Le Tailleur de pierres de Saint-Point/01

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 1-28).


CHAPITRE PREMIER.



I.

Quand on sort de la jolie petite ville de Mâcon en se dirigeant du côté des montagnes où le soleil se couche, on suit d’abord, pendant plusieurs heures, une grande route bordée de vignes, qui monte et descend avec les ondulations du sol comme la route d’un vaisseau sur une mer douce à larges lames. De nombreux villages, aux toits de tuiles rouges et aux murs blanchis par la chaux, et tapissés de pampres au-dessus de la porte, s’élèvent au penchant de tous les coteaux, et fument au fond de toutes les gorges. Des prés les entourent ; les cours sinueux des petites rivières qui abreuvent ces prés sont tracés par des rangées de saules tondus tous les trois ans par la faux. Leur chevelure, flexible au moindre vent qui retourne les feuilles et qui semble les glacer d’argent, est juste assez longue et assez touffue pour donner un peu d’ombre aux enfants gardiens des vaches, et pour prêter un asile, souvent découvert, aux nids des rossignols et des martins-pêcheurs. De lourds clochers en pierre de taille tachés par la pluie, et revêtus de la mousse grisâtre des siècles, dominent ces villages en forme de pyramide allongée. L’œil du voyageur passe continuellement de l’un de ces clochers à l’autre, comme s’il comptait, à droite et à gauche, les bornes d’une voie romaine sur la route de cette populeuse contrée. À l’ombre de ces pyramides à jour, d’où retentit pour chaque habitant, au branle de la cloche, la voix de la naissance ou de la mort, on voit verdir les mauves des cimetières. C’est là seulement que se reposent les laborieux vignerons de ces coteaux, après avoir changé pendant soixante ou quatre-vingts ans leur sueur en vin, pour nourrir leurs femmes et leurs filles. Une certaine gaieté douce court avec les rayons du soleil, avec les rubans moirés des ruisseaux, avec les reflets blancs des chaumières, avec les chants des faneurs et avec le carillon des cloches sur toute cette campagne. Le ciel est doux, la terre sourit, le passant se dit : J’aimerais à vivre là ! et il s’attriste, sans savoir pourquoi, en laissant derrière lui ce gracieux et lumineux paysage.

II.

À mesure qu’on s’avance vers le pied des montagnes, la vigne cesse, les villages deviennent plus rares ; ils finissent par se disséminer en petits hameaux détachés, ou en groupes de deux ou trois chaumières, de loin en loin, sur les pentes escarpées des prés et des rochers tapissés de buis. Quand on est parvenu au faîte de la montagne dite du Bois-Clair, parce que le soleil du matin, en se levant derrière le Jura et le mont Blanc, frappait sans doute de ses premières clartés les hautes branches de son bois de chênes, on se retourne, sans y penser, pour jeter un dernier regard à l’immense scène sur laquelle le rideau noir de la montagne va s’abaisser : le Mâconnais jauni par ses pampres, la Saône glissant comme une longue couleuvre argentée entre ses prés verts, la Bresse toute veloutée de ses moissons et de ses saules, le noir Jura, les Alpes d’or ; et l’on redescend à pente rapide vers l’ancienne ville claustrale de Cluny, abritée comme un nid de hiboux sous les flèches bronzées et muettes des clochers de son abbaye. Mais au pied de la descente du Bois-Clair, la route se bifurque : un de ses rameaux conduit à Cluny à travers des prairies grasses et monotones comme le luxe monacal qui possédait autrefois ces pâturages et ces forêts ; l’autre rameau mène dans les montagnes du Charolais, toutes pleines de bois, d’étangs, de pâturages mélancoliques et de mugissements de troupeaux.

III.

On suit quelque temps cette route déjà pastorale, où l’on ne rencontre que quelques enfants en haillons qui gardent les chèvres ou qui touchent les bœufs le long des buissons. Puis tout à coup les escarpements du Bois-Clair s’adoucissent à votre gauche ; ils font jour a une petite rivière appelée la Vallouze, qui sort d’une gorge verte à vos pieds. Elle semble, par son scintillement et par son balbutiement sur les cailloux, sous les saules, vous engager à pénétrer dans cette gorge et à visiter la mystérieuse vallée tournante dont elle est la première révélation. On se dit : D’où viennent ces eaux, et comment une si étroite gorge a-t-elle un si murmurant écoulement ? Elle s’élargit donc ? elle est donc profonde ? elle a donc des flancs haut-boisés et de rocheux réservoirs des sources qui l’alimentent ? Qui sait ! Peut-être cache-t-elle aussi dans ses détours quelque large bassin où les prairies se déplient, où les forêts pendent, où les mamelons se renflent, où les rochers portent une église, un village, un squelette décharné d’antique château ? Entrons.

Et l’on tourne d’une inflexion de sa main gauche la tête et les pas de son cheval vers le sentier sablonneux au bord de la Vallouze qui entre dans la vallée de Saint-Point.

IV.

Ce qu’il y a de plus beau dans la beauté des formes comme dans la beauté morale des caractères, comme dans la beauté matérielle de la création, c’est ce qu’il y a de plus voilé. Les mystères du corps, du cœur ou de la nature sont les ravissements de l’intelligence, de l’âme ou des yeux. Il semble que Dieu ait jeté une ombre sur ce qu’il a fait de plus délicat ou de plus divin, pour en provoquer le désir par le secret et pour en modérer l’éclat à nos regards, comme il a mis des cils sur nos yeux pour y tempérer l’impression de la lumière, comme il a mis la nuit sur les étoiles pour nous provoquer à les poursuivre de l’œil dans leur océan aérien, à mesurer sa puissance et sa grandeur à ces clous de feu que ses doigts, en touchant la voûte du ciel, ont laissés pour empreinte sur le firmament. Les vallées sont les mystères des paysages. On les pénètre d’autant plus qu’elles cherchent davantage à se recourber, à s’ensevelir, à s’abriter. Telle est l’impression de la vallée de Saint-Point à chaque pas de plus que le voyageur fait pour la découvrir. Plus on la découvre, plus elle s’enfuit.

V.

La vallée de Saint-Point n’est qu’une large fissure que les eaux de quelque déluge, ou les affaissements de quelques fondations du sol, ou les déchirures de quelques secousses du globe ont faite entre deux montagnes qui devaient jadis se toucher. Avec le travail des siècles, les flancs opposés de ces deux montagnes, qui courent du sud au nord, se sont couverts de sable amené par je ne sais quels océans taris, de terres rares et maigres toujours reproduites par la végétation des herbes et par la chute annuelle des feuilles, toujours entraînées par leur poids, par les neiges ou par les pluies d’hiver au fond du ravin. Maintenant des bois, des prés d’herbe fine comme la toison verte de la terre recouvrent ces ossements des deux montagnes parallèles. Mais aux angles rentrants ou sortants des mamelons ou des caps dont les pleins d’un côté semblent correspondre géométriquement au vide de l’autre côté, on croit reconnaître sur un flanc de la vallée ce qui manque à l’autre flanc. Ces deux montagnes, pareilles à deux longs murs de forteresse précédés, soutenus et flanqués seulement de leurs bastions, ne laissent, du levant au couchant, passage à aucune vallée transversale. Au midi même, elle est fermée complètement par un plateau très-élevé du sol qui ne laisse voir au-dessus de l’horizon que les cônes et les coupoles sombres des crêtes lointaines du Forez. On commence par y marcher au bord de prés étroits où la rivière se glisse à peine sous les aulnes et sous les noisetiers. On respire l’humide fraîcheur des ravins fermés à l’air ambiant des grandes ouvertures. On n’a à sa gauche que des éboulements sablonneux de granit rose pourri et pulvérisé par le temps, à sa droite que des branchages d’arbres aquatiques où les merles empiégent leurs ailes en se levant au bruit du pas du cheval, devant soi que les sinuosités de plus en plus rétrécies du sentier qui semble ne pas savoir où il vous mène. Comme un serpent qui cherche, en rampant entre les herbes, sa route vers le soleil, il se plie à toutes les sinuosités et à toutes les ondulations du terrain.


VI.


Bientôt cependant on respire plus d’air, on sent l’impression de plus de jour dans l’œil, on mesure un pan de ciel de plus entre les cimes des deux chaînes de collines ; les prés s’étendent, les pentes au-dessus s’adoucissent, la vallée s’ouvre, ses deux flancs se creusent, comme les flancs d’une amphore antique, pour contenir plus d’espace, de lumière et de végétation. On traverse un petit hameau caché sous les saules, appelé Bourg-Vilain, du nom de son ancienne servitude. Ce n’était dans l’origine qu’un groupe d’étables où les bouviers et les chevriers du canton abritaient leur bétail quand la neige couvrait les prés. Peu à peu les étables sont devenues des chaumières, ces chaumières des maisonnettes ; une église rustique, surmontée d’une grosse tour carrée et bâtie de blocs de granit irrégulièrement posés les uns sur les autres, est venue les dominer. Maintenant de petits jardins entourés d’une haie d’osier vivant verdissent autour de ces chaumières, la chaux vive crépit proprement les murs, la vitre de verre remplace le volet de bois noir ou le châssis de papier, et brille aux petites fenêtres entre les tiges d’or des giroflées. À droite du village et à quelque distance, un mamelon de sable rouge s’élève au bord de l’eau, au milieu des prés. L’industrie du meunier a profité de cet obstacle naturel pour opposer une digue au ruisseau et pour construire une écluse. Le moulin a pris de lui-même une forme plus paysagesque que celle qui lui eût été donnée par le pinceau capricieux d’un Salvator Rosa.

La nature est un grand artiste quand on la laisse conformer elle-même ses moyens à son but. Ce moulin en est la preuve. Je ne passe jamais par ce village sans admirer cette combinaison irréfléchie, qui fait de cette construction du hasard un modèle de pittoresque raisonné. Ainsi, l’hiver la rivière déborde et noie les prés ; il a fallu bâtir la maison au-dessus de ces débordements ; elle s’est assise par nécessité sur le rocher d’où elle voit et d’où elle est vue. Il a fallu que le courant de l’écluse tombât sur les palettes de la roue du moulin pour faire mouvoir la meule. La maison a dû tourner un de ses flancs à la rivière pour tendre sa roue à l’eau ; l’écluse à mi-côte, l’eau qui s’en échappe en faisant cascade contre les murs, les mousses verdâtres qui s’y attachent et qui donnent aux soubassements l’apparence du vert antique, les murmures et les ronflements de la chute du ruisseau impatient de jaillir de l’écluse, les scintillements de ses gouttes écumeuses à travers les branches et sur les feuilles trempées des vernes, les rideaux de peupliers et de platanes qui ont poussé d’eux-mêmes les pieds dans le ruisseau et qui entre-croisent leurs rameaux de diverses teintes sur le toit de tuiles rouges comme un second toit, la cavité au flanc de la maison d’où le moyeu tend la roue à l’écluse et qui ressemble à une grotte sombre voilée de brume, le colombier qu’il a fallu ajouter ensuite au moulin, parce que le pigeon suit le grain qui tombe ; la tour carrée qu’il a fallu élever d’un étage au dessus du toit de la maison, pour que les ramiers reconnussent de loin leur repaire au-dessus des arbres ; le sentier tournant qu’il a fallu tracer à la pioche sur les flancs du mamelon dans le sable jaune pour que les ânes et les chars des hameaux voisins le gravissent sans peine avec leurs sacs ; la poussière du blé vanné qui sort de la fenêtre ; la fumée bleue qui rampe du toit entre les cimes des peupliers, les chèvres qui broutent, les pieds dressés contre le mur au nord, aussi vert de végétation saxillaire qu’un pré ; les volées de colombes qui s’abattent sur la cour et qui disputent le grain aux coqs et aux poules ; l’âne qui monte ou qui descend par l’escalier de roche ; la meunière qui coud à sa fenêtre, la tête noyée dans un rayon de soleil couchant répercuté par les vitres en feu de sa chambre haute ; les enfants qui grimpent en riant vers elle par l’échelle verdoyante du lierre, dont les réseaux encadrent cette ouverture au-dessus des eaux ; toute cette architecture née du hasard ou de la profession, eau, murs, arbres, roches, aire, sentier, cascade, galeries suspendues, tour culminante, lignes harmonieuses, ombres et lumières distribuées comme par la combinaison la plus étudiée se groupant à la seule indication de la vie rurale, et se détachant, aux diverses heures du jour, en couleurs diverses du fond sombre ou éclairé de la montagne qui leur sert de toile ; toute cette fabrique, dis-je, défierait l’imagination d’un poète ou d’un peintre de l’égaler en grâce et en rusticité. Elle prend l’imagination par les yeux, elle prend l’âme par la sérénité. C’est une pensée de Théocrite bâtie en roches au milieu des prés ; c’est un vers de Virgile murmurant en soupirs au bord des eaux courantes. C’est une toile de Claude Lorrain inondée de paix et palpitante de vie. C’est l’art suprême de cet architecte qui ne connaît pas l’art, cet effort du beau c’est le moulin de Saint Point. Je vois d’ici le rejaillissement du soleil levant sur ses tuiles ; j’entends d’ici le bruit cadencé de son blutoir, ce cœur de la maison, ce pouls du moulin !

VII.

Après ce moulin la vallée devient un bassin d’environ un quart d’heure de traversée, au milieu duquel se renfle une colline basse, dominée a son sommet par un vieux château flanqué de tours compactes, et par la flèche dentelée d’un clocher roman. Au pied de la colline courent des prairies bordées d’aulnes, de cerisiers et de gros noyers. On aperçoit à travers les troncs de ses arbres les murs, les toits et le pont rustique d’un village bâti à l’ombre du château et composé de quinze ou vingt maisonnettes de laboureurs, de métayers ou de petits marchands de denrées rustiques, toujours groupés autour de l’église des hameaux. Ces vieilles tours, minées à leur base par le temps, qui les a fait craquer et se fendre sous le poids, décapitées à leurs sommets de la flèche qui les élevait jadis dans le ciel, et ne servant plus aujourd’hui qu’à flanquer un lourd massif carré de pierre brute, percé d’un escalier tournant et de quelques chambres voûtées, voilà ma demeure.

J’ai semé des gazons, j’ai tracé des allées sablées dans les bosquets de noisetiers qui l’entourent ; j’ai enfermé dans une enceinte de murs quelques arpents de terre et de prés qui suivent les ondulations et les caprices de la colline ; j’ai préservé de la faux ou de la hache du fermier quelques grands arbres dont les rameaux m’ont remercié en s’étendant sur mes pelouses. J’ai percé quelques portes et quelques fenêtres dans les murs de cinq pieds d’épaisseur du vieux manoir ; j’ai attaché à la façade principale une galerie massive de pierres sculptées sur le modèle des vieilles balustrades gothiques d’Oxford. C’est sur cette galerie que les hôtes de la maison se promènent le matin au soleil levant ou s’assoient le soir, à l’ombre immense des tours, sur le pré en pente. On y attache à des clous les cages des oiseaux ; les chiens s’y couchent à nos pieds sur les dalles tièdes ; des paons familiers, qui peuplent les jardins, à qui nous émiettions du pain dans leur enfance et qui s’en souviennent, perchent jour et nuit sur le parapet de la balustrade, leur queue brillant au soleil et flottant au vent. Ils bordent d’une rangée de cariatides vivantes cette lourde galerie de pierres, comme les cigognes forment des créneaux vivants de leur blanc plumage au bord des toits des villages de l’Asie.

VIII.

La vue s’étend de là, en descendant et en remontant, sur la plus belle partie de la vallée de Saint-Point. L’œil d’abord glisse sur des prés en pente rapide. Ils vont mourir dans une prairie nivelée par les eaux. Cette prairie est traversée au milieu par la rivière de la Vallouze. De gros noyers au feuillage de bronze, immobile comme des feuilles de métal, des peupliers blancs aux troncs tordus par les rafales et au feuillage plus chevelu et plus blanc que la tête d’un vieillard encore vert, des peupliers, ces cyprès d’Europe, des vernes, des bouleaux, des aulnes interdits depuis vingt-cinq ans par moi à la serpe de l’émondeur d’arbres, penchés des deux bords de la rivière sur l’eau qu’ils aiment et qui les aime, forment, en s’entrelaçant sur son cours, une voûte élevée, flottante, capricieuse, de feuillages de toutes les teintes, véritable mosaïque de végétation. La moindre haleine de vent d’été balance tout ce rideau mobile et fait sortir des ondoiements, des souffles, des moires de feuillage, des volées d’oiseaux et des senteurs végétales qui désennuient les yeux, qui varient l’aspect et qui montent en légers bruits et en fugitives odeurs jusqu’à la galerie.

IX.

Après la rivière et la prairie, le regard commence à remonter par étages les flancs gras et renflés de la haute chaîne de collines qui sépare la vallée de Saint-Point de l’horizon du Mâconnais, de la Bresse, du Jura et des Alpes. Ce sont d’abord de grandes terres rougeâtres, profondes de sol, opulentes de végétation forte comme les fèves en fleur, les betteraves à larges feuilles vernissées, les pizettes touffues, sur lesquelles flottent au lever du soleil des flaques blanches de rosée ; puis quelques vergers entourés de haies de pruniers sauvages, sous lesquelles ruminent de belles vaches tigrées de noir et de blanc, dont on entend les mugissements mélancoliques répercutés de colline en colline. Deux ou trois petits hameaux a mi-côte au-dessus de ces terres et de ces vergers fument au-dessus des arbres potagers. Le regard franchit ces fumées et suit au delà, sur des pentes plus rapides, de profonds ravins creusés dans le sable rouge. De loin en loin on y aperçoit des chars chargés de fumier et tirés péniblement par des vaches blanches que le paysan conduit aux défrichements supérieurs, pour engraisser un peu ses avoines maigres ou ses orges tardives. D’autres descendent chargés de branchages de hêtres et de châtaigniers destinés a chauffer les fours où il cuit son pain. Les feuilles traînantes derrière les tombereaux balayent ces ravins comme le genêt de la ménagère balaye le seuil luisant de sa maison.

Ces chemins creux, pareils a l’ouverture des grottes, s’enfoncent et se perdent a l’œil, derrière les tournants des mamelons, dans la chair même de la montagne ou sous l’ombre des bois de châtaigniers. On ne reconnaît plus leurs traces qu’à la voix lointaine du bouvier, qui encourage ses bêtes à monter encore. Ces voix, grossies par le dôme des châtaigniers et répercutées de tronc d’arbre en tronc d’arbre, mêlées aux hennissements des poulains dans les prés, aux mugissements des bœufs couchés dans les hautes herbes, aux bêlements des moutons, aux chevrotements des boucs, aux gloussements des poules, aux chants des oiseaux dans les buissons, aux gémissements des essieux criards de la charrue dans le sillon, aux chutes de l’eau des écluses auprès des moulins, aux tintements de la cloche qui sonne l’Angélus du matin, du midi et du soir aux laboureurs et aux bergers à l’ouvrage, remplissent ce bassin sonore, entre les deux chaînes, d’un murmure pareil à celui de ces coquillages de mer que l’on approche de son oreille pour entendre l’éternel retentissement des mers.

Plus haut enfin, les groupes de châtaigniers et de hêtres entrecoupés de champs de bruyères violettes et de genêts aux fleurs jaunes hérissent les mamelons supérieurs puis la végétation s’appauvrit aux souffles trop frissonnants des régions froides, ou contracte la stérilité du rocher. Les crêtes, presque nues ou seulement crénelées de quelques troncs de houx et de quelques torches d’épines se perdent dans le bleu du ciel ou dans les brumes flottantes des hautes cimes. Ces brumes, en voilant toujours les limites indécises de la terre et du ciel, font présumer aux regards des élévations infinies où la pensée aime à s’égarer. Le brouillard est aux montagnes ce que l’illusion est au sentiment il les agrandit. C’est le mystère qui plane sur tout ici-bas et qui solennise tout aux yeux comme au cœur.

X.

Telle est la vue qu’on a de la galerie de Saint-Point du côté du matin. Du côté du soir, ce sont des pentes moins inclinées, des rentrées et des saillies de la colline plus douces, des hameaux plus rapprochés et plus assis sur des plateaux de pelouses vertes, des bois plus uniformes et plus sombres étendus sur de plus molles déclivités. Les grandes ombres qui s’y déploient de bonne heure au soleil couchant les rendent encore plus veloutés à l’œil. Le caractère sauvage y fait place au caractère bocager et pastoral des plus fraîches vallées des Alpes. Quand on veut admirer, prier, rêver, on regarde les montagnes du côté du matin ; quand on veut espérer, envier, jouir, se recueillir dans les images d’une vie champêtre, on regarde les montagnes du côté du soir. Les unes sont un tableau de félicité sur la terre, les autres une échelle d’aspiration infinie au ciel, toutes deux une des plus belles toiles de la décoration du drame de la vie heureuse où s’est joué le pinceau du Créateur.

XI.

C’est là que j’habite depuis mon enfance, quand le flot de la vie, qui tarit et se renouvelle tour à tour sous moi, me laisse ou me ramène à ce premier bord de mon existence laborieuse et agitée. Je bénis les printemps, les étés, les automnes et même les rares hivers que j’ai pu y passer, depuis vingt ans, entre les souvenirs et les consolations du foyer. Hélas je n’y viens plus guère, depuis ces dernières années que pour y promener quelques heures mes pas pressés par les événements, pour y mesurer d’un regard rapide la croissance des arbres que j’avais plantés pour m’ensevelir dans leur ombre, dont les feuilles tombent sous les pas des étrangers, et pour prier un moment sur deux tombeaux.

XII.

Une matinée de 1846, au retour d’un long voyage au delà des Alpes, j’y vins seul, au mois de mai, pour voir en passant si le temps n’avait rien dégradé dans ce nid de famille, et pour ordonner quelques réparations. C’est ainsi que le marin oisif pendant quelques semaines dans son port va de temps en temps à bord de son navire échoué, visite sa coque et sa quille, commande une planche ici, une cheville là, une cloison ailleurs, afin de retrouver sa demeure flottante en bon état le jour où l’armateur lui fera signe de reprendre la mer.

XIII.

En faisant le tour du jardin après déjeuner, avec le vieux fermier qui m’a vu naître, et que je conserve oisif maintenant dans un coin de sa ferme, comme un ancêtre du domaine et de la maison, je vis que les branches des mélèzes et des sapins, en grandissant, s’étaient étendues comme des bras au delà d’un mur de clôture qui me sépare d’un chemin de bergers. Le vent, en les agitant sur la crête du mur, avait fini par écorner les pierres, par disjoindre les ciments et par faire à l’enceinte des brèches par où les petits enfants pouvaient grimper pour voler les nids. J’ai des arbres pour les oiseaux autant que pour moi. Les oiseaux sont la poésie des chants, l’hymne de l’air. Si on les tue, qui donc chantera dans la création ? Je ne connais rien de plus triste que de rencontrer sous la tour de l’église, sous le rebord du toit de la maison, ou sur le sable du jardin, sous l’arbre, le nid ravagé d’une hirondelle, d’un pinson ou d’un rossignol, avec les écailles de ses petits œufs gris éparses à terre à côté du duvet que le père et la mère avaient tissé tout un printemps pour les petits.

XIV.

Je dis au père Litaud, c’est le nom de ce vénérable vieillard à la figure homérique et aux cheveux argentés comme l’écume d’une vie si longtemps battue du vent de ces collines ; je lui dis : « Père ! car j’ai pour lui l’espèce de parenté filiale que l’enfant de la maison contracte avec les vieux serviteurs plus anciens que lui sur le foyer de sa famille ; je lui dis donc : « Père ! » il faut réparer ce mur dégradé, relever ces pierres, recrépir de ciment ces brèches fermées, et, pour empêcher que les arbres ne les renouvellent par le froissement de leurs branches, il faut remplacer ce râteau et ce cordon de tuiles, qui défendent mal la crête de la toiture, par une rangée de pierres de taille qui couronneront le mur comme le parapet d’un pont. Les arbres y appuieront leurs coudes sans se gêner, et les branches, en jouant en liberté sur ces pierres plates, ne feront que les polir comme l’eau qui court polit le rocher. Mais il faut le faire vite, car les vents d’équinoxe, qui arriveront avec septembre, donneront de fortes secousses à ces longs rameaux et emporteront le reste des tuiles et le reste du ciment. Faites venir le tailleur de pierre du village que j’ai vu l’autre jour travailler au fond d’une carrière en traversant à cheval le hameau reculé et perdu de la Fée. Je prendrai les dimensions, je ferai le prix, je le mettrai à l’ouvrage dans la carrière au bas du jardin, et les oiseaux, l’année qui vient, nicheront en paix dans ces lilas.

XV.

— Oui, monsieur, me répondit en hésitant, avec un certain accent d’incrédulité et de doute, le père Litaud ; mais je voyais dans sa physionomie, dans son regard qui parcourait des pensées distraites, et dans l’attitude de sa tête qui se penchait comme pour chercher quelque chose sur l’herbe, que le vieillard n’affirmait pas assez intérieurement le oui qu’il m’avait dit de premier mouvement.

— Est-ce qu’il n’y a pas un tailleur de pierre dans les hameaux, repris-je, pour bien assurer ma réparation ?

— Oui, monsieur, il y en a un, répondit le vieillard, et un bien bon ouvrier, et bien serviable encore, ajouta-t-il mais je ne suis pas bien sûr qu’il consente à descendre et à travailler pour la maison.

— Et pourquoi donc ? répliquai-je avec étonnement. Est-ce que mon argent ne vaut pas celui des autres ? Est-ce que je ne lui payerai pas la dalle de pierre taillée au même prix et même plus cher, vu l’urgence, que les paysans de la contrée ? Pourquoi ne viendrait-il pas, si vous le faites appeler tout à l’heure en mon nom ?

— C’est que ce tailleur de pierre ne travaille pas pour de l’argent.

— Eh bien, je lui donnerai du grain, du blé, des pommes de terre, de l’huile de noix, des paniers de pommes ou de prunes, ce qu’il voudra, enfin.

— Mais, c’est qu’il ne travaille pas non plus pour des denrées, comme nous autres.

— Et pourquoi donc travaille-t-il ?

— Pour le bon Dieu, monsieur, et pour les pauvres gens du bon Dieu. Rien que pour lui, rien que pour eux ; et comme monsieur est riche, qu’il est maître des bois, des prés et du château, j’ai peur que cet homme, qui est doux, mais qui est résistant comme sa pierre dans son idée, ne se dise : — Le monsieur est assez à l’aise pour faire faire son ouvrage par des ouvriers à la journée ou à l’entreprise à bon salaire ; si j’accepte de travailler pour lui, je manquerai au pauvre monde qui aura une porte ou une fenêtre à tailler, et puis monsieur voudra me donner un prix supérieur à celui que je prends pour mes journées et qui représente juste mon pain je ne saurai pas comment le refuser, son argent, et je manquerai, si je l’accepte, à ma règle de vie. En un mot, monsieur, je vous le redis, j’ai peur que cet homme ne vienne pas.

— Non, non, dis-je, il ne pourra pas refuser de venir. Il fera son prix lui-même, puisqu’il est si juste. Et si mon argent, qu’il aura bien gagné, lui pèse sur sa conscience d’homme charitable, il le donnera à de plus malheureux que lui, voilà tout. Envoyez-le prier de descendre par un de vos bergers ce soir. Demain, je l’attendrai à midi ici. Lors même que je ne m’entendrais pas avec lui, je serai bien aise d’avoir vu un homme qui refuse l’or dans un pays comme ces montagnes, où l’amour du gain est si âpre, qu’un sou de cuivre rouge à perdre ou à gagner semble la dernière fin de l’homme à tant de riches chrétiens. Ce sera pour moi une source d’eau sortant du rocher au milieu de ce sable qui boirait les nuées du ciel.

— Eh bien, monsieur, je vais vous obéir et l’engager à descendre. Mais j’irai moi-même, car il n’écouterait pas mon berger. Je le raisonnerai mieux que ne ferait un enfant.

En parlant ainsi, le père Litaud reprit d’un pas encore élastique et vigoureux le sentier de sa ferme pour aller quitter ses sabots, boutonner ses guêtres et prendre son bâton à pointe de fer qui se cramponne au sable de la montagne. Je rentrai pour prendre mes chiens et mon fusil, et pour monter aux bois sur la montagne du couchant.