Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/06

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 449-464).

CHAPITRE VI


Claude parut chercher un moment sa mémoire dans ses yeux levés vers le firmament au-dessus de la croix noire, et il me dit à peu près littéralement ceci :

« Notre hutte était la hutte au-dessous de laquelle j’habite aujourd’hui dans ce qui faisait autrefois l’étable. Vous me direz : « Pourquoi n’avez-vous pas relevé la maison, et couchez-vous dans l’appentis, qui est humide et obscur comme une cave ? » Je vais vous l’avouer, monsieur : c’est que pour rebâtir la chambre sur le rocher, pour relever les murs, pour refaire le plancher et le toit, il aurait fallu couper et arracher le lierre qui s’est mêlé, depuis le malheur de notre famille, avec les pierres, les solives, les poutres, et qui a repris son bien où il l’a trouvé. Ce beau lierre, quand je l’ai revu comme ça, à mon retour, m’a fait l’effet d’un manteau que l’amitié de la steppe avait jeté sur la ruine de notre bonheur. J’ai dit : « Je ne te toucherai pas ; il y a assez de place pour nous deux maintenant sur cette roche. Garde le dessus, je prendrai le dessous, et les merles nicheront et siffleront en paix dans tes grappes. » Voilà, monsieur ; je vous le dis bêtement tel que l’ai pensé. Un pauvre homme seul, voyez-vous, ça s’attache à tout, et ça aime tout ce qui vous aime.

Mon père s’appelait Benoît la Hutte ; ma mère, je n’ai jamais su son nom de maison : on l’appelait la mère. Ils étaient cousin et cousine, frère et sœur, beau-frère et belle-sœur, oncle et tante, neveu et nièce avec tous ceux et toutes celles des deux autres huttes dont vous avez vu les décombres en monceaux et les petits vergers en genêts et en friche en montant vers chez nous. Le creux de la gorge, la pente de la montagne, les bruyères, les genêts et l’enclos où nous sommes étaient toujours restés indivis entre les trois maisons de proches parents. Chacun prenait un champ ou l’autre, et le cultivait pour avoir le seigle ou les pommes de terre de l’année. Les bêtes paissaient où elles voulaient en commun. Quand venait la saison de battre les châtaigniers, les hommes et les garçons montaient sur les arbres, les femmes et les jeunes filles se tenaient dessous pour les ramasser. On faisait trois sacs de la récolte plus ou moins égaux, selon le nombre des enfants de chaque maison, et chacun prenait le sien. Voilà comment on vivait aux Huttes, monsieur. Il y avait un des trois cousins pères des familles qui était coquetier, et qui allait vendre et acheter des châtaignes et des prunes par les hameaux et dans les foires. L’autre était rémouleur ; il partait après la moisson avec sa meule de grès montée sur quatre fins montants de sapin, et avec sa manivelle de fer sur son dos. Il allait aiguiser les serpes, les faux et les couteaux devant les maisons pendant l’automne et pendant l’hiver. On lui donnait la soupe et une place dans le grenier à foin chez les pratiques, et il revenait avec quelques sous dans sa bourse de cuir à la fonte des neiges. Quant à mon père, pour aider notre mère à vivre et à nous habiller, il allait, comme moi, tirer ou tailler de la pierre dans les carrières des hameaux de Saint-Point. Il revenait tous les soirs pour souper avec la mère et avec nous autres enfants ; car il aimait tant sa femme et sa maison qu’il disait :

« Je ne pourrais jamais être coquetier comme Baptiste, ou rémouleur comme François ; car, lorsque je ne vois pas, de la carrière où je travaille, le toit de la hutte qui fume quand ma femme met le fagot au feu, le temps me dure et il me semble que le monde est trop grand. »

Ah ! c’était un bien brave homme et un homme si doux, si doux, bien qu’il maniât toujours le pic et les pierres, que le soir, quand il nous asseyait tout petits sur son tablier de peau, mon frère, mes sœurs et moi, nous aimions presque autant ce tablier que celui de notre mère.

« Un malheur arriva à la maison justement à cause de la trop grande bonté de notre père. Un jour, mon frère, qui était plus âgé d’un an que moi, était descendu à la carrière. C’était l’automne, il faisait froid. Le pauvre enfant avait allumé un petit feu de fougères sèches pour chauffer ses petites mains contre la flamme. Mon père lui dit : « Prends garde, Gratien, de ne pas toucher à une poussière noire qui est là dans un papier auprès de mon carnier ; elle saute aux yeux quand on l’approche du feu. » Mais le pauvre enfant, qui n’était jamais grondé, voulut voir comment cette poussière noire sautait aux yeux. Il alla en prendre une pleine main pendant que mon père ne faisait plus attention à son petit, tout occupé de son ouvrage. Il la jeta sur le brasier ; la poudre lança une grande flamme et l’aveugla. Depuis ce temps, Gratien n’y voyait plus pour se conduire. Ses yeux étaient clairs et beaux tout de même. La poudre ne lui avait brûlé que la vue. Vous ne l’auriez pas dit aveugle, mais il n’y voyait que le soleil dehors et le feu à la maison. Ce fut un bien grand malheur dans les Huttes. Tout le monde vint pleurer avec ma mère. L’enfant avait sept ans. Il ne pouvait plus se conduire. Il était toujours pendu au tablier de notre mère, à la main de son père ou à la mienne. Notre pauvre père eut tant de chagrin d’avoir été cause du malheur, qu’il en prit le crèvecœur, comme on dit dans le pays, et qu’il en mourut l’hiver d’après.

« Ma mère avait bien du mal à nous nourrir, bien qu’elle fût jeune encore et ouvrière, et qu’elle fît autant d’ouvrage qu’un homme avec la pioche, avec la serpe ou avec le râteau. Mais moi, mon frère aveugle, une petite sœur à la mamelle et une femme de trente ans, quoique sobres, c’étaient bien des dents autour d’un pain. Ça me faisait de la peine de voir cette pauvre femme couper des fagots, les porter sur son dos à la maison ; sarcler le seigle, faucher le pré, lier les gerbes, les battre avec le fléau devant la cour ; pétrir le pain, allumer le feu, cuire la soupe, mener Gratien par la main et donner encore à téter à la petite. Ajoutez qu’à ce moment, pour comble de misère, la fièvre prit dans les Huttes et emporta le rémouleur, sa femme et ses enfants. Il ne resta rien chez lui qu’une de ses filles du même âge à peu près que moi qu’on appelait Denise. Le coquetier, effrayé par la maladie qui avait ravagé les Huttes, démolit sa maison pour emporter les planches et les tuiles, et alla se rebâtir une chambre avec une boutique auprès de l’église, sur le bord du chemin du village, où le commerce allait mieux. On ne pouvait pas laisser une enfant de onze à douze ans toute seule auprès du foyer de ses parents morts. Ma mère alla la chercher et l’amena auprès de nous à la maison. La maison vide du rémouleur devint la demeure des hirondelles et des lézards. Elle s’écroula hiver par hiver comme vous l’avez vue. Denise y allait seulement quelquefois, les dimanches d’été, s’asseoir sous le cognassier ou cueillir les grains rouges du houx, qu’elle appelait les colliers de sa mère, et pleurer sur le pas de la porte où personne n’entrait ni ne sortait plus. Gratien la suivait toujours ; car ma mère avait dit à Denise « Je te donne en garde le petit aveugle pendant que je serai aux champs. Tu auras soin qu’il n’aille pas tomber dans l’abîme. » Et ces deux enfants ne se quittaient plus.

« Ça me faisait honte et peine de voir tant de travail, tant de misère et tant de bouches à la maison. Je me sentais déjà courageux et fort. Je dis à ma mère : « Le champ de seigle est maigre, les châtaigniers n’ont guère de chatons cette année ; donnez-moi les outils de mon père. » Elle me les donna en pleurant de les revoir. Je descendis aux hameaux d’en bas, et je dis : « Qui est-ce qui veut que je tire de la pierre pour lui ? Je travaillerai rien que pour mon pain. » Quelques-uns me dirent : « Va à la carrière, nous verrons si tu vaux ton pain. » Je commençai à travailler pour l’un et pour l’autre. Afin de prolonger mes journées, je couchais sous quelques planches qu’on m’avaít prêtées pour m’échafauder contre le rocher, ou bien dans l’écurie, dans la crèche des bœufs. Je ne remontais que le samedi soir aux Huttes, et je rapportais à ma mère le peu de liards que j’avais gagnés et le peu de pain que j’avais épargné dans la semaine. Ma mère m’embrassait et me disait : « Quel malheur que tu n’aies pas les bras ! car tu as le cœur de ton père. » J’allais aux champs avec Denise et Gratien, pendant qu’elle berçait notre petite sœur ou qu’elle faisait les gaufres de sarrasin pour le souper du dimanche. Ça dura comme ça trois ou quatre ans. Je devenais fort, les pierres m’obéissaient comme des mottes de foin. Je ne me contentais plus d’en tirer des carrières pour les murs ; je commençais à en tailler à mon idée pour les portes et pour les fenêtres, à la boucharde et à vive arête, et même j’y marquais quelquefois, en façon de bas-relief, une rose ou une tulipe avec leurs tiges et leurs feuilles ouvertes, une poule, un coq, un chat ou un chien, selon que la pierre était destinée au jardin, à l’étable, au poulailler, à la cour ou à la chambre de la maison. C’est un bon maître que la faim, monsieur, et surtout la faim de sa mère, de ses frères et de ses sœurs. Je n’en ai jamais eu d’autres, et pourtant allez voir ici ou là, dans le pays, on vous dira encore : « Qui est-ce qui a taillé cette porte de grange ou cette lucarne de pigeonnier ? C’est le petit Claude avec son ciseau et son maillet. » Je taillais aussi des bancs de pierre pour asseoir les vieilles femmes et les enfants à côté des portes dans les hameaux, et j’y mettais le nom du père de famille, ou bien des anges de grès pour faire boire le bétail auprès des fontaines, et j’y dessinais une tête de bœuf, avec ses gros yeux et ses cornes, qui semblait sortir de l’auge après avoir bu.

« Tout cela m’avait fait une petite renommée dans la montagne, monsieur, et, bien que je n’eusse que dix-sept ans, j’aurais gagné aisément ma vie rien qu’à la pierre. Mais, dans les moments de semaille, de fauchaison, de battage des orges, je remontais et je faisais encore tous les gros ouvrages avec ma mère et avec Denise.

« C’étaient là mes jours de fête, à moi : j’aimais tant ma mère, tant mon pauvre frère aveugle, j’aimais tant aussi Denise ! Et qui est-ce qui ne l’aurait pas aimée, monsieur ? Elle était comme le troisième enfant de la maison, comme la fille obéissante de ma mère. Elle rendait tous les services qu’une bonne servante ou une forte ouvrière auraient rendus à la hutte pour un gage. Mais bah ! il aurait bien fallu lui parler d’un gage ! Quand ma mère lui en parlait quelquefois : « N’est-ce pas un bon gage que votre amitié ? lui répondait la jeune orpheline. Qui est-ce donc qui m’a donné un abri, une mère et deux frères dans la montagne ? N’est-ce pas un gage que la place à votre feu et l’écuelle à votre table, sans parler des soins que vous avez eus de moi avant que je fusse assez grande pour me rendre serviable chez vous ? » Et, si ma mère insistait, elle s’en allait pleurer, la tête dans son tablier, derrière le buisson du jardin. Alors ma mère et Gratien allaient la reconsoler et lui disaient : « Allons, fais donc comme le cœur te dit, Denise ! et, puisque tu veux perdre ta jeunesse et rester avec de pauvres gens comme nous, eh bien, reste. » Et on n’en parlait plus pour cette fois.

« C’est que, depuis trois ou quatre ans, elle était devenue le plus beau brin de fille de toute la montagne ; et quand ma mère la conduisait, deux ou trois fois par an, aux jours de fête, voir ses cousines les filles du coquetier dans le village, toutes les filles et tous les garçons qui la voyaient passer se disaient : « C’est pourtant dommage que ça pousse à l’ombre et que ça ne voie jamais le soleil, comme les yeux bleus (les pervenches) sous les buissons. » Mais elle, elle n’entendait pas seulement ces compliments qu’on faisait tout bas ; elle n’avait pas de vanité comme les jeunes filles des maisons riches ; elle ne savait pas même si elle était laide ou jolie. Elle marchait la tête baissée et les bras pendants, les yeux sur les pas de ma mère, et, quand quelqu’un lui adressait un mot, elle rougissait sans savoir de quoi comme une cerise, et sa peau frissonnait comme une eau dormante quand un vent vient à courir dessus. Excepté pour notre mère et pour Gratien, qu’elle ne craignait pas, elle était aussi sauvage et aussi craintive que les petits des chevreuils quand ils jouent au bord de nos trèfles le matin et qu’ils rentrent dans le bois au bruit de la rosée qui tombe des feuilles. Même avec moi, monsieur, elle n’était pas si à son aise qu’avec eux, parce qu’elle ne me voyait pas tous les jours comme elle les voyait. Pourtant, nous étions bien aussi ensemble comme frère et sœur ; mais c’est égal, il y avait un peu de différence dans le son de voix quand elle me parlait, dans le coup d’œil quand elle me voyait : sa voix tremblait un peu plus dans son gosier, et son regard se baissait un peu plus sur ses pieds nus. On eût dit que devant les autres elle se sentait enfant, mais que devant moi elle se sentait belle.

Ah ! c’est qu’elle l’était bien aussi, et qu’elle le devenait de mois en mois davantage, quoique les eaux de la source où elle allait puiser l’eau fussent les seuls miroirs où elle se soit jamais vue. Il fallait la voir les dimanches matin, quand ma mère, assise au soleil levant sur le pas de la porte, la faisant asseoir à côté d’elle, à ses pieds, pour lui peigner ses longs cheveux aussi luisants que l’écorce des châtaignes quand on les sort toutes fraîches de leur écorce d’épines, elle jetait ses deux bras sur les genoux de ma mère, elle couchait après son visage à la renverse sur ses bras nus sortant de sa chemise de grosse toile. Son visage était tout caché dans ses cheveux répandus comme les fils du maïs sur l’épi mûr. On aurait dit un écheveau mal dévidé ou une toison d’agneau brun qu’on vient de laver à la fontaine ; on ne savait plus où étaient sa bouche et son front. Et puis, si une bouffée de vent venait à souffler et entr’ouvrir légèrement cette fine toile, on voyait d’abord sa bouche rose, puis ses joues un peu pâles, puis ses grands yeux bleus tout éblouis du soleil, qui regardaient d’un regard si clair et si doux le visage de la mère, que sa fille, si elle en avait eu, n’aurait pas pu la regarder autrement. Ça nous faisait rire, ma mère et moi, et nous plaignions bien tout bas, en nous-mêmes, le pauvre Gratien de ne pas pouvoir rire de ce qui nous faisait rire et voir ce que nous voyions dans ces moments-là. Il me disait : « Comment est-elle donc ? Et qu’est-ce que font la mère et Denise, qui vous fait rire ? » Et je lui disais : « Elle est assise, elle est couchée à la renverse, elle a la tête sur le tablier, elle a le visage caché dans ses mains, elle a les yeux aveuglés par ses cheveux, le vent les enlève comme une poignée de feuilles mortes, le houx lui a laissé tomber une de ses grappes rouges sur la bouche. » Et ça l’amusait, le pauvre enfant ! Et quand la toilette de Denise était faite, et qu’elle avait mis ses souliers et sa robe de laine noire, nous allions tous les trois nous promener dans les orges, cueillir des coquelicots, ou bien nous asseoir, les jambes pendantes, sous les châtaigniers, au bord du ravin où l’eau sanglote ; car ça plaisait à l’enfant aveugle d’entendre au moins chanter l’eau, tomber les châtaignes oubliées aux branches sur l’herbe au souffle chaud du vent du printemps, ou partir les merles, qui rasaient son visage du vent de leurs ailes en sifflant.

Mais je la trouvais bien quasi aussi avenante les jours ouvriers, quand elle n’avait ni sa robe des dimanches, ni ses souliers d’été, ni ses sabots d’hiver, ni ses cheveux lissés et bien relevés derrière son cou par son ruban de velours rouge ; son sarrau de laine de mouton noir tissé par elle pendant l’hiver avec la navette, serré autour de sa taille par une agrafe de corne, et qui lui tombait à gros plis jusqu’aux chevilles du pied ; sa chemise de toile de chanvre à courtes manches relevées jusqu’aux coudes, bouffante sur sa poitrine et attachée sous le menton par deux cordons noués sur le sein ; ses cheveux pendants tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre ; ses pieds nus, quelquefois roses de froid, souvent poudrés de sable et toujours lavés de la rosée des herbes ; ses yeux baissés avec l’ombre de ses longs cils sur la peau ; le visage sérieux, mais les lèvres toujours prêtes à s’ouvrir pour faire reluire ses belles dents, petites, blanches et rangées comme les premières dents des chevreaux. Tantôt le manche d’une pioche sur l’épaule, tantôt un pot de grès sur la tête, rapportant le lait de chèvre à la maison ; tantôt les deux bras tendus et relevés au-dessus de sa tête pour soutenir une gerbe d’herbe plus grosse qu’elle, qu’elle venait de sarcler dans le blé et dans les vignes : les fleurs jaunes, rouges ou bleues, les filaments échappés aux liens lui tombaient sur le front, en lui cachant jusqu’aux yeux. Tantôt un genou en terre devant la maison, trayant les brebis d’une main, pendant que de l’autre elle leur faisait lécher du sel pour les amuser ; enfin, quelque chose qu’elle fît, on ne pouvait pas en ôter ses yeux. Mais quand je l’aimais encore le mieux, monsieur, c’était quand nous allions aux genêts dans la montagne couper des fagots pour l’hiver, et que la mère lui en mettait un sur le dos, long comme un tronc de cerisier avec toutes ses feuilles et toutes ses fleurs au bout pour le ravaler en descendant jusqu’à la maison. Vous eussiez dit, en voyant ce visage de jeune fille courbé sous le poids de ce long rameau qui balayait la terre à dix pas derrière elle, en bruissant et en semant ses grappes effeuillées sur sa trace, qu’une fée s’était tout à coup levée de terre pour emporter le tapis du champ où elle avait dormi la nuit ; ou bien vous auriez cru voir un de ces beaux paons que vous avez dans votre jardin, à visage de femme, traînant et déroulant au soleil une longue queue verte avec ses yeux bleus et jaunes qu’il aurait semés sur l’herbe derrière lui.

» Mais elle était bien jolie aussi l’hiver, quand elle allumait les fagots le soir, à la veillée, dans l’âtre, agenouillée devant le gros chenet de cuivre, et que, la flamme des genêts lui colorant tout à coup son visage pâle, ses joues devenaient toutes roses et toutes transparentes, et qu’on voyait la flamme à travers, tellement qu’on croyait s’y chauffer les yeux comme à un charbon.

» Et ce qui plaisait en elle, monsieur, ce n’était pas tant cette bonne grâce reluisant dans toute sa figure et dans tout son corps, que sa douceur, son obéissance, sa complaisance envers tout le monde, et sa timidité, qui la rendait l’esclave volontaire de tous ceux qui avaient un service à lui demander dans la maison ou dans le champ. Nous l’aimions tous, monsieur, mais les bêtes l’aimaient au moins autant que nous.

» Il fallait voir, quand elle ouvrait la porte le matin pour aller à la fontaine, les poules, les pigeons, jusqu’aux moineaux et aux hirondelles, se réjouir, secouer leurs plumes, s’élancer les uns du toit, les autres des branches des arbres, ceux-ci du perchoir, ceux-là du colombier, pour voler autour d’elle, comme s’ils n’avaient reconnu le jour qu’en la voyant. Il fallait voir surtout les moutons et les chèvres, les agneaux et les chevreaux sortir de l’étable quand elle levait le loquet, enfoncer leurs têtes et leurs cornes dans son tablier, se dresser tout droits contre elle avec leurs pieds sur ses bras ou sur ses épaules, et se disputer une caresse de ses mains, un mot de sa bouche, un brin de ses cheveux à flairer ou à mordre, avant même de penser à se répandre dans les bruyères. Quand ils étaient bien loin, bien loin seuls, sur la crête avec le chien, nous avions beau les rappeler, ils ne venaient pas ; mais s’ils entendaient sa voix à elle, vous les auriez vus tous quitter branches de ronces, ou serpolet, ou trèfles en fleur, et se précipiter en bondissant du haut de la montagne, comme des boules de neige qui auraient roulé jusqu’à ses pieds.

» Pourtant celui de tous qui l’aimait le plus alors et qu’elle paraissait aussi aimer davantage à cause de son malheur, c’était mon frère Gratien. Depuis que ma mère avait recueilli Denise à la maison, ce pauvre enfant ne l’avait plus quittée, comme si le bon Dieu lui avait rendu la lumière en elle. Denise, de son côté, par suite de cette tendresse de cœur qu’elle avait en elle, s’était attachée à lui par tout le besoin qu’il avait continuellement de ses services et de sa compagnie. Elle était, quoique enfant, comme ces mères de plusieurs enfants qui paraissent n’avoir un cœur et des yeux que pour le plus faible et le plus infirme. C’est encore une bonté de Dieu qui met souvent un contre-poids de bien là où il a mis un poids de mal. Ma mère avait dit à Denise en la prenant à la maison : « Tu auras soin de ton cousin l’aveugle, tu le désennuieras à la maison, tu le mèneras aux champs avec toi, tu lui apprendras le nom des bêtes, tu le remettras dans son sentier quand il se trompera de mur, tu le retourneras devant son sillon quand il voudra piocher ou semarder l’enclos avec nous, tu iras lui chercher une poignée de chanvre au grenier quand il aura fini de tiller la sienne. » Denise avait fait ce qu’on lui avait dit, d’abord, toute jeune, par obéissance, et puis, plus âgée, par bon naturel. Ils avaient l’air, lui et elle, de deux jumeaux qui ne se seraient jamais quittés depuis le ventre de la mère.

» Gratien ne pouvait pas plus se passer d’elle, qu’elle de lui. Quand elle sortait le matin à peine vêtue pour traire les brebis et les chèvres, il sortait sur ses pas et il s’asseyait sur le banc de pierre, en face du soleil levant, que j’avais taillé, en m’amusant les dimanches, dans le bloc de roche grise à côté de la porte. Il lui disait : « Denise, qu’est-ce qu’on voit dans le ciel et dans la vallée ? y a-t-il du brouillard sur les prés de Bourg-Villain ? Les fenêtres du château de Saint-Point sont-elles fermées sur le grand balcon ? » Ou bien : « Voit-on le monsieur qui marche dans les allées avec un livre dans la main, comme autrefois quand j’y voyais clair ? Y a-t-il des vaches blanches et grasses sur les vergers en pente, derrière les jardins ? Y a-t-il des nuées roses ou grises autour du soleil ? Y a-t-il bien des fumées bleues montant des toits des maisons et se dispersant sur les champs en herbe comme des volées de pigeons rabattus par le vent ? Les mauves et les bouillons-blancs sont-ils en fleur ? Les cerises sont-elles nouées sur les griottiers ? Les épines ont-elles neigé cette nuit sous les buissons ? Les noisetiers ont-ils leurs chatons velus comme le dos des chenilles vertes ? Le lilas a-t-il ouvert ses grappes suspendues et ses branches comme des raisins en fleur ? Les agneaux ont-ils toutes leurs dents et commencent-ils à quitter les mères et à brouter la mousse tendre ? Dis-moi donc si le dernier chevreau a des taches noires des deux côtés des yeux comme sa mère en avait de mon temps, et s’il commence à peler l’écorce des jeunes saules avec ses cornes naissantes. »

» Et Denise ne se lassait pas de répondre à tout cela oui et non, si et mais, et toujours avec bonne grâce dans la voix et dans le son des paroles, et d’y ajouter tous les petits détails de formes des objets, de lumière dans le ciel, de couleurs sur la montagne et de caractère des animaux qu’elle pensait pouvoir intéresser l’enfant. Et puis elle affectait d’avoir toujours besoin de lui pour toute chose, et de l’employer sans cesse à ceci ou à cela dans son ouvrage. Tantôt elle lui faisait tenir les chèvres par les cornes, pendant qu’elle les trayait ; tantôt les moutons couchés à terre, pendant qu’elle tondait leur laine ; tantôt les corbeilles sous les châtaigniers, pendant qu’elle ramassait les châtaignes tombées sous la gaule ou sous le vent ; tantôt sa pioche, son sarcloir et son râteau, pendant qu’elle montait aux prés devant lui en filant sa quenouille et en le guidant de la voix ou de la main pour qu’il ne manquât pas le pont de planches ou le gué du ruisseau. Elle lui mettait alors le bout de son tablier dans la main, comme une vraie mère fait à ses petits enfants avant qu’ils marchent seuls. Quand on travaillait la terre avant les semailles, elle lui donnait une pioche et le plaçait au bas du champ, à côté d’elle pour qu’il crût faire aussi son petit ouvrage avec les autres. Et quand il allait trop à droite ou à gauche dans son ornière, elle le prenait doucement par le coude et le remettait en ligne avec nous. Et, si cette partie du champ était mal retournée, s’il y laissait involontairement des mottes d’herbe ou des pierres, elle ne lui en disait rien, pour ne pas l’affliger, et le lendemain elle repassait elle-même l’ouvrage de mon frère. Au contraire même de lui dire que son travail ne servait à rien, elle l’encourageait comme si c’eût été un bon ouvrier ; elle lui disait : « Entre ton ouvrage et le mien, il n’y a pas de différence, Gratien. » Et elle ne mentait pas, monsieur, car c’était bien elle qui faisait pour les deux.

» Elle avait toujours soin, soit aux champs, soit à la maison, de se tenir à portée de lui pour l’aider en toute chose, lui couper son pain, lui tendre sa tasse, lui remplir son verre, lui faire sa place sur le banc. Quand elle était seule avec lui, on aurait dit, monsieur, qu’elle pensait tout haut pour le mettre de moitié dans sa vie. Il n’y avait pas un lézard dans son trou, une hirondelle sur son nid, une feuille de la treille sur le mur, une mouche sur la vitre, un insecte sur la feuille, une étincelle dans le foyer, qu’elle ne le lui dît, afin que le temps ne lui durât pas, au pauvre affligé, et qu’il crût voir véritablement par ses propres yeux en dedans tout ce qu’elle lui faisait voir ainsi en dehors par sa voix. Aussi il ne s’apercevait véritablement plus du tout qu’il était aveugle quand elle était là, et elle y était tout le jour ; seulement, monsieur, sa vue n’était pas perdue, elle était transposée de lui en elle. Elle était ses yeux, elle était son sens voyant et vivant dans un autre être que lui, et aussi cher, plus cher peut-être que s’il eût été en lui-même. Aussi je crois bien que si on lui avait dit : « Que veux-tu, Gratien, qu’on te rende les yeux ou qu’on t’ôte Denise ? » il aurait répondu : « Gardez mes yeux, j’aime mieux voir par elle que par moi. Je vois aussi bien, et j’ai sa voix et sa compagnie par-dessus. »

» Aussi fallait-il voir comme la voix de Denise le faisait aller, venir, se tourner, se lever, se baisser, s’asseoir, marcher, suivre ou s’arrêter comme par un ressort intérieur qui aurait reçu son mouvement du même doigt en elle et en lui. Et il faut être juste, monsieur, l’habitude de parler amicalement et doucement, avec compatissance, à cet affligé, avait donné à la voix de Denise, dès son enfance, un son, une amitié, une tendresse, un tremblement doux et retentissant au cœur que je n’ai jamais entendu dans une seconde voix de fille ou de femme pendant ma vie. C’était comme le tintement gai et triste à la fois de la cloche de Saint-Point, quand elle a fini son carillon au baptême des enfants, et qu’elle se perd en montant du fond de la vallée et en faisant légèrement frissonner les feuilles de frêne jusqu’ici. Encore la cloche de l’église n’a pas de cœur au fond de sa musique ; mais au fond de chaque parole de Denise il y avait comme un battement sonore de son cœur qui vivait, qui sentait et qui chantait dans la voix. Je pense que les anges gardiens dont on parle au village ont une parole à peu près comme ça quand ils parlent aux petits enfants endormis dans les berceaux, ou aux pauvres agonisants dans leurs derniers rêves aux portes du paradis.

» Quelquefois Gratien, après qu’elle lui avait dit toutes choses autour d’elle et de lui, et qu’il avait l’air de réfléchir sur tous les objets qu’elle lui avait décrits, disait à Denise : « Mais toi, Denise, dis-moi à présent comment tu es. Je t’ai bien vue quand j’avais mes yeux et que tu venais, pendue au tablier de ta mère, apporter la soupe à ton père qui aiguisait les pioches, les faux et les serpes devant les maisons. Mais, depuis, je ne sais plus comment tu es faite, et, hormis ta voix et ta main douce, je ne connais rien de ton visage à présent. Je voudrais pourtant bien me le représenter. Aussi, vois-tu, ça me tourmente l’esprit, de ne pas te voir comme je t’entends ; car pour tout le reste ça m’est égal, je le vois assez par tes yeux. »

» Et alors, monsieur, pour badiner et pour le contrarier un moment en passant le temps, Denise lui disait : « J’ai les cheveux rouges comme le poil de l’écureuil que nous avions pris sur le nid, dans la sapinette, quand j’étais enfant. J’ai les yeux pas plus grands que ces petites fleurs qui regardent sous l’herbe, dans les buissons ; ils sont gris et sombres comme l’eau du ravin quand elle est à l’ombre et que les feuilles mortes commencent à y tomber. J’ai la peau du visage toute marquée de taches de rousseur et toute brunie par le soleil. J’ai ceci, j’ai cela, et puis ceci et puis cela encore, » jusqu’à faire d’elle une laide image au pauvre garçon, en se mettant les mains sur les lèvres pour qu’il ne l’entendît pas sourire tout bas.

» Mais lui disait : « Ça n’est pas possible, tu es une trompeuse ! Ta voix et la peau de tes mains ne disent pas ce visage-là. Tu veux m’attraper ou tu veux rire, Denise ; ça n’est pas bien ; tu sais qu’il ne faut pas badiner avec les aveugles, parce qu’ils ne peuvent pas voir si on dit vrai ou faux. » Puis, se tournant de mon côté en entendant rire la jeune fille : « Dis-moi, Claude, comment elle est. » Et alors je lui disais : « Elle a les cheveux de la couleur des feuilles mortes quand le vent les fait miroiter au bout des branches, au mois d’octobre, après les gelées ; elle a les yeux brillants comme des morceaux de vitres du château, quand le soleil du matin les traverse pour entrer dans les chambres pleines de choses qui reluisent et qu’on ne peut pas regarder sans s’aveugler ; elle a la peau vermeille et changeante comme les pommes d’été que notre oncle le coquetier allait vendre dans les villages, et que nous ramassions pour jouer sur la porte, quand il en roulait une de ses paniers. Elle est grande comme la porte de la maison, sous laquelle elle est obligée de baisser un peu la tête quand elle entre ou sort pour son ouvrage. Elle a les pieds et les mains aussi polis et aussi blancs que les cailloux de notre fontaine ; elle marche, pieds nus, aussi fièrement et aussi gracieusement qu’une dame qui traverse une église et qu’on regarde passer dans ses beaux souliers. Elle a le cou élancé, rond et mouvant comme celui des pigeons quand ils se becquètent les ailes sur le toit. Elle a les lèvres comme des feuilles d’œillet, et les dents comme des pépins de pommes avant qu’elles soient mûres. Elle a l’air doux comme notre mère, fidèle comme notre chien quand il nous regarde. »

» Alors elle devenait toute rouge de honte ou de plaisir, monsieur, sans savoir de quoi ; car pour de la vanité, elle n’en avait pas plus qu’un oiseau qui se peigne au soleil pour faire reluire ses plumes, et elle se cachait le visage dans les deux mains pour rire. Et Gratien lui disait : « Méchante ! pourquoi veux-tu m’attraper ? Ce n’est pas l’embarras, pourtant, j’aimerais autant que tu fusses bien laide, parce que les garçons de Saint-Point ne te regarderaient pas quand tu vas à la fête, et que tu ne quitterais pas les Huttes pour te marier un jour en bas. »

» Et il devenait sérieux, et nous parlions tous trois d’autre chose.