Le Tailleur de pierres de Saint-Point/07

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 147-178).


CHAPITRE VII.



I.

C’est ainsi que nous approchions, tous les trois, de l’âge où, les enfants du coquetier, ceux du rémouleur et nous mêmes ayant atteint l’époque de notre majorité, on ferait le partage du domaine commun de la montagne qui, comme je vous l’ai dit, n’avait jamais été partagé jusqu’alors. Cela donnait bien à penser à notre pauvre mère. Elle nous disait en battant les châtaigniers : « Qui sait si celui-ci sera encore à nous dans deux ans ? C’est pourtant le père de mon grand-père qui l’a élevé, et il donne tous les deux ans plus que la charge d’un mulet de châtaignes. Elle nous disait, en semant l’enclos de maïs ou de pommes de terre : « Qui sait si ce sera nous qui le récolterons ? Il a pourtant bien bu de la sueur de votre pauvre père et de la mienne depuis l’année de notre mariage ! Et, si chacun reprenait ce qui est a soi dans la terre qu’on a cultivée quarante étés et quarante automnes, il y a bien de ces mottes de terre qui reviendraient à ceux qui les ont retournées comme on retourne son propre lit. » Elle nous disait, en s’asseyant le dimanche près de la source que vous voyez là, dans le cresson, sous la pierre en voûte : « Qui sait si elle coulera le printemps qui vient du côté de notre pré ou du côté du pré des autres ? C’est pourtant votre père qui l’a trouvée un jour en creusant un trou en terre pour y planter un frêne, qui a bâti ce bassin pour l’appeler et la retenir, afin que le bétail y pût aller boire en rentrant des genêts, et qui lui a creusé ces rigoles où elle s’en va comme d’une écumoire se répandre sur toute la pente du verger et se perdre là-bas, dans le creux, parmi les osiers et les joncs. »

Et on voyait que cette idée la tourmentait toujours de plus fort en plus fort, à mesure que l’année du partage avançait, comme l’ombre de cette roche avance, sans qu’on la voie marcher, vers nos pieds.

II.

Gratien paraissait s’en occuper encore plus qu’elle ; mais ce n’était pas à cause des châtaigniers, du champ d’orge ou de la source. Il ne connaissait tout cela que de nom. Un rayon de soleil sur son corps et le pas ou la voix de Denise autour de lui, c’était tout son domaine, à ce brave garçon. Qu’est-ce que lui faisait le reste du monde ? Il aimait bien ma mère et moi aussi puis voilà tout. Quel dommage que ce malheur lui fût survenu à l’âge de huit ans ! Il eût été maintenant un fort ouvrier, un bon laboureur ou bien il aurait pris un état comme moi il aurait rougi et tordu le fer sur l’enclume pour faire des clous, des cercles de roue aux chars, des dents aux herses, des socs luisants aux charrues dans les villages d’en bas. Ou bien encore il se serait fait tisserand, car il avait bien des goûts de jeune fille dans le caractère : il aurait lancé et relancé la navette toute la semaine dans la cave, en dessous de la maison, et le dimanche il serait descendu, son aune à la main et son rouleau de toile grise sur l’épaule, reporter aux ménagères le poids du fil qu’elles auraient filé. À le voir, monsieur, on n’aurait pas dit que le feu avait rien éteint dans ses yeux. Ils étaient bleus comme ceux de Denise ; seulement on n’y lisait pas sa pensée si profonde ; on ne la voyait que sur les coins de sa bouche, qui étaient mobiles comme ses impressions, et qui étaient un peu tristes, quoique habituellement souriants. Ses traits étaient fins, sa peau blanche, ses mains petites et délicates, son corps élancé, grêle et un peu voûté, comme celui d’un enfant à qui on a bandé les yeux par divertissement, et qui tend ses bras en avant pour s’appuyer à tâtons et chercher sa route. À cela près, monsieur, il était plus avenant et plus gracieux de visage que bien des garçons de la montagne, et puis il avait un parler si doux et si tremblant qu’on aurait dit qu’il priait ou qu’il remerciait toujours. Point exigeant avec cela, monsieur. Il restait sur la pierre de la fontaine, sur le banc de la porte, sur la racine du châtaignier là où on lui disait d’attendre, il attendait sans jamais se fâcher. Bien des femmes auraient pu l’aimer, croyez moi car elles aiment un enfant qui ne peut pas se passer d’elles.

III.

Quant à moi, monsieur, je n’avais ni les mêmes yeux, ni les mêmes cheveux, ni le même caractère. On aurait dit que notre mère nous avait rêvés, pendant qu’elle nous portait, de deux bois différents : lui de saule, moi de sapin. Il était souple comme l’un, j’étais droit et sombre comme l’autre ; j’avais les cheveux noirs comme j’ai les yeux, le visage long, les couleurs pâles, les joues velues de poil follet, les lèvres plus souvent fermées qu’ouvertes, les bras bien découplés pour mon ouvrage, le regard souvent songeur, comme si j’avais perdu quelque chose que les étoiles me gardaient, comme me disait Denise en se raillant doucement de moi. Enfin, monsieur, j’étais pensif, quoique jeune. Je n’aimais pas la compagnie autant que mon frère. Je ne me trouvais content que tout seul dans ma carrière, ou bien avec ma mère, mon frère, ma petite sœur et Denise. Excepté eux, quand je voyais passer quelqu’un au bord de mon chantier, je me mettais à siffler pour qu’il ne me parlât pas, et quand une fille dans la montagne prenait un sentier pour venir vers moi, j’en prenais un autre. J’étais aussi sauvage que Denise. Dans le pays d’en bas, on nous appelait, par moquerie, elle la chevrette, moi le chevreuil. Le nom nous en resta longtemps. Pourtant jamais Denise et moi nous ne disions un mot plus haut que l’autre ni plus bas. Je la laissais toujours avec mon frère, par pitié pour son malheur. Quand j’allais aux champs, aux bois, aux genêts, au lavoir des moutons avec eux, c’était toujours à lui qu’elle parlait, jamais à moi. Elle aurait eu du chagrin s’il avait été jaloux d’une de ses attentions ou de ses paroles pour un autre. Elle avait l’air bien aise et elle rougissait tant soit peu quand je revenais les samedis soir et que je lui disais : Bonjour, Denise. Mais passé cela, elle allait et venait comme à l’ordinaire dans la maison, dans la cour, autour de mon frère. Elle n’avait pas un mot ou un son de voix de plus pour moi que pour un autre au contraire, elle tremblait plutôt un peu quand elle me répondait, comme si elle n’avait pas eu autant d’amitié ou de familiarité pour moi que pour le reste de la famille. Elle évitait comme naturellement de se trouver seule avec moi. Malgré cela, monsieur, on voyait bien que cet embarras d’une belle jeune fille qui commençait à se craindre n’était pas de la mauvaise humeur, au contraire. Gratien disait qu’elle était bien plus joyeuse et bien plus complaisante le dimanche que les autres jours, et qu’il connaissait à sa voix quand c’était le jour où je devais remonter.

IV.

Voilà comment nous passions le temps, monsieur. Depuis la Saint-Jean, j’avais fait un découvert, comme on dit, entre les derniers hameaux et les Huttes, tout en bas du sentier des bruyères. C’était une ancienne carrière abandonnée de fin grès de meules, tendre comme le beurre, franc comme l’or, retentissant comme la cloche sous le pic. Quand je n’étais pas pressé, par l’ouvrage pour la bâtisse dans les hameaux, je revenais à ma carrière ; j’y creusais toujours, toujours davantage, pour trouver les meilleures veines de pierres. Je roulais les débris dans la profondeur du ravin qui est au-dessous, de manière qu’après une couple d’années j’avais fini par vider toute l’ancienne carrière de ces déblais, qu’on disait entassés là depuis le temps d’un peuple qu’on appelle les Romains. Puis j’avais miné dessous avec le levier et avec la poudre ; vous auriez dit l’ouvrage des géants. Il y avait des assises comme des escaliers pour des jambes de deux toises, des voûtes, des grottes où je m’enfonçais, comme les mineurs dans leur mine de charbon, pour chercher des grains encore plus fins, des murailles de rochers entassés et abandonnés, hautes comme un rempart de ville. Le fond de la carrière, où je roulais mes pierres et où je les taillais, était si profond, quand on le regardait du haut des bruyères qui pendaient sur les bords, que si les bergers jetaient un caillou, il fallait un petit moment pour entendre remonter le bruit. Mon frère, ma petite sœur, ma mère et Denise venaient de temps en temps m’y voir travailler. Ils levaient toujours les bras et jetaient un cri d’étonnement en voyant quel ravage un seul homme, avec sa patience et son levier, avait fait dans les os de la montagne. Quelquefois aussi, quand le sentier était trop glissant pour les pas de mon frère, Denise venait seule m’apporter mon pain et mon lait dans un panier pour ma journée. Mais alors elle ne s’arrêtait pas, monsieur. Elle posait le panier sur une grosse pierre au pied de l’échelle de corde où j’étais quasi toujours suspendu contre les flancs de mon rocher ; elle m’appelait d’en bas avec une voix toute tressaillante de crainte, puis elle se sauvait en mettant la main sur ses yeux, comme si elle eût peur de me voir descendre de si haut.

V.

C’est là que je me plaisais le plus, monsieur, parce que personne, excepté Denise, ne venait m’y déranger de mon ouvrage en me regardant et en me demandant, comme dans les hameaux, ceci ou cela. Le métier de mon père me contentait plus que n’eût fait un métier plus riche et plus savant. Je me disais : Tu fais ce qu’a fait ton père, et peut-être avec le temps le feras-tu aussi bien que lui-même. Il serait content, s’il revenait, de te voir là à son ouvrage. D’ailleurs, ce métier ne commande pas comme les autres. On peut le laisser et le reprendre quand on veut. Il ne t’empêche ni de monter, le samedi, à la hutte pour voir ta mère, Denise et les bêtes, ni de faucher les foins, ni de sarcler les blés, ni de piocher la montagne, ni de battre les arbres avec eux ; et puis, bien que tu ne vendes pas cher tes meules aux rémouleurs, aux forgerons et aux moissonneurs du pays, cependant tu gagnes honnêtement ta journée et le pain de ton frère et de ta petite sœur, qui ne peuvent pas travailler à la maison. Ces pensées me donnaient du courage il n’y avait plus de lits de pierre assez dure pour me résister.

VI.

D’ailleurs, il faut tout dire, j’aimais l’état, j’aimais le creux des carrières, le ventre de la montagne, les entrailles secrètes de la terre, comme ces matelots que j’ai connus à Marseille aiment le creux des vagues, le fond de la mer, l’écume des écueils, comme les bergers aiment le dessus des montagnes, comme les bûcherons aiment à plonger leur hache saignante de sève dans le tronc fendu des vieux chênes et des châtaigniers. Dieu a donné à chacun son goût pour qu’on fît tous les états avec contentement. Ce qui m’a toujours retenu au mien, c’est qu’on le fait tout seul. On peut, sans que ça vous dérange, siffler, chanter, penser, rêver, prier le bon Dieu. L’ouvrage va toujours sous la main, pendant que le cœur et l’esprit vont de leur côté là où ils veulent. Voilà l’agrément de l’état de tailleur de pierres.

VII.

Ensuite, c’est un joli état pour l’oreille, monsieur. Quand je suis à genoux devant ma pierre bien équarrie et portée sur deux rouleaux de sapin qui m’aident à la remuer à ma fantaisie ; quand, dans un coin de la carrière, bien au soleil l’hiver, bien à l’ombre l’été, j’ôte ma veste et je retrousse mes manches de chemise ; que je prends le ciseau de ma main gauche, le maillet de ma main droite ; que je me mets à creuser ma rainure ou à arrondir ma moulure à petits coups égaux, comme l’eau qui tombe goutte à goutte, en sonnant, du haut de la source dans le bassin, il sort de ma pierre, si elle est bien franche, une musique perpétuelle qui endort le cœur et la tête aussi doucement que le carillon lointain du village. On dirait que mon maillet est un battant et que ma pierre est le bord d’airain d’une cloche. Vous ne sauriez croire combien ce son encourage à l’ouvrage. Les soldats ont besoin de battre le tambour pour se faire cœur à la route ; les matelots ont besoin de chanter pour se donner force à tirer leurs ancres ou leurs cordages. Nous autres, monsieur, nous n’avons pas besoin de cela ; notre ouvrage règle les coups du marteau et chante tout cela pour nous. Ah ! c’est un beau son, allez, que celui d’une dalle mince de marbre, de granit ou de grès, ou d’une auge de pierre tendre creusée pour recevoir l’eau et qu’on polit avec la boucharde. Il semble qu’on entend d’avance le retentissement des pas des hommes pieux qui marcheront dessus et qui seront prolongés par les voûtes murmurantes d’une église, ou bien qu’on entend d’avance le bouillonnement des eaux courantes qui rempliront en écumant l’auge des troupeaux.

VIII.

Ensuite, vous me direz que c’est une vanité ; je ne dis pas non ; c’est vrai ; car, long ou court, le temps n’est que le temps. Quand il est passé, c’est comme s’il n’avait pas été ; mais enfin, vanité si vous voulez, on éprouve toujours dans un état un certain contentement à se dire : Ce que je fais là durera encore après moi. Ceux qui écrivent des livres pensent qu’ils seront étudiés par des yeux qui ne verront pas la lumière peut-être avant mille ans d’ici, à ce qu’on dit. Les menuisiers qui font des armoires et des cabinets se réjouissent en se disant : Si c’est bien ciré, bien entretenu, bien au sec, ça durera et ça conservera l’empreinte de ma main de génération en génération dans les maisons des nouveaux mariés. Ceux qui plantent un châtaignier ou un chêne se disent : Le petit pépin ou le petit gland que je sème contient là, entre mes deux doigts, plus de vie et plus de temps cachés dans cette mince écorce qu’il n’y a de vie et de temps cachés dans tous les hommes qui sont nés ou à naître dans ce vaste pays pendant cinq ou six siècles. Ils enfonceront leurs racines dans cette terre, ils perceront le roc pour aller puiser leur nourriture, ils donneront des feuilles et de l’ombre sur la place que je choisis pour ceux, après que l’ombre de mon propre corps et l’ombre de vingt ou trente suites d’hommes sortis de moi aura été balayée de dessus terre, comme ces feuilles, à leurs pieds, sont balayées par le vent de novembre. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de la durée que le tailleur de pierre donne à son idée en levant et en baissant son maillet sur son ciseau ? Se dire : Ce coup de ma boucharde restera marqué sur ce granit tant que la montagne ne sera pas fondue elle-même au feu du dernier jour de la terre ; cette moulure que je creuse ou que je relève en relief avec mon ciseau, cette forme que je donne, selon mon caprice, à la pierre, ne s’useront, ne s’effaceront, ne se déplieront jamais tant que le monde sera monde ; l’impression de ma volonté et de ma main, c’est l’éternité ! Ceux qui ne seront pas nés dans mille ans, en voyant cette corniche, cette nervure, cette membrure, ce socle, cette colonne, ce réservoir sous la fontaine, où l’eau bouillonne éternellement, se diront : Qui est-ce qui a fait cela ? Dieu lui-même, en rappelant sa terre à lui et en la retournant dans ses mains, à la fin des temps, pour l’examiner, dira, en voyant ces déchirures de la carrière dans ses montagnes et les marques de l’outil sur les pierres brisées : Un insecte a rongé ma terre, un homme a touché, a modifié mon élément. Pensez-vous à cela, monsieur ? et n’y a-t-il pas de quoi rendre le tailleur de pierre glorieux de son état ? Car enfin, c’est l’état des choses sans fin. La rouille use le fer du forgeron mais le granit ou le porphyre rouge, dont vous voyez de petits morceaux là, dans les cailloux de la source, rien ! On dit qu’il y a, dans un pays qu’on appelle l’Égypte, des amas de pierres taillées aussi hauts que les montagnes, sans qu’on puisse savoir seulement ni pourquoi ni par qui ces pierres ont été ainsi élevées en gradins les unes sur les autres, ni dans quel reculement infini du temps. Les peuples, les rois, les prêtres, les ossements eux-mêmes, tout s’est fondu dans la mémoire de notre espèce, tout a coulé avec les eaux d’un fleuve qu’on appelle le Nil, tout s’est envolé avec ce sable qu’on appelle le désert ; eh bien ! oui, monsieur, un soldat qui est revenu ici d’Égypte et qui m’a raconté ces pyramides, dit qu’on a découvert des carrières grandes comme des lits de mer, d’où ces pierres de taille ont été tirées, qu’on en voit encore dans les chantiers qui ne sont qu’à moitié sciées par la scie des Égyptiens ou des géants de ces temps-là, et que même il a vu sur une brique que ces pierres revêtaient l’empreinte du pied et de la main d’un des ouvriers qui bâtissaient et qui façonnaient ces monuments. C’est-il du temps, cela ? et y a-t-il beaucoup de rois ou de reines qui auraient laissé dans le monde une trace d’eux aussi à eux et aussi durable que ce pauvre ouvrier ?

Eh bien, que je me dis quelquefois, tu en laisses autant sur ta pierre ! Cela console l’homme de sa fragilité, n’est-ce pas ? Aussi cela lui fait penser combien il est peu de chose à côté de ce grain de pierre qu’il détache sous son marteau et qui durera tant de siècles après notre poussière à nous ; mais cela fait penser aussi que l’esprit de l’homme, qui est plus grand que tout cela, qui embrasse tout cela, qui survit à tout cela, est un bien autre ouvrage du bon Dieu ! Et cela porte à le remercier, à le glorifier et à le bénir dans la brièveté et dans la durée, dans la petitesse et dans la grandeur. Je pensais à toutes ces choses en taillant mes meules. D’ailleurs, la solitude rend curieux. L’homme seul cherche la compagnie de Dieu. Quand j’étais là, enseveli dans le creux de la montagne, après midi, me reposant un moment au soleil, rien qu’avec mon petit chien couché sur ma veste, mon cœur montait en haut, comme s’il avait des ailes ; je regardais le bleu du ciel au-dessus des sapins, où tournoyaient les aigles, et je disais en moi au bon Dieu : Entendez-vous la prière de l’homme qui monte à vous du creux de la colline, vous, Seigneur, qui entendez le bruit des ailes de la mouche et les battements du cœur de ces moucherons noyés dans un rayon de votre soleil ?

Et puis je pensais aux Huttes, à ma mère, à mon frère, à Denise, à tout enfin. J’étais content, et pourtant quelquefois aussi je devenais triste, et ma mère, quand je rentrais, me disait : Qu’as-tu ? Je lui répondais Je ne sais pas. Et en vérité je ne savais pas bien alors. C’était comme une ombre sur mon cœur, qui l’empêchait de fleurir dans son printemps.

IX

Il me semblait que Denise avait quelque chose contre moi. Quand j’entrais dans la maison, elle sortait pour aller à la fontaine ou à l’étable. Quand je lui parlais de bonne grâce, elle ne répondait que par oui et non, comme si elle avait été impatiente de se débarrasser de mon entretien. Quand je badinais le dimanche avec elle et avec mon frère, elle ne riait plus de bon cœur, ou bien elle riait du bout des lèvres, mais elle ne riait pas des yeux. Elle avait comme une pensée rien qu’à elle dans le fond du regard ; elle s’éloignait de quelques pas pour aller cueillir soi-disant des noisettes ou ramasser des pervenches le long du ravin. Au contraire, quand il n’y avait que ma petite sœur, mon frère et elle ensemble, je les entendais folâtrer et rire comme autrefois. Un jour que je lui demandai pourquoi elle était ainsi sérieuse et silencieuse avec moi, et si je lui avais fait quelque peine sans le savoir ; elle me dit que non, qu’elle m’aimait bien comme les autres, que c’étaient des idées que je me faisais, et puis elle me tourna le dos, sans mauvaise humeur pourtant. Elle nous laissa, mon frère et moi ; elle monta par l’échelle du grenier à foin, comme pour aller jeter de l’herbe aux cabris ; elle y resta tout le soir et, quand elle redescendit, elle avait les yeux un peu rouges, et elle donna secrètement son pain aux poules par-dessous la table, au lieu de le manger gaiement avec nous comme les autres jours.

X.

Je dis à ma mère le lendemain : Denise me veut du mal ; il faut que je m’en aille de la maison faire mon tour de France. Ma mère se mit à rire et me dit : Claude ! tu es bien simple pour dix-neuf ans. La pauvre fille ne sait pas elle-même ce qu’elle a ; mais je la vois venir de loin, moi ; elle te veut du mal pour te vouloir trop de bien. Quand les filles de son âge rient avec des garçons, c’est mauvais signe pour le mariage, vois-tu ; mais quand elles s’en sauvent, c’est signe qu’elles veulent qu’ils les recherchent pour tout de bon. — Oh ! que non ! répondis-je à ma mère ; Denise n’a pas de ces semblants-là. — Eh bien ! me dit-elle, fais voir semblant toi-même de t’en aller demain pour ton tour de France, et tu verras si elle est bien aise ou si elle est fâchée. — Eh bien, je ne ferai pas semblant, je m’en irai tout de bon, repris-je ; et j’allai tout triste m’asseoir sur la margelle du puits.

XI.

Le soir, après souper, je dis à ma mère, à mon frère, à ma petite sœur, devant Denise : « Je vous dis bien adieu à tous, je veux devenir un bon compagnon ouvrier. Demain, avant le jour, je pars pour mon tour de France. » Mon frère et ma sœur furent bien fâchés. Ma mère me donna devant eux le bâton à manche de cuir incrusté de clous à tête de cuivre, le tablier fin et les outils de mon père. Je fis mon sac devant eux. Quand Denise vit que je mettais de l’huile sur le cuir de mes souliers, elle s’en alla à la chambre au-dessus de l’étable, et elle ne rentra plus. Tout le monde était triste, excepté ma mère, qui se doutait bien que je n’irais pas loin.

XII.

Pourtant je partis le lendemain comme je l’avais dit, et, en passant dans la cour, sous le volet de Denise, je lui criai : Adieu, Denise mais rien ne me répondit. Je me dis : Il faut que je l’aie bien offensée, pour qu’elle me laisse partir ainsi sans seulement me souhaiter bon voyage. Les pieds me collaient à terre sous sa fenêtre, comme si les clous de mes souliers avaient été enfoncés dans le rocher. À la fin, je descendis pourtant par le sentier, lentement, sans me retourner, de peur d’être tenté de revenir, les jambes me flageolant sous moi comme sous un homme qui a bu. Hélas je n’avais pourtant bu que mes larmes toute la nuit. J’avais un brouillard sur les yeux ; je marchais comme à tâtons ; la terre me manquait sous moi on aurait dit que c’était nuit. Pourtant les dernières petites étoiles, qui se sauvent du jour dans le fond du ciel, comme les baigneuses s’enfoncent dans l’eau de peur d’être vues, s’enfonçaient derrière les sapins de la montagne ; et le soleil, qu’on ne voyait pas encore, nous voyait déjà pardessus le mont Blanc.


Et pourtant, voyez un peu ce que c’est que l’homme, monsieur ; tout en frisson et tout en eau que j’étais, je me mis à siffler, pour me faire cœur, un air de danse, comme pour me dire à moi-même : Tu es plus fort que ton chagrin, et tu te moques de tout. Si on m’avait rencontré, on aurait dit : Voilà un garçon qui est bien content et qui va à la noce. Mais le bon Dieu aurait bien vu autre chose, allez, s’il avait ouvert mon pauvre cœur.

XIII.

Mais un bruit que j’entendis à quelques pas de mon sentier sur les feuilles mortes ne tarda pas à me couper mon sifflet, monsieur. Voilà que, juste à l’endroit que vous avez traversé ce matin, où tous les sentiers de la montagne se réunissent comme des ruisseaux dans un lac pour sortir du domaine des Huttes et pour franchir le grand ravin qui les arrête, là où il y a un gros tronc de châtaignier pourri, couché d’une rive d’un ravin à l’autre, et qui sert de pont pour sortir de chez nous, je vis quelque chose qui s’élevait du pied d’un arbre et qui avait l’air de me barrer le pont. Tiens, que je me dis, en voilà un qui se lève matin pour mener ses chèvres à la rosée, ou bien c’est peut-être un mendiant qui aura trouvé toutes les portes des granges fermées et qui aura dormi sous les branches. Mais qu’est-ce que je devins, monsieur, quand, en approchant, je reconnus que ce n’était ni l’un ni l’autre, mais que c’était Denise, qui gardait déjà ses cabris avant que le jour fût assez fait pour que les petites bêtes pussent discerner seulement une ronce d’avec une vigne sauvage, ou un trèfle d’avec une ciguë. J’étais bien content de la voir encore une fois, toute dure de cœur que je la croyais pour moi. Eh bien, monsieur, vous en penserez ce que vous voudrez, mais j’aurais donné je ne sais quoi pour ne pas me trouver comme cela tout seul en face d’elle. Les jambes me tremblaient tellement, que je ne pouvais quasi plus ni avancer ni reculer. S’il y avait eu un autre chemin pour traverser le ravin à droite et à gauche, à coup sûr je me serais détourné pour ne pas toucher sa robe en passant, et pour ne pas entendre sa voix une fois de plus ; mais il n’y en avait pas. Il fallut me faire courage et marcher, comme si je n’avais rien entendu ou rien vu, vers l’entrée de la planche.

XIV.

Quand j’en fus tout près et que je levai mes yeux baissés sur le bout de mes souliers, je vis Denise qui s’était mise droit devant moi à l’entrée du pont de bois, et qui me barrait le passage avec son corps. Je m’arrêtai à six pas d’elle sans savoir ce que ça voulait dire ; car elle n’avait pas coutume de mener les bêtes si loin ni si matin. Mon cœur grondait en moi sous mes côtes, comme la source sous la pierre quand les neiges fondent.

Mais je n’eus pas plutôt levé les yeux en sentant son souffle contre moi et en voyant l’ombre de son corps jetée par le soleil sur mes pieds, que je changeai tout coup de sentiment et que ma colère s’adoucit en compassion.

XV.

De la veille au lendemain, vous ne l’auriez pas quasiment reconnue, tant cette nuit, qu’elle avait passée au froid de la montagne l’avait changée. Elle avait ses pieds tout mouillés et tout grelottants dans l’herbe, qui craquait sous la gelée blanche. Sa robe de laine noire était froissée et collée contre elle par la rosée. Ses cheveux étaient aplatis d’un côté de sa tête comme ceux de quelqu’un qui s’est couché la tête sur le bras, et de l’autre côté ils étaient échappés de sa coiffe de dentelle noire, et tout parsemés de feuilles mortes et de brins de mousse jaune, comme un agneau qui a traversé les ronces. Le tour de ses yeux était noir et bleu on aurait dit qu’elle avait reçu un coup de corne de ses cabris. Elle baissait ses paupières il pendait une goutte d’eau à chaque cil. Dieu ! que je me dis, est-ce là Denise ? Le cœur me fendit. J’essayai d’ouvrir les lèvres pour lui dire bonjour et adieu, au moins sans rancune ; mais je ne pus pas, la poitrine m’entre-sautait. Je restai sans pouvoir avancer ni reculer, et sans parole, comme un fantôme qui serait sorti du bois.

XVI.

Mais Denise fit un mouvement de ses deux bras vers son cou pour en détacher son collier de ruban de velours noir, qu’elle ne mettait que les dimanches ordinairement, et au bout duquel pendait sur sa gorge un petit crucifix de laiton doré, qu’elle avait eu de sa mère après sa mort. Elle prit le crucifix dans ses deux mains, et, le tendant vers moi sans lever encore la tête : « Puisque vous partez des Huttes, Claude, me dit-elle d’une voix qui tremblait sur ses lèvres pâles, faites-moi la complaisance d’emporter sur vous, pour l’amour de moi, ce petit cadeau que je vous fais, et de penser a moi quelquefois quand vous le retrouverez dans le fond de votre sac en faisant votre paquet pour aller et venir. Vous ne m’aimez pas comme les autres dans la maison. Il y a longtemps que je le sais, mais c’est égal, Claude, je ne vous en veux pas, allez, pour tout cela, et je voudrais vous porter bonheur tout de même avec ce que j’ai de plus précieux sur moi. J’ai bien encore quelques liards dans la bourse de cuir de mon père, avec sa tasse d’argent, pour goûter le vin dans les pressoirs. Tenez, dit-elle en faisant glisser la bourse de cuir de ses mains dans ma poche de veste avec le collier et le crucifix, je vous en prie bien, Claude, emportez aussi cela pour l’amour de Dieu ! »

XVII.

J’étais si bouleversé d’entendre qu’elle me disait vous pour la première fois de notre vie, et j’étais si surpris de voir qu’elle me montrait cette amitié au dernier moment, après qu’elle m’avait montré tant d’éloignement depuis plus de trois mois, que je ne savais pas ce que je faisais ni ce que je pensais, monsieur. Je mis ma main dans ma poche de veste pour refuser la bourse et pour tout lui rendre. Mes doigts rencontrèrent les siens. Ça me fit froid par tout le corps et chaud au visage, tellement que je n’y voyais plus, que je tremblais d’un frisson, et qu’en démêlant ses doigts des miens, en m’efforçant de retirer de ma poche de veste le cadeau qu’elle s’efforçait de me contraindre de garder, le crucifix, le collier et la bourse de cuir tombèrent sur l’herbe haute entre nous deux.

Par le même mouvement, sans réflexion, nous nous baissâmes tous les deux, l’un devant l’autre, à genoux, pour les chercher et les ramasser, et nos têtes se rencontrèrent sans se chercher. Une larme d’elle, chaude comme une goutte de pluie d’été, tomba sur le dos de ma main dans l’herbe. Je sentis bien que ce n’était pas de la rosée. Tiens, me dis-je en moi-même, tout bouleversé, est-ce qu’on pleure aussi tiède pour quelqu’un qu’on voit partir de la maison avec plaisir ? Ça me fit relever les yeux sur les siens en nous redressant. Justement elle tenait la bourse et le crucifix dans le bout de ses doigts pour me les tendre, et elle levait aussi ses yeux vers moi pour me prier de tout son cœur de les reprendre. Vous auriez dit deux larges fleurs bleues de pervenches de la fontaine, quand en enlevant sa cruche pleine elle laissait par hasard rouler de l’eau sur leurs feuilles. Elle me regardait avec tant d’humilité à travers cette pluie de ses yeux, il y avait tant de prière dans son regard levé en haut vers le ciel ou vers moi, que je me mis à pleurer aussi sans savoir de quoi, et que nous restâmes là un bon moment l’un devant l’autre, sanglotant comme des bêtes, les mains jointes autour de la bourse et du crucifix, sans plus parler que si nous avions été deux troncs d’arbre.

XVIII.

À la fin, je me fis courage et je lui dis, en n’osant plus lui dire toi comme autrefois, je lui dis : — Denise, vous ne me voulez donc pas de mal que vous me donnez tout ce qui est à vous et que vous pleurez parce que je vais faire mon tour de France ? — Oh ! bien sûr, me dit-elle vivement mais j’ai cru que c’était vous, Claude, qui m’en vouliez, parce que vous ne me parliez plus de bonne grâce comme avant, et que vous me trouviez de trop à la maison. Si je vous évitais, c’est que je pensais que ma présence vous faisait peine. — Et moi je m’en allais parce que je croyais que vous aviez une rancune contre moi mais je vois bien à présent que c’était une idée, puisque mon premier pas hors du pays vous a fait lever si matin et vous a tant mouillé les yeux ! N’en parlons plus, Denise, lui dis-je en lui rattachant le collier autour du cou de mes deux mains toutes tremblantes. Je vais remonter et rependre mon sac au clou de la cheminée. — Elle tressauta sur ses deux pieds joints en battant ses deux mains en l’air l’une contre l’autre, et en souriant des lèvres pendant qu’elle pleurait encore des yeux. Dieu que nous étions contents de nous être expliqués Nous nous mîmes à remonter vers la hutte en parlant de choses et d’autres. Ma mère, qui s’était bien doutée de tout, sortit de derrière le buisson où elle s’était cachée avec sa petite. — Ton tour de France est donc fini, Claude, me dit-elle, mon pauvre enfant ! Tant mieux, va ! qu’est-ce que tu irais chercher de mieux au bout de la France ? Puisque vous vous aimiez, ne valait-il pas autant le dire tout de suite ! On vous aurait fiancés avant les foins. À ces mots, Denise et moi nous devînmes tout rouges. Nous nous aimions donc ? que nous dîmes tout bas sans paroles sur nos visages étonnés. — Eh ! oui, mes enfants, dit notre mère, comme si elle avait entendu ce que nous n’avions pas dit, vous vous aimiez depuis que le pommier a eu ses fleurs. Je l’ai bien connu, moi, quand j’ai vu que vous vous écartiez l’un et l’autre, elle pour aller au bord du puits, toi pour aller le long des sauges, tout seuls comme deux jeunes bêtes qui s’égarent. Quand le cœur est léger, on ne le porte pas à deux mains comme ça. Je savais bien que vous finiriez par vous rencontrer une fois sans vous chercher, et que tous les sentiers mènent au grand chemin. Mais je ne voulais rien dire, de peur de faire tomber le fruit avant sa saison et de dire le mot avant le cœur. Maintenant il faut vous fiancer, et j’en suis bien contente, au contraire, car ça finira toutes les affaires avec les parents et tous les partages entre les trois huttes que les enfants du coquetier demandent. Les deux domaines ne feront plus qu’un, tout comme vous deux vous ne ferez qu’un ménage. N’est-ce pas, Claude ? N’est-ce pas, Denise ?

Nous ne dîmes rien et nous n’osâmes pas seulement lever les yeux pour nous regarder. Mais nous continuâmes à marcher l’un derrière l’autre vers la hutte. La mère avait dit trop vrai : nous nous aimions sans le savoir.