Le Tailleur de pierres de Saint-Point/09

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Lecou, Furne, Pagnerre. (p. 205-212).


CHAPITRE IX.



I.

Moi. — Et vous, Claude, que devîntes-vous après ce déchirement de vos deux cœurs ?

Lui. — Moi, monsieur, je commençai ce jour-là mon tour de France.

Moi. — Racontez-le-moi, si cela ne vous fait pas de peine, et si le soleil qui baisse nous en laisse le temps.

Lui. — Oh ! ça sera bientôt dit. Je n’étais plus avec moi-même, je n’étais plus là où j’étais ; j’étais tout entier où je n’étais plus. Mon corps allait et venait dans ces pays, mais mon cœur et mon esprit étaient restés sur la montagne. Denise, ma mère, Gratien et Annette y étaient. Le reste du monde m’était tout un. Mais, par exemple, c’est alors que je commençai à penser davantage et quasi toujours au bon Dieu. Ce sacrifice que j’avais été contraint de faire de tout mon bonheur en ce bas monde m’avait attendri l’âme et comme retourné le cœur en haut. Le Seigneur me récompensait en me faisant comprendre à moi, ignorant, que son amour pouvait encore remplir un cœur vide. Et puis je me dis : Puisque ta mère t’a commandé de faire le plus grand des sacrifices à ton frère l’aveugle, tous les autres sacrifices que tu pourras faire aux autres seront bien faciles et bien légers. Eh bien, fais-les tous autant que tu en trouveras à faire sur ta route. Dieu te récompensera aussi, pas dans ce monde, parce qu’il n’a plus rien à t’y donner à présent qu’il t’a repris Denise, mais dans l’autre vie.

II.

Et ça dit, monsieur, je m’en allai pendant sept ans de ville en ville, de chantier en chantier, avec ma boucharde et ma têtue, demandant de l’ouvrage là où il y en avait, et me perfectionnant dans mon état autant que ça se peut à un pauvre garçon trop âgé déjà pour apprendre à lire, à écrire et à tracer des profils au crayon sur le papier. Mais la pierre, par exemple, je la pliais et la dépliais ainsi qu’un papier. Les maîtres m’aimaient et les camarades aussi, parce que j’étais fidèle avec les uns, et, tant que je pouvais, serviable avec les autres.

III.

Ce fut de ce moment, monsieur, que je pris la résolution de ne gagner que juste ce qui m’était nécessaire pour mon pain, pour mes habits, pour l’usure de mes outils et pour ma place sous une tuile dans les villages, dans les chantiers ou dans les maisons pour lesquels je travaillais. Seulement, je ne le disais pas, de peur qu’on me prît pour un homme qui voulait se rendre singulier. Je prenais des maîtres le prix de ma journée comme un autre. Mais ensuite, quand je voyais un camarade vieilli, cassé, chargé de famille ou bien quand un des jeunes ouvriers avait père, mère et sœurs à nourrir de son marteau ou bien, enfin, quand un d’entre eux avait un accident, une maladie, une absence forcée, alors je travaillais pour eux au chantier, je faisais leur ouvrage, et ils touchaient leur solde comme à l’ordinaire. On m’avait donné le sobriquet du remplaçant dans tous les chantiers, et, si quelqu’un avait un jour à se reposer, il venait naturellement à moi et il me disait : Allons, Claude, il faut un bon garçon à ma place. Et j’y allais, monsieur.

IV.

Vous me direz Pourquoi aviez-vous ainsi renoncé à vous-même, et usiez-vous vos outils, votre temps et votre jeunesse sans songer un peu à l’avenir ? Voici, monsieur : c’est que, perdant l’espérance d’épouser Denise, je m’étais bien résolu de ne jamais me marier, parce qu’une autre comme Denise pour moi, j’aurais bien fait dix fois le tour de France et de plus loin encore, sans jamais la rencontrer. Que voulez-vous ? quand même il y en aurait d’aussi avenante et de plus belle, ça n’était toujours pas elle. Nous étions deux grains de la même paille. Tous les autres grains de la gerbe peuvent bien être aussi bons ; mais il n’y a que ceux-là pourtant qui se rencontrent, qui s’ajustent et qui se connaissent sur l’épi. Denise de moins pour moi dans le monde, il n’y avait plus de femme. Toutes celles que je voyais passer les dimanches, allant aux danses ou aux églises, je disais : Ce n’est pas là Denise. Elle m’était restée dans les yeux comme un grain qui vous fait voir mille étoiles, mais qui aussi vous fait pleurer. Puisque tu as fait ce sacrifice au pauvre aveugle et à la paix de la maison, que je me disais, tu peux bien en faire d’autres toute ta vie ! Et en vérité, ce peu que je faisais maintenant pour le pauvre monde ne me coûtait rien. Quand on a donné le cœur qu’on a sous les côtes, qu’est-ce que c’est donc que de donner son bras ou sa main ?

Et encore que j’avais l’amitié de tout le monde, dans les chantiers, pour ma récompense. C’est comme cela que j’ai mis sept ans à faire mon tour de France, prenant toujours un chemin qui me menait plus loin toutes les fois que j’étais tenté, par le mal du pays, de revoir la montagne et la vallée de Saint-Point.

V.

— Mais qu’est-ce qui vous consolait dans votre éloignement, dans votre isolement et dans vos peines ? dis-je à Claude. Vous aviez donc des nouvelles de votre mère et de Denise ? Vous leur écriviez donc ? Vous aviez donc un ami avec qui vous parliez des Huttes, de votre enfance, de votre amour, de votre malheur ?

— Non, monsieur ; personne ne m’écrivait et je n’écrivais à personne, parce que nous ne savions ni lire ni écrire dans la famille. Je ne parlais jamais ni d’elle ni de moi ; on ne savait seulement pas de quelle montagne je venais. J’étais de bonne grâce avec tous les camarades, sans avoir d’attachement particulier avec aucun, excepté qu’il ne fût tombé de l’échelle ou qu’il ne se fût cassé un membre dans le chantier. Et pourtant j’avais un ami qui me consolait et qui me soutenait contre tout ! dit-il en levant imperceptiblement pour tout autre que pour moi ses yeux vers le soleil qui baissait.

— Vous me raconterez cela dimanche, lui dis-je en me levant pour redescendre, n’est-ce pas, Claude ? Vous m’en avez déjà assez dit pour m’attrister toute la semaine.

— Oh ! monsieur, il ne faut jamais être triste, reprit-il avec un sourire de contentement qui contrastait avec son récit, avec sa solitude et avec les tombes vertes éparses sous nos pas autour de lui. Il ne faut jamais être triste, car la tristesse enlève la force des bras ; et puis la vie est si peu de chose, que ça ne mérite pas seulement qu’on s’arrête pour pleurer dessus. Tout finit bien, allez, monsieur, soyez en sûr. Il ne s’agit que d’attendre son heure, ici-bas ou dans l’autre temps.

— Qu’appelez-vous l’autre temps ? lui dis-je.

— Celui qui ne finit pas, répondit-il.

Nous nous séparâmes comme deux amis qui se sont donné rendez-vous de l’œil en se disant adieu.