Le Système de Renouvier/Leçon V

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Texte établi par Paul MouyVrin (p. 69-84).

CINQUIÈME LEÇON
La Loi


Des preuves générales, puis des preuves spéciales ont établi, selon M. Renouvier, qu’on ne peut parler que des phénomènes, et par conséquent qu’il n’existe que des phénomènes. Mais cette formule comporte plusieurs acceptions. Le mot de phénomène peut en effet être pris dans un sens restreint ou dans un sens large. Nous avons vu M. Renouvier repousser le sens restreint pour le mot représentation : il n’a nullement consenti à faire de représentation le synonyme de représentation sensible. Son attitude est la même à propos du mot phénomène. On pourrait entendre par phénomène le fait pur et simple pris en soi, disons si l’on veut la sensation amputée de tout ce qui mène jusqu’à elle et de tout ce qui la prolonge. Mais il y a une autre interprétation du même terme et c’est cette interprétation plus étendue que M. Renouvier choisit. Le phénomène n’est pas seulement fait, n’est pas seulement terme, il est aussi, il est surtout rapport. Représentation et relation sont des termes d’extension égale : Tout est relatif, ce grand mot du scepticisme, et par conséquent ce dernier mot de la philosophie antique dont le scepticisme tire la conclusion, doit être le premier mot de la méthode moderne (Log., I, 71[1]).

Preuves de l’universelle relativité

Voyons comment M. Renouvier démontre que tout phénomène est rapport ou au moins dépend de rapports, voyons comment il établit l’universelle relativité. Par cette recherche même nous serons conduits à exposer ensuite comment il comprend le rapport, ce qui constitue pour lui et définit le rapport.

On peut dire dans un langage vague, mais qui suffit comme éclaircissement préliminaire et contre lequel M. Renouvier ne protesterait pas, qu’un rapport est quelque chose qui est intermédiaire entre deux termes, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre pris à part, mais à l’un et à l’autre considérés ensemble. On peut dire aussi, en conséquence, que qualifier une chose de relative c’est affirmer qu’on ne peut se la représenter sans tenir compte en même temps d’une autre chose ou d’autres choses. Enfin on peut ajouter, par contre, que ce qui ne serait pas relatif, ce qui serait absolu, ce serait ce dont l’existence et la connaissance ne supposerait aucun recours à rien d’étranger. Cela posé, voici d’abord trois preuves qu’on peut reconnaître chez M. Renouvier comme établissant que tout phénomène implique rapport ou est relatif. Il y aurait en premier lieu l’observation naturelle de ce qui se passe dans la représentation la plus étrangère à tout système. On verrait sans peine que pour un esprit non prévenu une chose n’existe jamais et n’est jamais connue que grâce à quelque autre chose. Pour ne pas insister sur cet argument qui a son mérite sans doute en tant qu’appartenant à la pensée la plus naturelle, mais qui a le tort de consister simplement en des exemples toujours suspects de pouvoir être contredits par d’autres et dont rien ne garantit qu’on les ait pris aux bons endroits de la pensée, passons tout de suite à un second argument empirique aussi, mais fondé sur l’observation d’une pensée particulièrement autorisée, justifiée qu’elle est par ses succès. Nous voulons parler de l’observation de la pensée scientifique et spécialement de la pensée dans la Physique. On peut observer cette pensée d’abord dans l’état auquel elle est parvenue après la constitution de la science et le développement de celle-ci en de longs progrès. Il apparaîtra manifestement que le physicien se borne toujours à rapporter un phénomène à un autre ou à d’autres. Toutefois l’observation de la pensée des physiciens dans son histoire est encore beaucoup plus instructive. Elle nous montre les physiciens, dont le problème général se confondait presque d’ailleurs avec celui des philosophes (parenté instructive pour nous), s’interrogeant d’abord sur la nature de la substance matérielle, puis sur celle de certaines essences. Puis, peut-être parce que la matière et les essences apparaissent comme n’offrant que peu de sens et très sûrement parce que la matière et les essences sont plus que nous ne savons, et en tout cas plus que nous ne savons pour commencer, on voit peu à peu la recherche sur la matière et les essences céder le pas à l’étude des relations entre les phénomènes. M. Renouvier, qui est revenu plusieurs fois sur cet argument, y attache autant d’importance qu’Auguste Comte et il reconnaît que Comte, qui n’a pas fait la moindre analyse pour justifier la relativité de la connaissance, qui n’a donc pu la professer que dogmatiquement en un sens, a du moins bien compris l’enseignement qui doit résulter pour nous du développement historique de la méthode dans les sciences physiques et il a très heureusement formulé la méthode à laquelle aboutit ce développement (Crit. phil., 1884, II, 135, 161, 164-165). — Le troisième des arguments que nous avons annoncés résulte du développement non plus de la physique mais de la philosophie, surtout de la philosophie dans les temps modernes. Ainsi que Comte lui-même n’a pas laissé d’en convenir, notamment dans une lettre de 1824 à G. d’Eichthal (Crit. phil., ib., p. 135) où il parle de Kant, Hume et Kant ont très bien su reconnaître que toute connaissance est relative. Et il faut même dire plus ce sont les écoles les plus diverses qui semblent s’acheminer toutes vers le principe de la relativité et y trouver un terrain d’accord : empiristes et rationalistes s’y rencontrent (Log., I, 73).

Mais la preuve décisive de la relativité de la connaissance et de ses objets, celle qui a été historiquement décisive dans l’évolution de la pensée de M. Renouvier et qui est restée à ses yeux décisive en droit, s’appuie sur une considération plus approfondie de la nature des phénomènes et elle nous mène jusqu’à l’idée que M. Renouvier s’est faite de l’essence de la relation. Nous avons vu que la seconde philosophie de M. Renouvier a pour idée pivotale la répudiation de l’infini en acte et, par suite, l’abandon du réalisme touchant l’espace et le temps. La plus importante des conséquences qui découlaient, pour la méthode, de cette conception nouvelle des quantités continues, c’était, nous dit M. Renouvier (Esquisse, II, 384), le principe de relativité. En effet, du moment que les éléments derniers de la quantité continue ne peuvent pas être atteints, ne peuvent pas être donnés sous la forme d’indivisibles infiniment petits, il n’y a donc pas au fond de l’espace et du temps des réalités qu’on puisse considérer en elles-mêmes, poser comme existant en soi indépendamment de toute autre chose. Il apparaît clairement au contraire qu’un fragment quelconque d’une quantité continue s’appuie sur la donnée d’éléments inclus en elle. Elle n’existe que par ses éléments, elle dépend d’eux, est relative à eux. Par suite tout ce qui tombe sous l’espace et le temps (tous les représentés au sens fort du mot) devient relatif. Partant de là, M. Renouvier fit aisément un dernier pas il découvrit aussi la relation au fond des phénomènes représentatifs et dès lors il fut convaincu que tout phénomène sans exception implique toujours des rapports, ou, autrement dit, que toute connaissance est relative.

La relation

Cette preuve suppose très évidemment une définition de la relation, et c’est à cette définition que M. Renouvier s’en est tenu, se faisant fort seulement de ramener à sa définition celles que d’autres penseurs ont proposées. Dans la seconde édition du Premier Essai, car la première ne s’occupait point de cette réduction, M. Renouvier se reporte au passage de la Philosophie de Hamilton que Stuart Mill a consacré à la relativité de la connaissance, et il y trouve distingués deux sens dans lesquels on peut entendre la relativité de la connaissance. Le premier est que tout fait de conscience exprime une différence, c’est-à-dire est connu comme distinct d’un autre. Le second sens est que tout représenté se rapporte à un représentatif. Ces deux sens, dont le premier paraît à M. Renouvier laisser encore trop d’absoluité à chacun des états de conscience, sont compris, dit-il, dans le sens plus général où il prend la relativité. Comme nous devons nous y attendre d’après la marche qui l’a conduit à en reconnaître la souveraine importance, M. Renouvier définit la relation par la composition. « On dit qu’une chose est relative quand on la comprend soit comme composée, soit comme composante à l’égard d’une certaine autre chose » (Log., I, 66). Partant de cette définition, M. Renouvier montre sans peine qu’un état de conscience et celui dont on le distingue composent un tout, et que d’autre part toutes les représentations, si composées en elles-mêmes qu’on voudra, laissent encore en dehors d’elles quelque chose qui doit former avec elles un dernier composé quand elles négligent le représentatif. Il fait voir aussi que les phénomènes représentatifs sont non moins des composés que les représentés extérieurs, dont la composition est évidente. Pour cela il allègue principalement que les opérations mentales impliquent chacune des phénomènes représentatifs de divers ordres, les opérations intellectuelles par exemple des faits de sentiment ou affectifs et que les idées générales sont tirées des idées particulières ou sont des cadres vides que les idées particulières doivent remplir : de sorte que les idées générales, en tout état de cause, forment un tout avec les idées particulières (Log., I, 66-68). Ainsi se justifie la définition de la relation par la composition.

Mais il reste deux objections à lever. La première est que les rapports ne sont pas tous dans la représentation, qu’il y a aussi les termes et que les termes pourraient bien être des absolus, de sorte qu’il serait faux de dire que tout est relatif. À cette difficulté M. Renouvier répond que « les termes ne sont intelligibles que dans leurs rapports » (Log., I, 70). Ailleurs (ib., I, 147), il va même plus loin et plus au fond de la difficulté en disant que « les termes sont en eux-mêmes donnés par d’autres rapports », ce qui signifie qu’un relatif qui n’existe d’abord que dans un certain rapport, devient une sorte de réalité par soi quand, négligeant le premier rapport, on le fait passer dans un second : de sorte que la réalité qu’il paraît posséder indépendamment de celui-ci et, à cet égard, absolument, est pourtant encore une réalité toute relative en elle-même, une réalité qui n’est autre que celle du premier rapport. — L’autre difficulté est que si la relation, si la composition va à l’infini, les rapports ne peuvent pas se constituer et que pourtant il est contraire au principe de relativité que nous devions trouver, au fond des rapports, des choses non relatives, des absolus. La réponse est plus clairement donnée peut-être dans la première édition du Premier Essai (p. 50-51) que dans la seconde (I, p. 69). Elle consiste en ceci que l’analyse ne va pas à l’infini et que pourtant elle ne nous conduit pas à des absolus, parce que la composition est circulaire. Elle l’est d’une double manière. D’une part l’analyse aboutit dans certains cas à des synthèses premières qui ont pour éléments des couples de corrélatifs : multiple et un, partie et tout, simple et composé par exemple. Il n’y a point là d’absolu, puisque l’un des éléments de la synthèse renvoie à l’autre et réciproquement. D’autre part les synthèses premières sont relatives entre elles d’une façon réciproque : par exemple, dirons-nous en employant des indications données plus d’une fois par M. Renouvier en dehors du passage de la Logique qui nous occupe, le nombre se rapporte à la relation et inversement la relation se rapporte au nombre, enveloppe un élément numérique ; la conscience se rapporte à toutes les autres relations, car celles-ci sont ses composants et, en retour, toutes les relations se rapportent à la conscience, car elles ne sont pas sans elle.

Voilà sur la relativité et la relation la pensée expresse ou la plus expresse de M. Renouvier. Mais il reste encore, semble-t-il, des éclaircissements et des précisions à demander. On peut estimer en effet premièrement qu’il y a deux conceptions possibles et très différentes du relativisme et qu’il y a lieu de chercher si M. Renouvier a opté entre elles et pour laquelle. On peut estimer ensuite que la définition de la relation par M. Renouvier n’est pas suffisamment précise. Occupons-nous d’abord du premier point. Il est certain qu’il y a dans tout rapport quelque chose d’indéterminé et d’arbitraire, savoir quel terme il faut prendre pour point de départ : cela est même trop clair puisqu’un rapport ne signifierait plus rien si l’on pouvait poser d’abord un des termes sans l’autre et lui donner un sens absolu. Tout rapport implique donc une sorte de balancement, un renvoi réciproque d’un des extrêmes à l’autre et, de ce chef, une impossibilité de trouver un point fixe. Mais il n’en est pas moins vrai que le relativisme peut affecter deux sens différents suivant que l’on constitue les choses et la pensée avec des relations déterminables ou au contraire avec des relations indéterminables. Voici ce que nous voulons dire : un rapport dépend d’un autre et ainsi de suite ; si, pour une raison ou pour une autre, les rapports qui se conditionnent ne forment pas un tout et un système, l’une quelconque des relations considérées reste indéterminable ; et c’est le contraire si l’on se place dans l’hypothèse contraire. En tant qu’il est partisan du fini et plus généralement en tant qu’il est rationaliste, M. Renouvier est évidemment porté vers la doctrine de la relativité déterminable. C’est cette doctrine qu’il professait devant nous tout à l’heure quand il rejetait au profit d’une circularité, nullement vicieuse d’ailleurs, le progrès à l’infini dans l’analyse des relations. Et il la professe encore sans aucun doute quand il soutient, comme il lui arrive souvent, que le relativisme n’a pas pour effet de rendre tout insaisissable et de détruire la fixité du vrai (cf. Crit. phil., 1874, I, 216). Il n’y a même rien qui l’éloigne de cette doctrine dans le fait que c’est la considération de la nature des continus qui l’a conduit à l’idée de relativité universelle. En effet un continu n’est pas relatif aux parties déterminées qu’il contient, puisque aussi bien ces parties ne sont pas déterminées ; il est relatif à l’idée de la composition en général. L’infini en acte une fois écarté, on n’est nullement rejeté sur des relations de relations à l’infini. Mais c’est à deux autres points de vue que M. Renouvier se rapproche de la doctrine de la relativité indéterminable. Du premier de ces points de vue nous ne dirons pas grand’chose ici, parce que nous le retrouverons à propos du problème de la synthèse totale. Dire que nous ne pouvons saisir aucune série de temps comme finie dans la régression, ou aucun espace comme fini dans l’augmentation (toutes finies que ces choses phénoménales soient en elles-mêmes) et ne pas accorder que la pensée embrasse ces totaux et jusqu’à la loi par laquelle d’autres temps imaginaires ou d’autres espaces peuvent être posés au delà, c’est bien admettre que la pensée est toujours incomplète, et voir dans l’impossibilité d’une synthèse totale une application du principe de relativité, c’est bien croire, au fond, que le relatif c’est l’indéterminable. Mais c’est surtout le second point de vue qui nous intéresse. Ce second point de vue est « celui du relativisme de la plupart des physiciens ». La physique ne parle que de relations non d’essences absolues. L’un des motifs en est, selon M. Renouvier, qu’il est impossible de se représenter en physique comme ailleurs des choses posées en elles-mêmes et sans relations. Assurément conforme à la doctrine de la relativité déterminable, ce motif n’est pas celui que reconnaissent généralement les physiciens. Ils jugent que la science est relative parce qu’elle dépend de conditions provisoires et passagères et aussi parce qu’elle dépend de conditions qui, non contentes de n’être pas actuellement épuisées, sont en elles-mêmes inépuisables Cette manière de voir, usuelle chez les physiciens qui philosophent, a été exposée notamment par Stallo[2] avec beaucoup de force et, en voyant M. Renouvier dans la deuxième édition des Principes de la Nature (106-109) reproduire et approuver une page de Stallo conçue dans cet esprit, on se demande si M. Renouvier ne se range pas parfois à la doctrine de la relation indéterminée. Du fait que la science physique serait relative en tant qu’imparfaite et provisoire, on ne saurait tirer de conséquences métaphysiques bien décisives, car de quel droit transformer la relativité pour nous en relativité en soi ? Il faudrait donc renoncer à la distinction, que fait pourtant M. Renouvier, d’une représentation individuelle et imparfaite et d’une représentation en général, conçue comme toujours correcte et achevée. À ce compte seulement la relativité de fait prouverait la relativité de droit, ou plutôt le droit serait supprimé au profit du fait. Mais ce que les physiciens veulent dire le plus souvent en disant que la physique n’est que relative, c’est que chaque relation dépend d’autres relations à l’infini. Relativité c’est infinité. Si donc, en s’inspirant de cette idée, on déclarait que toute connaissance est relative, cela signifierait que tout rapport est conditionné par une infinité de rapports. Lorsque M. Renouvier semble approuver des théories de cette nature, il est clair que c’est parce qu’il ne se pique pas de rigueur pour le moment : sur ce point, en particulier, il est impossible que son relativisme se confonde avec celui de Stallo et, d’une manière générale, il est bien difficile qu’il ait jamais pu adhérer à la doctrine de la relativité indéterminable. Cependant cette conclusion, qui n’était pas assez apparente par elle-même, méritait d’être dégagée.

Demandons-nous maintenant si la définition du rapport par M. Renouvier est suffisamment précise. La relation se définit pour lui par la composition, et si les deux notions ne sont pas identiques, elles sont du moins coextensives. Mais d’abord il est clair que pour rendre la notion de composition aussi large que celle de relation, on doit modifier le sens le plus usuel de la première. Composer, c’est réunir des parties coexistantes. La composition, en d’autres termes, se rapporte à ce que Comte appelle l’ordre statique : or, et M. Renouvier le nierait moins que personne, il y a des relations dynamiques. Force est donc d’augmenter l’étendue du mot composition et, par conséquent, de lui enlever quelque chose de sa précision. Mais même en laissant de côté cette considération, il reste douteux que l’idée de relation soit suffisamment éclaircie parce qu’on l’a mise en équation avec celle de composition. D’abord de quelle sorte de composition s’agit-il ? Est-ce d’une composition telle que les parties s’appellent rationnellement les unes les autres comme il arrive en effet dans les continus, ou bien M. Renouvier entend-il que toute espèce d’assemblage, même une agglutination toute fortuite constitue une composition, suffise à conférer véritablement aux choses qui y entrent le titre de parties ? Ensuite n’est-il pas à craindre que ce terme de composition ne soit au fond qu’une métaphore, une image et non une définition ? Caractérisée par un mot dont on a distendu le sens, par un mot qui est équivoque et métaphorique, l’idée de relation n’est pas serrée de près, la vraie essence n’en est pas fixée, Et la même imprécision s’étend ensuite forcément à la thèse que tout est relatif dans la représentation. Pour nous, nous ne connaissons qu’une manière de préciser l’idée de relation, c’est, avec Aristote et sans doute beaucoup d’autres penseurs, de la ramener à l’idée de corrélation[3] : il y a rapport quand deux termes renvoient réciproquement et invinciblement l’un à l’autre. Cela est vrai des relations dynamiques comme des statiques, cela n’est plus une métaphore. D’autre part la composition est impliquée dans la définition nouvelle comme un cas particulier : car une partie et son tout, une partie et la division qui la crée sont des corrélatifs. Mais s’il semble que M. Renouvier eût accepté volontiers, lorsqu’il s’agit des termes abstraits, cette réduction des relatifs aux corrélatifs, il paraît aussi qu’il n’y aurait pas consenti pour les termes concrets (voy. Log., I, 69 et cf. toute la liste des catégories[4]). Par cette réduction, en effet, toute relation fût devenue une liaison notionnelle. Ç’eût été là une élimination trop complète de l’empirisme dans la connaissance.

La loi

Il y a pourtant chez M. Renouvier une parenté étroite entre la relation et la partie rationnelle de la représentation, c’est ce que nous allons voir maintenant en passant dans le Premier Essai des paragraphes qui traitent de la relation (ch. XVII) à ceux qui les suivent immédiatement (ch. XVIII). Ces nouveaux paragraphes traitent de la loi, et il se trouve qu’en les abordant on a à peine changé de sujet. C’est toujours des phénomènes comme rapportés les uns aux autres qu’il s’agit. En d’autres termes les lois sont des relations ou, dans le langage de l’auteur, elles sont des compositions de phénomènes. Mais gardons-nous d’exagérer et mettons en lumière le caractère différentiel de la loi comparée à la relation. La loi est une relation régulière, une constance dans les relations. Comme relation elle ne fait qu’un avec les phénomènes, elle est un phénomène elle-même : car un rapport entre des phénomènes, une représentation qui assemble des phénomènes, n’est qu’un phénomène dans lequel on pense à la fois deux phénomènes, c’est un phénomène de phénomènes. Seulement ce phénomène, que l’expérience constate comme les autres, a un caractère propre, celui de s’appliquer plusieurs fois ou d’être général. C’est un phénomène constamment produit, produit toutes les fois que certains autres phénomènes sont donnés, ou bien encore c’est un phénomène qui, certaines conditions une fois posées, se reproduit constamment (Log., I, 78). Nous pourrions dire pour illustrer la pensée de M. Renouvier : la mort se produit toutes les fois que le cœur cesse de battre ; les battements du cœur se reproduisent en série régulière dès que certaines conditions sont données.

La loi et la nécessité

Il n’y a rien à dire sur la façon dont M. Renouvier pose, à côté des phénomènes, des lois. Pour le moment il les pose presque aussi empiriquement que Comte. C’est en vertu d’une pure et simple constatation qu’il dit avec Comte : il n’y a que, et, avant tout il y a des faits et des lois. Il est vrai que l’existence des lois sera établie plus tard, au moins celle des lois fondamentales, nous aurons à voir comment. Pour l’instant, ce qui importe, c’est de faire ressortir le sens de la définition de la loi. En premier lieu la loi est assimilée aux autres phénomènes, elle est appelée elle-même un phénomène. Rien en cela que de parfaitement conséquent avec l’effort qui a été fait pour donner au mot de phénomène un sens suffisamment large. L’entendît-on d’une façon plus rationaliste et notionaliste que l’auteur, que cela n’empêcherait pas la loi de pouvoir être dite un phénomène. La loi est sûrement dans la représentation, est une représentation et une représentation est un phénomène : ce sont deux mots coextensifs Au reste on aurait tort de croire qu’il s’agit d’une simple question de nomenclature. Nous aurons à voir un peu plus tard que l’immanence de la loi dans les phénomènes est ainsi fortement posée. — En second lieu nous devons remarquer l’analogie étroite qui existe entre la définition de la loi chez Comte et chez M. Renouvier. La loi pour Comte se définissait une relation constante de succession ou de similitude et quelque idée de liaison interne et intime qui pût se cacher chez lui sous ce simple mot de relation, il n’en est pas moins vrai que le caractère sur lequel Comte a voulu mettre l’accent, c’est la constance, c’est la généralité du rapport qui reçoit le nom de loi. Au premier plan de la définition de M. Renouvier on trouve ce même caractère. M. Renouvier n’indique nulle part dans toute la partie du Premier Essai qui nous occupe qu’un rapport singulier puisse à ses yeux être une loi. Au moins faudrait-il que ce rapport déployât son action à travers une longue suite de temps. S’il n’a pas la constance par la durée ou par le fait qu’il se répète, ce n’est pas une loi pour M. Renouvier, au moins ici et au point où nous en sommes de sa seconde philosophie. — En troisième lieu nous devons signaler la raison qu’a M. Renouvier de définir la loi par la constance, par la régularité, par la généralité. Ici il se sépare nettement de Comte. Sans doute on peut dire, à juste titre, que tous les deux mettent en saillie la constance de la loi parce que c’est là le caractère empirique de la loi et que tous les deux s’attachent au point de vue de l’expérience pour définir la loi. Mais l’empirisme, la part d’empirisme qu’ils admettent, ne provient pas chez les deux auteurs de la même source. La source, chez Comte, c’est un souci de méthode. Chez M. Renouvier le souci de méthode n’est pas seul ou bien la méthode même est inspirée par une préoccupation morale et métaphysique. Il n’est pas peu significatif de voir un penseur qui n’est pas, et tant s’en faut, un pur empiriste, éviter rigoureusement d’employer le mot de nécessité pour définir la loi, déclarer qu’il ne fera pas entrer ce mot dans l’énoncé du principe de contradiction lui-même[5] (pour cette raison il est vrai que le nécessaire n’y dirait rien de plus que ce qui est constamment attaché à nos pensées), et enfin restreindre plus tard autant qu’il peut le caractère de nécessité qu’il ne peut plus refuser à la loi. Et comme si ce n’était pas assez significatif encore, M. Renouvier déclare souvent que l’application de la loi de causalité au delà des données de l’expérience ou de ce qui y touche de près est une induction, et dans une étude sur la thèse de M. Lachelier il étend la même déclaration à toutes les lois (Crit. phil., 1872, I, 343-345). C’est évidemment le souci de la liberté qui dicte à M. Renouvier tant de réserve. Il y aurait d’ailleurs lieu de rechercher, quand le moment sera venu, si la liberté doit se concevoir comme une exception aux lois ou plutôt comme une manière d’être qui se pose au-dessus des lois, dans un domaine où celles-ci n’atteignent plus. Dans ce dernier cas rien n’empêcherait, dans l’hypothèse même de la liberté, de laisser aux lois dans leur domaine propre une pleine et entière nécessité. Il serait trop facile de faire voir qu’il y a quelque chose de dérisoire à vouloir presque réduire les lois à de certains ensembles de régularités acquis et constatés dans l’expérience (ibid.) et surtout qu’il est impossible de ne pas voir une loi dans la liaison nécessaire qui rattacherait à ses conditions un phénomène qui ne se produirait qu’une seule fois dans l’univers[6].

Telles sont les remarques dont on ne pouvait se dispenser si l’on voulait faire comprendre la portée de la définition de la loi par M. Renouvier. Indiquons, avant de passer à l’usage de la notion de loi pour la définition de l’être et du savoir, une définition complémentaire qui a son importance dans la philosophie de notre auteur. Il s’agit de la définition d’une espèce particulière de loi. Au sens où M. Renouvier a pris la loi, les phénomènes qu’elle lie sont considérés comme invariables. On peut au contraire considérer des cas où certains phénomènes varient parce que ceux auxquels ils sont liés varient eux-mêmes. Ce genre de liaison est désigné par les mathématiciens sous le nom de fonction, et M. Renouvier généralise l’emploi de ce terme en l’appliquant en dehors du domaine de la quantité aussi bien qu’en dedans.

La loi et l’Être

Au moyen des notions de loi et de fonction, disons au moyen de la notion de loi, M. Renouvier définit l’être et les êtres, puis le savoir. L’être se prend en deux sens : il y a l’être comme copule et il y a l’être qui est ou semble absolu. Le premier est évidemment identique à la loi puisque c’est une relation de phénomènes, un phénomène composé et de plus présentant de la constance ; et en effet on trouve le meilleur exemple de l’être pris en ce sens dans l’attribution fixe d’un prédicat à un sujet, c’est-à-dire d’un phénomène à un groupe constant de phénomènes. Pour l’être absolu, celui qui consiste à poser l’existence, il ne se ramène pas entièrement à la loi. Il ne peut pas être sans elle : car on ne peut reconnaître l’existence qu’à quelque chose de défini, donc de relatif et même de constant dans sa relation, car l’être pur et simple qui ne serait rien de défini serait un néant, et il faudrait dire qu’il n’est pas. Mais bien qu’inséparable de la loi, bien que ne faisant en somme que poser l’existence du rapport et de la loi, l’être, dans cette seconde acception, ne s’identifie pas avec la loi. « Il est le mystère que nulle représentation n’a pénétré et ne pénétrera » (Log., I, 90). Le fait est que les plus hardis métaphysiciens ont toujours eu beaucoup de peine à constituer sous des formes diverses la preuve ontologique et que peut-être l’entreprise n’est pas exécutable de traiter l’existence comme les autres déterminations. En revanche les êtres, qui ne sont que des cas particuliers de l’être comme copule et rapport, se laissent ramener à la loi et M. Renouvier les y ramène effectivement par une brillante analyse. Considérant tour à tour les êtres matériels ou inorganiques, les êtres vivants et les êtres pensants, il les décompose tous en des phénomènes liés par des lois et des fonctions. Et il pourrait écrire victorieusement, il écrit à peu près, que les êtres sont des lois. La loi et la Science.

La loi et la Science

Après avoir servi ainsi à définir l’être et les êtres, à expliquer en eux tout ce qui est explicable, la loi a encore cependant un dernier rôle à jouer : il faut qu’elle fournisse à la science un objet et serve à définir la vérité. Le savoir comprend d’une part les sciences particulières et, d’autre part, la Science, ou, pour mieux dire, la critique générale qui remplace la Science universelle autrefois tentée et vouée à de perpétuels échecs. Au sens de critique générale, la Science est indispensable : car elle accomplit une tâche que les sciences ne sont pas qualifiées pour entreprendre. Mais l’objet de l’une et des autres consiste toujours en des lois. Les sciences ont pour objet des lois particulières ; la Science s’occupe des lois générales de la représentation Elle les analyse et examine si avec ces matériaux il est possible de construire la synthèse unique que rêvait l’ancienne science universelle. Ainsi tout savoir, quel qu’il soit, porte sur des lois : les lois sont la fin théorique de la connaissance. Pourquoi cela, ou, si on aime mieux, comment la loi est-elle qualifiée pour servir d’objet au savoir ? Le savoir se propose d’atteindre la réalité, de représenter la réalité par la vérité. Or, qu’est-ce que la vérité ? Il n’y a rien à changer à la définition traditionnelle. La vérité est bien, comme on le disait, la conformité de l’idée avec son objet. Il ne s’agit que de comprendre cette définition, et c’est ce dont la doctrine qui fait consister l’objet du savoir dans des lois fournit seule le moyen. La conformité de l’idée avec son objet, ce n’est rien de moins que l’identité des rapports représentatifs avec les rapports des choses entre elles. Pour rendre possible une telle identité, il faut évidemment que les deux sortes de rapports n’appartiennent pas à deux mondes différents. Or la communauté de nature demandée a lieu dans la doctrine qui définit la réalité par des lois de phénomènes puisque les lois des phénomènes sont des phénomènes et n’existent, tout comme les rapports représentatifs, que dans la représentation Reste seulement à voir comment les rapports représentatifs et les rapports des phénomènes peuvent parfois n’être pas identiques, car cette divergence possible entre les deux est indispensable pour qu’on puisse parler de conformité et d’identité entre les deux ordres de rapports et faire consister le vrai dans une telle identité. La divergence et l’identité sont possibles l’une et l’autre parce qu’il faut distinguer entre une représentation individuelle sujette à des perturbations et une représentation en général ou possible, affranchie de ces perturbations. L’accord des deux sortes de représentations constitue l’identité demandée ou la vérité. La loi est l’être et en même temps elle est l’objet du connaître : en elle et par elle l’être et le connaître sont la même chose, et, comme la loi est générale, l’accord de l’être avec le connaître, portant ainsi sur le général, peut être vérité. Le phénoménisme, en tant qu’il adjoint les lois aux faits, réussit à constituer l’être en tout ce qu’il a d’explicable et à rendre possible le savoir.


  1. Ce mot est aussi, peut-être, une réminiscence de la maxime fameuse d’Aug. Comte : « Tout est relatif, voilà le seul principe absolu. » Elle se trouve dans un opuscule écrit en 1817, au temps où Aug. Comte était encore saint-simonien. Le rapprochement confirmerait ce qu’Hamelin a dit, dans la première leçon, de l’influence de Comte et il s’accorde avec ce qui va suivre.
  2. Voici, parmi les passages du livre de Stallo (La matière et la physique moderne, un volume de la Bibliothèque scientifique internationale, chez Alcan, 1884) que cite Renouvier, ceux qui nous intéressent surtout ici. Stallo note quatre erreurs fondamentales, nées de la structure de l’esprit humain, et qui vicient la physique moderne : et voici comment il énonce la quatrième : « Que les choses existent indépendamment de leurs relations et antérieurement à elles ; que toutes les relations ont lieu entre des termes absolus ; et que, par conséquent, toute la réalité qui appartient aux propriétés des choses est distincte de celle qui appartient aux choses elles-mêmes ». En effet « l’existence réelle des choses est coextensive avec leurs déterminations… Toute chose réelle objectivement est un terme dans une série de choses mutuellement dépendantes ; en dehors de ces dépendances, il n’y a pas de forme de la réalité, connue à l’expérience ni à la pensée. Il n’y a pas de quantité matérielle absolue, pas de substance matérielle absolue, pas d’entité physique absolument simple, pas de constante physique absolue, pas d’entité physique absolue, pas de type absolu, ni de qualité ni de quantité, pas de mouvement absolu, pas de repos absolu… »
  3. « Tout relatif, bien énoncé, a son corrélatif (ἀντιστρέφον) : maître, esclave, double, moitié (Catégories, ch. 6, b, 27-7, b, 14). Entre les corrélatifs, il y a souvent, comme dans les deux exemples précédents, simultanéité naturelle (ἅμα τῇ φύσει), mais il n’en est pas toujours ainsi, car l’objet de la science ou de la sensation peut exister antérieurement à l’une ou à l’autre » (Système d’Aristote, p. 105).
  4. La liste des catégories telle que Renouvier la donne ici et que nous la verrons plus loin.
  5. Renouvier, après avoir énoncé le principe de contradiction sous les trois formes qu’il distingue, ajoute « … d’ordinaire (on) introduit dans les énoncés précédents une idée de nécessité, ou de ne pouvoir pas ne pas être ainsi. Je me suis dispensé de cet usage, parce que le nécessaire ne signifie rien de plus que ce qui est constamment attaché à nos représentations quelconques, impliqué formellement dans toute pensée » (Logique, I, p. 159).

    « …Nous disons qu’il y a nécessité partout où il y a loi et constance dans l’ordre des phénomènes : nécessité logique lorsque, imposée de fait à l’esprit, la loi est admise en toute généralité et rigueur, au moins par hypothèse et que nous nous bornons à en dérouler les conséquences ; nécessité physique, lorsqu’il s’agit de phénomènes dont l’invariabilité n’est que de fait matériel. Dans tous ces cas, le nécessaire est synonyme du constant… » (Logique, II, p. 110-111).

  6. Comparer avec les passages de l’Essai sur les éléments principaux, etc., 2e éd., p. 226-227 et aussi p. 184.