Le Survenant/10

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Éditions Beauchemin (p. 99-127).

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Entre Noël et le jour de l’an, le temps se raffermit ; il tourna au froid sec et promettait de se maintenir ainsi jusqu’après les fêtes. Le chemin durci crissait sous les lisses des traîneaux. Chaque nuit les clous éclataient dans les murs et, crispés, les liards pétaient autour de la maison. Le père Didace en augura du bon. Il dit au Survenant :

— Si le frette continue, le marché des fêtes nous sera profitable !

De grand matin, le vendredi suivant, veille du premier janvier, les deux hommes se mirent en route pour Sorel. Le pont de glace était formé sur le fleuve. Les habitants des îles du nord ne tarderaient pas à se rendre au marché, avec les coffres de viande. On se disputerait les bonnes places.

Sans respect pour sa charge, Gaillarde, les oreilles dressées, partit bon train. Didace dut la retenir :

— Modère donc, la blonde ! Modère, la Gaillarde. Tu t’en vas pas aux noces, à matin. Prends ton pas de tous les jours. On a du temps en masse.

Docile au commandement, la jument assagit son trot. Souvent le Survenant demandait à conduire mais le maître cédait rarement les guides. Didace les enfila en collier et ne dit plus un mot. Déjà le frimas hérissait sa moustache et blanchissait les naseaux de la bête.

Dans le matin bleu, de rares étoiles brillaient encore par brefs sursauts. À droite l’espace blanc s’allongeait, moelleux et monotone, coupé seulement par la silhouette sévère des phares et des brise-glace ; mais à gauche, des colonnes de fumée révélaient la présence des maisons effacées dans la neige comme des perdrix parmi la savane. De loin en loin un berlot rouge rayait l’horizon. L’espace d’un instant, on entrevoyait sur l’arrière un goret éventré, l’œil chaviré, levant au ciel ses quatre pattes gelées dur. Puis absorbé par la route, le traîneau se joignait au faible cortège matinal, sur le chemin du roi.

Avant même l’angélus du midi, ils eurent vendu leurs provisions. Didace chargea le Survenant d’en livrer une partie au Petit Fort. Peu à peu le marché se vidait. Les derniers clients s’affairaient autour des voitures et des éventaires. Les habitants avaient vite fait de distinguer parmi eux l’engeance des marchandeurs pour qui ils haussaient les prix avant de leur accorder un rabais. Afin de se montrer gais à pareille époque, plusieurs cherchaient quelque joyeuseté à dire et, à défaut, donnaient à propos de rien de grandes claques dans le dos de leurs connaissances qui sursautaient plus que de raison. L’un d’eux pausa près de la voiture des Beauchemin et dit à haute voix, surveillant l’effet de ses paroles, à la ronde :

— Ma femme a pas de compliments à vous faire sur le bœuf que vous m’avez vendu, la semaine passée : elle dit qu’elle a assez de moi.

Le rire vola, d’une voiture à l’autre, tandis que les hommes, pour activer le sang, trépignaient le sol dur et se frappaient les mains à travers leurs mitaines de peau de cochon. Une femme les entendant rire, s’approcha pour mettre son grain dans la conversation :

— Ah ! vous autres, vous êtes bien heureux, les cultivateurs ! Ça se voit : vous faites rien que rire…

Didace protesta :

— Eh oui ! Puis qui c’est qui vous dit qu’on est des cultivateurs ? Je peux ben être rien qu’un habitant.

— Voyons, monsieur Beauchemin, c’est la même chose.

— Quoi ! Y a pourtant une grosse différence entre les deux : un habitant c’est un homme qui doit sur sa terre ; tandis qu’un cultivateur, lui, il doit rien.

— J’ai jamais lu ça nulle part.

— Ni moi non plus. Mais je le sais, quand même c’est pas écrit dans les almanachs.

Incrédule, la cliente chercha vainement à démêler, dans le regard de Didace, la vérité d’avec la vantardise.

Le Survenant ne revenait pas. Didace l’attendit une bonne secousse. Puis il perdit patience. Tout à la fois désireux et craintif de se laisser entraîner par lui à l’auberge, il se hâta de retourner au Chenal du Moine, pour ne pas déplaire à Marie-Amanda.

— Que l’yâble l’emporte ! Il s’en viendra par occasion. Et s’il en trouve pas, il marchera. Il connaît le chemin !

* * *

Le matin du premier de l’an, Venant n’était pas de retour. On avait trop à faire pour s’inquiéter de son absence. Seule Alphonsine en passa la remarque. Les visites commenceraient d’un moment à l’autre. De fait, avant huit heures, des jeunes gens clenchèrent à la porte pour saluer la maisonnée :

Bonjour le maître et la maîtresse
Et tous les gens de la maison.
Nous acquittons, cela nous presse,
Notre devoir de la saison.

— Bonne et heureuse !

— Toi pareillement !

Des cris, des rires, des hélas, des embrassades, des poignées de main, des vœux, des plaisanteries, pour se terminer par une tournée de petits verres, de beignets et de bonbons clairs, il y en eut jusqu’à l’heure de la grand-messe. Lorsque Marie-Amanda vit son père prêt à partir pour Sainte-Anne, elle lui recommanda :

— Mon père, tâchez de pas engendrer chicane à Pierre-Côme Provençal. Vous m’entendez ?

Didace la rassura. Plusieurs années auparavant, un matin du jour de l’an, Pierre-Côme Provençal, la main ouverte, s’était avancé vers Didace Beauchemin, sur le perron de l’église, après la messe : « Bonne année, Didace ! » Mais Didace, dédaignant la main de son voisin, lui demanda à brûle-pourpoint : « M’as-tu déjà traité de tricheux, toi ? As-tu dit que j’ai visité tes varveux, l’automne passé ? » — « J’m’en rappelle pas, mais j’ai dû le dire. » — « D’abord que c’est de même, tu vas me faire réparation d’honneur ! » Les paletots de fourrure lancés sur la neige, le temps de le dire, les deux hommes, d’égale force, se battirent à bras raccourcis, à la vue de toute la paroisse réjouie du spectacle gratuit, jusqu’à ce que Didace, le cœur net, jugeât son honneur vengé et serrât la main de Provençal :

— Bonne année, mon Côme !

— Toi pareillement, Didace !

Mathilde Beauchemin avait la bataille en horreur. En apprenant la chose, elle dit :

— J’ai jamais vu deux hommes si ben s’accorder pour se battre et si peu pour s’entendre.

Après quinze ans, au jour de l’an, elle faisait encore à son mari la recommandation que Marie-Amanda, à son exemple, trouva naturel de répéter.

Les visites et les tournées de petits verres s’échangèrent jusqu’au soir, à intervalles de plus en plus espacés et par rasades de moins en moins fortes. Sur la fin de la journée, Bernadette Salvail arriva, laconique et mystérieuse à dessein.

— Tu nous caches quelque chose, devina Phonsine.

Après d’inutiles protestations, elle finit par avouer que ses parents donneraient un grand fricot le lendemain soir ; ils attendaient pour l’occasion de la parenté de Pierreville, d’un peu partout, même du nord.

— Tout le monde du Chenal est invité, les demoiselles Mondor avec. Et le Survenant, ben entendu, ajouta-t-elle.

Là-dessus Phonsine s’empressa d’observer :

— Tu parles en pure perte quant à lui : il est disparu du Chenal, peut-être ben pour tout de bon.

— Avance donc pas des chimères semblables, lui reprocha le père Didace.

Les fréquentes tournées le rendaient susceptible ; de plus il commençait à regretter de ne pas avoir attendu Venant, la veille. La bru voulut s’asseoir dans le fauteuil voltaire, mais il la fit se lever :

— Assis-toi pas là. Tu sais à qui c’est que la chaise appartient ? Gardes-y sa place au moins. Personne boit dans ta tasse.

Sur l’heure du midi, le lendemain, la première voiture à revenir au Chenal après la grand-messe ramena le Survenant. Une bosse au front et le côté droit de la figure passablement tuméfié, il ne dit pas un mot. Phonsine gardait seule la maison. En l’apercevant, elle le gronda :

— Oui, sûrement, te v’la ben équipé pour à soir ? Tu sais que Bernadette Salvail donne sa grand-veillée ?

Toutefois elle l’entoura de soins, cherchant à le tenter à prendre un peu de nourriture ou à lui appliquer un morceau de viande crue sur l’œil. Il refusa tout.

— Ah ! neveurmagne !

Alors elle se hâta de le faire coucher avant l’arrivée des autres.

— Tâche de te renipper pour à soir, Survenant !

* * *

Dès le seuil de la porte, la chaleur de la salle basse de plafond, après le frimas du dehors, accueillait les groupes d’invités chez Jacob Salvail. Puis un arôme de fines herbes, d’épices, de nourriture grasse, avec de bruyantes exclamations, les saluaient :

— Décapotez-vous ! Décapotez-vous ! Les créatures, passez dans la grand-chambre ôter vos pelisses.

À tout moment des femmes, emmitouflées jusqu’aux yeux et dont il était impossible de deviner l’âge, pénétraient dans la chambre des étrangers. Elles n’en finissaient plus de se débarrasser de leurs grands bas, de leurs nuages de laine, de leurs crémones, de leurs chapes. Alors on reconnaissait des figures de jeunes filles, d’autres ayant passé fleur depuis longtemps et jusqu’à des vieillardes, les cheveux bien lissés et mises proprement dans leur spencer du dimanche, dépaysées au milieu de tant de monde.

Les jeunesses s’examinaient du coin de l’œil. Plusieurs étrennaient soit une matinée soit une jupe, quelques-unes une robe complète en alpaca ou en mérinos de couleur. Une cousine de Bernadette, de la côte nord, fit envie avec son corps de robe de Gros de Naples que sa mère avait reçu en présent de la seigneuresse de Berthier et qu’elle avait retaillé selon un modèle du Delineator. Toutes tenaient à paraître à leur avantage : les moins douées faisaient bouffer leur corsage et onduler leur jupe ; d’autres s’efforçaient d’aplatir de trop évidentes rondeurs ; d’autres enfin, d’un gauche retroussis, laissaient poindre un bas de jupon dentelé.

Du revers de la main les hommes essuyaient leur moustache avant de donner aux femmes qu’ils n’avaient pas embrassées, la veille, de gros becs sonores qui avaient goût de tabac. Les plus malins trichaient là-dessus. Ils les embrassaient par deux fois. Les femmes protestaient à grands cris, mais après coup seulement.

Les demoiselles Mondor cherchèrent en vain à esquiver les politesses du père Didace.

— Bonne année, Ombéline. Puis un mari à la fin de vos jours !

— Quoi, un mari ? Vous voulez dire le paradis, monsieur Beauchemin ?

— Mais, pauvre demoiselle ! Vous savez ben que l’un va pas sans l’autre !

Bernadette ne tenait pas en place. Apercevant son père qui embrassait l’autre demoiselle Mondor, elle cria à sa mère :

— Venez vite, sa mère !

Madame Salvail, facilement démontée, accourut, les bras inertes comme deux branches mortes, le long de son corps maigre :

— Mon doux ! quoi c’est qu’il y a encore ?

— Regardez votre beau Jacob, votre vieux qui voltige de fleur en fleur !

— Le mien ? Ah ! j’suis pas en peine de lui : Il va s’essouffler avant de cueillir la grosse gerbe.

On ne s’entendait pas parler tellement il y avait d’éclats de rire.

* * *

— Pensez-vous de pouvoir réchapper votre vie au moins, père Didace ?

— Inquiète-toi pas, Marie. J’vas commencer par me rassasier. Après je mangerai.

Les propos et les rires s’entrechoquaient.

— Donnez-y donc le morceau des dames, depuis tant de temps qu’il louche dessus.

— Où c’est qu’est le pain ? Où c’est qu’est le beurre ? demanda Pierre-Côme Provençal qui voyait l’un et l’autre hors de la portée de sa main.

Un peu figés au début du repas, ils avaient repris leur naturel et se régalaient sans gêne. Maintenant ils étaient quinze attablés. La nourriture abondait comme à des noces. Entre la dinde, bourrée de fard aux fines herbes à en craquer, à une extrémité de la table et, à l’autre, la tête de porc rôti avec des pommes de terre brunes alentour, il y avait de tous les mets d’hiver, surtout de la viande de volaille et de porc apprêtée de toutes les façons, avec, çà et là, des soucoupes pleines de cornichons, de betteraves, de marmelade de tomates vertes et, en plus, des verres remplis de sirop d’érable et de mélasse où l’on pouvait tremper son pain à volonté.

Cependant madame Salvail, en priant les gens âgés de s’asseoir à table, crut poli d’ajouter :

— Y a pas ben, ben de quoi, mais c’est de grand cœur.

Bernadette, de son côté, expliqua à la jeunesse :

— On va laisser le grand monde se régaler. Après, les jeunes mangeront en paix. Et je vous recommande le dessert : il y a des œufs à la neige, de la crème brûlée, de la tarte à Lafayette, de la tarte à la ferlouche, de la tarte aux noix longues. C’est Angélina qui a préparé la pâte : de la pâte feuilletée, avec tous des beaux feuillets minces…

Angélina, confuse, lui fit signe de se taire. La saucière en main, elle offrait à chaque convive à table le gratin de la viande : « Une cuillerée de grévé ? » Elle passa près du Survenant. Celui-ci lui dit à mi-voix :

— Tâchez de me garder de quoi manger.

— Espérez ! lui répondit-elle, modestement, sans lever la vue.

Les filles du Chenal boudaient ostensiblement le Survenant de s’être dérobé, la veille, à la visite du jour de l’an ainsi qu’aux compliments d’usage et aux doux baisers. De belle humeur, il ne semblait pas s’apercevoir de leurs petits manèges. Avec plusieurs jeunes il prit place à la deuxième tablée. Angélina refusa d’en être :

— J’aime mieux servir. Je prendrai une bouchée tantôt.

Chaque fois qu’elle passait près du Survenant, il lui réclamait son assiette. Il n’avait pas mangé depuis la veille et les verres de petit-blanc lui faisaient vite effet.

— Espérez ! lui répondait à tout coup l’infirme, comme incapable de trouver autre chose.

Il s’impatienta et voulut se lever, mais on le fit rasseoir :

— Pas de passe-droit. Tu mangeras à ton tour. T’es pas à l’agonie ? Et sois pas en peine du manger : il y en a tout un chaland.

— Je vous avertis que je mange comme un gargantua.

— Gar-gan-tua !

À leurs oreilles étonnées le mot prit le son d’une plaisanterie. Ils pouffèrent de rire. Mais Odilon Provençal s’en trouva presque mortifié :

— Parle donc le langage d’un homme, Survenant. Un gargantua ! T’es pas avec tes sauvages par icitte : t’es parmi le monde !

Ils rirent encore, le Survenant plus haut qu’eux tous. Amable pensa : « Il dit des choses qui ont ni son, ni ton, et il est trop simple d’esprit pour s’apercevoir qu’on rit de lui. »

Angélina approchait. Venant l’aperçut.

— Aïe, la Noire ! Veux-tu me servir pour l’amour de la vie ? Je me meurs de faim.

Ce premier tutoiement la remua toute. La voix un peu tremblante, elle dit :

— Si vous voulez ôter votre étoile de sur la table, je vous apporte une assiette enfaîtée.

— Mon étoile ?

— Oui, votre grande main en étoile…

Il vit sa main dont les doigts écartés étoilaient en effet la nappe. Il éclata de rire. Mais quand il se retourna pour regarder l’infirme, celle-ci avait disparu parmi les femmes autour du poêle.

— Angélina, Angélina, viens icitte que je te parle !

Un peu gris et soudain mélancolique, une voix questionna en lui : Pourquoi me suit-elle ainsi des yeux ? Pourquoi attache-t-elle du prix au moindre de mes gestes ?

Mais il avait faim et soif. Surtout soif. Puisqu’il ne pouvait boire, il mangerait. Il s’absorba à manger en silence. Une chose à la fois.

— Venant, rêves-tu ? Tu rêves ?

Il sursauta : Quoi ? quoi ?

— On te demande si t’as eu vent à Sorel du gros accident ?

— Quel accident ?

— Apparence que trente-quelques personnes ont péri dans une explosion à la station des chars du Pacifique, à Montréal.

— Ah ! oui. L’Acayenne m’en a soufflé mot, mais à parler franchement, je saurais rien vous en dire, pour la bonne raison que j’ai pas porté attention.

Une voix demanda :

— Qui ça, l’Acayenne ?

Le Survenant mit du temps à répondre :

— Une personne de ma connaissance.

Odilon reprit à mi-voix :

— Elle est sûrement pas du pays. Ça doit être encore quelque sauvagesse. Avec un faux-côté, elle itou.

Instinctivement Marie-Amanda regarda vers Angélina. Mais l’infirme, comme intentionnée ailleurs, ne semblait rien entendre.

Le visage du Survenant se rembrunit. Il baissa la voix et dit :

— Je t’avertis, Provençal, laisse-la tranquille. Tu m’entends ? À partir d’aujourd’hui, laisse-la en paix ou t’auras à faire à moi. Tu m’comprends ?

Aussitôt Odilon se défila :

— Quoi, je parlais de ton canot…

Et s’adressant au reste de la tablée, il ajouta en riant jaune :

— Apparence qu’il y en a un qui a la peau courte, à soir !

Au moment de se lever de table, Venant vit le commerçant de Sainte-Anne s’approcher d’Odilon. Il l’entendit lui murmurer :

— Je cré presquement que l’Acayenne, c’est une créature de la Petite-Rue, à Sorel.

À leur sourire complice, il devina l’intention méchante. Autant les trois autres fils de Pierre-Côme Provençal lui étaient sympathiques, autant Odilon lui déplaisait. Les poings lui démangeaient de s’abattre sur ce gros garçon suffisant comme son père. À la prochaine attaque, il ne s’en priverait point. Et si l’occasion tardait trop, il saurait bien la provoquer.

* * *

Les hommes âgés s’étaient réfugiés à un bout de la salle où la fumée de leur pipe les isolait comme dans une alcôve. L’un, qui n’était pas de la place, demanda en montrant le Survenant :

— Il doit être pas mal fort ?

Sans laisser à Didace le temps de parler, quelqu’un du Chenal répondit :

— En tout cas, il agit pas comme tel : il cherche pas à se battre.

Didace protesta : « C’est en quoi ! »

— Comment ça ?

— S’il est si pacifique, c’est qu’il en a les moyens.

Le Survenant avançait une chaise pour prendre place parmi eux. À leur air, il comprit qu’il était question de lui. La chaleur et la bonne chère leur enlevaient tout penchant à la discussion. Ils se remirent à causer nonchalamment. Dans une trame molle, les propos se croisaient sans se nuire, comme les fils lâches sur un métier, chaque sujet revenant à son tour : l’hiver dur, les chemins cahoteux, la glace, les prochaines élections, l’entretien des phares qui changerait de mains si le parti des Bleus arrivait au pouvoir…

Ils devinrent silencieux, comme de crainte de formuler le moindre espoir en ce sens. Soudain l’un résuma tout haut le convoitement intérieur de la plupart d’entre eux :

— Tout ce que je demande, c’est un petit faneau à avoir soin : le petit faneau de l’Île des Barques, par exemple. Ben logé. Ben chauffé. De l’huile en masse. Trente belles piastres par mois à moi. Rien qu’à me nourrir, et à me vêtir, me v’la riche !

— Puis un trois-demiard pour te réjouir le paroissien de temps à autre ?

— Eh ! non, un rêve !

— Puis la visite de ta vieille par-ci, par-là, pour réchauffer ta paillasse ?

L’homme jeta un regard furtif du côté des femmes, afin de s’assurer que la sienne était loin, avant de répondre crânement : « Ouais, mais pas trop souvent ! »

— Moi, dit le père Didace, quand je serai vieux, je voudrai avoir une cabane solide sur ses quatre poteaux, au bord de l’eau, proche du lac, avec un p’tit bac, et quelques canards dressés, dans le port…

— Je te reconnais ben là, mon serpent, conclut Pierre-Côme. Pour être loin du garde-chasse et aller te tuer un bouillon avant le temps, hein ?

— Quand c’est qu’un homme est vieux, d’après vous ? demanda le Survenant, amusé.

L’un répondit :

— Ah ! quand il est bon rien qu’à renchausser la maison.

Un autre dit :

— Ou ben à réveiller les autres avant le jour.

Didace Beauchemin parlait plus fort que les autres :

— Mon vieux père, lui, à cinquante-cinq ans, allait encore aux champs comme un jeune homme.

— Comme de raison, un habitant qui vit tout le temps à la grand’air, sur l’eau, la couenne lui durcit plus vite qu’à un autre. Il peut être vieux de visage, sans être vieux d’âge et sans être vieux de corps.

La conversation languit. Parfois l’un s’interrompait au milieu d’une phrase pour exhaler un profond soupir, plus de l’estomac que du cœur, et les mains lâchement croisées sur sa panse gonflée, il remarquait à la ronde, mais uniquement à l’intention de Jacob Salvail : « J’ai ben mangé ». D’un signe du menton les autres participaient à l’hommage que l’hôte acceptait en silence comme son dû.

Les femmes, à la relève, donnaient un coup de main, soit pour servir, soit pour essuyer la vaisselle. Elles tenaient à honneur d’aider et l’une et l’autre s’arrachaient un torchon. Inquiète, madame Salvail allait s’enquérir çà et là si rien n’avait cloché. Au moment où on la rassurait en lui prouvant combien le repas était réussi, Eugène, le benjamin de la famille, s’avança, armé d’une fourchette, jusqu’au milieu de la table pour y piquer un beignet et fit ainsi chavirer le plateau. Sur le point de tomber, afin de se protéger, il mit l’autre main dans le compotier d’où les confitures éclaboussèrent quelques invités.

Bernadette, furieuse, cria comme une perdue :

— Son père ! regardez votre beau Eugène, et le dégât qu’il vient de commettre. Il mériterait de manger une bonne volée. À votre place, je le battrais comme du blé.

Jacob Salvail n’enfla pas même la voix. Pour toute réprimande il remarqua tranquillement. : « Si tu voulais des confitures, Tit-gars, t’avais qu’à le dire. Pas besoin de sauter dedans à pieds joints. »

Durant le court répit entre le repas et les amusements de la veillée, les jeunes filles montèrent dans la chambre de Bernadette. Tout en refrisant leurs cheveux, elles se consultèrent : Jouerait-on d’abord à la chaise honteuse ? À cache, cache, la belle bergère ? À mesurer du ruban, aux devinettes, ou à l’assiette ? tel que le souhaitait vivement la maîtresse d’école qui excellait à recueillir des gages et à inventer des pénitences.

Catherine Provençal savait plusieurs chansons. Elle proposa :

— Si l’on chantait plutôt. On aura assez chaud à danser tantôt, sans commencer par des jeux, il me semble.

— À votre aise, consentit Bernadette qui avait déjà arrêté son plan. C’est vrai que ça prendra pas goût de tinette pour qu’on danse. Quoi c’est que t’en penses, Marie ?

Marie Provençal tressauta. Le dos tourné aux autres, dans la ruelle, entre le lit et le mur, elle venait de tirer de son bas de cachemire un morceau de papier de soie rouge, et, de son doigt mouillé, s’en fardait légèrement les joues.

Rose-de-Lima Bibeau se mit à chanter :

Mademoiselle,
Fardez-vous belle

— Descendons, dit Bernadette.

Sur les marches de l’escalier étroit, les garçons se contaient des histoires grivoises. À l’approche des filles, ils rougirent et se dispersèrent telle une nuée d’étourneaux.

— Une chanson, une chanson, pour nous divertir, ordonna Bernadette.

De son coin le Survenant entonna :

Pour un si gros habitant
Jacob pay’ pas la trait’ souvent

Sans prendre le temps de souffler, sur le même ton, Odilon Provençal qui, ainsi que ses trois frères, ne buvait jamais une goutte de liqueur alcoolique, répondit :

Tu mérites pas même un verre
De piquett’ ou de gross’ bière.

Les rires calmés, Bernadette annonça à la ronde :

— Le Survenant va nous chanter une chanson.

— Ah ! non. J’ai pas ça dans le gosier, à soir.

— Mais, Survenant, vous pouvez pas me refuser. Ça serait me faire un trop grand affront.

Désarmées par son indifférence envers elles, plusieurs filles du Chenal entourèrent Venant :

— On vous connaît, Survenant : c’est rien qu’une défaite…

— Chantez ! On veut vous entendre à tout prix.

— Quoi c’est que vous voulez que je vous chante ?

— La chanson de votre cœur, Grand-dieu-des-routes !

— De mon cœur ? Savez-vous si…

— Dis-en rien, interrompit Phonsine : c’est un chétif métier de parler en mal des absents.

— Phonsine ! lui reprocha le Survenant, vas-tu te mêler d’être pointeuse, la petite mère ?

Mais pendant que les autres riaient fort, il dit à Bernadette de façon à être entendu d’elle seule : « Paye-moi un coup, ma belle, et je chanterai. » — « Après », lui répondit-elle, saisie. — « Non, de suite pour m’éclaircir la voix. Autrement je chante pas. »

Un peu interdite mais séduite par l’idée d’être seule avec le Survenant pendant quelques instants, Bernadette se faufila jusqu’à la grand-chambre. Peu après il la suivit et poussa la porte. En silence elle tira la cruche de caribou cachée à côté du chiffonnier et lui tendit un verre. Il l’emplit jusqu’au bord puis, comme avec des gestes tendres, le porta à ses lèvres. Il but une gorgée et, sans attendre que son verre fût vide, le remplit de nouveau. Par deux fois il recommença, comme par crainte d’en manquer. Bernadette le regarda faire, étonnée. Sûrement elle avait souvent vu des hommes, au Chenal du Moine, boire de l’eau-de-vie. Ils l’avalaient d’une seule lampée. Plusieurs frissonnaient, grimaçaient même après, la trouvant méchante et ne l’absorbant que pour se réchauffer ou se donner l’illusion de la force ou de la gaieté.

Le Survenant buvait autrement. Lentement. Attentif à ne pas laisser une goutte s’égarer. Bernadette ? Il se souciait bien d’elle. Bernadette n’existait pas. Il buvait lentement et amoureusement. Il buvait avidement et il buvait pieusement. Tantôt triste, tantôt comme exalté. Son verre et lui ne faisaient plus qu’un. Tout dans la chambre, dans la maison, dans le monde qui n’était pas son verre s’abolissait. On eût dit que les traits de l’homme se voilaient. Une brume se levait entre Bernadette et lui. Ils étaient à la fois ensemble et séparés. « Quel safre ! » pensa-t-elle, indignée de le voir emplir son verre une quatrième fois. Mais en même temps elle éprouvait de la gêne et de la honte et aussi l’ombre d’un regret inavoué : le sentiment pénible d’être témoin d’une extase à laquelle elle ne participait point.

— T’en viens-tu, la belle ?

Bernadette fît signe que non, la gorge serrée, incapable de parler. D’ailleurs elle n’avait rien à lui dire. Quand il eut quitté la chambre, elle voulut se ressaisir : « J’aurais bien de la grâce de m’occuper de lui. Qu’il boive donc son chien-de-soul s’il le veut ! Ça peut pas rien me faire ». Elle pensa à apporter de l’eau pour réduire le caribou, mais son père ne le lui pardonnerait pas. De ses yeux embrumés, une grosse larme roula sur le col de la cruche. Dans la cuisine le Survenant chantait :

Là-haut, là-bas, sur ces montagnes,
J’aperçois des moutons blancs,
Beau rosier, belle rose,
J’aperçois des moutons blancs,
Belle rose du printemps.

Sa voix n’était pas belle ; elle n’avait rien d’une voix exercée et pourtant elle parlait au cœur. Dès qu’elle s’élevait il fallait l’écouter sans autre occupation : les mains se déjoignaient. Chacun alors se laissait emporter par elle sur le chemin de son choix, un chemin où chacun retrouvait, l’attendant, chaud d’ardeur, l’objet de son rêve : des terres grasses, fécondes, ou un petit faneau à avoir soin, ou un visage bien-aimé, ou une mer de canards sauvages…

Si vous voulez, belle bergère,
Quitter champs et moutons blancs,
Beau rosier, belle rose,
Quitter champs et moutons blancs,
Belle rose du printemps.

Se pouvait-il qu’il y eût de par le vaste monde une bergère assez cruelle pour refuser l’amour d’un berger si vaillant ? Ce n’était pas sûrement une fille des plaines. Les cœurs s’en serraient et s’en offensaient à la fois. Adossée au chambranle de la porte, une femme, du coin du torchon de vaisselle, écrasa sans honte une larme sur sa joue.

La belle m’a dit oui sans peine
Au bout de très peu d’instants,
Beau rosier, belle rose…

Mais un beau danseur s’élança avant la fin du dernier couplet. Il préférait à une bergère de chanson, c’était visible, quelque grasse fille hanchue qu’il pouvait cambrer sous son bras agile :

— En avant, l’accordéon, puis la musique à bouche ! Vite une gigue, puis un rigaudon !

Way down de Gatineau
Where de big balsam grow…

Les chaises s’écartèrent. Le plancher cria sous le martellement des durs talons des hommes. Un tournoiement de jupes fit rougeoyer le milieu de la place. Déjà un « calleur » de danses annonçait les figures en scandant les syllabes : Sa-lu-ez vot’ compa-gnée !… Ba-lan-cez vos da-mes !

Le bruyant cotillon s’ébranla.

Vire à gauche ! Peu habitués à la danse qu’ils n’aimaient point, les garçons du Chenal s’essoufflaient vite et suaient à grosses gouttes. D’un geste brusque ils arrachaient le mouchoir accroché sous leur menton et, à grands coups, s’en essuyaient le visage. Ils en tiraient une sorte de fierté :

— Aïe ! Regarde-moi donc : j’suis mouillé quasiment d’un travers à l’autre !

— Ben tu m’as pas vu ! J’suffis pas à m’abattre l’eau !

Et tourne à droite ! Vitement ils emboîtaient le pas, de peur de perdre la mesure et de se rendre risibles, par leur gaucherie, aux yeux des filles. De nouveau ils leur enserraient la taille comme dans un étau. Du rire franc plein les yeux, elles renversaient la tête et tournaient sans gêne comme sans effronterie.

Ensuite les danseurs se placèrent en rond autour de la salle et les mains des filles se joignirent aux mains des garçons pour la chaîne des dames. Dans une brève étreinte, les mains, l’une après l’autre, disaient ce que souvent les lèvres n’osaient pas formuler. En leur langage naïf, les mains, plus éloquentes que les voix, parlaient d’accord, d’amitié éternelle ou bien d’indifférence.

Le musicien prenait plaisir à prolonger le cotillon. Il étirait l’accordéon en des sons alanguis. Mais au moment où les couples, formés selon leur sentiment, s’élançaient pour la valse finale, il repliait son instrument à une allure endiablée et obligeait les danseurs à retourner à la chaîne.

Le cotillon durait encore lorsqu’un enfant tout effarouché cria dans la porte :

— Venez vite voir deux hommes se battre à ras la grange. Y a une mare de sang à côté comme quand on fait boucherie !

— Mon doux Jésus !

Avant même de savoir ce qui en était, Madame Salvail, obsédée par l’idée qu’elle souffrait de pauvreté de sang, s’affala sur une chaise, prête à perdre connaissance.

— Je me sens faible. Je pense presquement que j’vas faire la toile.

Les autres femmes, renseignées sur la nature de son mal, aux trois quarts imaginaire, n’en firent pas de cas. Déjà échelonnées autour de la fenêtre, elles s’efforçaient de voir au dehors, mais elles réussirent à peine à racler dans le givre de la vitre un rond de la grandeur de la main. Les hommes, eux, afin d’accourir plus vite sur les lieux, se coiffèrent du premier casque à la vue. Ainsi des têtes grotesques, ou perdues dans des coiffures trop larges, ou débordant de coiffures étroites, se montraient un peu partout, sans provoquer même l’ombre d’un sourire.

Soudain Eugène Salvail bondit dans la porte, comme un poulain qui a déserté le pré : « C’est… c’est… Odilon Provençal qui se bat avec le Survenant ! »

Alphonsine, toute démontée, poussa du coude Marie-Amanda :

— Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ?

Mais on n’entendait que la voix de crécelle de Laure Provençal qui grinçait d’indignation :

— Aussi, pourquoi garder ce survenant de malheur ? Pour voir si on avait besoin de ça au Chenal du Moine ! Mais il jouit de son reste. Attendez que mon vieux l’attrape par le chignon du cou : il va lui montrer qui c’est le maire de la place.

La colère la fit blêmir. Tout en parlant elle arracha une chape — prête à enjamber les bancs de neige, prête à se battre à poings nus, prête à verser la dernière goutte de sang de son cœur pour épargner une égratignure à son enfant : un homme. — Ses filles tentèrent vainement de la retenir. Dans le sentier conduisant à la grange, elle trébucha. À ses cris auxquels il ne pouvait se méprendre, Pierre-Côme lui ordonna de rentrer à la maison.

Aussitôt elle obéit. Cependant elle trouva le tour de crier au père Didace :

— Garder un étranger de même, c’est pas chanceux : celui-là peut rien que vous porter malheur. Que je le rejoigne jamais dans quelque coin parce que je l’étripe du coup ! J’aime mieux vous le dire.

Didace ne l’entendit même pas. Une grosse joie bouillonnait en lui avec son sang redevenu riche et ardent. Sa face terreuse sillonnée par l’âge, ses forces en déclin, son vieux cœur labouré d’inquiétude ? Un mauvais rêve. Il retrouvait sa jeune force intacte : Didace, fils de Didace, vient de prendre possession de la terre. Il a trente ans. Un premier fils lui est né. Le règne des Beauchemin n’aura jamais de fin.

C’était lui qui se battait à la place du Survenant. Ses muscles durcissaient sous l’effort. L’écume à la bouche et la tête au guet, les jambes écartées et les bras en ciseaux, il affrontait l’adversaire. V’lan dans le coffre ! Ses poings, deux masses de fer, cognaient dur, fouillaient les flancs de l’autre. Les coups qu’il aurait portés, le Survenant les portait. Vise en plein dans les côtes. Tu l’as !

Au clair de lune, le gros corps d’Odilon, pantelant comme un épouvantail, oscilla. Au murmure des voix proches, le père Didace s’éveilla :

— Un maudit bon homme, le Survenant !

— Quoi ! on n’a qu’à lui regarder l’épaisseur des mains. Il est encore une jeunesse. Ça se voit.

— Paraît que Didace l’encourage à se battre.

— Quiens ! c’est son poulain…

Didace se sentit fier et un reste de joie colla à lui. Au contraire des femmes, les hommes ne prirent pas la bataille au tragique. Nul ne songea à la faire cesser. À un combat loyal qu’y a-t-il à redire ? À leur sens, elle ajouta même à la soirée un véritable agrément. À l’occasion, ils sauraient bien tirer encore des moments de plaisir à s’en entretenir. Sauf Pierre-Côme Provençal, vexé dans son orgueil de voir un de la paroisse, à plus forte raison son fils, recevoir une rincée aux mains d’un étranger qu’il tenait pour un larron, par le fait même qu’il ignorait tout de lui.

Donc le Survenant grandit en estime et en importance aux yeux de plusieurs, surtout parmi les anciens, premiers batailleurs en leur temps. Cependant ceux qui, tel Amable, ne l’aimaient pas d’avance le haïrent davantage de le savoir non seulement adroit à l’ouvrage et agréable aux filles, mais encore habile à se battre et aussi fort qu’un bœuf.