Le Survenant/16

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Éditions Beauchemin (p. 217-231).

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— Dis-nous, le Survenant, comme elle est la blonde au père Didace ! Tu la connais, toi ? Conte-nous ça !

Les mots tombèrent sur le cœur d’Alphonsine, comme des grêlons sur un toit. L’instant auparavant elle s’était tant réjouie de voir tous leurs voisins de nouveau réunis dans la maison. Septembre et les premières grandes pluies redonneraient donc aux veillées d’automne leur rythme familier de l’année précédente ?

— Si on dirait pas une soirée des jours gras, s’était-elle exclamée joyeusement, en accueillant les derniers arrivants. Dommage que mon beau-père soit allé coucher à la chasse, lui qui aime tant la compagnie !

Ce qu’elle avait pris pour pur adon ou visites amicales se révélait de la curiosité méchante. On était donc au courant des amours de Didace Beauchemin ? Elle voyait les hommes se carrer dans leur chaise, comme à l’attente de quelque grasse plaisanterie, et les femmes, sauf Angélina, affectant un complet détachement de la chose, s’occuper à pincer sur leurs jupes quelque grain de poussière imaginaire ou à examiner avec une attention trop soutenue la trame du tapis de table. Alphonsine guetta les regards de Venant afin d’obtenir qu’il se tût ; mais avant d’y avoir réussi, Amable, d’une voix forte et impérieuse qu’on ne lui connaissait pas, ordonna :

— Parle, Survenant. Ce que t’as à dire, dis-le !

Venant, d’ordinaire si hardi de paroles, soit qu’il se trouvât gêné d’avoir à porter semblable message, soit qu’il ne sût trop comment s’exprimer, mit du temps à répondre :

— C’est pas aisé à dire.

Il secoua la cendre de sa pipe et reprit :

— Si vous voulez parler de l’Acayenne, de son vrai nom Blanche Varieur, d’abord elle est veuve. Puis c’est une personne blonde, quasiment rousse. Pas ben, ben belle de visage, et pourtant elle fait l’effet d’une image. La peau blanche comme du lait et les joues rouges à en saigner.

— A fait pas pitié, éclata un des hommes en louchant sur sa pipe qu’il bourrait à morte charge à même le tabac du voisin.

— C’est pas tant la beauté, comme je vous disais tantôt, que cette douceur qu’elle vous a dans le regard et qui est pas disable. Des yeux changeants comme l’eau de rivière, tantôt gris, tantôt verts, tantôt bleus. On chercherait longtemps avant d’en trouver la couleur.

— Et de sa personne, elle est-ti d’une bonne taille ? demanda la femme à Jacob Salvail. Sûrement elle est pas chenille à poil et maigre en arbalète comme moi pour tant faire tourner la tête aux hommes. À vous entendre, Survenant, apparence que les hommes mangeraient dans le creux de sa main !

Les yeux de Venant s’allumèrent de plaisir.

— Pour parler franchement, à comparer à vous, madame Salvail, elle déborde.

— Grasse à fendre avec l’ongle ?

— Ah ! dit un autre, visiblement désappointé, je pensais qu’il s’agissait d’une belle grosse créature qui passe pas dans la porte, les yeux vifs comme des feux follets.

— Mais elle doit avoir de l’âge ? questionna Angélina, frémissante de regret, elle, si chétive, si noiraude, à l’évocation par le Survenant de tant de blondeur et de richesse de chair.

— Elle doit, mais c’est comme si elle était une jeunesse. Quand elle rit, c’est ben simple, le meilleur des hommes renierait père et mère.

— Je vois ben qu’elle t’a fait les yeux doux, remarqua tristement l’infirme.

— Quoi ! pas plus à moi qu’à un autre. Vous êtes tous là à me demander mon idée : je vous la donne de francheté. En tout cas, conclut-il, c’est en plein la femme pour réchauffer la paillasse d’un vieux.

— T’as pas honte ? lui reprocha Angélina.

La grande Laure Provençal s’aiguisa la voix pour dire :

— Fiez-vous pas à cette rougette-là. Elle va vous plumer tout vivant. Fiez-vous y pas. T’entends, Amable ?

— Vous aimez pas ça une rougette, la mère ? questionna le Survenant.

Et pour le malin plaisir d’activer la langue des femmes, tout en passant la main dans sa chevelure cuivrée, il ajouta :

— Pourtant quand la cheminée flambe, c’est signe que le poêle tire ben.

— Mais d’où qu’elle sort pour qu’on l’appelle l’Acayenne ?

— Ah ! elle vient de par en bas de Québec, de quelque part dans le golfe.

— Ça empêche pas qu’elle donne à chambrer à des navigateurs et qu’on parle de contre, comme d’un méchante.

— Qu’elle reste donc dans son pays !

Venant s’indigna :

— Des maldisances, tout ça, rien que des maldisances ! Comme de raison une étrangère, c’est une méchante : elle est pas du pays.

Soudainement il sentit le besoin de détacher sa chaise du rond familier. Pendant un an il avait pu partager leur vie, mais il n’était pas des leurs ; il ne le serait jamais. Même sa voix changea, plus grave, comme plus distante, quand il commença :

— Vous autres…

Dans un remuement de pieds, les chaises se détassèrent. De soi par la force des choses, l’anneau se déjoignait.

— Vous autres, vous savez pas ce que c’est d’aimer à voir du pays, de se lever avec le jour, un beau matin, pour filer fin seul, le pas léger, le cœur allège, tout son avoir sur le dos. Non ! vous aimez mieux piétonner toujours à la même place, pliés en deux sur vos terres de petite grandeur, plates et cordées comme des mouchoirs de poche. Sainte bénite, vous aurez donc jamais rien vu, de votre vivant ! Si un oiseau un peu dépareillé vient à passer, vous restez en extase devant, des années de temps. Vous parlez encore du bucéphale, oui, le plongeux à grosse tête, là, que le père Didace a tué il y a autour de deux ans. Quoi c’est que ça serait si vous voyiez s’avancer devers vous, par troupeaux de milliers, les oies sauvages, blanches et frivolantes comme une neige de bourrasque ? Quand elles voyagent sur neuf milles de longueur formant une belle anse sur le bleu du firmament, et qu’une d’elles, de dix, douze livres, épaisse de flanc, s’en détache et tombe comme une roche ? Ça c’est un vrai coup de fusil ! Si vous saviez ce que c’est de voir du pays…

Les mots titubaient sur ses lèvres. Il était ivre, ivre de distances, ivre de départ. Une fois de plus, l’inlassable pèlerin voyait rutiler dans la coupe d’or le vin illusoire de la route, des grands espaces, des horizons, des lointains inconnus.

Comme son regard, tout le temps qu’il parlait, tendait uniquement vers la porte, chacun, à son exemple, porta la vue dessus : une porte grise, massive et basse, qui donnait sur les champs, si basse que les plus grands devaient baisser la tête pour ne pas heurter le haut de l’embrasure. Son seuil, ils l’avaient passé tant de fois et tant d’autres l’avaient passé avant eux, qu’il s’était creusé, au centre, de tous leurs pas pesants. Et la clenche centenaire, recourbée et pointue, n’en pouvait plus à force de cliqueter sous toutes sortes de mains, une humble porte de tous les jours, se parant de vertus à la parole d’un passant.

— Tout ce qu’on avait à voir, Survenant, on l’a vu, reprit dignement Pierre-Côme Provençal, mortifié dans sa personne, dans sa famille, dans sa paroisse.

Dégrisé, Venant regarda un à un, comme s’il les voyait pour la première fois, Pierre-Côme Provençal, ses quatre garçons, sa femme et ses filles, la famille Salvail, Alphonsine et Amable, puis les autres, même Angélina. Ceux du Chenal ne comprennent donc point qu’il porte à la maison un véritable respect, un respect qui va jusqu’à la crainte ? Qu’il s’est affranchi de la maison parce qu’il est incapable de supporter aucun joug, aucune contrainte ? De jour en jour, pour chacun d’eux, il devient davantage le Venant à Beauchemin : au cirque Amable n’a pas même protesté quand on l’a appelé ainsi. Le père Didace ne jure que par lui. L’amitié bougonneuse d’Alphonsine ne le lâche point d’un pas. Z’Yeux-ronds le suit mieux que le maître. Pour tout le monde il fait partie de la maison. Mais un jour, la route le reprendra…

Pendant un bout de temps personne ne parla. On avait trop présente à l’esprit la vigueur des poings du Survenant pour oser l’affronter en un moment semblable. Mais lui lisait leurs pensées comme dans un livre ouvert. Il croyait les entendre se dire :

— Chante, beau merle, chante toujours tes chansons.

— Tu seras content seulement quand t’auras bu ton chien-de-soul et qu’ils te ramasseront dans le fosset.

— Assommé par quelque trimpe et le visage plein de vase.

— On fera une complainte sur toi, le fou à Venant.

— Tu crèveras, comme un chien, fend-le-vent.

— Sans avoir le prêtre, sans un bout de prière…

— Grand-dieu-des-routes !

Le Survenant, la tête haute, les domina de sa forte stature et dit :

— Je plains le gars qui lèverait tant soit peu le petit doigt pour m’attaquer. Il irait revoler assez loin qu’il verrait jamais le soleil se coucher. Personne ne peut dire qui mourra de sa belle mort ou non. Mais quand je serai arrivé sur la fin de mon règne, vous me trouverez pas au fond des fossets, dans la vase. Cherchez plutôt en travers de la route, au grand soleil : je serai là, les yeux au ciel, fier comme un roi de repartir voir un dernier pays.

— Pour une fois, Survenant, t’auras pris la bonne route, lui répondit Jacob Salvail.

Heureux de se détendre, ils rirent de bon cœur. Mais ils s’arrêtèrent net quand Venant commença à fredonner, tout en clignant de l’œil vers Angélina. Plus cirée qu’une morte, accablée d’une peine indicible, elle l’écouta chanter la chanson de son cœur :

Là-haut, là-bas, sur ces montagnes,
J’aperçois des moutons blancs
Beau rosier, belle rose,
J’aperçois des moutons blancs,
Belle rose du printemps.

Si vous voulez, belle bergère,
Quitter champs et moutons blancs,
Beau rosier, belle rose,
Quitter champs et moutons blancs,
Belle rose du printemps.


Ce couplet fini, il n’alla pas outre. La figure enfouie dans le creux de son bras, il mima de grands sanglots. Quand il releva la tête, une larme scintillante au coin de l’œil, il éclata de rire, de sorte qu’on ne sut pas s’il avait vraiment ri ou pleuré.

Angélina, la première, parla de partir. Alphonsine ne chercha pas à la retenir. Elle avait hâte de se retrouver seule avec Amable. Un profond secret les unissait davantage depuis quelque temps : Alphonsine attendait un enfant. Amable avait voulu aussitôt annoncer la nouvelle à son père, mais la jeune femme s’était défendue :

— Non, non, je t’en prie. Gardons ça pour nous deux. Les autres le sauront assez vite.

Devant la grande gêne d’Alphonsine, sorte de fausse honte inexplicable, il avait résolu de se taire aussi longtemps qu’elle le désirerait.

Alphonsine s’empressa de dire à Angélina :

— Attends, je vas rehausser la lumière.

— Non, allume pas, supplia l’infirme. Il fait assez clair et j’ai ma chape à la main.

Plutôt que de marcher à la grande clarté sous les yeux du Survenant, Angélina aurait volontiers desséché là. Pas de lumière. Qu’il ne voie pas comme sa peau est terne, son corps chétif et ses cheveux morts. Une distance de vingt pas séparait sa chaise de la porte. Elle la franchit doucement, hissée sur la pointe des pieds, surveillant sa jambe caduque afin de faire le moins de bruit possible. Quand elle parvint au seuil de la porte, Venant lui demanda :

— T’as pas peur, au moins, belle bergère ?

— Peur ? Personne tentera sur moi, répondit-elle tristement en s’engouffrant dans la nuit.

Dès qu’elle fut dehors, le Survenant courut la rejoindre. L’assemblée s’égrena vite. Les uns et les autres suivirent de près Angélina. Après le départ du dernier, Alphonsine laissa échapper un soupir de soulagement. Amable ne bougeait pas ; le regard froncé, il semblait de pierre. Elle vola à lui, la parole secourable :

— Reprends courage, mon vieux. Ça sera sûrement rien qu’une passée…

Le poing d’Amable, comme des coups de masse, s’abattit plusieurs fois sur la table :

— Si c’était la vérité ! Malheur à elle… la Maudite !

* * *

— Angélina !

Aucun son de voix ne répondit au Survenant. Mais au tournant de la route, les brouillards s’effilochèrent pour dégager une ombre.

— Je t’attendais, dit simplement Angélina.

Elle ne pleurait pas. Sa voix, calme et basse, avait à la fois un accent de résignation et d’espoir. Sans aucune feinte elle reprit :

— Je t’attendais pour te parler cœur à cœur. Faut que tu te confesses à moi, Survenant. Il y a de quoi qui te mine. C’est-il de quoi de vilain que je t’aurais fait sans le vouloir ?

— Mais non, la Noire. J’ai pas de raisons de me tourmenter.

— Pourquoi donc que t’es plus le même homme qu’avant ?

— Mais non…

— Essaye pas de nier : ta voix sonnait étrange tout à l’heure quand tu parlais devant le monde. As-tu une peine quelconque, quelque déboire que tu cherches à me cacher ?

Le Survenant garda le silence. Le cœur d’Angélina se serra. Avant longtemps il lui arriverait malheur. Elle le savait. Elle le sentait.

— Si tu t’ennuies, dis-le. Garde pas ça en toi, c’est mauvais. Depuis un certain temps j’ai dans l’idée une chose qui te déplaira pas : l’harmonium, à la maison, j’aimerais à le changer pour un piano.

Pauvre Angélina ! prête à tous les sacrifices pour lui. Et ce n’était pas assez. À pleines mains elle puisait dans son cœur d’or pour offrir de nouveau :

— As-tu besoin d’argent ? Je pourrais encore t’en avancer que tu nous remettrais rien que quand ça t’aviendra. Tu nous as assez aidés tout l’été qu’on te redoit plus que ça, il me semble…

— …

— Puis je voulais t’apprendre que mon père est prêt à passer la terre à mon nom. On doit rien dessus, tu sais. Et sans être des richards, on est en moyen. Celui qui me prendra pour femme sera pas tellement à plaindre.

— La femme qui m’aura, réfléchit le Survenant, pourra jamais en dire autant de moi : j’ai juste le butin sur mon dos.

— Dis pas ça, Survenant. T’as du cœur et, travaillant comme tu l’es, tu arriverais pas les mains vides. Quand on est vraiment mari et femme, il me semble qu’on met tout en commun.

Ils allaient lentement au milieu de la route, si préoccupés tous les deux, qu’ils ne prenaient pas garde aux flaques d’eau. Il bruinait et la brume sournoise s’insinuait à travers leurs vêtements. Angélina grelotta. Elle tremblait comme une feuille.

— Rentre vite à la maison, Angélina, tu vas prendre du mal.

Mais rejetant les pans de sa chape, elle mit ses deux mains sur les épaules du Survenant. D’un ton suppliant et humble, elle commença :

— Si tu voulais, Survenant…

Tendrement il emprisonna un moment dans les siennes les mains qui s’accrochaient à lui et y enfouit son visage. D’un geste brusque il se dégagea et, la voix enrouée, il dit :

— Tente-moi pas, Angélina. C’est mieux.

À grandes foulées, il se perdit dans la nuit noire.

* * *

La route le reprendra…

S’il part maintenant, on le plaindra de ne pas avoir autant de tête que de cœur : il ne savait pas ce qu’il voulait. Et on l’oubliera vite. Mais s’il tardait encore et qu’Angélina lui parlât ainsi qu’elle lui a parlé ce soir, qu’arriverait-il ? Si elle cherchait encore à l’attacher à une maison ? Lui qui ne peut faire de peine à personne par exprès serait capable de l’épouser. Et la maison croulerait. Un jour il le sent, la route le reprendra.

La route le reprendra…

Alors pourquoi pas tout de suite ? Il n’a ni femme, ni biens. Il a ses deux jambes, bons bras, bons reins. Sa dette aux Beauchemin ? Il croit l’avoir acquittée en entier. Les grandes récoltes sont terminées, les labours d’automne avancés et, comme dirait le père Beauchemin, la terre commence à être déguenillée. Pauvre vieux Beauchemin ! Il s’entendait bien avec lui. Mais le père Didace se consolera avec l’Acayenne. Ses petites dettes aux autres du Chenal du Moine ? Ah ! neveurmagne !

À son sens il n’a été tout le temps qu’un passant au Chenal du Moine. Ce sont les autres qui se sont mépris sur la durée de sa présence dans la maison et qui ont ainsi contrecarré sa routine.

Mais il y a Angélina. Va-t-il se laisser attacher au Chenal du Moine par une créature, comme le premier Beauchemin, jusqu’à la fin de ses jours ? Angélina est riche. Elle a sa maison, ses fleurs, son père. Elle finira par épouser Odilon Provençal. Toutefois un sourd regret le pinça au cœur.

S’il restait ? Il en est encore temps.

S’il reste, c’est la maison, la sécurité, l’économie en tout et partout, la petite terre de vingt-sept arpents, neuf perches, et le souci constant des gros sous :

— (C’est-il gratis ?)

Puis la contrainte et les questions :

— (T’as encore fêté ?)

L’étouffement, l’enlisement :

— (Quoi c’est que Pierre-Côme Provençal va penser ?)

La plaine monotone sans secrets. Toujours les mêmes discours. Toujours les mêmes visages. Toujours la même chanson jusqu’à la mort. Ah ! non, pas d’esclavage !

S’il part, c’est la liberté, la course dans la montagne avec son mystère au déclin. Et tout à coup : une sonnaille au vent. Le jappement d’un chien. Un tortillon de fumée. Une dizaine de maisons. Des visages étrangers. Du pays nouveau. La route. Le vaste monde…

S’il reste : Angélina. Sa dévotion pour lui…

Mais la route le reprendra. C’est épouvantable… la route le reprendra… la route le reprendra… la route le reprendra…