Le Téméraire (Verhaeren)
LE TÉMÉRAIRE
Pleine d’arbres géants et de fourrés secrets
Où se croisaient de grands chemins tracés sans règles ;
Il fermentait d’orgueil et d’intrépidité.
Le monde, il l’eût voulu tailler, à coups de glaive,
Entre ses mains veillaient les plus hautains des droits.
Sa femme était d’York : nul ne pouvait répondre
L’empire entier tremblait quand passait sa fureur ;
Son geste énorme et lourd entraînait dans sa voie
Et les villes debout dans le faste et dans l’or.
Le soleil caressait ses bannières pâmées ;
Ivre d’avoir l’Europe et l’avenir à lui.
Qui fortement barra ce torrent d’espérances.
Il méprisait l’orgueil et la pompe et l’arroi ;
Son âme solitaire, embusquée et subtile,
Adroitement, les fins ciseaux de ses projets,
Coupant les fils serrés, tranchant les nœuds tenaces
Chacun de ses palais se creusait en prison ;
Quand il buvait la vie, à coupe ardente et pleine,
Il parlait de son bien, certes, comme un bourgeois ;
Mais plus qu’aucun des rois que les gloires fleuronnent,
Sans le crier au monde, en ces buccins vermeils
La rage les mordait également au cœur ;
Le duc brassait l’argent et ses bandes picardes
Se ruaient vers sa gloire — et ses lourds étendards
Couvraient au gré des vents comme d’une aile altière,
Le roi, toujours absent, rusait et louvoyait,
Usant de mots subtils et de belles harangues,
Il lui créait de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord,
En Lorraine, tomba et fut mangé des loups,
Les crocs qui le mordaient, dans la neige et les ronces,
Ont entendu monter les trois cris mortuaires
Autour des triples funérailles
Du Téméraire ;
Vous l’avez vu, dans les vallons, parmi les rocs,
Contre les montagnards ligués, pousser les blocs
Rouges, mouvants et acérés
De ses carrés ;
Vous l’avez vu pleurant d’orgueil, grinçant de rage,
Mais n’ayant rien perdu du feu de son courage,
Avec ses bandes en déroute,
Fuir par les routes ;
Jetant sa vie aux dés du sort,
Vouloir sa mort ;
Mais quel que fût l’éclair brutal qui l’abattit,
Ce duc aux mains de fer, au torse de granit,
Avant de s’écrouler, comme un pan de montagne,
Avait, quand même, à coups de volonté, bâti
Entre la France ardente et la rude Allemagne,