Le Témoin (Léneru)

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Le Témoin (Léneru)
The Book Of France (p. 243-248).

LE TÉMOIN, par Marie Lenèru, with English Translation by Lady Frazer


Ô sacrifices effroyables…
Maurice Barrès.


Les femmes sont d’abord, en ce moment, des mères, des sœurs, des femmes de soldats. Elles sont aussi des infirmières et des tricoteuses et tout ce que ces temps d’extraordinaire misère exigent qu’elles soient. Mais elles sont encore autre chose : frappées dans les tranchées et sur le front, dans tous leurs espoirs et leurs raisons de vivre, les femmes ne rendent pas les coups et, si unies qu’elles soient à ceux-là qui combattent, si passionnément attachées à la lutte vitale que soutient leur pays, elles ne sont tout de même pas l’acteur, ni seulement la victime, mais le témoin du drame. Et celles qui n’ont pas l’honneur d’avoir tout à perdre par une de ces blessures destinées à la France, sont peut-être penchées avec plus de révolte devant ce qui se passe, devant les ruines qui ensevelissent les autres et qu’il ne leur est pas ordonné d’accepter dans le même héroïsme silencieux.

Oh, il ne s’agit pas de rien refuser à la prochaine ou lointaine victoire, pas une femme en France, en Angleterre, en Russie, ne voudrait l’amoindrir en s’épargnant les larmes qui sont encore à verser. Mais la femme est le témoin qui doit survivre et se souvenir, or il y a de tels secrets de douleur que les dents se serrent et les yeux se ferment, non pour ne plus voir, mais pour n’oublier jamais…

Car le jour viendra bien enfin, où le devoir ne sera plus d’accepter et de se taire, mais de juger et de se révolter. Ce n’est pas à son pays que la femme s’en prendra, ce n’est pas à la France que nous dirons : Pourquoi m’avez-vous demandé cela ? — Ce n’est même pas à l’agresseur, puisqu’on nous apprend que sa ruine nous préserverait à peine cinquante ans. Alors on cherchera plus loin, on ne se lassera plus : Pourquoi a-t-il fallu que mon pays me demande cela ? Et devant la réponse évasive des hommes, leur incroyable passivité devant « la guerre », leur soumission presque enfantine au fléau, leur paresse d’intelligence et leur torpeur de volonté, la femme qui, pour la première fois, assiste consciente à l’événement, pourra bien juger qu’elle a un rôle à prendre auprès de ce compagnon timoré, dont l’argument invariable sera désespérément celui-ci : « La guerre est un accident périodique. Il se reproduit tous les cinquante ans. »

C’est dans tous les journaux, c’est dans toutes les revues, qu’on donne à lire aux femmes cette explication-là. Je n’ai rien trouvé d’autre comme espoir après le triomphe, comme accomplissement après l’effort surhumain. Quelques-uns sont allés jusqu’au doute : « Nous verrons peut-être une paix de cinquante ans. »[1]

Ce que la femme refoule en elle à cette heure de silence, ce sont moins en effet des plaintes que des questions. Pour la première fois encore, elle a lu les dépêches des diplomates, et la relation de cause à effet entre leurs futiles querelles et l’énormité de la catastrophe, lui échappe absolument. Jamais elle n’acceptera comme une nécessité humaine, c’est-à-dire une fatalité inéluctable, le rouage le plus compliqué, le plus artificiel, le plus coûteux et le plus maladroit de la politique moderne. Elle serait tentée d’y voir uniquement une routine de la diplomatie, une survivance des âges où la guerre faisait vraiment plaisir à quelqu’un, enrichissait un prince, en vengeait un autre, ou résolvait même un litige de succession. Elle sait qu’aujourd’hui, par ses disproportions, la guerre dépasse tous les buts, qu’elle n’accomplit rien de ce pour quoi on l’entreprend, si ce n’est un éphémère traité de paix, et rien ne serait plus désespérant que la gratuité du cataclysme, s’il n’y avait cette phrase de perroquet, par laquelle on s’y résigne : « Tant qu’il y aura des hommes… » Ah, qu’il ne s’agirait guère d’une réforme de la nature humaine. Le meurtre et le pugilat, oui, sont dans la nature, mais pas le meurtre sans plaisir. La vérité est qu’une mobilisation générale est le comble de la vie artificielle imaginée par l’homme et la civilisation. Avoir rêvé, puis réalisé pareille utopie, est un miracle du vouloir humain, qui doit nous rendre désormais sceptiques devant l’impossibilité de toute autre chimère.

Il y a encore, et peut-être faut-il en tenir compte — ceux qui voient dans la guerre une beauté, une école, une éducatrice. Ceci n’est pas une tradition militaire et nous vient en droite ligne de la littérature. J’ai connu des héros et plus ils se rapprochaient du chef, plus j’ai rencontré d’autorité dans leur refus d’accepter la doctrine. Ils étaient là pour faire la guerre et non pour la sanctifier. Seulement ils étaient là… et je sais que la seule chose au monde à regretter dans la guerre, à regretter dans la nostalgie de nos plus chères affections, c’est le soldat. Eh bien, nos héros trouveront une autre manière de valoir et de se sacrifier, car il n’y a pas un luxe moral qu’on doive payer d’une guerre telle que nous la faisons aujourd’hui. Nous dirions très bien à nos frères : Résignez-vous à être moins beaux. Et si, vraiment, après la surprise, après l’inévitable, après l’indiscutable de notre guerre actuelle, nous trouvions des hommes voulant en conserver pieusement la graine, nous nous détournerions d’un tel calcul de beauté pour la beauté, d’un tel prix accordé à l’admiration de soi-même et, sans enthousiasme ni foi, nous laisserions périr ces artistes.

Mais les femmes ne sont pas désarmées contre la guerre. On a dit que leur force est qu’elles répètent la même chose pendant vingt ans. Cela prouve surtout la force des mots. Les actes d’aujourd’hui sont les paroles d’hier. Si nous faisons actuellement cette guerre atroce, c’est que, jusqu’ici, nous avons mal, insuffisamment parlé de la paix. Après tout, les peuples ont ce qu’ils méritent : si l’opinion avait été franchement pacifique en Europe, le jeu dangereux des menaces et de l’intimidation eût été impossible dans les salons des ambassades et des Secrétaires d’État. Un des plus intelligents et des plus pondérés ennemis de la guerre, M. Norman Angell, nous disait récemment : « This result cannot be achieved by any purely mechanical means. It involves what all human progress involves: a correction of idea. It must be approached through the mind. » Car en définitive, « ce qui fait le canon, c’est l’homme qui est derrière lui »[2] et la pensée qui est derrière l’homme et le canon.

Il n’appartient pas aux femmes de rechercher les voies et les moyens, mais ce qui est leur est de constater que nul, en somme, ne les cherche, que les hommes ne veulent pas la paix. Elles sentent que là seulement est l’obstacle : ce n’est pas qu’ils ne le puissent, mais ils ne le veulent pas. Soit, laissons-les doser savamment leur trêve, compter les heures à l’armistice, retrouver tous les cinquante ans, leur obéissance de pédants à « la loi de l’histoire ». Mais si, comme autrefois Madame Elisabeth au Temple, la femme dit encore : « Je veux tout, j’accepte tout, je fais un sacrifice de tout », il y a une clause implacable à son acte de soumission : c’est qu’elle le fait pour la dernière fois. De tous ses souvenirs et de tous ses deuils, de toutes les horreurs dont elle reste à jamais le témoin convulsé, elle a le droit de formuler, non pas une prière, non pas même un vœu, mais un ordre à tous les responsables, un ordre pour lequel elle saura bien élever des hérauts et des exécuteurs, un ordre dans lequel elle verra désormais sa seule raison de survivre : Que cela ne se représente jamais !

C’est l’œuvre accomplie sur le champ de bataille que nous voulons défendre ainsi, c’est la sépulture de nos frères que jamais aucune autre guerre ne doit venir violer et, comme Antigone, nous garderons ces tombeaux avec une âme séditieuse, quand même on nous accuserait d’impiété, et quand même, afin de tout partager avec elle, on prétendrait que nous avons perdu la raison.

Marie Lenèru.

  1. Écho de Paris : Général Cherfils ; Journal : Saint-Brice.
  2. Bernard Shaw.