Le Symbolisme de Bach

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J. S. Bach, le musicien-poète
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Bach était un poète et ce poète était, en même temps, un peintre.

Ce n’est point là un paradoxe. Nous avons l’habitude de dénommer un artiste d’après les moyens dont il se sert pour traduire sa vie intérieure : musicien s’il emploie les sons, peintre s’il emploie les couleurs, poète s’il emploie les mots. Mais il faut bien convenir que ces catégories, établies d’après un critérium extérieur, sont fort arbitraires. L’âme de l’artiste est un tout complexe où se mélangent en proportions infiniment variables les dons du poète, du peintre, du musicien. Rien ne nous force à poser en principe que des procédés d’un certain ordre doivent toujours exprimer un rêve intérieur du même ordre, que, par exemple, on ne puisse, à l’aide des sons transcrire qu’un rêve de nature musicale. Il n’y a aucune impossibilité à concevoir un rêve de poète réalisé par les couleurs ou un rêve de musicien réalisé par les mots, et ainsi de suite. Les exemples de ces transpositions abondent.

Schiller était musicien. En concevant ses œuvres, il avait des sensations auditives. Dans une lettre à Körner, du 25. Mai 1792, il s’exprime ainsi : « La musique d’une poésie est bien plus souvent présente à mon âme, quand je m’assieds à ma table pour l’écrire, que l’idée nette du contenu, sur lequel souvent je suis à peine d’accord avec moi-même »[1]. Goethe, lui, était peintre au point qu’il fut longtemps hanté par l’idée que sa vraie vocation était peut-être la peinture. Il étudiait le dessin avec obstination et souffrait de ne pouvoir rendre les choses telles qu’il les voyait. On sait comment, pour en finir avec ces incertitudes, il imagina, au cours d’un voyage à pied qui le ramenait de Wetzlar vers le Rhin, de consulter le sort pour décider de son avenir. « Je suivais, raconte-t-il dans Poésie et Vérité, la rive droite de la Lahn et voyais à quelque distance au-dessous de moi la rivière, dissimulée parfois par de riches saussaies, glisser aux rayons du soleil. Alors se réveilla en moi mon ancien désir de pouvoir peindre dignement de tels objets. Je tenais par hasard un beau couteau de poche dans ma main gauche ; et, à l’instant, j’entendis retentir au fond de mon âme l’ordre impérieux de lancer sur-le-champ ce couteau dans le fleuve. Si je le voyais tomber, mon vœu d’artiste serait exaucé ; si le plongeon du couteau était dissimulé par les branches qui surplombaient, il me fallait renoncer à mon souhait et à mes efforts. À peine conçue, cette fantaisie fut mise à exécution, car, sans avoir égard à l’utilité du couteau qui renfermait plusieurs pièces, je le lançai aussitôt de toute ma force, avec la main gauche, dans la rivière. Malheureusement, cette fois aussi, je dus éprouver la trompeuse ambiguité des oracles, dont les anciens déjà se plaignaient si fort. Le plongeon du couteau me fut caché par les derniers rameaux des saules, mais l’eau rejaillit sous le choc comme une puissante fontaine et me fut parfaitement visible. Je n’expliquai pas la chose à mon avantage et le doute qu’elle éveilla en mon esprit eut dans la suite cette fâcheuse conséquence, que je me livrai à l’étude du dessin d’une manière plus décousue et plus négligée, donnant ainsi moi-même à l’oracle l’occasion de s’accomplir. »

Il devint donc poète tout en restant peintre : son œuvre se compose de portraits et de paysages. L’évocation visuelle, c’est là l’originalité et comme le secret de son talent narratif. Ses lettres de Suisse sont des esquisses de tableaux, et dans ses lettres d’Italie il se félicite « d’avoir eu de tout temps le don de voir le monde avec les yeux du peintre, dont les tableaux étaient présents à son esprit. » Dans ses promenades en gondole, Venise lui apparut comme une succession de tableaux de l’école Vénitienne. Ses personnages sont des portraits. Dans Faust, c’est lui-même qu’il peint. Toutes ces scènes idylliques, naïves, tragiques, burlesques, fantastiques, allégoriques de ce vaste drame, sont autant de toiles de fond sur lesquelles se détache le portrait de Goethe aux différents moments de sa vie. Il n’est pas jusqu’à la musique qu’il ne perçût sous forme visuelle : en entendant du Bach, il voyait des personnages raides dans leurs atours descendre un grand escalier à pas solennels.

Est-il besoin de rappeler le cas classique de Taine, ce peintre de la littérature ? Gottfried Keller, l’auteur de « Romeo et Juliette au village, » avait également débuté par la peinture. Inversement, Böcklin est un poète fourvoyé parmi les peintres. Son imagination poétique le transporte dans les lointains mythologiques et évoque devant les yeux du peintre, sous forme de visions concrètes, ce monde des forces élémentaires rêvé par les poètes panthéistes. Qu’importent dès lors au poète les lignes et les couleurs ? La composition picturale, l’exactitude du dessin, il en fait bon marché ; l’essentiel pour lui, c’est, de plus en plus, d’exprimer des idées. Rien de plus significatif à cet égard que l’œuvre dernière de Böcklin, cette informe, mais si dramatique image de la Peste du musée de Bâle.

Nietzsche était un musicien. Il s’essaya même dans la composition musicale et soumit ses ébauches à Wagner. Elles sont encore plus médiocres que les dessins de Goethe. Et cependant, à un moment donné, il se crut les talents d’un compositeur. Il les possédait en effet : c’est lui qui a créé le style symphonique dans la littérature. Sa façon de composer l’œuvre littéraire est celle d’un symphoniste ; étudiez à ce point de vue « Par de là le Bien et le Mal » et vous y trouverez jusqu’aux petites fugues qui interviennent dans les Symphonies de Beethoven. Lire une œuvre sans rythme était une souffrance pour lui. « Même nos bons musiciens écrivent mal, » s’écrie-t-il avec humeur. N’est-elle pas étrange cette affinité entre Nietzsche, le musicien parmi les penseurs et Wagner, le penseur parmi les musiciens ? Leur sort était de se rencontrer pour se séparer, de s’aimer pour se haïr. Et cependant, de tous les Wagnériens, Nietzsche est le seul qui ait compris l’âme du maître de Bayreuth, lui qui a trouvé pour caractériser l’esprit artistique de Wagner cette formule si vraie : « Wagner en tant que musicien doit être classé parmi les peintres, en tant que poète parmi les musiciens, en tant qu’artiste, dans un sens plus général, parmi les acteurs. »

C’est de cette coexistence des différents instincts artistiques dans une même personnalité qu’il faut partir, pour établir les rapports réciproques qui unissent les arts. Trop longtemps, l’on s’est complu, en esthétique, à formuler des définitions empruntées à la nature des différents arts et à échafauder sur cette base arbitraire théories et controverse. Il devait en résulter, le plus souvent, des axiomes et des jugements dont la solidité n’est qu’illusoire. Que n’a t-on dit et écrit sur la musique descriptive ! Pour les uns, elle n’est rien moins que la fin dernière de toute musique ; pour les autres, elle représente une dégénérescence de la musique pure, affirmations diamétralement contradictoires, qu’on ne saurait taxer de fausseté et qui, pourtant, n’enferment qu’une part de vérité. Comment résoudre l’antinomie ? En étudiant, dirons-nous, la question au point de vue de la psychologie et de l’histoire.

Tout art, nous enseigne la psychologie, manifeste des tendances « descriptives » en tant qu’il veut exprimer plus que ne lui permettent ses moyens propres d’expression. La peinture veut exprimer les sentiments du poète ; la poésie veut évoquer des visions plastiques ; la musique veut peindre et exprimer des idées. C’est comme si l’âme de « l’autre artiste » voulait parler, elle aussi. L’art pur n’est qu’une abstraction. Toute œuvre d’art, pour être comprise, doit suggérer une représentation complexe où s’amalgament et s’harmonisent des sensations de tout ordre. Celui qui, devant un tableau représentant un paysage de bruyère, n’entend pas la vague musique du bourdonnement des abeilles, ne sait pas voir, de même que celui pour lequel la musique n’évoque aucune vision, ne sait pas entendre. La logique de l’art, c’est la logique de l’association des idées, et l’impression artistique est d’autant plus forte, que la complexité des associations d’idées conscientes et subconscientes de l’artiste se communique, par l’entremise de son œuvre, d’une façon plus intense et plus complète. L’art, c’est la transmission des associations d’idées.

Les peintres ne copient pas simplement la nature, mais ils la reproduisent pour nous faire partager la surprise et l’émotion qu’ils ont ressenties devant elle, en la voyant en poètes. Et ce qu’ils nous enseignent, qu’est-ce, sinon à voir partout la nature avec les yeux du poète ?

La musique descriptive est donc légitime puisque la peinture et la poésie sont comme les éléments inconscients, sans lesquels le langage des sons ne se concevrait pas. Il y a du peintre dans tout musicien. Écoutez-le parler, et cette seconde nature vous apparaîtra aussitôt. Pour exprimer l’idée la plus simple, les musiciens ne sauraient se passer d’avoir recours à des images et à des métaphores. Leur langage est une sorte de peinture en paroles ; d’où l’allure si originale, si pittoresque, souvent aussi, si bizarre et incohérente de leurs écrits. Rien de plus intéressant, à cet égard, que leurs lettres : elles montrent leur esprit sans cesse travaillé par des images visuelles.

La tendance descriptive apparaît déjà dans les œuvres des primitifs. Ce sont des tendances imitatives très naïves ; ils veulent reproduire le chant des oiseaux, le rire, les gémissements, le bruit d’une source ou d’une cascade ; bien plus : ils prétendent représenter des scènes entières, et aboutissent ainsi à des narrations musicales où les péripéties de la composition sont censées correspondre à celles d’un récit. C’est précisément dans les deux générations antérieures à Bach que nous voyons apparaître simultanément en Italie, en Allemagne et en France, cette musique descriptive rudimentaire. Ainsi, dans les morceaux caractéristiques de Froberger et des clavecinistes français, que Bach connaissait, dans les descriptions orchestrales des maîtres hambourgeois, les Keiser, les Mattheson et les Telemann, et surtout, dans les sonates bibliques de Kuhnau, qui sont comme l’expression classique de cette tendance.[2]

Cette musique descriptive primitive a si peu cessé d’exister qu’elle reparaît avec toutes ses prétentions dans notre musique à programme. Entre les mains de Liszt et des disciples, grands et petits, qui s’engagent dans cette voie, la symphonie tourne au poème symphonique (Symphonische Dichtung). Les péripéties ne s’expliquent plus par elles-mêmes ; elles nécessitent un commentaire qui annonce ce que la musique va représenter. Qu’on ne s’y méprenne pas : pour grands que soient les moyens qu’elle emploie et la netteté d’expression à laquelle elle atteint, cette musique descriptive n’en reste pas moins primitive et comme en marge de la musique, précisément parce qu’elle ne s’explique point par elle-même. Et quand ce sont des musiciens de second ordre qui la pratiquent, ils ont beau multiplier les explications et commenter chaque mesure : ce caractère «primitif ne fait que s’accentuer. Tels les anciens peintres, qui figuraient les paroles de leurs personnages par une guirlande de mots qui s’élançait de leur bouche, au lieu de se contenter du geste et de l’expression.

L’histoire de la musique descriptive primitive comprend donc deux périodes : une période ancienne et une période moderne. Ici et là, nous sommes en présence de tendances normales, qui, étant donné la façon dont elles se sont manifestées et développées, n’ont abouti qu’à un art faux.

Dans l’art pictural, nous constatons une anomalie analogue : la peinture biblique. Séduits par des épisodes connus de tous, les peintres, anciens et modernes, se sont laissés entraîner au-delà des limites naturelles de la narration picturale. Ils croyaient représenter tel ou tel épisode de l’Histoire sainte, en réunissant sur une même toile les personnages qui y figurent ; ils ne songeaient point à se demander si l’action de l’épisode pouvait être concentrée dans une scène unique et se traduire d’une façon concrète par l’attitude des personnages, comme l’exige la logique de toute composition picturale. Aussi ont-ils créé, presque tous, des tableaux qui sont, en leur genre, aussi faux que la fausse musique descriptive. Comme les scènes bibliques des Sonates de Kuhnau, leurs œuvres ne s’expliquent que par des sous-entendus. Un homme avec un couteau, un enfant avec les bras liés, une tête qui surgit à travers les nuages, un bouc dans les arbustes : tout cela réuni sur une toile représente l’histoire du sacrifice d’Abraham. Une femme et un homme assis au bord d’une citerne, douze hommes venant deux par deux sur la route, dans le fond des gens sortant d’un bourg : c’est Jésus et la Samaritaine.

La peinture biblique fournit en abondance des exemples de cette fausse narration picturale qui, en vérité, n’est que de la belle imagerie. Si achevée que soit l’exécution, elle ne réussit point à faire oublier l’absence complète de composition. C’est qu’en réalité, il n’y a qu’un très petit nombre de scènes bibliques qui se prêtent à la peinture ; les autres ne sont pas susceptibles de remplir les conditions voulues.

Le seul qui véritablement ait fait preuve de discernement dans le choix des sujets et qui n’ait jamais fait de la fausse peinture biblique, c’est Michel-Ange. Que l’on compare à ses puissantes évocations de l’histoire sainte les simples illustrations qu’en a données Véronèse. Si admirables et si prestigieuses que soient, au point de vue de la forme, les Noces de Cana, ne nous croirions-nous pas tout simplement en présence d’un festin quelconque, n’était cette sorte de convention tacite passée entre le peintre et le public ?

La peinture biblique et la peinture d’histoire, tels sont les deux aspects du faux descriptif dans l’histoire de la peinture ; ces deux chapitres dans l’histoire des arts plastiques ont leur parallèle dans celle de la musique. Les représentants supérieurs du genre descriptif sont, pour l’art plastique, Michel-Ange, pour la musique, Bach.

Bach était un poète. Mais il lui manquait le don de s’exprimer. Son langage était sans distinction, et son goût poétique n’était pas plus développé que celui de ses contemporains. Eût-il, autrement, accepté si volontiers les libretti de Picander ?

Et pourtant il était poète dans l’âme, en ce qu’il cherchait dans un texte, avant tout, la poésie qu’il contient. Quelle différence entre lui et Mozart ! Mozart est purement musicien. Il prend un texte donné et l’habille d’une belle mélodie. Bach, au contraire, le creuse ; il l’approfondit jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’idée qui, à ses yeux, représente l’essentiel, ce que devra illustrer la musique. Il a horreur de la musique neutre qui vient se superposer à un texte sans avoir rien de commun avec lui que le rythme et un sentiment tout à fait général. Souvent, sans doute, quand il se trouve en présence d’un texte sans idée saillante, force lui est de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Mais avant de se résigner, il fait l’impossible pour découvrir quelque germe musical dans le texte même. Déjà la phrase musicale qu’il lui applique, est née du rythme naturel des paroles. Par là il devance Wagner. Chez Händel, on perçoit souvent un antagonisme latent entre la phrase du texte poétique et la phrase musicale qui vient se superposer à celle-ci. Par exemple, il lui arrive de fragmenter des périodes longues en plusieurs phrases, qui cessent, dès lors, de former un tout. Chez Bach, au contraire, la période musicale est modelée sur le phraser du texte. Elle en jaillit naturellement. La phrase la plus longue, il la rend par une de ses belles grandes périodes musicales dont il a le secret. De passages sans structure aucune qui, au premier abord, semblent réfractaires à toute déclamation, il tire les plus belles phrases musicales, et avec une habileté si naturelle, qu’on s’étonne de ne pas y avoir soupçonné ce phraser jusque là[3].

Son plus grand souci, c’est de donner au texte le relief qu’exige la musique. Peu lui importe d’amplifier le sentiment exprimé par ces paroles. Le contentement devient volontiers joie exubérante et la tristesse, douleur aiguë. Souvent il s’attache à un seul mot qui résume, à ses yeux, tout ce que le texte contient de substance musicale, et, par la composition, il lui donne une importance qu’il n’avait point en réalité. C’est ainsi que du texte de la cantate « Es ist ein trotzig und verzagtes Ding » (No. 176), il n’a réalisé en musique que le mot « trotzig » (arrogant), alors que, dans l’ensemble, il s’agit plutôt de contrition. En mainte occasion, il présente son texte sous un jour faux ; mais, toujours, l’idée qui se prête à l’expression musicale se trouve amenée au premier plan. C’est elle que la composition fait ressortir comme en travail repoussé.

Son instinct dramatique n’est pas moins développé. Le plan de la Passion selon St. Matthieu, si admirablement conçu au point de vue dramatique, est de son invention. Dans chaque texte il cherche des contrastes, des oppositions, des gradations à faire valoir par la musique. C’est dans le Petit recueil de chorals (« Orgelbüchlein ») qu’éclate le mieux l’importance qu’il attache aux contrastes et aux gradations : il y dispose les chorals de manière que l’un donne du relief à l’autre. De même, dans les cantates mystiques, il oppose la crainte de la mort (Todesfurcht), à la joyeuse nostalgie de la mort (Freudige Todessehnsucht). Souvent il rehausse un texte en le commentant par un thème de choral qu’on entend dans l’orchestre. Au texte « Ich steh mit einem Fuß im Grabe » (J’ai déjà un pied dans la tombe), vient s’ajouter le choral « Dieu, agis envers moi selon ta bonté » (Cantate No. 156) ; dans un récitatif de la cantate « Wachet, betet » (Veillez et priez) No. 70, la trompette fait entendre tout à coup le choral du jugement dernier « Es ist gewißlich an der Zeit » ; dans la cantate « Sehet, wir gehen hinauf nach Jerusalem » (Voici, nous allons monter à Jérusalem) No. 159, surgit le choral de la Passion « O Haupt voll Blut und Wunden »[4].

Mais ce qui tient la plus grande place dans son œuvre, c’est la poésie picturale. Avant tout, il recherche l’image, tout différent en cela de Wagner, qui est plutôt un dramatique lyrique. Bach, lui, est plus voisin de Berlioz et plus voisin encore de Michel-Ange. S’il avait pu lui être donné de voir un tableau de Michel-Ange, nul doute qu’il n’y eût retrouvé quelque chose de son âme à lui.

Mais son âme de peintre resta ignorée de ses contemporains. Ses élèves et ses fils ne se sont pas avisés de ses instincts picturaux, pas plus qu’ils ne se sont doutés, que sa véritable grandeur, c’était d’être un poète en musique. De même Forkel, Mossevius, von Winterfeld, Bitter et Spitta. Spitta, que sa connaissance approfondie des œuvres de Bach mettait pourtant à même de voir juste, éprouve comme une appréhension à pousser ses recherches dans cette direction. Quand il ne peut faire autrement, il avoue que telle et telle page contient de la musique descriptive, sans oublier jamais d’ajouter que c’est là un pur accident auquel on aurait tort d’attacher quelque importance. Ces exemples, pour lui, sont des curiosités, rien de plus. En toute occasion, il affirme que la musique de Bach est au dessus de « puérilités » de ce genre, qu’elle est de la musique pure, la seule qui soit classique. Cette appréhension l’égaré. La crainte qu’un jour on ne vînt à découvrir chez Bach de la musique descriptive, et que cette découverte ne portât atteinte à sa réputation d’auteur classique, l’empêchent de s’apercevoir du rôle qu’elle joue dans ses compositions[5].

Voyons Bach à l’œuvre. Quelque mauvais que soit le texte, pourvu qu’il contienne une image, le voilà satisfait. Vient-il à découvrir une idée picturale, elle lui tient lieu du texte tout entier ; il s’attache à elle au risque d’aller à l’encontre de l’idée dominante qu’il renferme. Préoccupé qu’il est exclusivement de l’élément pictural, il n’aperçoit point la faiblesse et les défectuosités du libretto.

Il n’est pas jusqu’à la nature, qu’il ne sente, pour ainsi dire, d’une façon picturale. La poésie de la nature dans son œuvre n’est point lyrique, comme chez Wagner : elle est plutôt vue que sentie. Ce sont des tourbillons de vent, des nuages qui s’avancent à l’horizon, des feuilles qui tombent, des vagues qui s’agitent.

Son symbolisme, lui aussi, est visuel comme celui d’un peintre. C’est par là qu’il arrive à exprimer des idées tout à fait abstraites. Dans la cantate No. 77, pour le 13e dimanche après la Trinité, il traite ce verset de l’Évangile : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même » (Luc. 10, 27). C’est la réponse du Christ au scribe qui lui avait demandé quel était le plus grand de tous les commandements. Or, ces commandements, petits et grands, la musique les représente par la mélodie du choral « Dies sind die heilgen zehn Gebot » (Voici les dix commandements), que les basses de l’orgue font entendre en blanches, et les trompettes en noires, tandis que le chœur exécute le verset du Seigneur qui proclame la nouvelle loi d’amour.

Bach a-t-il eu nettement conscience de cet instinct pictural ? Il ne semble guère. On ne trouve, à notre connaissance, dans ses confidences à ses élèves, aucune allusion qui permette de l’affirmer. Le titre de l’Orgelbüchlein annonce bien qu’il s’agit, en l’espèce, de chorals modèles, mais il ne dit pas qu’ils sont typiques précisément parce qu’ils sont descriptifs. Et puis, toutes les parodies qu’il fit de ses œuvres, supprimant ainsi les intentions picturales de sa propre musique, ne sont-elles pas là pour attester que l’instinct descriptif, chez lui, était inconscient ? Mais aussi bien, où est chez le génie la limite du conscient et de l’inconscient ? N’est-il point l’un et l’autre à la fois ? De même Bach ; il est inconscient quant à l’importance qu’a dans son œuvre la musique descriptive ; mais dans sa façon de discerner les sujets à traiter et dans le choix des moyens, il est d’une clairvoyance absolue.

La grande erreur de tous les primitifs consiste à vouloir traduire en musique tout ce qui se trouve dans un texte. Bach évite cet écueil. Il se rend bien compte que les péripéties d’un texte doivent être, à la fois très simples et fortement marquées pour qu’on puisse se risquer à les retracer par les sons. Aussi les cas où il use de ce moyen sont-ils très rares.

De plus, quand il suit les indications d’un texte, il n’appuie pas à la façon prétentieuse des primitifs. On admirera de quelle façon modeste il souligne, dans les récitatifs de la Passion selon St. Matthieu, un mot par ci, un mot par là. Ce sont comme de légères inflexions de la musique, destinées à passer inaperçues. De même, dans les cantates et dans les chorals. Par contre, un motif nouveau apparaît-il dans le texte, la musique change aussitôt, car, pour Bach, une nouvelle image nécessite un nouveau thème. Ils ne sont pas rares, les grands chœurs, où deux et même trois thèmes successifs interviennent à tour de rôle parce que le texte les appelle. Ainsi dans la cantate « Siehe, ich will viel Fischer aussenden » (No. 88), écrite sur ce texte de Jérémie : « Voici, j’envoie une multitude de pêcheurs, dit l’Éternel, et ils les pécheront ; et après cela j’enverrai une multitude de chasseurs, et ils les chasseront. » La musique de la première partie dépeint le mouvement des vagues, car le mot « pêcheur » évoque un lac aux yeux de Bach ; dans la seconde moitié (Allegro quasi presto), ce sont les chasseurs qui parcourent la montagne : on entend des fanfares. Bien des airs présentent la même singularité : le thème de la partie médiane correspond à une autre image que celui de la partie principale.

Qu’est-ce à dire, sinon que la musique de Bach n’est descriptive qu’en tant que ses thèmes sont toujours déterminés par une association d’idées picturale ? Cette association, tantôt s’affirme énergiquement, tantôt est comme inconsciente. Il y a des thèmes dont, au premier abord, on ne soupçonnerait pas l’origine picturale, s’il ne se trouvait, dans les autres œuvres, toute une série de thèmes analogues dont l’origine n’est point douteuse. Ce sont alors les thèmes plus accentués qui éclairent l’origine des autres. En rapprochant les thèmes de Bach, on découvre une série d’associations d’idées picturales qui se reproduisent régulièrement, quand le texte y donne lieu. Cette régularité dans l’association des idées, on ne la trouverait ni chez Beethoven, ni chez Berlioz, ni chez Wagner. Le seul qu’on puisse comparer à Bach, c’est Schubert. L’accompagnement de ses Lieder repose sur un langage descriptif, dont les éléments sont identiques à celui de Bach, sans toutefois atteindre à sa précision. Il ne connaissait guère les œuvres du Cantor de Leipzig, mais voulant traduire en musique la poésie des Lieder, il devait nécessairement se rencontrer avec celui qui avait traduit en musique la poésie des chorals.

Le langage musical de Bach est le plus développé et le plus précis qui existe. Il a, en quelque sorte, ses racines et ses dérivations comme n’importe quelle langue.

Il existe toute une série de thèmes élémentaires procédant d’images visuelles, dont chacun produit toute une famille de thèmes diversifiés, selon les différentes nuances de l’idée qu’il s’agit de traduire en musique. Souvent, pour une même racine, on trouvera vingt à vingt-cinq variantes dans les différentes œuvres ; car, pour exprimer la même idée, Bach revient toujours à la même formule fondamentale. C’est ainsi que nous rencontrons les thèmes de la « démarche » (Schrittmotive), traduisant la fermeté ou l’hésitation ; les thèmes syncopés de la lassitude, les thèmes de la quiétude, qui représentent des ondulations calmes ; les thèmes de Satan, exprimant une sorte de reptation fantastique ; les thèmes de la paix sereine ; les thèmes des deux notes liées, qui expriment la souffrance noblement supportée ; les thèmes chromatiques en cinq ou six notes, qui expriment la douleur aiguë, et, finalement, la grande catégorie des thèmes de la joie.

Il existe une quinzaine ou une vingtaine de ces catégories dans lesquelles on peut faire rentrer tous les motifs expressifs caractéristiques de Bach. La richesse de son langage ne consiste pas dans l’abondance de thèmes différents, mais dans les différentes inflexions que prend le même thème suivant les occasions. Sans cette variété de nuances, on pourrait même reprocher à son langage une certaine monotonie. C’est en effet la monotonie du langage des grands penseurs qui, pour rendre la même idée, ne trouvent toujours qu’une expression unique, parce qu’elle est la seule vraie.

Mais son langage permet à Bach de préciser ses idées d’une façon surprenante. Il dispose d’une variété de nuances dans l’expression de la douleur et de la joie, qu’on chercherait vainement chez d’autres musiciens. Une fois connus les éléments de son langage, les compositions même qui ne se rattachent à aucun texte, comme les préludes et les fugues du Clavecin bien tempéré, deviennent parlantes et énoncent en quelque sorte, une idée concrète. S’agit-il d’une musique écrite sur des paroles, on peut, sans regarder le texte, en préciser les idées caractéristiques à l’aide des thèmes seuls.

Mais le plus curieux, c’est que ce langage de Bach n’est point le fruit d’une longue expérience. Les différents motifs de la douleur se trouvent déjà dans le Lamento du Cappricio, qu’il a écrit entre dix-huit et vingt ans. Quand il composait l’Orgelbüchlein, qui date de l’époque de Weimar, il avait environ trente ans. Or, à ce moment, tous ses motifs expressifs typiques sont déjà arrêtés et fixés, et, dans la suite, ne subiront plus aucun changement. C’est qu’en cherchant à représenter en musique toute une série de chorals, il se vit forcé de chercher les moyens de s’exprimer simplement et clairement. Il renonce alors à décrire par le développement musical et adopte le procédé qui consiste à tout exprimer par le thème. En même temps il fixe les formules principales de son langage musical.

Ces petits chorals sont donc le dictionnaire de la musique de Bach. C’est de là qu’il faut partir, pour arriver à comprendre ce qu’il veut dire dans les cantates et dans les Passions.

Toutefois, dans sa recherche de la trop grande précision de langage, il lui arrive parfois d’outre-passer les limites naturelles de la musique. Il est indéniable qu’on trouve dans ses œuvres bien des pages qui causent une déception à l’audition. C’est que bon nombre de ses thèmes procèdent plutôt de la vision que de l’imagination musicale proprement dite. En cherchant à reproduire une image visuelle, il se laisse entraîner à créer des thèmes qui sont admirablement caractéristiques, mais qui n’ont plus rien de la phrase musicale. Dans les œuvres de jeunesse ces exemples sont rares, parce que l’instinct mélodique est encore plus fort que l’instinct descriptif. Mais plus tard, les exemples de cette musique ultra-picturale deviennent assez fréquents. Parmi les grands chorals de 1736, quelques-uns, comme les chorals sur la sainte-cène (VI No. 30) et sur le baptême (VI No. 17), sont déjà par delà les limites de la musique. Il en est de même de tous les airs construits sur des thèmes figurant la démarche d’un homme qui trébuche. C’est ainsi que la cantate « Ich glaube Herr, hilf meinem Unglauben » (J’ai la foi Seigneur, aide-moi dans mon doute) No. 109, est presque insupportable à l’audition, parce qu’elle décrit la foi défaillante à l’aide de thèmes de ce genre. Bach jouant lui-même ou dirigeant ces morceaux, savait-il les faire agréer par la perfection de l’exécution ? Avait-il un secret d’interprétation que nous n’avons pas encore découvert ?

Quoi qu’il en soit, le fait reste certain : l’intérêt pictural chez lui l’emporte parfois sur l’intérêt musical. Bach, lui aussi, a outrepassé les limites de la musique pure. Mais son erreur, n’est pas comparable à celle des grands et des petits primitifs de la musique descriptive, qui péchaient par ignorance des ressources techniques de l’art ; elle a sa source dans l’exceptionnelle hauteur de son inspiration. Goethe en composant son Faust croyait écrire une pièce propre à être représentée au théâtre. Or, l’œuvre devint si grande et si profonde, qu’elle peut à peine supporter la représentation scénique. Chez Bach, de même, l’intensité d’une pensée qui aspire à s’exprimer sans réticence et en toute sincérité est parfois telle qu’elle fait tort à la beauté purement musicale de ses ouvrages. Il a pu se tromper : mais ses erreurs sont de celles que seul le génie est capable de commettre.




Notes[modifier]

  1. « Das Musikalische eines Gedichtes schwebt mir weit öfter vor der Seele, wenn ich mich hinsetze es zu machen, als der klare Begriff vom Inhalt, über den ich oft kaum mit mir selber einig bin. »
  2. Les débuts de la musique descriptive mériteraient une étude spéciale. Il s’agirait de réunir tout le matériel en question, ce qui n’a pas encore été fait.
  3. Citons, par exemple, le premier chœur de la cantate « Die Himmel erzählen die Ehre Gottes » (psaume 19, versets 2e et 4e), No. 76, et la cantate « Nach dir Herr verlanget mich », No. 150. On apprécie cet art tout particulier, partout, où Bach a mis en musique des versets bibliques. Ce sont eux, en effet, qui offrent le plus de difficultés à la déclamation musicale, n’ayant jamais été destinés à être mis en musique et accusant un style étrange et incohérent par suite des différentes traductions qu’ils ont subies.
  4. Pour d’autres exemples de textes illustrés par des mélodies de choral, voir les cantates No. 14, 23, 25, 48, 75, 106, 127, 161.
  5. Voir Spitta II, p. 406 : « Wie gern Bach auch malerische Züge einstreute, er that es nicht in Folge einer auf musikalische Plastik gerichteten Grundanschauung. Jene Züge sind flüchtigen Anregungen entsprungene Witze, deren Vorhandensein oder Fehlen Werth oder Verständlichkeit des Tonstückes in seinem eigentlichen Wesen nicht ändert. »