidûment chaste, il n’eut point d’occasions de s’entendre dire si c’était vraiment une difformité.

Et quand il en vint à connaître des filles — ce qui est rituel après le baccalauréat de rhétorique, et Marcueil avait une dispense d’un an, soit un an d’avance — les filles durent s’imaginer qu’il n’était, comme les hommes, « homme » que quelques instants, puisqu’il n’était monté chez elles que « pour un moment ».

Pendant cinq ans, la prose de l’Église le hanta :

Hostemque nostrum comprime…

Pendant cinq ans, il mangea du bromure, but du nénuphar, tâcha à s’exténuer d’exercices physiques, ce qui n’aboutit qu’à le rendre très fort, se brida de lanières et coucha sur le ventre, opposant à la révolte de la Bête tout le poids de son corps dense de gymnaste.

Plus tard, beaucoup plus tard, il réfléchit qu’il n’avait peut-être travaillé qu’à abaisser une force qui ne se serait point révélée si elle n’avait eu une destinée à accomplir.

Par réaction, il eut alors, avec frénésie, des maîtresses, mais ni elles, ni lui ne goûtèrent de plaisir : c’était, de son côté, un besoin, si « naturel » ! et du leur, une corvée.

Avec logique, il essaya des vices « contre nature », juste le temps d’apprendre, par expérience, quel abîme séparait sa force de celle des autres hommes.

Sa mère mourut, et il trouva dans des papiers de famille la mention d’un ancêtre étrange, un peu son aïeul, quoique n’ayant point contribué à le procréer, son grand-oncle maternel, mort trop tôt et qui lui avait sans doute légué « ses pouvoirs ».

À l’acte de décès était jointe une note d’un docteur dont nous reproduisons le style naïf et incorrect, et il était cousu, de gros fil noir, un bout de linceul empesé de singulières macules.

« Auguste-Louis-Samson de Lurance, mort le 15 avril 1849, à l’âge de vingt-neuf mois et treize jours, par suite de vomissure verte non interrompue ; ayant conservé jusqu’au dernier soupir une fermeté de caractère beaucoup au-dessus de son âge, l’imagination beaucoup trop féconde (sic), joint à cela son organisme trop précoce sous le rapport de certain développement, ont puissamment contribué aux regrets de douleur où il a plongé sa famille pour toujours. Que Dieu lui soit en aide ! »

Dr (Illisible).

Et maintenant, un monstre, un « phénomène humain » traqué par quelque barnum n’eût pas déployé plus d’ingéniosité qu’André Marcueil pour se confondre avec la foule. La conformité avec l’ambiance, le « mimétisme » est une loi de la conservation de la vie. Il est moins sûr de tuer les êtres plus faibles que soi que de les imiter. Ce ne sont pas les plus forts qui survivent, car ils sont seuls. C’est une grande science que de modeler son âme sur celle de son concierge.

Mais pourquoi Marcueil éprouvait-il le besoin de se cacher et de se trahir à la fois ? De nier sa force et de la prouver ? Pour vérifier si son masque tenait bien, sans doute…

Peut-être aussi était-ce « la bête » qui, à son insu, sortait.