Le Sylphe galant et observateur/00-1

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Imprimerie de Tiger (p. 3-14).



ÉPÎTRE

FAISANT INTRODUCTION.




À MESSIEURS
LES
RÉDACTEURS DU MERCURE
ET COMPAGNIE.




Messieurs, Messieurs, et par trois fois Messieurs, grands hommes par excellence, recevez la dédicace de ce petit ouvrage, et daignez ne pas le regarder comme une de ces immondices de l’écurie d’Augias que courageusement, héroïquement, valeureusement, hardiment, et même imprudemment vous nétoyez, déblayez, recurez, pour y placer l’autel des Muses et d’Apollon, au milieu de vos chefs-d’œuvres et de vos inapréciables productions ; peut-être n’aurez-vous aucun égard à ma prière, peut-être, rougissant de voir au rang de vos collègues l’auteur du Sylphe observateur, que vous aurez l’impertinence de rapprocher des R.-Y. et des N...t, vous crierez au scandale, au blasphème. Cependant, point de colère ; songez, graves Auteurs, que vous êtes l’objet de mes sentimens d’estime, de vénération, et que je vous honore presque par un culte. Ces honneurs que je vous rends, cet encens que je suis prêt à échanger contre vos pavots, méritent, convenez-en indulgence et même heureuse prévention. Quelques plaisanteries, quelques tableaux voluptueux, libertins et même lubriques, si vous voulez, pourraient-ils exciter votre colère ! Si vous daignez descendre des hauteurs théocratiques aux modestes degrés qu’occupe la philosophie, je vous dirais : homo sum et nihil humani, à mealienum puto : et des scènes de libertinage, de plaisir et d’amour sont pour moi ou des causes d’émotion, ou des sujets d’expérience et d’observation, auxquels ni vous ni moi ne devons demeurer étrangers. Les mœurs… ! les mœurs ! les mœurs, mes chers maîtres, les bonnes mœurs au moins sont d’heureuses habitudes qui consistent à n’être ni Tartuffe, ni Vindicatif, à aimer sa patrie, à ne voir entr’elle et soi aucun intermédiaire, aucun objet d’affection dominante ; enfin, les mœurs consistent dans le bonheur d’aimer, et de se répandre au dehors par de douces affections, auxquelles votre mauvaise humeur et quelques-uns de vos principes théologiques opposent des obstacles dont ma douce et active phylantropie voudrait triompher, pour le bonheur de l’humanité et pour le vôtre ; car, en vérité, j’ai la bonhomie de m’intéresser à votre félicité présente, qui, vous le savez bien, est toujours un bon à-compte, de pris sur ces siècles de bonheur éternel que vous promettez aux pauvres diables, heureux d’espérer dans l’autre monde des compensations aux tourmens de celui-ci, et à l’inhospitalité de notre terrestre planète. Je vous imite, c’est-à-dire, je suis un peu long et bavard, avec une petite différence pourtant, c’est que j’enfile moins bien mes mots et que mes phrases sont moins agréables ; mais chacun son métier. Le mien n’est pas tout-à-fait l’art d’écrire ; je n’exerce ce dernier que par occasion, et quand le besoin de communiquer quelques faits curieux et plaisans, ou quelques vérités utiles, me forcent d’y recourir. J’écris après avoir pensé et recueilli pendant long-tems : vous êtes plus heureux ; mais n’importe, revenons, non pas à mes moutons, mais à ma dédicace à mes contes et à mes histoires.

Je disais donc que je vous les offrois comme un témoignage des sentimens de la plus haute considération, et que, malgré le libertinage et l’amour qui les animent et leur promettent des lecteurs, vous deviez les agréer, parce qu’un de vos plus respectables patriarches a dit :

Ah malheureux ! dont la mélancolie
Veut que l’amour à mes yeux m’humilie,
N’aimez jamais : c’est assez vous punir.

Marmontel.

Du reste, c’est assez parler de moi et de mes contes ; un mot de vous, mes vénérables, et le tout sans vous fâcher. Pour vous parler votre langue, celle des Dieux ou celle des Poëtes, j’emprunterai à certain auteur, tantôt malin et tantôt érotique, certains petits vers qui furent faits pour certains grands hommes des petites coteries. Vous les faire passer aujourd’hui, c’est encore les envoyer à leur adresse, et donner une preuve bien évidente de l’analogie du présent avec le passé.

Vous êtes vains, doctes héros,
Très-vains : en vérité vous l’êtes
Comme si vous étiez des sots.
Vos intrigues sont malhonnêtes,
Vous protégez des étourneaux,
Vos Sévignés sont des caillettes.
Mais sur-tout votre dignité,
Cette confiance profonde
Dont chacun de vous est doté,
Convenons-en, vaut qu’on la fronde.
Bien loin d’aimer votre prochain,
Vous le menez à la baguette.

À vous croire, le genre humain
(Vous à part) languit et végète.
Dieu même est une idée abstraite
Dont vous savez seuls tout le fin,
Et de son être souverain
La nature sort imparfaite,
Pour s’embellir sous votre main.
Que sommes-nous, dans votre prose ?
De pauvres gens qu’il faut mâter,
Même au besoin persécuter,
Afin d’en faire quelque chose.
Du sommet d’où vous plongez tous
Sur notre obscure taupinière,
Vous nous poursuivez dans nos trous,
Avec des flèches de lumière.
Cela fini, vous rayonnez
Et levez votre tête altière,
En triomphateurs fortunés.
D’un laurier banal couronnés,
À la file vous courez plaire,
Et l’un de l’autre vous prenez
Un bel encensoir circulaire,
Avec lequel vous vous donnez
Le plus doux encens par le nez ;
Puis rentrant dans le sanctuaire,
De l’auréole environnés,
Vous dictez un code à la terre,
Et ses habitans consternés,
Attendent au loin prosternés,

Qu’on les fustige et les éclaire.
À vos pieds le tems est cité,
Les siècles vous servent d’escorte ;
S’il va poindre une vérité,
Fût-ce au bout du monde, n’importe.
À l’affût tout exprès planté,
Un sage est là qui vous l’apporte,
Et si le diable vous emporte,
Ce n’est qu’à l’immortalité.

Allons, allons, grands personnages,
Soyez enfin un peu confus,
Bas les masques, on n’en veut plus ;
On y voit mieux sur les visages.

Grands hommes, vous êtes trop justes pour ne pas apprécier l’exactitude de l’application de ces versiculets ; permettez maintenant que je vous dise en prose :

Messieurs, croyez tant qu’il vous plaira que l’art d’écrire est au-dessus de celui de raisonner et de penser, que l’espèce humaine rétrograde, parce que nous faisons un peu moins bien les tragédies, les comédies et les chansons ; croyez encore, et faites croire, si pouvez, que vous croyez à ces sottises si révoltantes, à cette mythologie chrétienne qui fit souiller de sang et de ridicule toutes les pages de notre histoire moderne ; enfin, refusez à vos pauvres contemporains, qui ne vous ont jamais offensé, le bon sens, l’esprit et la liberté : le Sylphe observateur et moi en riront, parce que, de bonne foi, vous n’êtes pas dangereux, que votre règne a fini avec l’empire ténébreux des hypocrites et des dévôts, et que celui de la raison, de la liberté bien entendue, du bon esprit, de la philosophie et des sciences a commencé, et doit entraîner rapidement dans son cours la perfection de cette pauvre espèce que vous croyez vainement faite pour les fers, les freins et le baillon.

Salut et fraternité,
l’Auteur du Sylphe
observateur.