Le Survenant/07

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Éditions Beauchemin (p. 71-77).

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Didace dormit mal.

Après une saison de chasse, l’habitude de coucher dans le canot, à l’affût, lui laissait le sommeil léger. Toutefois il n’avait jamais connu pareille nuit d’insomnie. Tantôt agité, cherchant dans le lit de plume un creux où se tapir plus à l’aise, tantôt immobile, le regard fixe, le long du mur, il se demandait ce qui pouvait le tenir ainsi éveillé. De temps à autre, surtout quand il voulait retourner son corps massif, il sentait bien une douleur, comme une main dure, le prendre à l’épaule gauche. Mais il n’était pas une créature pour geindre à tout propos.

— C’est toujours pas le pain ni le beurre que j’ai mangés hier soir qui me font un poids au cœur. Le pain, c’est ma vie.

Non, le pain ne le trahirait pas.

L’air de la chambre parut avare et chargé d’embarras à sa gorge altérée. Il toussa bruyamment dans l’espoir d’éveiller quelqu’un, surtout le Survenant, qui couchait au grenier, juste au-dessus de lui. La couchette en craqua mais Venant ne broncha pas. Dans la chambre voisine Alphonsine renâcla, en proie à un cauchemar. Didace, volontiers de mauvais compte quand il s’agissait de la bru, songea :

— Elle sait seulement pas se moucher !

Puis la maison retourna à son silence sourd. Par les seize carreaux le clair de lune trembla sur le lit. À même le treillis d’argent découpant la courtepointe foncée, Didace étira ses gros pieds, avides de détente.

Soudain, comme par une ultime générosité, avant-courrière de l’abandon, tout se pacifia dans la maison. Voilà que le silence s’allégeait et que Didace ne sentait plus la main dure à son épaule. Z’Yeux-ronds, battant de la queue sur le plancher de la cuisine, témoignait de sa présence sympathique et fidèle. Même l’air de la chambre s’enrichissait, on aurait dit : la nuit touchait à sa fin.

L’aube s’annonça prochaine. « L’heure de la passe », songea Didace. Mais les canards avaient quitté le pays. Il se recueillit pour entendre en lui, encore une fois, leur dernier vol. Le bruit d’aile mollissait, lointain : Didace verrait-il les canards sauvages revenir au printemps ? Le bruit d’aile mollissait, fluide, insaisissable : Didace serait-il de ce monde, à l’avril prochain, quand à l’eau haute noyant les prés du Chenal, le premier couple se poserait sur la mare, derrière la maison ? Le bruit d’aile mollissait… mollissait… perdu dans les nuages : Didace reposait.

* * *

Quand Didace Beauchemin s’éveilla, il faisait encore brun. Il s’était assoupi seulement. Son premier soin, une fois levé, avant même de se rendre à l’étable, fut d’aller au bord de l’eau. Tout un jeu de canards dressés pour la chasse, une dizaine en tout, prenaient leurs ébats dans le port. Pour rien au monde il ne les eût cédés, tant ils lui étaient chers. Tout en marchant, par plaisir il imita le sillement du jars. Aussitôt, la vieille cane donnant l’élan, les canes répondirent à l’appel : coin, coin, coin… Hypnotisées par la présence du chien, elles se mirent à suivre Z’Yeux-ronds dans ses gambades, d’un bout à l’autre du port.

— Marche à la maison, Z’Yeux-ronds, chien infâme !

Le chien se tranquillisa et Didace put regarder en paix autour de lui : sous la gelée blanche, la terre grisonnait de partout. Dans les anses, la glace devait maintenant supporter le poids d’un homme. L’eau du chenal, plus épaisse, semblait immobile. Elle avait monté durant la nuit. Elle montait à chaque plein de lune. Voulant consolider le quai, il se pencha pour empoigner un pieu, mais il se releva vite, un cri de surprise à la bouche :

— Torriâble ! mon canot qu’est disparu !

Didace se ressaisit : un canot ne se perd pas ainsi. Peut-être que le vent l’aurait détaché ? Pourtant il se souvenait de l’avoir solidement amarré, la veille, tel que de coutume. Peut-être que Joinville Provençal ou Tit-Noir à De-Froi, ou un autre l’aurait toué ailleurs pour le plaisir de lui jouer un tour ? Pourtant les jeunesses savaient qu’il n’entendait pas à rire là-dessus. Il sauta dans la chaloupe et partit visiter les quais voisins, puis d’autres plus éloignés, s’informant de son canot auprès de chaque habitant, mais en vain : personne n’en avait eu connaissance.

Vers deux heures une crampe d’estomac ramena Didace à la maison. Il mangea seul, au bout de la table, sans prononcer une parole, et sans lever la vue de la soucoupe où son thé refroidissait, son seul souci, on eût dit, étant de surveiller les courtes vagues que son souffle faisait naître dessus. La dernière bouchée à peine avalée, il passa la porte et ne revint qu’à la nuit tombée, ayant parcouru les petits chenaux, les rigolets, partout où le canot pouvait s’être échoué. Le lendemain, ni Amable, ni Alphonsine n’osèrent aborder avec lui le sujet. Ce fut Venant qui rompit le silence. Aussitôt les trois hommes se mirent à parler à la fois comme s’ils eussent par miracle recouvré l’usage de la parole.

Venant dit :

— Si c’est la perte de votre canot qui vous occupe…

— Toi, Survenant, ça sera jamais l’occupation qui te fera mourir de peine, interrompit Amable.

Didace éclata :

— Si jamais je mets la main sur le voleur, je le poigne par l’soufflier et je l’étouffe dret là.

— Oui, reprit le Survenant, mais ça vous redonnera pas votre canot. Si vous voulez je peux vous en bâtir un, semblable à l’autre.

— Parle donc pas pour rien dire, Survenant.

— Je parle d’un grand sérieux. Il y a du bon bois sec en masse, à rien faire, sur les entraits.

— Il mange pas de pain.

— Je veux ben croire, mais il en gagne pas non plus.

Amable se mit à ricaner :

— Tu dois en être un beau charpentier à gros grain. Où c’est que t’as tant appris ton métier ? C’est-il sur les routes ?

— Je sais pas grand’chose, Amable Beauchemin, mais j’en sais assez long pour pas faire une offre que je serais pas capable de tenir. Le canot aurait pas de faux côtés et il aurait pas de rossignols après, je le garantis.

Deux dimanches de suite, à l’issue de la messe, Didace fit crier sans succès la perte de son canot. Alors, un peu gêné il prit Venant à part :

— Euh ! ce que t’as dit, l’autre jour, à propos du canot…

Le Survenant vint à son aide :

— Je vous ai fait une offre. Seulement faudrait me fournir des outils. Je peux toujours pas travailler le bois rien qu’avec une hache et une égoïne.

— Ouais. Il y a ben un coffre d’outils dans la chambre d’en haut. Mais je sais pas au juste ce qu’ils peuvent valoir.

Les deux hommes grimpèrent l’escalier. Monté sur une chaise, d’un coup d’épaule Didace souleva la trappe donnant sous les combles. Il en tira un coffre poussiéreux. Après quelques efforts, il parvint à l’ouvrir et tendit un guillaume et un bouvet au Survenant. Mais celui-ci interloqué avait déjà pris dans ses mains un trusquin, des ciseaux, des gouges…

— Où avez-vous eu tous ces outils-là ?

— Ah ! ils ont appartenu à un des vieux Beauchemin, mais je serais pas mal en peine de te dire lequel. Depuis que j’ai l’âge de connaissance, j’ai toujours vu le coffre dans la maison.

Au fur et à mesure qu’ils sortaient les outils, Venant continuait à les nommer :

— Des servantes, une boîte d’onglets, des sergents, une boîte à recaler…

Il y avait aussi des serres, des griffes, des maillets, des riflards, des bedanes, des tarières, enfin tous les outils que puisse désirer un bon artisan.

Didace observa :

— On dirait ben que tu les connais tous par leur petit nom ?

— Mon grand-père avait un coffre semblable.

— Comme ça, ton grand-père était un charpentier ?

— Mon grand-père ?

Venant sourit :

— C’était un vieux détourreux. Il me disait lui aussi que le coffre venait d’un ancien mais qu’il ne se souvenait pas de son nom.

Les deux hommes partirent d’un même éclat de rire.

Bientôt le Survenant reprit :

— Je peux vous bâtir un canot de neuf pieds, en pin, pas trop versant, avec une pince de dix-huit pouces et le derrière en sifflet. Un canot pour un homme. Un vrai petit tape-cul.

— Là, tu parles, mon garçon !

— Je pourrai travailler en paix dans le fournil cet hiver. Seulement je veux pas voir là un écornifleux, pas un seul.

— T’es ben maître de pas en endurer un, si tu veux pas !