Le Survenant/12

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Éditions Beauchemin (p. 137-149).

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La semaine se passa sans que le Survenant revînt. Amable se mit à narguer le père Didace :

— Votre beau marle m’a tout l’air envolé sur l’aile de notre argent…

Didace prit la part du Venant :

— S’il revient pas t’de suite, faut crère qu’il a ses raisons.

Toutefois une inquiétude pointait en lui. Elle s’aggrava le matin que Beau-Blanc à De-Froi arrêta à la maison. En l’apercevant Didace se demanda : « Quoi c’est qu’il vient encore nous annoncer de mauvais, l’oiseau de malheur ? »

De fait, à peine arrivé, il se mit à raconter :

— Je veux pas rien dire de trop, monsieur Beauchemin, mais j’ai vu votre Survenant ben en fête à Sorel. Il se tenait pas sur ses jambes.

Didace s’empressa d’éloigner Amable :

— T’as promis à David Desmarais de lui aider à entailler. Quoi c’est que t’attends pour te rendre à la cabane à sucre ?

— Ouais, j’y vas, mais en même temps je dirai à Angélina ce qu’il est au juste, son Survenant : un ivrogne… un batailleur… un fend-le-vent… un pas-de-parole… un…

— Je t’en prie, fais pas ça, supplia Alphonsine. Elle aura assez de partager ses peines, puisqu’elle l’aime, sans lui faire porter la charge de ses fautes.

Dès qu’Amable fut loin, Didace attela et prit le chemin de Sorel. Durant la matinée, le temps fila vite. Alphonsine fit le train de la maison, et prépara le repas. Puis elle se mit à laver le plancher, toute à la joie de travailler sans témoin. Personne ne lui reprocherait, du regard, d’oublier le savon dans l’eau. Personne ne la verrait se reposer, après chaque travée. Alors elle lava d’affilée, sans souffler, le plancher, prenant soin, chaque fois qu’elle savonnait le guipon, de déposer le pain de savon au sec à côté du seau. L’Angélus sonnait au clocher de Sainte-Anne quand elle alla lancer l’eau sale au dehors. Elle pausa un instant. Sur la route il n’y avait pas trace de vie. Le ciel s’attristait. Des brins de pluie, rares et espacés, effleurèrent ses mains.

En se retournant, elle respira d’aise de trouver le plancher reluisant de propreté. Comme elle n’avait pas faim elle décida de manger seulement après le retour de Didace. Il ne tarderait guère. Deux heures sonnèrent. Et puis trois heures. Elle commença à trouver le temps long et, pour se désennuyer, feuilleta un ancien cahier de modes. Dès quatre heures, le temps se rembrunit. La pluie maintenant tombait à grosses gouttes. Debout près de la fenêtre, Alphonsine regarda la pluie descendre sur les vitres : oblique, par courtes flèches, elle frappait les carreaux, ou bien une goutte tremblait, hésitait, puis s’élançait d’un seul jet, comme une couleuvre d’eau. Soudain la jeune femme sursauta : un homme s’avançait dans le sentier. C’était Venant. Seul et à pied, il était en fête ; il chambranlait.

Vitement elle alluma la lampe et elle s’assit dans un coin reculé. Après s’être dandiné mollement de bord en bord de l’embrasure, le Survenant se décida à franchir le seuil de la porte, levant les pieds de façon exagérée. Comme un arbre à tous les vents, il chancelait. Il s’arrêta, l’œil vague, la taille cambrée exagérément dans un futile effort de dignité, et il sourit, béat, aux solives du plafond. L’une d’elles semblait attirer son attention davantage. L’air sérieux il l’examinait avec soin et il lui faisait toutes sortes de petits signes insensés. Puis, à la recherche d’un appui, la main dans le vide, il écarta si grands ses doigts démesurés qu’à la lueur de la lampe leur ombre s’étendit en une nuée sur la cuisine. On eût dit que la main gigantesque voulait ramasser tout un pan de mur et, d’une seule jointée, le projeter au dehors. Alors il prit son élan et en deux longues enjambées alla s’écrouler sur une chaise, près de la table. À peine assis, la tête se mit à lui osciller de sommeil. Deux flaques de boue maculèrent le parquet. Alphonsine n’y tint plus.

— Si c’est pas un vrai déshonneur de se mettre en boisson, pareil ! Et regarde donc mon plancher tout sali, mon plancher frais lavé ! Tu devrais avoir honte !

Elle se dit : « Je savais que ce passant-là nous apporterait rien que des revers. » Mais en son cœur elle enrageait moins devant le dégât sur le plancher, qu’elle ne déplorait de voir le Survenant en semblable état. Malgré elle, à son mécontentement se mêlait de la pitié pour l’étranger, solitaire, qui se croyait fort parce qu’il avait de grands gestes pour proclamer sa force et sa puissance de se passer du monde entier, mais à la merci de la première tentation.

Le mackinaw du Survenant dégouttait. De peine et de misère elle le lui enleva. Mais elle eut beau tirer à toute reste sur ses bottes, grises et gluantes de glaise, elle ne vint pas à bout de lui en arracher une. En vain elle le supplia :

— Si tu voulais t’aider le moindrement…

Puis elle le menaça :

— Je dirai tout à mon beau-père. Il te mettra à la porte. À soir. Pas plus tard qu’à soir. Tu vas crever comme un chien et ça sera ben bon pour toi.

Mais Venant, impuissant au moindre mouvement, ricanait, muet, indifférent et lointain.

— Et l’argent ? Et les outils ? Quoi c’est que t’en as fait ?

Au ton sévère de la jeune femme, Venant leva les sourcils, dans un effort pour comprendre. Les yeux égarés il regardait partout, cherchant à comprendre. Il parvint à tourner ses poches à l’envers. Elles étaient vides. Seul un petit crucifix en tomba. Alphonsine ramassa la croix de chapelet à laquelle un christ d’étain ne pendait plus que par une main.

— Où est mon beau-père ?

Hoquetant, la bouche épaisse, butant à chaque syllabe ou mangeant ses mots, le Survenant finit par dire :

— Le père ?… Il est allé… voir… sa blonde…

— Tu dis ? Parle donc franchement, insista Alphonsine qu’une vague inquiétude gagnait

— Ben quoi ?… J’suis pas chaud… j’ai bu rien qu’un coup… Écoute, la petite mère… Paye-moi un coup… puis on va se parler. Le père Didace… il est en amour… avec…

Elle courut à la pompe emplir le gobelet et l’offrit à Venant. Sitôt qu’il y eut goûté il cracha l’eau et fit voler le gobelet sur le plancher.

— Bougre de salaud, lui cria Alphonsine, indignée.

Mais, rongée de curiosité, après avoir essuyé le parquet elle se radoucit :

— Dis-moi la vérité, Survenant. Le père Didace est en amour avec…

Elle mouilla d’eau l’essuie-main de toile et lui en frictionna le visage, surtout le front et les tempes, en allant vers la nuque, mais il persistait à se taire et ne faisait que tousser. Sans le vouloir elle s’attendrit. « Personne ne prend soin de lui », pensa-t-elle. Et elle se mit à lui laver plus doucement la figure, comme elle eût lavé un enfant. De temps en temps elle lui parlait pour que le pâle éclair de raison ne s’évanouît pas dans les brouillards de l’ivresse. Subitement, la voix de l’homme s’enfla. Les mots démarraient à tout voile. Maintenant, rien ne saurait l’arrêter de parler.

Alphonsine ne bougea plus. Elle garda la tête du Survenant contre son épaule. Souvent on lui avait dit que, de la bouche d’un homme ivre, sortent des vérités. Dans le fouillis des phrases, elle chercha à distinguer celles qui avaient du sens :

— … rien qu’un survenant… rien qu’un survenant… mais je respecte votre maison… je respecte le père Didace… un vrai taupin, le meilleur chasseur du canton. Il est pas comme les Provençal… ah ! les plus gros habitants du canton… mais toute une bande d’ignorants… savent rien en tout… savent pas même que le père Didace va se marier avec… l’Acayenne… la belle Acayenne. Dis pas non, Odilon, parce que je t’envoie revoler au plafond…

Après une pause, le Survenant se leva de tout son long.

— Où c’est que tu veux aller ? lui demanda Phonsine, inquiète.

— Je veux aller… voir danser le soleil. Le matin de Pâques… il danse le soleil… oui, il danse !

Phonsine réussit à le faire rasseoir. Il pleurait à chaudes larmes. Pour le consoler, machinalement elle dit comme lui :

— Il danse… le soleil… il danse…

L’homme se tut et elle l’abandonna au sommeil. Chercher à l’éveiller pour en savoir davantage ? Autant essayer d’ébranler un chêne. Les assiettes dansèrent sur la table : la tête du Survenant, comme une roche, venait de couler à pic sur le bord. Une minute plus tard il ronflait.

Il était près de sept heures. Alphonsine n’avait pas mangé depuis le matin mais elle ne sentait plus la faim. Elle souleva le couvercle du chaudron. Les patates, portées à fleurir, s’étaient délayées en une purée grisâtre, peu appétissante. L’eau égouttée dans l’évier, elle tira le chaudron à l’arrière du poêle.

Dans le réchaud les grillades de lard avaient eu le temps de racornir : elles étaient si sèches que l’une s’émietta au toucher. La pâte à crêpe recouverte d’un linge blanc se gonflait de bulles. Un peu de thé au fond de sa tasse suffirait à Alphonsine ; elle l’avala sans sucre, ni lait, et presque sans en avoir connaissance.

La tête lui bourdonnait de pensées. Tantôt elle écoutait l’eau de pluie jaillir par grands jets de la gouttière, ou bien le vent claquer les toits des bâtiments et faire grincer les battants ; tantôt elle suivait le rythme profond du sommeil de l’homme ; tantôt elle se berçait tout à la tâche d’apprivoiser de petits projets auxquels elle avait accordé peu de prix auparavant : elle se taillerait une robe de matin ; peut-être qu’elle broderait une suspente de lit ; lundi en huit, il faudrait songer au grand barda du printemps. Mais tout le temps elle se mentait : elle savait qu’elle fuyait la trace des paroles du Survenant. Serait-il possible que son beau-père se remariât, qu’il amenât dans la maison une nouvelle femme ? Une femme qu’on ne connaissait ni d’Adam, ni d’Ève, une étrangère ? Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ? Et Amable, quand il saura tout ? Pauvre Amable ! lui qu’un rien décourage. Et Marie-Amanda, donc ! elle qui attend un enfant et qui est proche de son terme. S’il n’en tient qu’à Alphonsine, ils ne l’apprendront pas de sitôt. Et elle, qui a déjà tant de peine à se faire valoir dans la maison, que deviendrait-elle à côté d’une autre femme, une ancienne qui doit savoir la manière de parler aux hommes et de donner ses raisons, puisque déjà le père Didace l’écoute ? Puis la terre ? La terre revient de droit à Amable. Si Didace allait la passer à l’étrangère, Amable et elle seraient dans le chemin. Elle se vit hâve et en guenilles mendier son pain de maison en maison sur quelque route inconnue.

Soudain, il lui vint une telle angoisse que son cœur se trouva tordu de chagrin ; elle connut une si grande détresse que son âme fut noyée de découragement. Un pressentiment terrible la fit frissonner de la tête aux pieds. Elle voyait le malheur — tel un oiseau de proie plane hautain, patient et lent, avant de fondre sur la victime de son choix — éployer une fois de plus ses sinistres ailes noires au-dessus de la maison des Beauchemin. Après la noyade d’Ephrem, Mathilde était morte. La grand-mère avait suivi de près. Trois deuils en trois ans, un dur lot à supporter pour une famille. Un malheur n’arrive jamais seul.

Pour comble de malchance le Survenant, cette ramassure des routes, ce fend-le-vent, s’est arrêté au Chenal du Moine. Que ne passait-il son chemin ! Comment nommait-il la femme ? Ah ! oui ! L’Acayenne ! Un sobriquet sûrement. L’Acayenne. Le nom résonne lugubrement. Où avait-elle entendu ce nom-là ?

Maintenant il ne reste qu’eux trois, Didace, Amable-Didace et elle, à veiller au vieux bien. Son regard s’accroche à chacun des objets familiers comme pour implorer leur secours. En face, une seule image pieuse, hautement coloriée et invraisemblable, orne le pan de mur. Un saint Antoine mignard et l’enfant dans ses bras ont les mêmes cheveux blonds et bouclés, les mêmes traits enfantins, la figure de l’homme semble un simple agrandissement de celle de l’enfant à qui il aurait poussé une barbe miraculeuse. Au-dessus de la porte d’entrée pend une croix de bois rond. Un jour Ephrem était allé couper de la plane et il avait trouvé à la fourche d’un jeune arbre une croix d’une si belle forme naturelle qu’il l’avait apportée. À côté un rameau de sapin bénit, aux aiguilles encore vertes, serre son reste de vie contre le bois mort.

Sur des portraits de zinc, dans des médaillons de tilleul à roses grossièrement sculptées au couteau par un ancêtre artisan, deux des Didace Beauchemin régnent — ils sont six générations à porter le même nom — un collier de barbe en broussaille au menton, leurs robustes épaules étriquées dans un habillement d’étoffe du pays, mais l’œil perçant, mais le regard droit, mais le front haut. Ils règnent puissants, stricts, indéfectibles sur leur œuvre de famille. Dans l’honnêteté, et le respect humain de leurs sueurs et de leur sang de pionniers, dans les savanes et à l’eau forte, de toute une vie de misère, ayant été de leur métier bûcherons, navigateurs, poissonniers, défricheurs, ils ont écrit la loi des Beauchemin. À ceux qui suivent, aux héritiers du nom, de l’observer avec fidélité.

Agenouillée auprès du poêle, Alphonsine commença sa prière du soir : « Mettons-nous en la présence de Dieu… » mais son esprit fuyait, occupé de trop de choses. Soudain un éclair lui montra le sentier à suivre : Mathilde Beauchemin, qui était si près de Dieu, pourrait bien intercéder auprès de Lui. Par un calcul mi-conscient, elle chercha à la toucher au sensible : « Bonne sainte Mathilde Beauchemin, vous permettrez pas qu’une autre femme prenne votre place… ni la nôtre ? »

Toujours à genoux, elle se disputa pour mieux se rassurer.

— Que j’suis folle de m’créer tant de chimères ! J’aurais jamais dû faire parler ce grand fou de Venant.

Puis elle écouta : pour toute réponse, un ronflement d’homme ivre, le sifflement du vent. Elle alla ajouter une bûche résineuse à la braise mourante. Ainsi elle serait moins isolée ; le crépitement du feu lui tiendrait compagnie. Mais de nouveau elle se désola. Aussi vrai que si elle eût été l’unique tributaire de la fatalité, Alphonsine agonisa comme seule et abandonnée sur une vaste terre d’injustice. Elle était la pierre des champs, froide et stérile, parmi les avoines ardentes et soleilleuses. Elle était le grain noir qu’une main dédaigneuse rejette loin du crible. Et elle en avait tant de peine, et elle sanglotait si fort qu’elle dut comprimer à deux mains les battements de son cœur afin qu’il n’éclatât pas de douleur. Elle pleura toutes ses larmes jusqu’à ce qu’elle s’assoupît, la tête enfouie au creux de son bras. Mais à tout moment des soubresauts secouaient ses maigres épaules.

À dix heures elle s’éveilla, toute frileuse et engourdie. Venant dormait dur et Didace n’était pas de retour. Au dehors une tempête de neige succédait à la pluie.

— C’est du sucre qui tombe, se dit Alphonsine, en pensant à Amable, à la sucrerie.

Les chemins deviendraient impassables. Après avoir abaissé la mèche, elle prit la lampe avec précaution et la déposa dans un plat de faïence sur le chiffonnier, à un angle de la chambre. Pour ne pas s’endormir d’un sommeil trop profond, elle s’allongea au pied de la couchette dans une position peu confortable. Au milieu de la nuit, un bruit de paroles l’éveilla. Dans la cuisine Didace parlait seul :

— Didace Beauchemin, là, je t’attrape ! T’es pas capable de boire sans te saouler, hein ? Eh ! ben, tu prendras plus un coup du carême. Pas un ! Tu m’entends ? Réponds…

Alphonsine attendit qu’il se tût. Puis, sa main en écran près du globe, elle leva la lampe et avança à pas comptés jusque dans la cuisine. Didace était étendu tout rond par terre près du poêle, le chien à ses côtés. Elle ne put le convaincre de se coucher dans le lit. Alors elle prit un oreiller et le lui passa sous la tête, et elle alla chercher une courtepointe pour l’en couvrir. Mais quand elle revint à lui, de nouveau il reposait, la tête sur le plancher nu, et il tenait, pressé entre ses bras, l’oreiller de duvet, avec tendresse, eût-on dit.