Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/10

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Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 498-515).

CHAPITRE X


J’aimais ce pauvre homme, et ce pauvre homme m’aimait, bien que si inférieur à lui en philosophie, en sentiment des choses surnaturelles, en détachement, en résignation, et bien que plongé dans ce courant des pensées humaines au-dessus desquelles il rayonnait, sans s’en douter, comme une âme au-dessus du brouillard. Il y avait cependant quelque chose de commun entre nous deux : le sentiment de Dieu à travers la nature. C’était là l’aimant qui m’attirait vers les Huttes et qui faisait supporter mes longues visites à Claude. Je remontai vers sa retraite huit jours après.

Je le trouvai occupé à rappeler un essaim de ses ruches. L’essaim s’en allait en tourbillonnant dans l’air limpide au-dessus de sa tête, cherchant à la fois à fuir et à rester dans l’enclos. Il semblait combattre entre deux instincts contraires : l’un de liberté, l’autre de regret. Claude prit l’essaim à deux mains quand il fut posé sur un prunier, et il le logea sans être piqué dans le tronc creusé d’un sapin qu’il avait préparé à ses mouches.

« Voilà une nouvelle famille qui m’est venue cette semaine, monsieur, me dit-il. Elle n’est pas venue sans que quelqu’un l’ait appelée et lui ait dit l’heure. Voyez, ajouta-t-il en me montrant une vingtaine de plantes de sainfoin en fleur : la table était mise pour tous ces invités à la noce du bon Dieu, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.

» — Et la maison aussi, lui dis-je en lui montrant le tronc d’arbre creusé et dressé par lui sur deux pierres. Mais comment, Claude, retirez-vous votre visage intact et vos mains sauves de cette nuée d’aiguillons volants qui me perceraient, moi, de mille et mille dards ?

» — Eh ! c’est qu’elles me connaissent de mère en filles, de ruches en essaims, et même avant que de sortir au soleil pour la première fois. Il paraît que leur mère ou bien Dieu leur dit d’avance : « Ne faites pas de mal à celui qui vous veut du bien. » On croit que ça n’a pas d’éducation, les bêtes ; on se trompe, allez. Pourquoi donc est-ce que les volées de corneilles se laissent approcher par celui qui porte un soc de charrue luisant sur l’épaule, et se sauvent de celui qui porte un fusil sous le bras ? Est-ce que vous croyez que leurs père et mère ne leur ont pas appris ce que c’était que la poudre ? Et les petits poissons, monsieur, je me suis bien souvent amusé les dimanches, quand j’étais petit, à en prendre, au bord du ruisseau, avec la main, à les mettre dans mon chapeau et à les verser bien loin, bien loin sur l’herbe. Eh bien, quoique si loin du lit du ruisseau, et quoique la hauteur de l’herbe leur cachât la vue de l’eau, ils y retournaient tous d’eux-mêmes sans se tromper de route, monsieur. Comment l’auraient-ils fait si on ne le leur avait pas appris en sortant des œufs ? »

Nous causâmes longtemps ainsi de ces phénomènes de l’intelligence des animaux, puis je donnai un tour insensiblement plus sérieux à la conversation. Il s’y prêtait, car il sentait bien que ce n’était pas tant la curiosité humaine qui m’amenait près de lui que la curiosité divine, c’est-à-dire le bonheur de parler de Dieu.

Tel était l’aimant entre cet homme et moi. Je n’en détachais pas aisément ma pensée. Quand, du fond de mon jardin ou des hauteurs de mes bois situés sur l’autre revers de la vallée, j’entendais dans le silence du milieu du jour retentir le coup de marteau régulier du tailleur de pierre, mon oreille écoutait ce bruit comme un bourdonnement de plus d’un pauvre insecte appelé homme qui creuse le rocher, qui sonde la terre, qui perce le ciel pour y chercher ce qui l’appelle sans cesse et ce qui lui échappe éternellement ici-bas, son Dieu ! Je me disais : « Chaque coup de ciseau de cet homme est aussi un coup de sa pensée dans ses tempes pour les élargir à la proportion de la grande idée dont il est malade. » Je me demandais à moi-même consciencieusement, à moi qui ai usé ma langue sous mon palais et mes yeux sous mes paupières à lire, à écrire et à parler de ce Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues, quelles pouvaient être les notions que cette âme inculte avait pu concevoir à elle seule du souverain Être.

J’étais donc naturellement porté, quand je me retrouvais avec lui, à faire revenir l’entretien sur ce sujet. D’ailleurs, je voyais que c’était la pente aussi de son âme débordante de piété instinctive, et que, pour peu qu’on l’y inclinât, elle y versait. Je m’assis donc à la même place où j’avais parlé avec lui de Denise, et, quand il eut fini de mettre sa ruche d’aplomb sur ses cales, il revint s’y asseoir lui-même à une certaine distance en face de moi ; car, bien que Claude fût confiant et simple dans son attitude et dans son langage, il n’était point familier. Il avait cette convenance naturelle qui commande tous les respects en les observant. Il maintenait ses distances comme un bon fantassin, qui ne doit ni se laisser atteindre par celui qui marche derrière lui, ni marcher lui-même sur le pied de celui qui le devance. Il sentait et il marquait sa place dans la création, comme il sentait et marquait la place des autres. Une décence souveraine et non apprise l’enveloppait d’une naturelle dignité. On voyait qu’il se trouvait petit parmi les hommes, mais qu’il se respectait en Dieu. Voici et peu près notre entretien de ce jour-là.

Moi. — Vous m’avez dit, Claude, il y a huit jours, en me racontant vos peines, que vous aviez un ami dans le sein de qui vous les versiez toutes, et qui les adoucissait un peu pendant votre longue absence des Huttes. Quel était donc cet ami qui vous tenait lieu de votre mère, de Denise, de votre montagne, de votre cœur même que vous y aviez laissé ?

Lui. — Je suis bien hardi, monsieur, peut-être, d’avoir osé me servir de ce nom ; il me le pardonnera ; cet ami, monsieur, c’était le bon Dieu.

Moi. — Et qui est-ce qui vous avait parlé de lui ?

Lui. — Sauf ma mère, quasi personne, monsieur ; mais c’était lui-même qui m’avait toute ma vie parlé dans le cœur.

Moi. — Et qu’est-ce qu’il vous disait ? Et qu’est-ce que vous lui disiez vous-même dans ces rapprochements intérieurs qui vous rendaient si patient envers vous-même et si serviable envers les autres ?

Lui. — Ce qu’il me disait, monsieur, il me serait bien impossible de vous le redire : car Dieu ne parle pas la langue des savants comme vous, ni le patois des simples comme moi. Je ne sais pas comment il se faisait entendre à mon faible esprit ; mais je l’entendais en moi, quand je me retirais du bruit de mes camarades pour l’écouter, comme nous entendons d’ici, monsieur, ce grand murmure général qui monte de la vallée, sans savoir si ce sont les personnes, les voix, les pas, les feuilles, les eaux, les plantes en germant, les oiseaux en chantant, les hommes en respirant qui le font ; mais nous savons que c’est quelque chose qui vit, n’est-ce pas, puisque ça bruit ? Eh bien, ce bruit sourd de la présence du Seigneur dans les créatures et en moi, je l’ai toujours heureusement entendu, comme je vous dis, et je dis heureusement pour moi, monsieur ; car sans cela je me serais pensé mort, j’aurais cru que ma poitrine était une bière où l’on avait enseveli une âme qui vivait encore, avec les vers de terre pour compagnie. Je me serais jeté dans la première carrière que j’aurais rencontrée, pour écraser ma pensée avec ma tête contre les pointes du rocher. Mais, grâce à ce sentiment de la présence de Dieu et à son bruit sourd, mais clair, que j’entendais, surtout quand je n’avais rien à faire, que je rentrais au logement ou que je couchais au chantier sous l’appentis ; grâce à cette bonté qu’il avait et qu’il a toujours eue de me dire quelques paroles douces au cœur, je me suis toujours reconsolé. L’homme est comme un enfant qu’on berce en chantant avec des paroles qu’il ne comprend pas, et qui sourit après avoir pleuré. N’est-il pas vrai, monsieur ? J’étais comme cela. Je n’ai jamais su ce que le bon Dieu me disait ; mais, rien que de l’entendre de si loin, ça me soulageait, ça me soutenait, ça me faisait patienter et espérer. Il paraît, monsieur, que la moindre parole de là-haut dans nous, cela répand, rien que par l’écho de notre poitrine, bien du jour, bien de la compréhension, bien de la croyance et bien de la paix dans notre imbécillité, dans notre brouillard et dans notre trouble. Cela doit être, je pense ; car cette parole qui a fait tout le monde en appelant seulement toutes les créatures les unes après les autres, et en les faisant paraître et répondre rien qu’à la voix, bien qu’elles ne fussent pas encore, jugez donc quelle force cela doit avoir ! Et quand cela daigne se faire entendre à un pauvre ver de terre comme nous, jugez donc comme cela doit le réconforter dans son néant ?

Moi. — Oh ! oui, Claude, je n’en doute pas, vous entendiez en vous l’écho de la parole éternelle, mieux qu’un autre peut-être, tout ignorant que vous êtes, selon les hommes de bruit. Vous n’aviez entre cette parole et vous que le bruit de votre marteau : nous avons celui du monde. Mais enfin, comment connaissiez-vous que Dieu parlait à votre pauvre âme, et à quels signes sentiez-vous qu’il s’entretenait ainsi seul à seul avec vous ?

Lui. — Voilà, monsieur. Il me venait des idées que je n’avais pas conçues de moi-même et que personne ne m’avait dites ; il me montait des chaleurs du cœur qu’aucune main n’avait touché ; il se répandait en moi comme une façon d’ivresse, bien que je n’eusse pas goûté de vin. Alors j’entendais toutes sortes de choses sourdes, impossibles à rendre avec le peu de mots que ma mère m’a appris en venant au monde. Je ne sais pas en quelles paroles ça disait, mais ça me disait : « Je suis, je vis, je dure, je crée, je vois, j’écoute, j’aime, je console, je viens, et tout vient à moi, et tout ce qui a commencé en moi finit en moi ! Et, quand tout ce qui a commencé en moi se sera refondu avec moi, tout sera puissant, heureux et éternel par moi et avec moi ! Et je ne suis ni grand ni petit, car je suis tout pour toute chose et pour toute créature ! Et je ne méprise rien, et je ne mesure rien ; et il n’y a devant moi ni chose petite ni chose grande : car le grand ou le petit, ça n’existe pas pour moi qui suis sans mesure ! Et je suis ton père, comme je suis le père du soleil qui est sur ta tête ! Et je suis ta mère, comme je suis la mère des étoiles qui sont au fond de ton firmament ! Et je suis ton juge, comme je suis le juge de tout ce qui accomplit ou transgresse mes lois en intention ! Et je suis ton ami, comme je suis l’ami de tout ce qui est sorti de ma propre vie pour vivre ! Et je suis ton consolateur, car c’est par ma volonté et pour ma volonté que tu souffres ! Et tu peux me parler comme à un confident, car je t’entends sans que tu parles ! Et je suis en haut et je suis en bas, et je suis avant et je suis après, et je suis la mer où tu peux tout jeter de tes désirs, de tes peines, de tes espérances, sans crainte de ne pas retrouver une de tes respirations, une de tes gouttes de sueur, une de tes larmes : car je rends tout, je suis le ciel de tout, le fond de tout, le bord de tout, je suis tout, et rien ne peut fuir de moi, excepté dans le néant, et le néant, c’est un mot des hommes bornés ! il n’y a pas de néant ! je le remplis ! Mon vrai nom, c’est vie. » Et mille comme cela, monsieur, que j’écoutais et que je croyais un peu comprendre, bien qu’elles fussent tant au-dessus de ma compréhension. Et, après que cette parole m’avait remué un moment comme le battant de la cloche remue l’air en y donnant un coup de marteau avant d’y répandre la musique de l’Angelus à travers les feuilles que cette musique fait frissonner en passant ; après, disais-je, monsieur, que cette parole m’avait remué un moment, elle répandait en moi une musique, une paix, une lumière, tellement qu’on aurait dit, tant je me sentais bien, qu’on avait descendu une étoile du ciel pour m’éclairer l’esprit en dedans, ou qu’une main avait accordé toutes les cordes de mon cœur, de ma tête et de mon corps, comme l’organiste accorde ses fils de laiton et ses tuyaux, de manière que je devenais moi-même un instrument qui chantait juste et sur lequel les mains de Dieu pouvaient quasiment jouer en moi ! C’étaient de doux moments à travers mes peines, monsieur : ça me faisait quelquefois pleurer des yeux du corps ; mais ça me séchait bien les yeux de l’âme, quand la mémoire de Denise pleurait trop dans mon pauvre cœur. Et puis je m’habituai ainsi à prier sans fin.

Moi. — Vous croyez donc que le Seigneur est comme un homme qui ne sait pas ce qu’il veut et qui se laisse fléchir d’un côté ou de l’autre par la prière, par les larmes du dernier qui parle ?

Lui. — Oh ! non, monsieur ; mais je crois que le bon Dieu, en nous créant pour faire sa volonté, a prévu que nous aurions besoin de ceci, de cela, pendant notre passage sur la terre ou ailleurs, et qu’il a lui-même donné à ses pauvres créatures l’instinct de lui demander ce que nous désirons, ne fût-ce que pour nous maintenir en adoration, en désir et en reconnaissance, perpétuellement devant lui. Il fait ce qu’il veut ; mais, nous autres, nous faisons ce qu’il nous inspire en le priant. Demander et recevoir, est-ce que ce n’est pas tout l’homme, monsieur ? Pourquoi donc, nous qui demandons tout à ceux qui ont si peu à donner, ne demanderions-nous pas sans cesse à celui qui à tout ? Je sais bien qu’on dit : « Mais toute volonté du bon Dieu est éternelle et immuable comme lui-même ; donc c’est inutile de chercher à la changer par la prière. » Mais moi, je pense qu’il a prévu de toute éternité que nous lui demanderions par la prière telle ou telle grâce, et qu’il l’a aussi accordée d’avance de toute éternité à la prière que nous lui ferions, de manière que ce changement soi-disant de sa volonté n’en est au fond que l’accomplissement éternel. Je me dis quelquefois : « Le seigneur est semblable à l’architecte d’un dôme de fer comme j’en ai vu, qui laisse du jeu entre les matériaux qui forment sa charpente, afin que le fer s’allonge ou se raccourcisse librement, selon les saisons, sans que ça rompe son mécanisme. » Ce jeu de l’architecte de là-haut, monsieur, qui laisse son effet à sa volonté immuable, en laissant son effet à l’invocation des hommes, je me figure que c’est la prière. C’est bien bête, n’est-ce pas ? Mais, que voulez-vous ? nous sommes tous bêtes quand nous parlons du bon Dieu. D’ailleurs, continua-t-il, quand même cela serait inutile, c’est égal, c’est toujours si consolant de parler là-haut !

Moi. — Et quelles prières lui faisiez-vous le plus souvent, Claude ?

Lui. — Oh ! je me rappellerais plutôt, monsieur, l’impression de tous les souffles qui ont traversé mes lèvres depuis que je respire, que les mots et les sons de toutes les prières que je lui ai adressées ; car il en est bien, sans mentir, sorti de mon cœur à peu près autant qu’il est sorti de souffles de ma respiration. Tenez, mon cœur en est devenu gros de soupirs. D’abord, je savais la prière que ma mère m’avait apprise par cœur quand j’étais petit, la prière de Jésus-Christ, qu’il laissa aux hommes comme une langue qu’on entendait là-haut : « Notre Père, qui êtes au ciel ! » vous savez ? Il y a à peu près là tout ce qu’on peut demander. C’est comme un gros son dans la poche, contre lequel on vous donne partout un morceau de pain.

Moi. — Mais chacun doit se faire sa prière à soi-même, Claude, car les besoins de l’un ne sont pas ceux de l’autre. Quelles prières faisiez-vous le plus habituellement pour vous ?

Lui. — Oh ! c’était aussi différent que le jour est différent de la nuit ; c’était selon l’heure, le vent, le soleil, la pluie, selon l’impression que je ressentais en moi de toutes choses ; c’était plutôt une conversation qu’une prière : je respirais tout haut, voilà tout.

Moi. — Et que demandiez-vous le plus souvent dans vos prières ?

Lui. — Ah ! monsieur, vous le savez bien sans que je vous le dise : je demandais d’abord le pain et la paix du cœur pour ma mère, mon frère, ma sœur et pour Denise ; que le bon Dieu les visitât aux Huttes nuit et jour, et qu’il répandît une bénédiction sur chacun de leurs jours ! Surtout qu’ils n’eussent pas de chagrin à cause de moi.

Moi. — Et pour vous, qu’est-ce que vous demandiez ?

Lui. — Oh ! pour moi, pas grand-chose ; il me faut si peu ! Je demandais seulement de vivre en rendant service aux plus malheureux que moi, de passer mon temps honnêtement dans l’état où Dieu m’avait mis sur cette terre, et d’être réuni après avec Denise dans son sein, pour l’aimer et pour nous aimer sans fin. Quant à tout le reste, cela m’était bien égal ; un Dieu, un amour, une éternité, cela suffisait bien à un pauvre paysan comme moi. Je n’ai jamais eu l’ambition de la richesse, ni de la science, ni de commander aux autres. Je ne me suis jamais senti que le besoin d’aimer et de rendre heureux, selon mes forces, autour de moi.

Moi. — Vous dites que vous n’avez jamais eu l’ambition de la science ; cependant cet Être, auquel vous avez pensé depuis que vous êtes né, est la science suprême. Est-ce que vous n’avez jamais cherché à entendre parler de lui par de plus savants que vous ; à savoir les différents noms qu’on lui a donnés dans les différents âges de la terre, dans les différentes langues et dans les différents cultes ? En un mot, vous qui étiez tout amour et tout prière devant notre souverain Maître à tous, ne lui récitiez-vous pas aussi un acte de foi en lui, un Credo, comme on dit en latin à l’église ? Et quel était ce Credo, que vous vous étiez sans doute fait à vous-même par votre perpétuelle adoration ?

Lui. — Oh ! monsieur, mon Credo, il n’était pas long ! Il consistait en peu de paroles : « Vous êtes avant tout, vous êtes partout et vous serez après tout. Je sors de vous, je serai appelé à vous, je ne puis rien savoir hors de vous. Je désire croire de vous ce qu’il vous plaira de m’en faire connaître, je ne puis pas avoir le regard plus long que les yeux. C’est à vous d’y peindre votre image comme vous voulez que je l’adore ! Mon esprit est petit ; j’aurai beau l’étendre, vous le déborderez toujours ! Faites-moi croire vous-même ce que vous voudrez ! » La bête du bon Dieu que vous voyez là, et qui s’épanouit des ailes sur cette mousse, ne peut pas faire son Credo au soleil ; elle ne peut pas lui dire : « Tes rayons sont ceci ou cela ; mais elle lui dit : « Je sens que tu me chauffes et je te bénis ! » J’étais aussi simple que cette bête du bon Dieu, monsieur, et mon Credo était, je pense, à proportion de l’homme à l’insecte, comme le sien.

Moi. — Mais est-ce que personne ne vous parlait de ce Dieu que vous aimiez tant, et ne vous enseignait-on pas à l’adorer et à le servir ?

Lui. — Non, monsieur ; il n’y avait pas d’églises ouvertes et de prêtres payés par la république en ce temps-là. Tout le monde croyait ce qu’il voulait ; on adorait le bon Dieu à sa fantaisie. Il y en avait même qui ne l’adoraient pas du tout, parce qu’ils disaient que les prêtres s’étaient entendus avec les rois ou les chefs pour les mettre dans leur parti, et pour posséder ainsi la terre en son nom. « Et quand ça serait, que je leur disais, est-ce une raison pour renier votre père, parce qu’on lui a donné un autre nom que le sien, ou parce qu’on aura fait un faux en son nom ? » Ces hommes, qu’on appelait des athées, me faisaient bien de la compassion, croyez-le. Il me semblait qu’ils étaient plus privés de vue dans leur âme que mon frère Gratien dans les yeux. Je les évitais tant que je pouvais et je priais pour eux en particulier, comme pour des créatures plus malheureuses que les autres. Au contraire, je me sentais attiré vers ceux qui avaient une religion, et qui se mettaient à genoux devant quelque chose, pourvu que ce fût de bon cœur et de bonne foi, parce que je me disais à moi-même : Ceux-là ont deux yeux de dedans comme moi ; ils voient le bon Dieu sous une figure ou sous une autre ; ils cherchent à le voir, à le connaître et à l’adorer, du moins ! Ça leur fait honneur et ça les rend bons ; car on peut bien être faible, mais on ne peut pas être méchant quand on se croit en présence de la suprême bonté. » Je fus content, sans savoir de quoi, quand on rouvrit les temples, et que la nation reconnut un Dieu et tous les cultes qu’on voudrait librement lui rendre. « Ah ! que je me dis, voilà un peuple ; auparavant nous n’étions qu’un troupeau. »

Moi. — Et vous étiez-vous donc fait une religion à vous-même, alors, pour honorer et servir Dieu avec ceux-ci ou avec ceux-là, dans une église, dans un temple ou dans une association de frères s’entendant entre eux pour rendre hommage et obéissance au souverain Maître ?

Lui. — Non, monsieur, je ne m’en étais pas fait encore en ce temps-là, ni avec moi-même ni avec les autres ; je priais et je servais tout seul, selon mon idée, parce que, voyez-vous, j’allais continuellement de chantier en chantier, de ville en ville, d’un pays à un autre, et que je fréquentais toute espèce de société parmi mes pareils, qui avaient toute espèce de religion, ici philosophes, ici catholiques, ici protestants, ici rien du tout. Chacun disait ses raisons et maudissait les autres. Je n’étais pas capable de juger entre eux. Seulement, je me disais en moi-même : Quel malheur et quelle honte que tous ces gens-là se repoussent ainsi les uns les autres au nom de leur père à tous ! Et quel crime et quelle impiété qu’ils invoquent tous les gendarmes, les bourreaux, les échafauds, pour emprisonner, torturer, tuer ceux qui ne voient pas le ciel de la même couleur qu’eux ! Si quelqu’un est véritablement du bon Dieu parmi eux, c’est bien sûr le plus miséricordieux. » Je n’avais donc pas d’autre catéchisme alors, monsieur, que celui-là pour m’éclairer à travers toutes ces religions que je traversais de contrée en contrée : « Adore et prie avec tout le monde, et ne crois qu’avec toi-même. » Car c’est toujours bon d’adorer et de prier avec les hommes ; mais quelquefois c’est mauvais de croire comme eux quand ils croient des choses contre nature, contre la grandeur et contre la bonté de Dieu ! « En un mot, que je me disais, laisse dire ceux-ci et ceux-là, sans te disputer avec eux sur ce que tu ne sais pas, ni eux non plus. Crois avec tous ce qui est bien, et ne crois avec personne ce qui est mal ! » Voilà le catéchisme d’un pauvre homme que je m’étais fait, monsieur. Et si vous me dites : « Mais qui est-ce qui t’apprenait à distinguer ce qui était bien de ce qui était mal ? » Ah ! dame, monsieur, je ne saurais pas trop quoi vous répondre. C’était une voix en dedans de moi que je ne faisais pas parler, mais qui parlait de soi-même pour dire oui ou non, sans réplique. C’est cette voix que les savants appellent conscience, et que nous autres, pauvres gens, nous appelons le gros bon sens. Ça ne dispute pas, mais ça ne se trompe pas pourtant ; ça ne sait rien dire, mais ça sait tout juger, voyez-vous ! Il faut bien un dernier mot au fond de l’homme, monsieur, quand il débat avec lui-même et qu’il ne sait pas à qui entendre. Eh bien, cette conscience, c’est le dernier mot ! Et ce dernier mot de tout, c’est Dieu qui l’a écrit en nous, comme on écrit la route de temps en temps, sur les poteaux du chemin, pour qu’on ne se trompe pas de route. Il y avait, par exemple, un vieux tailleur de pierre, Hongrois de nation, qui avait travaillé à je ne sais pas combien d’églises, de temples, de chapelles, de minarets, de mosquées, de pagodes, de pyramides dans toute la terre, depuis un pays qu’il appelait l’Inde, jusqu’à l’Égypte, la Turquie, la Hongrie, l’Allemagne, Rome et Strasbourg. Il n’y avait pas de dieu pour lequel il n’eût taillé une pierre, de sorte qu’il était bien sûr, comme il le disait parfois en riant, d’avoir un ami partout dans le paradis. Il m’avait pris en amitié à cause de ma jeunesse, de mon ignorance et de ma bonne conduite, qui me faisait rechercher plutôt les vieux que les jeunes parmi les compagnons, parce qu’il y a toujours plus de sucre dans le fruit mûr que dans le fruit vert. Il savait lire, et moi non. Il avait la complaisance de me lire le dimanche ses livres de prières et d’anciennes histoires des premiers temps, que j’écoutais avec un plaisir et avec un étonnement toujours nouveaux. Il y avait de ces histoires qui faisaient adorer les bontés de Dieu et qui faisaient pleurer d’attendrissement sur les aventures de pauvres familles comme les nôtres. Il y en avait d’autres qui faisaient lever les épaules, parce qu’elles racontaient des quantités de dieux, des mariages de dieux avec les filles de la terre, des tromperies, des méchancetés de tel ou tel dieu faisant des ruses, des malices, des noirceurs aux hommes. Ces livres, qui venaient de l’Inde, de l’Arabie, de la Grèce, de je ne sais où, me faisaient penser et repenser à ces tas de mensonges mêlés à ces tas de vérités que le bon Dieu a permis qui fussent jetés ainsi par les anciens devant nous, afin que nous eussions éternellement à chercher ces paillettes d’or dans ces monceaux de sable à la sueur de nos fronts. Je me disais : « C’est donc la volonté divine que l’âme travaille comme le corps à se chercher sa nourriture, puisqu’il n’a pas vanné lui-même le grain, qu’il nous l’a jeté mêlé avec la paille, et que dans ces champs les mieux cultivés il fait pousser autant de mauvaises herbes que d’épis ? » Ça m’étonnait, mais ça ne me scandalisait pas, monsieur ; le bon Dieu est le maître, il sait pourquoi il a fait comme cela : c’est peut-être pour que nous pensions toujours et toujours à lui, avançant vers sa connaissance parfaite un pas après l’autre ; car enfin, si nous étions arrivés à sa connaissance parfaite du premier pas, nous ne marcherions plus, nous ne chercherions plus. Or, vivre, c’est chercher, n’est-ce pas ? Pourtant on trouve quelquefois, à travers les temps, de loin en loin, des vérités et des saintetés qui nourrissent pendant des siècles et des siècles la faim de vérité et de sainteté que Dieu a mise dans les hommes. Ainsi ce vieillard me lisait par aventure des pensées, comme il les appelait, de grands sages anciens inspirés de la sagesse d’en haut plus que les autres. Il y en avait dont j’ai retenu les noms, comme Pythagore, Socrate, Platon, Confucius, Cicéron. Ces hommes-là, monsieur, avaient des pensées sur Dieu qui éclairaient pour ainsi dire toute la nuit de mon esprit, comme la neige tombée du ciel, il y a peut-être plusieurs fois mille ans, là-bas, sur le mont Blanc que vous voyez d’ici, et qui n’a pas plus fondu, éclaire le soir et le matin la plaine encore sombre du plat pays. Mais il y avait surtout un petit livre dont les pages étaient toutes recoquillées et toutes déchirées à force d’avoir été lues et relues par ce vieillard, et dans lequel il me lisait toujours pour finir des sermons si doux qu’il semblait que c’était un frère aîné qui parlait à ses petits frères, et des paraboles si simples, si près de terre, qu’il semblait que c’était une mère qui baissait la branche pour faire cueillir des noisettes à son enfant ! C’était le Nouveau Testament, monsieur, que j’ai bien connu et bien mieux pratiqué encore depuis que j’en ai entendu réciter des pages et tirer des leçons de bonne conduite dans les paroisses. Ah ! que j’aimais cet homme divin, monsieur, qui venait se mêler tout petit au pauvre monde, ne rejeter personne, causer avec les pêcheurs et les jardiniers, tout comme avec les savants, pardonner au nom de Dieu aux femmes méprisées, mais repentantes, jouer avec les petits enfants, enseigner infatigablement son peuple, se sacrifier à la vengeance des prêtres juifs qui le persécutaient parce qu’ils étaient l’ombre et qu’il était la lumière, puis enfin se laisser crucifier par les juges du pays. Pourquoi ? Pour ne pas mentir à son Père qui parlait en lui, et pour acheter au prix de son sang un peu d’adoration plus pure au Créateur. Ah ! quelles belles idées il leur apportait de Dieu sur la montagne ! Comme on sentait que c’était là une parole, un Verbe, comme on dit, un lever de soleil sur l’âme d’un monde où tous les songes d’une longue nuit s’étaient changés en faux dieux ! Comme celui qu’il annonçait était bien le vrai Dieu, le seul Dieu ! Et comme son prophète était bien de lui ! Comme il était bien animé de tout son amour pour sa création ! car il aurait voulu recréer le monde corrompu, plein de mensonges et de faux dieux, en lui redonnant la vie de sa propre vie. Peut-on aimer plus que cela le Créateur et les hommes ? Mourir pour que les hommes adorent plus saintement Dieu ! Mourir pour qu’il luise plus clairement sur le monde ! Quoi de plus ? À la chaleur on connaît le feu. Il faut que celui-là ait eu une bien claire vue de Dieu dans son âme, pour que cette clarté qui le brûlait intérieurement lui ait inspiré un tel sacrifice à son père, pour ses frères et par la main de ses frères ! « Voilà le Verbe de Dieu ! Voilà le fils du père ! Voilà le frère de tous ceux qui sont nés ou qui naîtront de la femme ! me disais-je, quand le vieillard finissait de lire. Aussi, voyez comme une goutte de son sang, en tombant seulement du haut d’une croix sur le sable, a tellement pénétré jusqu’au noyau de la terre, qu’elle en tressaille encore depuis deux mille ans, et que sa parole n’a pas encore fini de retentir, et qu’elle sera mêlée à jamais à toutes les destinées humaines, jusqu’à ce que le nom de Dieu soit achevé sur ce globe de terre et dans ces globes de feu ! » Le vieillard souriait en m’entendant, moi, ignorant, parler comme cela du Nouveau Testament. Il était bien aise de voir ce bon grain fermenter dans mon pauvre esprit. Voilà comment nous parlions en lisant, et je me sentais tout retentissant au dedans de moi, comme une nef d’église vide, où les pierres qui résonnent à la voix du prêtre paraissent répéter par leurs mille échos des paroles saintes. Plus tard je compris mieux ce que me disait le vieillard. En attendant, ses réflexions me calmaient tout en m’étonnant. Ne sachant rien des religions des autres, je me fis à moi-même une règle pour en juger tant bien que mal. Je me dis : « Il y a du vrai et du faux dans tout cela ; il y a de Dieu, il y a des hommes. Comment faire pour séparer ces vérités de ces mensonges, pour connaître que le Seigneur est ici et que l’homme est là ? Mon Dieu ! c’est bien simple, même pour un pauvre homme : il n’y a qu’à voir avec sa conscience où est le bien, où est le mal. Là où est le bien, là est le bon Dieu ; là où est le mal, là est l’homme. La vérité ne peut pas produire le mal, pas plus que la lumière ne peut produire la nuit, ou que la colombe ne peut couver la vipère. La haine, la persécution, le mépris, l’extermination des hommes, rien de cela n’est de Dieu. L’amour du prochain, le support les uns des autres, la compassion, le sacrifice de soi-même, l’adoration d’un seul Dieu d’esprit et de vérité, tout cela est de lui ! et je plaindrai les premiers sans leur vouloir du mal, et je croirai et j’adorerai avec les seconds. » C’est ainsi, monsieur, que dans ma bassesse je tâchais de me faire ma religion à moi-même et de servir mon créateur de mes petits moyens, selon sa volonté. Et c’est alors que je me dis : « Mais ça ne suffit pas de penser à lui et de le prier comme tu fais en te levant, en te couchant et en te reposant à midi, il faut encore lui montrer que tu es un fidèle ouvrier de sa maison, sur terre, que tu veux servir sans gage, rien que pour ton pain, et que ton gage, tu le donneras a ceux qui sont plus faibles, ou plus malades, ou plus nécessiteux que toi. » Et vous ne sauriez croire, monsieur, combien le Seigneur me payait ma journée dans mon cœur mieux que le bourgeois ou l’entrepreneur dans la bourse. Il me semblait que toute la monnaie que je ne prenais pas pour moi ou que je prenais pour la reporter le soir au blessé, au malade, à la femme, aux enfants, au père ou à la mère infirme des compagnons, ça formait toute la nuit dans mon oreille une bourse pleine d’argent et d’or, que le bon Dieu m’aurait versée lui-même dans la main ! Et ça me donnait toujours un nouveau cœur à l’ouvrage. Et quand les camarades me disaient : « Mais si tu ne ramasses rien pour toi, que feras-tu, Claude, dans ta vieillesse ? » Oh ! alors, je répondais : J’ai un frère et une sœur aux Huttes, qui me retireront et qui me nourriront dans mes vieux jours. Voilà pourquoi je n’ai pas besoin de penser à moi : mon père y a pensé. J’ai un petit bien. Je ne veux pas me marier. Sans cela, il faudrait bien que je gagne et que j’économise pour ma femme et mes enfants à mon tour. » Et quand les camarades et les jeunes filles, leurs sœurs, me disaient : « Pourquoi donc que tu ne veux pas te marier, Claude ? Il y en a bien dans le pays qui te prendraient pour ton bon cœur et pour tes deux bras encore ! » Alors, monsieur, je ne répondais rien, je devenais tout rouge ou tout pâle en pensant à Denise, et je m’en allais regarder couler la rivière ou courir les nuages sur les hautes montagnes.

Je revins rêveur au village, n’ayant pas osé, ce jour-là, sonder plus avant dans le cœur du pauvre tailleur de pierre.